Comme un hôpital de campagne. L'engagement de l'Église dans un monde blessé, trad. S. Semichon

William Cavanaugh
Philosophie - Recenseur : Martin Steffens
Deux ouvrages sont parus chez DDB sur les relations entre la religion et la société.
L'essai de Vincent Delecroix reprend la question du théologico-politique. Le lien entre théologie et politique avait été réactivé par Carl Schmitt au siècle dernier, dans l'affirmation qu'à telle conception de Dieu correspond tel régime politique. Il s'agissait alors de fonder le pouvoir souverain de l'État dans la figure du Dieu Créateur. De façon érudite et souvent saisissante, V. Delecroix s'emploie non tant à découdre le théologico-politique qu'à en dévoiler une couture inaperçue, et qui travaille en sens inverse : loin d'offrir au politique un socle inébranlable, le théologique, par la figure juive et chrétienne du Dieu faible, ne cesse de hanter le pouvoir souverain, de l'inquiéter, jusqu'à le priver, au final, de toute légitimité. Il s'agit ici moins d'innocenter Dieu de la politique (comme le voudraient les doctrines d'un salut strictement individuel) que de montrer comment le courant postmoderne, en philosophie (Benjamin, Derrida, Agamben) et en théologie (Taubes, Moltmann, Caputo), fait du Royaume de Dieu ce qui condamne le politique à un impossible achèvement, à une clôture sur soi toujours différée.
Faire fonctionner Carl Schmitt à l'envers : le pari de ce livre passionnant est réussi. On peut toutefois craindre, à en lire les derniers chap., que la figure d'un Dieu déconstructeur, opposée à celle du Père Créateur, finisse par enfermer Dieu dans ce qu'il fallait démontrer. V. Delecroix ne se contente pas d'articuler, mais oppose Création et Rédemption, Dieu fort et Dieu faible, figure du Père et celle d'un « esprit » biblique qui hante toute fondation mondaine pour la frapper de nullité. Ce faisant, il fait moins un retour à la Bible contre la métaphysique occidentale qu'un détour par celle-là pour parvenir à une métaphysique du devenir et du possible qui risque de s'enfermer dans la proclamation de son ouverture indéfinie. Faut-il interdire à Dieu d'être Créateur et Père tout-puissant, parce que ces attributs ont été interceptés par le politique ? N'est-ce pas plutôt parce que le pouvoir politique voit en la toute-puissance de Dieu sa plus grande menace qu'il s'est empressé de la prendre en otage ?
Il est à cet égard bienvenu que les éd. DDB fassent paraître au même moment le dernier ouvrage du penseur de la « migration du sacré », migration qui s'opère de la religion vers l'État moderne. Dans Comme un hôpital de campagne, qui est moins un essai qu'un recueil d'articles, William Cavanaugh approfondit les thèmes de ses précédents ouvrages. Le style est pédagogique et l'on se réjouit de voir résumées, avec équité, les positions adverses que le philosophe américain s'emploie, de façon thomiste mais réjouissante, à dépasser (cf. le chap. 8, consacré à Constantin). Quoique le style en soit éloigné, le livre de W. Cavanaugh offre une perspective concrète à ce que l'essai de V. Delecroix rend à nouveau possible, à savoir : penser l'engagement politique du chrétien autrement que comme un investissement individuel et ponctuel, pris dans le jeu défini par l'État moderne. L'« anarchie sacrée » de Delecroix pourrait n'être pas éloignée de l'« anarchisme eucharistique » de Cavanaugh. Dans le sillage des travaux de Samuel Wells (qui mériteraient d'être traduits en français), Cavanaugh raconte l'action politique autrement, à partir des ressources du récit biblique.
La question de l'engagement politique des chrétiens ne pouvant être éludée, ces deux ouvrages permettront au moins d'éviter de lui donner de fausses réponses. - M. Steffens

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