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El discernimiento pastoral después de Amoris laetitia : descubrir el kairos

Alain Mattheeuws s.j.
La publicación de la exhortación Amoris laetitia incita a buscar los elementos que permiten un discernimiento de las situaciones pastorales nuevas o que parecen difíciles: se trata de tomar en cuenta mejor el tiempo y las circunstancias para entablar una dinámica espiritual, que no es otra sino la de la santidad.

L’horizon de l’accompagnement pastoral s’est élargi depuis la parution de l’exhortation apostolique Amoris laetitia. Nous voudrions dégager quelques critères pour les prêtres et les laïcs affrontés à des situations pastorales nouvelles, délicates, ou tout simplement qu’on appelle « irrégulières ». En effet, la difficulté aujourd’hui n’est pas d’accorder le général au particulier, les principes à des applications, la loi énoncée à la situation personnelle. L’enjeu, pour le pasteur ou celui qui accompagne, est de s’ouvrir soi-même à l’écoute d’une personne ‒ ce qui signifie à l’écoute de l’Esprit dans son Église ‒, pour énoncer ‒ en soi d’abord ‒ un mot, un geste, une attitude, un discernement intérieur ‒ communicable ou non. Dans le cœur profond de la personne qui vient demander de l’aide, et dans la conscience éveillée, ecclésiale, spirituelle et morale de celui qui guide, une parole avisée peut-elle surgir paisiblement ? La question existe depuis la fondation de l’Église. Elle s’inscrit aussi dans la reconnaissance de l’expression biblique, dans le « miroir » des Écritures où Dieu a recueilli lui-même toutes ces situations1. Elle a une actualité particulière avec la parution d’Amoris laetitia qui nous invite à « cheminer, discerner et intégrer » les situations de fragilité (AL 291-313).

La récente exhortation veille soigneusement à ne pas insister sur des lois positives ou même d’institution divine. Le pape se refuse à plonger dans une ancienne tradition casuistique qu’il accommoderait « à la sauce jésuite ». Il n’élabore pas non plus une nouvelle discipline pour les situations complexes ou irrégulières nouvelles. Il propose une « manière d’agir »2 qui soit moins formelle, moins déductive, moins juridique, davantage « suivant l’Esprit ». Ainsi, disons-le d’emblée, si un prêtre donne telle ou telle indication à une personne, cet acte ne pourra jamais faire « jurisprudence », comme le soulignent les évêques argentins dans leur message sur les « Critères de base pour l’application du chapitre 8 d’Amoris laetitia3 ». Cette orientation pastorale est bien sûr désarçonnante car il faut une durée pour discerner alors que bien souvent nous n’avons ni le temps ni la sagesse d’agir ainsi.

Il ne s’agit pas non plus de chercher de manière expérimentale et inductive de nouvelles indications positives, valables pour tous et généralisables. Une telle méthode serait erronée. Il importe au contraire de comprendre que nous pouvons donner des indications pastorales ponctuelles qui sont adaptées à la vie sacramentelle de l’Église et manifestent peut-être, dans le hic et nunc d’une rencontre, un dépassement ou une différence avec ce que se proposent de faire d’autres chrétiens. La vie spirituelle, morale et sacramentelle n’a jamais été un « formatage » des personnalités.

Plus précisément, la conscience que notre travail de discernement est juste et bon est importante. Cette assurance ne nie pas la loi mais la rejoint dans le « temps de Dieu ». Elle est même gracieuse. Car la grâce, non la loi, est le fondement de la morale : la loi ne peut éclairer que si elle est comprise et vécue comme une grâce (« Ta Loi fait mes délices », Ps 119,16.47). Si la réflexion magistérielle nous aide dans cette prise de conscience et nous assure que nous ne transgressons pas une loi ou bien que nous ne l’appliquons pas d’une mauvaise manière, ce discours apporte la paix : il nous dit que nous nous accordons, à un moment donné, au temps de Dieu qui agit dans l’histoire et dans telle personne. Et nous pouvons nous dire alors en vérité : « Je suis sur le “bon” chemin, sans être déjà arrivé au port. »

L’enjeu est ainsi de nous « accorder » au temps de Dieu qui agit dans l’histoire et dans telle personne. Autrement dit, l’éducation au discernement pastoral est la mise en place d’une observation de l’action de l’Esprit et la prise de conscience d’un kairos. Elle suppose la reconnaissance d’une responsabilité personnelle et l’engagement libre de celui à qui l’on s’adresse.

Nous approfondirons quelques points déjà soulignés dans cette introduction : le rôle du temps dans le discernement (1) ; la valeur des circonstances dans le jugement des situations (2) ; la dynamique spirituelle (3) ; quelques règles de discernement (4). Nous serons attentifs à ce qu’apporte la spiritualité ignatienne sur ce chemin et spécialement le mouvement des Exercices spirituels.

I Le temps, plus important que l’espace

Car mille ans sont à tes yeux comme le jour d’hier qui passe, comme une veille dans la nuit.

(Ps 90,4)

Tout discernement pastoral suppose une alliance entre l’instant et la durée. En raison de la complexité de la situation et l’histoire sainte de la personne, on ne peut pas faire abstraction du temps. Même si nous avons pu ou pouvons à un moment donné offrir une parole, celle-ci s’inscrit aussi dans le temps et donc dans nos limites. Il ne faut pas avoir « peur » du temps car Dieu agit dans le temps. Comme l’écrit le pape François : « le temps est plus important que l’espace » :

Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements de plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour.

(Evangelii gaudium 223)

Prendre du temps pastoralement, c’est certainement écouter, parfois « dire une parole », mais toujours évoquer un silence intérieur en soi et, dans la personne, respecter le lieu où elle est en lien immédiat avec son Seigneur. On peut parler du cœur profond ou du sanctuaire de la conscience. Le discernement pastoral et l’accompagnement auxquels nous convie Amoris laetitia engagent à mettre en place des attitudes pastorales dans le temps. Il s’agit d’envisager des processus de maturation et d’engendrement. Pour cerner l’affirmation pontificale que « le temps est plus important que l’espace » (EG 222-225), qui peut nous déconcerter et qui, certainement, doit faire réfléchir le philosophe Kant, il convient de « tourner » longuement autour du mystère du temps ou bien d’oser y plonger avec assurance. On ne comprend pas le réel et on ne le rejoint pas à coup d’assertions provocatrices ou de déclarations juridiques. Nous devons apprendre à aimer le temps de Dieu.

1) Le temps est une créature de Dieu, dit saint Ignace de Loyola dans le « Principe et fondement » des Exercices spirituels (ES 23). Le temps est bon. Il convient d’en user en vue de la gloire de Dieu. Que j’aie peu ou beaucoup de temps, l’essentiel est que j’accède à la volonté divine et que je me montre « indifférent » par rapport au temps qui m’est donné sur la terre, aux décisions que je dois prendre dans le temps qui m’est offert. Pourquoi demander une longue vie plutôt qu’une vie courte, demande Ignace ? Si le temps vécu est offert et que le sujet ne garde rien pour lui, son histoire sainte est belle. Car le temps nous est à la fois extérieur et intérieur. Il a une composante objective : dans les décisions, dans les saisons, dans les activités, dans le déroulement d’une journée ou d’une vie. Il a une composante subjective : il est relié au noyau personnel que nous sommes, aux grâces reçues, à la transformation de notre être et de nos facultés (intelligence, mémoire, volonté), aux divers âges de la vie.

2) Le temps est un ami, un allié de l’annonce de la Parole, ou le contraire. L’évolution d’une vie, d’un agir personnel se fait dans le temps, où se donne la grâce divine en rapport avec l’acquiescement de notre liberté. Le « progrès » spirituel est toujours à la fois dans le temps, mais ne se mesure pas de manière linéaire selon la ligne du temps. Ainsi la connaissance de Dieu est-elle toujours dans le temps d’une vie, mais Dieu s’y livre selon son bon plaisir. Nous ne voyons jamais Dieu face à face en cette vie, mais les traits de son visage se révèlent au fil du temps : ces traits se dessinent selon l’effort de notre recherche de Dieu mais surtout selon la manière dont Dieu s’offre à nous. Ainsi se dessine une image du progrès spirituel : elle dit la progressivité de notre identification à la personne du Christ lui-même. Elle n’est pas marquée d’abord par nos péchés, mais par la limite de notre personne, la grandeur infinie de Dieu et par la grâce d’y correspondre, grâce qui nous est accordée à tous dans l’histoire humaine. C’est en ce sens que nous pouvons dire que la sainteté resplendit dans la perfection morale d’une vie, mais que la sainteté et l’union à Dieu ne s’identifient pas toujours à cette perfection morale, ou bien pas de manière permanente. C’est ainsi que l’on peut exprimer la « loi de vie de la gradualité ».

3) À notre époque, il est de plus en plus difficile de sortir de l’objectivation du temps : du temps linéaire, du temps de nos montres, du temps calculé, du temps rentable, du temps efficace. Dans les situations pastorales, nous sommes fort déterminés par cette « mesure ». Nous ne pouvons pas nous en abstraire totalement, mais nous y sommes plongés au point parfois de ne plus connaître le temps intérieur et le temps de Dieu (le kairos), mais aussi le temps de l’économie sacramentelle4.

Cette difficulté se redouble par la technique de mesure du temps et par l’accélération de nos relations sociales et du rythme imposé dans la vie professionnelle. Nous sommes par les médias dans l’immédiateté du temps : nous sommes « en temps réel ». Mais cette immédiateté est à moitié « hors du réel », car ce qui nous est dit en temps réel d’un tsunami, nous ne le vivons pas avec l’horloge de notre corps. Notre mental se distingue du corps et du temps présent, mais l’unité avec le corps et l’ensemble de la personnalité se disjoint souvent. Cette distance est trop grande et elle fatigue nos contemporains. Le temps qui s’accélère le fait aux dépens du sujet qui a toujours, en son être, son propre temps et qui est souvent blessé par cette accélération.

4) Le temps sacramentel est bien particulier. Nous peinons à le vivre et à y accéder. Il est à réfléchir dans l’ensemble du corpus sacramentel, dans l’économie sacramentelle, dans la notion récente d’Église-sacrement. Il s’enrichit aussi des différences entre les sacrements eux-mêmes : il existe des sacrements que l’on reçoit une fois pour toutes, d’autres que l’on reçoit de manière régulière et répétitive selon leurs finalités et leur caractère. Comment un sacrement produit-il son effet de manière permanente et à quel prix ? Pourquoi communier régulièrement au même corps sacramentel du Christ ? Pourquoi a-t-il un caractère qui demeure ? Cette richesse de grâce doit être réfléchie dans un autre cadre que celui du temps linéaire et toujours en lien avec l’éternité de Dieu.

Retenons quelques points :

- Le temps appartient à Dieu. La révélation de sa gloire en nous prend du temps et prend son temps.

- La liberté s’engage toujours dans le temps : l’instant ou la durée. L’alliance de l’instant et de la durée est toujours à vivre et à unifier en nous. Elle nous établit en Dieu.

- Le temps sur la terre est une miséricorde de Dieu pour mieux nous unir à Lui et à son amour éternel. C’est un apprentissage à l’éternité, déjà présente en nous.

- Le temps sacramentel est inscrit dans nos histoires : il réunit le ciel et la terre. Un sacrement marque toujours un « avant » et un « après ». Il a des effets sur l’unité de la personne : son temps, sa liberté, sa con­science, ses facultés, etc.

- Le discernement prend du temps (dans la conscience par exemple) et doit considérer les actes dans la ligne de vie, non pas pour en faire une statistique ou une globalisation réductrice ‒ c’est la tentation des morales conséquentialistes ou de celles qui sont trop centrées sur l’option fondamentale ‒, mais pour leur donner tout leur poids d’éternité et leurs significations dans le plan de salut.

Le processus de maturation du jugement ou de la conscience personnelle/interpersonnelle ne peut être effectif que s’il touche, à un moment donné du temps (dans les rencontres, les dialogues), le point précis où l’attrait du bien devient un appel intérieur. Cet appel, tout accompagnement doit parvenir à l’observer, à l’encourager et en tirer les conséquences pratiques dans la vie ecclésiale.

II Quelques éléments de la théologie pour un discernement éthique

Amour et vérité s’embrassent, justice et paix s’enlacent.

(Ps 84,11)

« Pasteurs » désigne communément les évêques, les prêtres et les diacres (cf. CIC 1008), y compris le pape, distingués, sans opposition, des fidèles. « Pastorale » qualifie surtout la mission du Christ en ce monde et à l’égard de ses fidèles. Mais tous les baptisés reçoivent une mission pastorale dans leur état de vie et dans des lieux différents (cf. AL 201-204). Nous nous aidons les uns les autres à trouver les « verts pâturages », à découvrir les chemins de Dieu dans les situations les plus diverses.

L’accompagnement pastoral ne se substitue pas au travail du magistère de l’Église. La perspective pastorale ne suppose pas a priori des contradictions avec un enseignement magistériel, mais elle rend compte du pas à pas de l’histoire et de l’amour qui règne entre le bon berger et chacune de ses brebis. La recherche de celle qui manque dans la bergerie de l’unique troupeau (qui s’est enfuie, qui s’est blessée…) demande le temps, la patience, la quête du canal de la grâce. Qui parle ? Qui se tait ? Qui reçoit la mission ? Pourquoi et comment ? Dit autrement, il faut essayer de parler et de répondre comme le bon berger qui donne et redonne vie, qui fortifie et relève ceux qui sont tombés, qui prévient d’autres chutes et cherche toujours la grâce. Le pasteur ressemble alors au sourcier qui cherche l’eau dans le désert, car il s’agit bien de la vie et de la mort qui s’affrontent en nous, en nos cœurs à travers notre propre agir. Dans la perspective pastorale et donc morale, on doit reconnaître qu’il n’y a pas d’actes conscients indifférents. Les actes humains font la gloire de Dieu ou bien expriment le refus de son amour.

Les situations pastorales sont concrètes. Il n’est pas heureux, dans la formation des pasteurs, qu’on invente de manière virtuelle des cas de plus en plus compliqués et théoriques, dans des discussions et des débats. La casuistique traditionnelle est morte de cette pédagogie. Il est plus profitable de faire à plusieurs l’analyse de situations réelles dans la mouvance de l’Esprit Saint qui éclaire toute réalité. Ce qui passe par la nécessité de respecter la parole de chacun et peut-être du mode d’agir et de penser d’autrui. Pour ce qui concerne un acte humain, ce regard comporte trois étapes : l’objet (intelligence), la fin (volonté) et les circonstances (mémoire de l’histoire).

1 L’objet moral

Comment pouvoir nommer rationnellement un comportement ? Nous rencontrons les personnes à travers leurs récits, souvent complexes et difficiles. La mission du pasteur est de définir spécifiquement un comportement concret à l’intérieur d’une situation donnée. Congeler un embryon est-il un acte bon ? Adopter un des milliers d’embryons congelés correspond-il à une nouvelle mission dans l’Église actuellement ? Si l’enfant n’a pas été voulu, pourra-t-il être accueilli ? Si l’amour s’est exprimé dans l’acte sexuel, faut-il s’engager dans le mariage ? De la part du pasteur, il faut un travail considérable sur soi pour pouvoir, sans jeter l’anathème, nommer les choses comme l’Évangile les nomme, comme l’Écriture et la Tradition les réfléchissent. Ce travail est nécessaire pour spécifier les comportements, non pas affectivement, psychiquement ou médicalement, mais en vue de s’éclairer soi-même moralement et conseiller autrui. Il existe des actes qui sont toujours en soi des actes mauvais. Et si la conscience ne le perçoit pas, si elle est « aveuglée », il reste que poser un acte mauvais fait mal.

La langue est souvent utilisée pour tromper, dissimuler, ou bien pour plaire et séduire. Sommes-nous à même de laisser le langage dire la vérité ? Il n’y a pas à faire violence, ni à soi ni aux autres, mais à s’imposer la discipline du vrai pour que les paroles du psaume retentissent : « Amour et vérité s’embrassent, justice et paix s’enlacent » (Ps 84,11). Il y faut l’effort rationnel, l’éducation du cœur et la confiance dans la grâce qui illumine et rend capables dans l’Esprit de Dieu de rencontrer la vérité des choses.

Définir l’objet moral d’un acte appartient à la tradition morale, au magistère, à la raison humaine ou à la raison inspirée. Ce travail est une porte que l’on ouvre aussi dans un dialogue pastoral : avec délicatesse, prudence, respect. Parfois, cette porte s’ouvre toute seule, parce qu’on a dialogué et non pas discuté ou débattu. Pour cela, la connaissance de la valeur morale d’un geste, posé ou à poser, est toujours une étape pastorale décisive. Il ne s’agit pas de poser directement un jugement sur la personne qui pose tel acte, mais d’évaluer la valeur profonde (l’objet moral) de cet acte : c’est une aide pour se comprendre comme sujet agissant et pour comprendre autrui. Rappelons la définition de l’objet moral telle qu’elle est offerte dans la doctrine commune du Catéchisme de l’Église catholique :

L’objet choisi est un bien vers lequel se porte délibérément la volonté. Il est la matière d’un acte humain. L’objet choisi spécifie moralement l’acte du vouloir, selon que la raison le reconnaît et le juge conforme ou non au bien véritable. Les règles objectives de la moralité énoncent l’ordre rationnel du bien et du mal, attesté par la conscience.

(CEC 1751)

Notons deux particularités : le bien est un champ infini, il résonne dans nos vies comme un appel à « toujours plus ». Le mal est une imperfection de l’être, une faute ou un péché : nous sommes conviés à l’éviter pour l’amour de Dieu, des autres et de nous-mêmes. Éviter le mal et faire tout le bien possible.

Par ailleurs, il y a des tonalités (non pas des degrés) dans la perception et la réalisation du mal. Nous sommes d’accord pour affirmer que « tuer l’homme innocent » est un meurtre et n’est pas un bien. Mais nous percevons que l’homicide est différent du parricide ou de l’infanticide. Les trois mots désignent trois actions différentes qui appartiennent toutes trois au domaine de la « gravité » et sont reliées au cinquième commandement. Cependant, elles revêtent un poids moral différent et, dans le concret, des visages différents. Tuer un homme qui est mon père, c’est entrer dans une qualification historique déterminante. Ce qui apparaît une « circonstance » entre ainsi comme spontanément dans la définition de l’acte posé.

2 Les intentions

Les intentions volontaires des personnes nous sont formulées à travers les confidences qui nous sont faites. Elles sont le plus souvent variées et d’importance inégale : les raisons d’une demande de baptême, d’une demande de communier, les causes d’une souffrance, peuvent cacher une blessure plus profonde et conduire à un débat spirituel plus ardu que ce qui paraît au premier plan. Pour la conscience qui cherche à éclairer une situation, il s’avère crucial de démêler le fil des intentions, premières et secondes. Il faut le faire sans a priori, sans soupçon, avec du bon sens et des questions appropriées. Sciences humaines et sens psychologique de base seront une aide. Des attitudes sont fondamentales : écouter, prier, et parler avec les mots de la Bible. Le langage de la Bible, sa connaissance ou sa lecture, est décisif dans cette perspective. Les récits et les paraboles des écrits inspirés constituent un milieu accueillant, hospitalier, suggestif, ils offrent un lieu maternel pour la conversation car leur langage est polysémique mais aussi « inspiré ».

3 Les circonstances

Les circonstances de l’acte moral constituent son histoire. Nous savons combien l’œuvre de salut intègre le temps dans sa ponctualité (un moment : celui de l’Incarnation) et dans sa durée (l’histoire sainte du peuple d’Israël, de l’Église, d’une personne). Ainsi la détermination des circonstances est-elle une manière de respecter la singularité de la personne et de marquer en même temps l’action de Dieu dans cette histoire : notre Dieu ne s’engage-t-il pas dès la conception d’un être humain à lui être fidèle pour l’éternité (cf. Ps 139/138) ? Son ange et l’Église ne sont-ils pas les vrais gardiens de l’être unique que chacun est ? Dans cette recherche des circonstances, le rythme de la vie moderne révèle encore une vision tronquée de la vie sur terre. Les violences qu’on y subit, sans tout expliquer ni tout excuser, constituent un handicap pour comprendre la bonté divine et son expression ecclésiale.

Pour mieux cerner ces circonstances, rappelons-nous ce vers de Cicéron repris par saint Thomas : quis, quid, ubi, per quos, cur, quomodo, quando (ST I-II, q. 7, a. 3, resp.). Ce n’est pas une grille de lecture ni une guideline de l’action pastorale ou du discernement. Mais se poser ces questions intérieurement est éclairant pour dialoguer, pour rencontrer les personnes et saisir parfois les évidences et les lumières issues de ces considérations. C’est une aide précieuse pour entrer sur le « chemin » interpersonnel de la rencontre pastorale. Au fond, ces questions concernent l’acte même du dialogue pastoral, car elles ne concernent pas d’abord le moment ou le lieu de l’acte moral à juger ou à discerner.

Qui ? Qui est la personne qui vient à nous (l’âge, le sexe, l’état de vie, la profession) ? Est-elle mariée, religieusement ou pas ? Est-elle séparée ou en difficultés conjugales fortes ? Pouvons-nous la rencontrer dans son langage, la comprendre dans ce qu’elle expose ? Quelles sont les questions qu’il convient de lui poser pour mieux la comprendre ?

Que fait cette personne ? Est-elle au chômage ? Engagée politiquement, socialement, ecclésialement ? Quel type de formation a-t-elle suivi ? Par quels projets concrets est-elle habitée ?

Où ? Quand ? Ce sont les circonstances d’espace et de temps. On ne peut pas mettre à égalité ces deux modalités d’exister. Sommes-nous dans l’imprévu de la rencontre ? Faut-il envisager d’autres dialogues et ailleurs ? Notons aussi que les paroles échangées seront différentes si l’on est dans le cadre de la confession.

Pourquoi ? La personne trouve-t-elle un sens à ce qu’elle a fait ? L’a-t-elle voulu en vérité ? Pourquoi pense-t-elle devoir rester dans tel état ou reprendre encore telle démarche ? D’où viennent les questions qu’elle se pose ou qu’elle nous pose ? Le fait-elle pour elle ou pour une autre personne dont elle ne peut pas parler ? Vient-elle parler en raison d’un mouvement affectif, est-elle en attente face à la mission sacerdotale, cherche-t-elle un interlocuteur supplémentaire parmi d’autres, cette rencontre est-elle une dernière hypothèse ou une planche de salut (comme la femme hémorroïsse vis-à-vis de Jésus sur le bord de la route, cf. Lc 8,43-48) ?

Avec qui ? Qui est engagé dans cette situation ? Si la question est familiale, beaucoup de personnes sont concernées : conjoint, enfants, parents. Lorsqu’une situation nous est soumise, tous ces acteurs ne sont pas nommés, mais tous doivent être présents dans le récit et pris en compte dans les solutions auxquelles on pensera. « Voir les personnages, dit Ignace de Loyola, entendre ce qu’ils disent, toucher ce qu’ils touchent… et en tirer profit » (ES 106-108).

Il convient, après la composition de lieu, d’entrer dans l’intériorité d’un jugement sur la situation. L’horizon du tableau à peindre est tracé, les personnages sont présents, mais il faut saisir l’événement : c’est tout l’art de l’accompagnement, avec sa part de drames et de joies. Mais le tableau peint souligne déjà la portée de l’événement et l’importance de la question posée.

Comment ? L’exercice de gestes par passion ou habitude diffère d’actes délibérément voulus. Il est important de se rendre attentif à toute une série de circonstances, car on ne peut pas préjuger de leur banalité ou de leur gravité. Par exemple, le vol est un acte mauvais sous toutes les latitudes, mais dans des régions de pauvreté, voler un poulet à un membre du village revêt une gravité sans comparaison avec le même larcin commis dans un élevage européen.

On le voit : comprendre la valeur d’un acte ne suffit pas. Saisir les intentions claires ou obscures de celui qui l’a posé ou veut le poser ne suffit pas non plus. Il faut aussi dresser le cadre historique de celui qui agit ou qui interroge. Les circonstances permettent de voir la place de Dieu dans ce récit et même de mettre parfois un lien (non formel) entre ce qui est dit et un passage ou personnage de la Bible (« Cet homme, c’est toi », dit le prophète Nathan au roi David, 2 S 12,7). On entre ainsi dans la profondeur de ce qui est vécu : on pressent avec plus de facilité ce qui relie l’acte commis dans le temps à l’éternité du dessein de Dieu.

Ces trois composantes ‒ objet, intentions, circonstances ‒, éclairent l’intelligence de l’acte. Elles permettent d’éclairer les consciences en dialogue. Elles permettent de distinguer la responsabilité et la culpabilité présente dans ce réel. C’est le propre du discernement pastoral d’unifier ces considérations et d’en tirer profit pour celui à qui et avec qui nous parlons et qui attend tel ou tel conseil, telle ou telle réponse.

Nous l’avons dit : l’accent mis sur les circonstances est incontournable pour le discernement pastoral. Il aide à voir quelle part prend la liberté dans ce qui a été fait ou ce qui va être fait. Il ouvre le champ de la liberté et donc de la responsabilité. On parlera alors plus paisiblement de l’imputabilité morale à la personne qui vient se confier à nous :

L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux.

(CEC 1735)

Si (…) l’ignorance est invincible, ou le jugement erroné sans responsabilité du sujet moral, le mal commis par la personne ne peut lui être imputé. Il n’en demeure pas moins un mal, une privation, un désordre. Il faut donc travailler à corriger la conscience morale de ses erreurs.

(CEC 1793)

Plus la conscience sera éclairée sur ce qu’elle a fait ou veut faire, plus cette conscience reflètera le mystère de Dieu. Il n’y a pas d’hésitation à avoir lorsque l’on peut, avec charité, éclairer la conscience d’une personne sur la portée de ses actes. Car alors on la respecte et on fortifie sa dignité. Et si elle continue à poser des actes mauvais dont elle est consciente, sa dignité reste entière parce que sa conscience n’est pas erronée ni supprimée. Le chemin du pardon et de la conversion est toujours ouvert. C’est l’anesthésie des consciences qu’il faut craindre. Le discernement pastoral ne peut pas encourager cette attitude. L’objectif du discernement est en effet de permettre la croissance d’une liberté vers le Bien, non de la noyer dans des considérations particulières.

Dans ce contexte, il faut rappeler la réalité, parfois déconcertante, de la rencontre avec des personnes dont la conscience non seulement est aveuglée mais est erronée. Pour certaines situations, dans l’écoute, il convient de tenir compte de l’ignorance invincible. Le chemin peut être très long dans ces cas-là.

III L’exercice de la vie spirituelle

Ainsi parle le Seigneur, lui qui procura en pleine mer un chemin, un sentier au cœur des eaux déchaînées.

(Is 43,6)

Ce qui peut être échangé, « parlé », dépend aussi de la situation spirituelle dans laquelle se trouve celui qui nous interroge. De nombreuses grâces de sanctification sont accordées au fil d’une vie, courte ou longue, qui permettent une identification progressive à la personne du Christ. La révélation du visage du Christ aux baptisés, son imitation et sa suite demandent du temps pour se réaliser pleinement. Le discernement pastoral suppose qu’on observe et que l’on se rende plus ou moins compte du chemin parcouru et à parcourir. L’accompagnement pastoral est un « exercice spirituel » de la « via caritatis », disent les évêques argentins (CB 3 ; cf. AL 296).

Dans la tradition spirituelle, on parle des voies purgative, illuminative et unitive. Cette description n’est bien sûr pas statique. Le chrétien est toujours dans le va-et-vient entre ces moments symboliquement forts. Mais ces repères classiques éclairent le discernement. Voyons-en brièvement l’application.

Dans le discernement pastoral, il est quelquefois possible d’approcher la condition spirituelle de celui qui nous parle. Certes, tout homme est « en chemin ». C’est aussi la condition du chrétien à la suite du Christ. Mais la prise de conscience d’être viator, pèlerin, prend tout l’être. Or, situer sur ce chemin le point où l’on est se trouve nécessaire pour prendre les bonnes décisions. Le pasteur, l’accompagnateur peut alors véritablement montrer le visage maternel de l’Église (cf. CB 3 ; AL 306).

La tradition ignatienne, à laquelle le pape François n’est pas étranger, peut aider à saisir l’enjeu du dialogue pastoral. Il est décisif de repérer le lieu spirituel où se tient une personne, et pour une matière donnée du discernement. Ce n’est pas chose facile car la vie spirituelle est « fluide », pleine d’Esprit et de combats. Le cœur peut être traversé de nombreuses motions spirituelles différentes. Le discernement suppose que le pasteur puisse quand même pressentir le « tempo » de la personne qui s’adresse à lui. On peut conjoindre en partie les quatre semaines des Exercices aux trois temps classiques de la vie spirituelle. Ces temps s’entrelacent, se répondent, sans se répéter exactement de la même manière dans chaque cœur. Voyons comment cette observation peut guider l’action pastorale.

1 La voie purgative

Traditionnellement, dans la voie purgative, les commençants visent à purifier activement leur cœur et à consentir à l’action divine en eux. Dans ce contexte, les questions peuvent concerner la droiture et la pureté de cœur de celui qui vient, quels sont ses scrupules et sur quelles matières portent ceux-ci. Ce chemin est caractérisé par la pénitence pour le passé et la réconciliation-guérison avec la vie menée, la vigilance ou la mortification dans le présent, le combat spirituel contre les tentations et le détachement des péchés. Comme le disent les évêques argentins, « Il est toujours important d’orienter les personnes à un examen de conscience » (CB 8 ; cf. AL 3005).

Une personne nettement située dans la voie purgative doit être encouragée. On lui manifestera la miséricorde divine et sa puissance, la bonté de Dieu envers elle, la priorité de la grâce, la puissance du salut en Christ et dans son Église. Le pasteur évitera de plonger dans sa désolation ‒ en acquiesçant à sa tristesse et à ses arguments éventuels contre l’Église ‒ et essaiera de ne pas la bercer d’illusions non plus. Au contraire, on lui signifiera de diverses manières qu’il est toujours possible de faire le bien, même si on ne parvient pas à faire tout le bien possible. Le mal commis et subi doit être confié avec clarté à la miséricorde divine. Le pardon est toujours une étape consolante : il éclaire l’intelligence, fortifie la volonté, guérit la mémoire. Dans cette logique de la purification, il convient donc, en face de questions et situations délicates, de souligner l’importance des petits pas vers le Christ dans son Église, de la puissance sacramentelle du pardon ecclésial, de la reconnaissance de ses propres péchés.

La plupart du temps, des enseignements trop formels n’aident pas la conscience en position de remords ou très blessée. Le critère de discernement sera plutôt la patience, sur un chemin qui est abrupt : le désir de changer sa vie avec la grâce de Dieu et le vœu de prendre quelques décisions cohérentes. C’est une manière d’assumer la « loi de gradualité » qui est une loi de la vie spirituelle6. L’intégration devra passer, au moment voulu, par une conversion du cœur et de la con­science. Autrement dit, dans le vocabulaire des Exercices, il ne faut pas passer en deuxième semaine, pour faire un choix prudent et libre (une élection à la suite du Christ), sans avoir reçu la grâce de conversion de la première semaine7. C’est vrai également en pastorale.

2 La voie illuminative

À la voie illuminative appartiennent ceux qui marchent avec plus de force sur la route et pressentent explicitement dans leur vie la nécessité d’un progrès spirituel, d’une décision à prendre, d’un pas nouveau à faire même si ce dernier semble rencontrer toujours les mêmes obstacles. Ce chemin est plus clairement centré sur le Christ, lumière du monde par ses paroles et ses gestes. Le regard n’est plus posé sur la vie passée ou sur les fautes, mais sur ce qu’il convient de faire pour aller de l’avant et se garder des pièges passés ou à venir. C’est ce qu’Ignace présente dans sa méditation des Deux étendards (ES 136-147). Le discernement doit ici être accompagné d’une paix, d’une lumière par rapport aux événements vécus et par rapport aux conditions ecclésiales. Il semble que les conditions surviennent pour une décision, un ferme propos, l’acceptation d’un appel du Christ. Les considérations portent le plus souvent sur la pratique des vertus (chasteté, justice, patience, respect de l’autre, amour de l’Église, vie de prière, pratique sacramentelle), sur le changement de vie (du « bien » au « mieux »), sur la forme de la prière personnelle et ecclésiale, sur l’accueil des sacrements et leur validité, sur ce qui va stimuler la vie d’amitié avec le Christ de manière temporaire ou définitive.

Sur des points précis, un changement de vie devient possible malgré les sentiments de honte, de colère, de haine encore présents, malgré les blessures qui font mal ou qui sont en train de se cicatriser. Qu’est-ce qui l’emporte finalement ? L’appel du Christ à la paix, à la réconciliation, au pardon, à une meilleure reconnaissance de ce qu’est l’Église ? Quid agendum dans le moment présent ou bien pour les mois et les années à venir ? Nous reconnaissons la présence du Christ vivant dans notre histoire et voulons tout lui offrir et vivre « suivant son mode d’agir » : « par Lui, avec Lui, et en Lui ». À cette étape, le « mieux » est perçu comme une exigence du Christ lui-même. La perception des lois de la vie chrétienne, de l’Église, change alors souvent à cette étape : elles sont prises comme un remedium, une grâce8.

Dans ce « moment », la parole pastorale peut prendre la forme interrogative suivante :

Le Christ t’appelle comme baptisé et te demande de le suivre et de faire le bien. Que te demande-t-il dans le contexte de ta vie ? Quel pas penses-tu pouvoir ou devoir faire ? Est-ce réaliste, juste et vrai ? Quelle décision te semble appropriée et voulue par le Christ en son Église ?

Dans les situations complexes, si le cœur est en paix et se tourne vers le Christ, ces questions peuvent s’éclairer et aboutir à des décisions vraies et justes. Nous l’avons dit, le discernement pastoral ne vise pas la régularisation de la vie du baptisé ni l’accession de droit ou de fait aux sacrements, mais la liberté véritable dans le Christ. Il faudra donc sentir les appels de celui-ci (AL 289).

Un cas précis se présente pour des divorcés remariés qui, en cheminant, ont décidé de vivre comme frère et sœur9. Toute leur vie est conjugale, mais la continence choisie dit une option de réconciliation dans le réalisme de la chair. Malgré les difficultés10 et les ambiguïtés d’une telle option, elle est certainement un chemin de foi car l’amour ne se réduit pas à des actes sexuels. Les décisions d’examiner une reconnaissance en nullité, la bénédiction d’une nouvelle union qui n’est pas opposition à Dieu, mais humble aveu d’une limite, ces décisions appartiennent à ce temps « illuminatif » : une lumière doit surgir dans la conscience du chrétien et de ceux qui l’accompagnent.

3 La voie unitive

La voie unitive est celle des personnes qui, dans l’aveu de leurs péchés et la conscience de la miséricorde divine, vivent fortifiées par la prière et les vertus chrétiennes, sont aussi dociles aux inspirations de l’Esprit Saint et désireuses de grandir dans l’amitié et l’intimité avec Dieu. Ce chemin est celui du Mystère pascal : le Christ est mort et ressuscité pour tous. La grâce du salut est offerte en son Église et dans tous les sacrements. Quand on entre dans cette « union » spirituelle entre le Christ et son Église, on abandonne, sans les nier, toutes notions de droits, de justifications, de revendications, de désirs ‒ même s’ils sont saints. Nous nous disposons à suivre le Christ pas à pas, selon ce qu’il nous permettra de faire par sa grâce. Ce chemin n’est pas ascétique mais mystique. On ne cherche pas non plus à obéir à une loi extérieure et intérieure, mais à se laisser mettre « sur la croix » ou à s’abandonner à la vie du Ressuscité dans le quotidien de nos actes. La fidélité d’un divorcé non remarié à sa promesse d’alliance appartient certainement à cet ordre.

La situation « irrégulière », la reconnaissance régulière qu’on est pécheur pardonné, n’est pas un empêchement pour être uni au Christ et à son Église. L’imperfection morale ne coupe pas toujours la relation au Christ, même si elle blesse son cœur qui continue à nous aimer. Ce qu’implique telle ou telle situation est alors porté, par grâce, avec le Christ. La perception que la croix est rédemptrice ne s’énonce pas facilement dans un langage d’accompagnement, mais elle est l’horizon de tout dialogue pastoral vrai. Pour entrer dans le mystère eucharistique, la mort et la résurrection du Christ est un « passage » obligé dont nous n’avons pas la totale maîtrise. Mais nous pouvons percevoir comment des frères et sœurs vivent ce passage.

Promouvoir de nouvelles « lois », attendre ou anticiper un changement de la doctrine du mariage ou une transformation de la définition des commandements, conduit à une impasse pastorale. Il est clairement plus juste de montrer que le Christ sauveur est présent à toutes les situations et à toutes les personnes. Cette présence ne résout pas tous les problèmes relationnels, juridiques, moraux, mais sa perception est déjà « union » avec le Sauveur et gage d’un amour qui traverse toute mort. Prôner l’attente d’une perfection personnelle et d’un arrangement de la situation affective et ecclésiale pour être uni au Christ est tout aussi faux. Le pasteur ne peut pas parler ainsi : il commet une erreur théologique et spirituelle. Il convient de manifester que Dieu est déjà présent dans les imperfections et qu’il vient nous sauver jusqu’au fond de nos ténèbres :

(…) la miséricorde divine déborde l’ordre sacramentel et elle opère dans les cœurs bien au-delà des obstacles observés à vue humaine. Le facteur décisif pour retrouver l’état de grâce avec Dieu n’est pas d’abord le signe de l’absolution des fautes ou de la communion eucharistique, mais bien le repentir sincère et un chemin de conversion qui ont un effet justificateur même quand les conditions objectives des personnes ne peuvent être modifiées. C’est le cas de beaucoup de personnes divorcées et remariées qui gardent en leur cœur un désir intense des sacrements exprimé par leur participation active à la vie de la communauté. Il importe de les accompagner en leur faisant approfondir l’union à Dieu et leur témoignage sacramentel, imparfait mais authentique11.

Dans le tempo de la voie d’union, on ne cherche plus de coupable, car la personne a reconnu sa responsabilité. Elle s’est ouverte au pardon de Dieu dans ses différentes formes. L’aveu peut être un lieu de miséricorde même si l’absolution sacramentelle ne peut pas être assurée. Il n’y a plus de victime expiatoire ou de bouc émissaire. La quête n’est plus celle d’un droit, mais d’un don d’amour pour vivre de sainteté. L’amour de Dieu ne meurt jamais : il se donne avec une profusion paradoxale dans la livraison de l’Esprit sur la croix12. La vertu de cette voie est l’assurance forte d’être aimé de Dieu en son Église tel qu’on est. Ce point est à susciter, à observer, à fortifier.

IV Quelques règles de discernement

Pour finir, retrouvons quelques repères pastoraux pour mettre en œuvre le chapitre 8 d’Amoris laetitia :

1) Évitons le langage du « permis-défendu » à propos de l’accession à un sacrement, mais parlons d’un processus de discernement accompagné par un pasteur (AL 300) dans une communauté ecclésiale. Si l’on parle en vérité, il faut oser employer les termes de « convenance » (c’est le langage de saint Thomas) ou de « contradiction objective » (c’est le langage de Jean-Paul ii, FC 84) à propos de la réception d’un sacrement. On peut affirmer que ce point est de la responsabilité de l’évêque : permet-il, ou encourage-t-il tous ses collaborateurs à entrer dans de tels processus ?

2) Le discernement pastoral ne vise pas à « obtenir » ou à vivre « finalement » tel ou tel sacrement. Personne n’a le droit de recevoir la communion ni de se marier à l’Église. La richesse de la redécouverte du sacrement qu’est l’Église à Vatican ii, la compréhension des sacramentaux et la remise en valeur de la religiosité populaire sont autant de lieux théologiques et pastoraux qui offrent résolument des chemins pour vivre en communion ordinaire avec l’Église (AL 299).

3) Le discernement pastoral n’est pas « fermé » (CB 10) : il est appelé à rester dynamique et ouvert à de nouvelles étapes et décisions (AL 303). C’est une expression de la loi de gradualité appliquée aux défis conjugaux.

« Cheminer, discerner et intégrer » (AL 291-313). La reconnaissance du mal a fait parcourir un chemin de libération, de purification ; le discernement du bien est suite du Christ illuminateur, qui conduit à l’engagement. La voie unitive fait appel à toutes les nuances du cheminement pastoral. Elle est l’occasion certainement, dans la vie concrète, d’un Magis, pour reprendre une expression ignatienne. Osons dire aussi qu’elle est lieu de la joie, reconnue comme surgissant de la source pascale.

Notes de bas de page

  • 1 Voir M. L. Calmeyn, « Amoris laetitia : discerner à la lumière de la Parole de Dieu », NRT 138 (2016), p. 385-399.

  • 2 Ce qui est souvent nommé dans l’exhortation par le mot « processus », traduisant l’expression espagnole proceso qui est moins technique et plus liée à une liberté personnelle s’engageant au sein d’un peuple en marche.

  • 3 Évêques de la Région pastorale de Buenos Aires, « Critères de base pour l’application du chapitre 8 d’Amoris laetitia » (5 sep. 2016 ; désormais CB) : « La possibilité d’accéder à un sacrement n’équivaut pas à un accès non restrictif aux sacrements, ou comme si n’importe quelle situation le justifierait. Ce qui est proposé est un discernement qui distingue adéquatement chaque cas » (CB 7).

  • 4 Des réactions face à la pression d’un type unilatéral de « temps » se font d’ailleurs jour dans l’Église occidentale : pèlerinages, marches, vacances où l’on vit sans montre ou selon un « autre » temps que celui de l’école ou du travail.

  • 5 Dans les cas relatifs à l’alliance matrimoniale, deux points sont à considérer de manière concrète : le comportement vis-à-vis des enfants et du conjoint abandonné. « Quand il y a eu des injustices non résolues, l’accès aux sacrements est particulièrement scandaleux » (CB 8). On suppose que les « sacrements » dont parlent les évêques argentins sont la confession et l’eucharistie.

  • 6 Dans le contexte de Première semaine, ce que disent les évêques argentins paraît judicieux : « quand la nouvelle union se présente après un divorce récent », il faut l’accueillir de manière bienveillante, mais ne pas viser directement un choix de vie. De même pour une personne « qui développe l’apologie ou l’ostentation de sa situation de divorcés ou de divorcés remariés ou bien qui prône sa situation comme un idéal chrétien » ! Nous sommes en effet ici dans un processus de conversion, de pénitence, d’instabilité, qui demande un changement d’attitudes et de mentalité (CB 7).

  • 7 Dans certains cas relatifs au mariage, il ne faut pas hésiter à engager un processus de reconnaissance en nullité, mais ce chemin peut mener à une impasse si la miséricorde n’enveloppe pas la personne.

  • 8 Par exemple, la démarche de communier ou pas pour un divorcé remarié. Ce moment suppose un engagement de la liberté personnelle vers le Christ : cette décision dépasse la personne. Cf. G. Berliet, « Construction d’une pratique pastorale relative à l’accompagnement des fidèles divorcés remariés et synodes sur la famille », NRT 137 (2015), p. 420-438.

  • 9 La communion sacramentelle est possible si ces conjoints « prennent l’engagement de vivre en complète continence, c’est-à-dire en s’abstenant des actes réservés aux époux » (FC 84 et Jean-Paul ii, Homélie à la messe de clôture du vie Synode des évêques 7, 25 oct. 1980).

  • 10 Cf. AL 30, n. 329.

  • 11 Card. M. Ouellet, Famille, deviens ce que tu es, Paris, Parole et Silence, 2016, p. 158.

  • 12 Cf. A. Mattheeuws, « L’amour de Dieu ne meurt jamais. La sainteté des divorcés remariés », NRT 136 (2014), p. 423-444.

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