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Expérience et connaissance de Dieu. Henri Le Saux à la rencontre de l’hindouisme*

Nicolle Carré
Peut-on conjoindre l’expérience de l’advaita, comme disciple d’un maître en Inde, et celle de Jésus-Christ comme Dieu fait homme ? L’œuvre d’Henri Le Saux permet de creuser la conviction que Dieu ne saurait se contredire dans la Révélation qu’il fait de lui-même par des chemins divers ; ceux-ci peuvent donc se féconder en nous interpellant sur notre propre voie. Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare.

Depuis sa disparition il y a 40 ans, la vie et les écrits d’Henri Le Saux (1910-1973) n’ont cessé de nourrir des affamés d’absolu, occidentaux attirés par l’Inde, chrétiens d’Asie qui, au nom d’une double fidélité, revendiquent d’être hindous-chrétiens. Comme Le Saux, ils ont la conviction que ce n’est pas nous qui possédons la vérité, mais que c’est elle qui nous possède, et que Dieu ne saurait se contredire dans la révélation qu’il fait de lui-même par des chemins divers.

La question fondamentale est celle de l’unicité de la Révélation et son rapport à l’expérience. Il s’agit de la relation entre l’humain et le divin, et du comment de cette relation. Nous ne pouvons ignorer tous ceux qui rencontrent Dieu dans d’autres voies que le christianisme ni le nombre de ceux qui, au moins en Occident, se réfèrent à une expérience du divin qui bouleverse leur vie, sans lien avec aucune religion. Dans ce contexte, quelle place accorder à l’expérience et que signifie « expérience » à propos de Dieu ?

Henri Le Saux accordait une place centrale à l’expérience mystique. Il était convaincu qu’elle seule peut dépasser le caractère relatif de toute pensée et croyance. Convaincu aussi qu’elle seule peut répondre à l’attente de l’homme moderne en quête de lui-même. « Tout ce que j’ai écrit n’est qu’expérience », disait-il. C’est ce qui fait de lui un pionnier dans le dialogue entre hindouisme et christianisme. Le Christ était son véritable Guru qui lui révélait le Père. Mais il fit aussi l’expérience de la non-dualité (advaita) à un niveau très profond. Moine bénédictin, il revêtit le vêtement ocre des « renonçants » hindous (sannyâsî) et prit le nom de swami Abhishiktananda. Il se présentait comme moine hindou-chrétien.

Quelques clefs de lecture

Il n’est pas possible, en quelques pages, de présenter l’ensemble de l’œuvre de Le Saux. Son Journal intime, La montée au fond du cœur 1, est le lieu où, depuis l’arrivée en Inde en 1948 jusqu’à sa mort, il pense sa foi, dans la recherche tâtonnante de Dieu et de soi, inséparablement. Les thèmes fondamentaux en sont le sannyâsa (l’état de moine ou renonçant), l’advaita, le christianisme, l’Église, la Trinité, le Christ, le salut. On les retrouve, plus clairement élaborés, et pensés théologiquement, dans les autres écrits, spécialement ceux des trois dernières années, de 1970 à 1973, les années de la pensée constituée. En m’appuyant sur son œuvre, je me demanderai si christianisme et advaita sont compatibles. L’axe de ma recherche sera la relation entre expérience et connaissance de Dieu.

Henri Le Saux avait-il une pensée orthodoxe du point de vue du christianisme ? On ne peut manquer de poser la question. Prophète, poète, mystique, il faut le lire et le relire pour entrer dans son message. On ne peut le comprendre avec la seule intelligence car il s’adresse à l’être tout entier. Son message est celui de l’Absolu ; il ne fait qu’un avec la quête de l’identité profonde.

Selon R. Panikkar, Le Saux ressentit l’appel de l’Inde, non parce qu’il était chrétien, mais parce qu’il était moine et voulait l’être jusqu’au bout. « Le sannyâsa est une des caractéristiques fondamentales de l’approche traditionnelle que l’Inde fait du Mystère divin »2. Le Saux y trouve « un appel congénital », « une nécessité de fond »3, une expression radicale du monachisme : « le sannyâsa est essentiellement acosmique, comme l’était aussi le monachisme chrétien dans ses origines ». Pour lui, « ce qui n’est pas Dieu n’est rien » (Thomas a Kempis). Il renonce au monde avec ses limitations pour s’élever à la pure transcendance. « Le moine appartient aux temps eschatologiques… Cela veut dire que le moine est hors du temps »4. L’advaita est la réponse à cet appel fondamental. Le Saux vit donc une sorte de contradiction entre son désir d’acosmisme et la pression du monde réel. On peut se demander si, tout en dénonçant l’hellénisation du christianisme, il n’est pas victime d’une certaine conception de la vie contemplative. L’hellénisation du christianisme a fait mépriser le sensible, le corporel, le monde. On a en quelque sorte opposé une religion de transformation du monde avec l’aide de Dieu et une religion de désir d’union à Dieu — dans le détachement du monde. L’Inde aussi connaît ce clivage. Un tel monachisme évacue l’Incarnation : peut-il être chrétien ?

L’expérience que Le Saux a faite de la Présence transformante de Dieu l’amène à s’éloigner de ce qu’il tient pour discours dogmatiques sans lien avec l’expérience. Il reproche à l’Église d’avoir présenté un Dieu distant. Dans une vie marquée personnellement et religieusement par la notion d’indignité, sa rencontre de l’advaita est alors éblouissement qui remet tout en cause. L’advaita ne considère pas nos oripeaux mais la Source. Le Saux essaie donc de faire le lien entre son christianisme et l’advaita. La conversion lui semble un thème essentiel dans les deux voies. Elle est condition pour l’éveil dans l’hindouisme mais aussi dans une certaine forme de christianisme qui insiste davantage sur l’effort personnel que sur la grâce. Le Saux ne parle jamais de la conversion comme conséquence du don mais comme préalable de l’éveil. Connaître le tréfonds de soi-même, le « réaliser » devient l’œuvre à accomplir. Connaître Dieu, se connaître ne font plus qu’un.

I Expérience et connaissance de Dieu

Dire la richesse de l’expérience d’Henri Le Saux, c’est aussi tenter d’en cerner les limites, les défis, les questions. Ses affirmations, prises à la lettre, sont souvent contraires à la foi de l’Église. Si l’on va au-delà, on découvre un homme qui, à travers sa parole, cherche à témoigner du Dieu dont il vit. Cela lui confère un incontestable accent de vérité. Mais la vérité du parler n’implique pas nécessairement celle du contenu. Le Saux ne fait jamais cette distinction. Au contraire, il considère son expérience comme le critère de la vérité de ce qu’il affirme. C’est pourquoi il peut se demander s’il n’y a pas identité entre l’expérience chrétienne de Dieu et l’expérience du sage (jñânî) hindou. Il dénonce avec tant de force les limites de tout discours qu’il semble ne pas s’interroger sur celles de toute expérience, fût-elle l’expérience de l’absolu. Son œuvre pose donc une question qui est essentielle pour la conscience moderne : quelle place donner à l’expérience subjective dans la quête de l’absolu ? Cette question est au cœur du dialogue interreligieux. Une deuxième question s’y rattache : qu’entendre par Révélation ?

Notre désir de connaître Dieu exige un questionnement sur le sens de nos expériences ou absence d’expériences et sur leur valeur. Qu’est-ce que connaître Dieu, y a-t-il identité entre connaître Dieu et ce qu’on appelle en faire l’expérience ? Si connaître Dieu est lié à l’expérience, de quel ordre est l’expérience du connaître ? Dans cette recherche nous commencerons par examiner si « l’expérience sans attaches », revendiquée par Le Saux, existe réellement. Nous verrons les problèmes qu’elle pose. Puis nous ferons une brève comparaison de « l’expérience avec attaches » dans l’advaita et le christianisme. Nous devrions ainsi pouvoir préciser ce que l’on peut entendre par « connaître Dieu » et la place qu’y tient l’expérience.

1 « L’expérience sans attaches » : le rapport expérience / langage

L’expérience mystique est à la fois la fin et le début de tout langage. Celui qui a été saisi par Dieu est réduit au silence ; il ne peut trouver les mots pour dire Dieu car les mots sont œuvre de l’homme et ce qu’il a vécu dépasse toute œuvre humaine. En même temps il ne peut pas ne pas parler parce que Celui qui l’a saisi devient la source jaillissante de sa parole. Dire son expérience devient un moyen de dire Dieu. Une expérience dont on ne peut rien dire est sujette à caution et, en conséquence, ce dont elle témoigne l’est aussi. À se taire, on risque de réduire à rien ce dont on ne parle pas ou d’en faire la pâture de l’imaginaire. Mais comment parler de Dieu ? La plupart des mystiques recourent à l’analogie, laquelle conjoint le dire et le non-dire, exprime la distance avec Dieu au moment où elle en dit la proximité. Or, Le Saux récuse l’analogie : elle établit entre Dieu et l’homme une distinction qui, selon lui, n’existe que dans notre propre pensée.

Le problème de l’apophatisme

Pour qui admet que l’expérience s’inscrit dans une dialectique activité / passivité l’apophatisme n’est qu’un moment de l’expérience mystique. Le Saux n’aborde jamais ce problème. II ne cesse de répéter que, tant qu’il y a des mots, on n’a pas touché le fond. Une telle affirmation, en dépit des apparences, résulte d’une prise de position théorique : l’apophatisme strict repose l’idée d’une opposition radicale manifesté / non-manifesté. « Le monde est illusion », le « je » doit disparaître pour que Dieu, enfin, soit. Un tel apophatisme rejoint l’acosmisme et, concrètement, nie l’Incarnation. Chez Le Saux il repose sur l’idée d’une « non-altérité essentielle » de l’homme avec Dieu, suggérée par « l’effacement eschatologique » de l’ego. Il ne peut y avoir de langage là où il n’y a pas altérité5.

Il y a dans cette position une interprétation de l’eschatologie (Dieu « tout en tous » est interprété comme non-distinction entre l’homme et Dieu), une confusion de l’origine et de l’eschatologie, une extrapolation indue de la non-séparation de Dieu avec l’homme à la non-séparation de l’homme avec Dieu. Les conséquences en sont multiples. Parmi elles, un manque de clarté sur le péché, sur la création, sur la médiation de Jésus-Christ, sur le salut. Dans cette perspective le péché a la même réalité illusoire que l’ego : il est « la manifestation la plus expressive de cette contingence de l’homme qui le rend “étranger” à son propre être véritable. »6 Lorsqu’on a atteint le fond, il n’y a plus d’ego, « il n’y a plus de mort qui compte et qui doive être vaincue. Et pas davantage n’y a-t-il de péché à la profondeur finale »7. Il n’y a que l’éveil. Jésus est alors le symbole de cet éveil au « mystère intime qui est sans extérieur et intérieur ». Incarnation, Résurrection sont à comprendre d’abord dans leur valeur symbolique d’éveil. Ce que l’Écriture nous dit de Jésus-Christ est important, non tant par sa réalité factuelle que par sa valeur paradigmatique pour tout homme.

Expérience et concepts

Henri Le Saux revendique une expérience pure de tout langage et de tout concept. Mais l’« expérience pure » est une illusion. Il n’y a pas d’expérience de Dieu sans concept de Dieu, sans langage sur Dieu. Même s’il n’y a pas de mots, l’expérience est reconnue comme expérience de Dieu à partir d’une notion de Dieu, à partir d’un enseignement reçu. La question de la relation du langage et de l’expérience se pose donc en aval de l’expérience mais aussi en amont. Même lorsqu’elle arrive de façon imprévisible, l’expérience s’inscrit dans un chemin. On peut donc se demander quel est le rapport de l’expérience de Dieu au concept que nous en avons. L’expérience est-elle la même à travers la diversité des chemins et des cultures religieuses ? La différence est-elle dans les mots ou dans l’expérience ?

Faire l’expérience de Dieu, le rencontrer, le connaître, s’éveiller, n’a pas le même sens pour chacun. Ne pas dissocier éveil et concepts qui, phénoménologiquement, accompagnent cet éveil c’est reconnaître qu’il n’y a pas d’expérience qui ne soit reliée à d’autres expériences. Le concept de Dieu atteste d’une histoire de l’Homme avec Dieu et, par ses limites, il témoigne que Dieu est plus grand que tout concept, qu’il est connu parce qu’il a fait l’Homme capax Dei, donc parce qu’il se donne à connaître. Le concept est, par définition, reconnaissance des limites humaines. La limite reconnue aux concepts est affirmation implicite que l’expérience est donnée. Ce n’est donc pas le concept qui est à dénoncer mais sa coupure de la vie, c’est-à-dire les mots pour les mots. Si tout vient de Dieu, pourquoi rejeter l’intellect ? N’est-ce pas sous-entendre que Dieu n’habite que le fond de nous ? On peut voir que, là encore, l’idée que Le Saux se fait de la non-dualité est en dépendance de l’idée qu’il se fait de Dieu. Dieu est conçu comme l’être dont le je suis s’étend sur les étants que nous sommes. L’unité avec lui est donc une unité absorbante plutôt que relationnelle et donatrice.

Il n’y a pas d’expérience qui soit isolable d’un contexte. L’expérience personnelle de Dieu ne saurait donc trouver en elle-même ses propres critères de valeur. La médiation des concepts et des dogmes lui est nécessaire bien qu’elle les déborde. Y a-t-il des signes de la validité d’une expérience ? La comparaison d’expériences faites dans un cadre reconnu doit pouvoir nous y aider.

2 « L’expérience avec attaches » dans l’advaita et le christianisme

Le dynamisme d’une voie spirituelle se caractérise moins par ses définitions que par les chemins qu’elle ouvre et les fruits qu’elle produit. Le dogme, les affirmations théologiques tiennent leur valeur de l’expérience de foi dont ils sont issus. L’expérience y implique « viens et vois », reçu et transmis. Il en découle une narrativité qui ressource les concepts. Ceci permet d’engager un dialogue qui tienne compte d’appareils conceptuels irréductibles l’un à l’autre, sans les nier ni les majorer. Notre confrontation de l’advaita et du christianisme partira de leur visée et du chemin spirituel qu’ils proposent. Quelles similitudes, quelles différences y a-t-il entre les deux expériences ? Que nous disent-elles du « connaître Dieu » c’est-à-dire, finalement, de la réalité de Dieu ?

Prendre conscience et accueillir

En christianisme comme dans l’advaita, le but est l’union avec Dieu. Les formulations différentes ne doivent pas faire perdre de vue que, de part et d’autre, « le problème fondamental (c’est) prendre conscience de la réalité de ce qu’on est »8, avec le souci d’un lien entre Dieu, l’homme et le monde. Comme le christianisme, l’advaita — spécialement dans le Shivaïsme du Cachemire que Le Saux semble avoir découvert vers la fin de sa vie — affirme l’immanence de Dieu en même temps que sa transcendance. Le christianisme les traduit en termes d’inhabitation par l’Esprit-Saint tandis que le Shivaïsme du Cachemire ne cesse de célébrer cette divine shakti (énergie divine, grâce) qui réside dans le cœur de l’homme et meut toutes choses. Pour l’un comme pour l’autre le « mouvement d’abandon » est au cœur de la démarche spirituelle dans la reconnaissance que l’effort personnel n’est rien sans la grâce.

Ascèse, renoncement à l’ego et à toute image de Dieu ne sont que l’expression de ce mouvement d’abandon. L’abandon au Guru est, pour l’advaitin, abandon à Dieu : le Guru extérieur n’est que la manifestation du Guru intérieur c’est-à-dire de la shakti qui réside en chacun. S’abandonner, c’est aussi accueillir. L’advaitin accueille chacun comme son propre soi. Toute personne, tout évènement est Présence de Dieu. Selon le Shivaïsme du Cachemire « Dieu a pris toutes formes, pour que de la forme nous puissions aller au sans-forme ». Discernement et détachement (viveka et vairâgya) sont indispensables au vrai disciple : « vous ne savez jamais sous quelle forme Dieu viendra à vous ». Le fruit de l’advaita comme de la voie du Christ est l’amour rayonnant que saint Paul décrit dans l’hymne à la charité. Le secret des saints, dans les diverses voies, est leur vie avec Dieu. À tout chercheur de Dieu il apparaîtra qu’il y a un seul Dieu qui agit de façons diverses. En conclure toutefois que « connaître Dieu » est identique dans les diverses voies serait en rester à la superficialité de ces voies. Il nous faut entendre ce que ceux qui vivent dans la non-dualité avec Dieu disent de lui.

Un maître « réalisé » contemporain, swami Muktananda, écrit : « Dieu n’est que félicité suprême. Il demeure en toi autant qu’Il demeure en Lui-même. Tout ce que tu vois dans ce monde vient de Dieu et finit par se fondre en Lui… Il nous donne son amour sans rien attendre en retour… Quand nous nous tournons vers l’intérieur avec amour, la flamme scintillante de Dieu se révèle à nous… Perds-toi en Lui… Répète sans cesse : je suis Lui, Il est en moi, je suis en Lui… N’oublie jamais cette vérité : même si tu oublies Dieu, Dieu ne t’oublie pas un seul instant ». L’advaitin a un sens aigu de la Présence de Dieu. Il pourrait dire : « ce n’est plus moi qui vis, c’est Dieu qui vit en moi ». À cette profondeur, parler de Dieu comme Personne ou parler de Dieu comme l’Absolu non manifesté n’a pas de sens. La question philosophique de l’identité ou non-identité d’essence entre l’âtman et le Brahman (l’homme et Dieu) recouvre une question plus existentielle : qui va nous dire Dieu ? comment le rencontrer ? L’hindouisme répond : le Guru est le moyen. L’homme a besoin d’un médiateur. Mais seul celui qui est Dieu peut bien parler de Dieu.

Un Dieu qui vient vers l’homme

La différence radicale entre l’expérience de l’advaita et l’expérience chrétienne est que le Dieu des chrétiens est un Dieu qui vient vers l’homme. Ce n’est plus tant l’homme qui cherche Dieu que Dieu qui cherche l’homme. Ce Dieu n’est pas seulement nomen substantiae mais tout autant — ou encore plus, on ne sait que dire — nomen misericordiae. On peut raconter son amour. Il s’est fait homme et il a partagé la condition humaine jusqu’à mourir sur une croix par amour des hommes. C’est pourquoi l’expérience chrétienne est d’abord « expérience de Jésus », reconnu comme Christ et Seigneur, Fils unique de Dieu. Le chrétien peut, comme Thérèse d’Avila, faire l’expérience de non-dualité avec Dieu. Cependant, le Christ-Jésus, dans sa divine humanité, est le chemin. Ce Jésus qui fréquente les pécheurs et regarde avec amour le jeune homme riche est Dieu. Faire « l’expérience de Jésus » est beaucoup plus qu’en faire notre modèle. C’est croire en lui, c’est, dépassant toute évidence ou sagesse humaine, croire que cet homme est vraiment Dieu. Il est le Fils d’un Dieu qui est Père, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ et notre Père. C’est d’abord un acte de foi : tout au long des évangiles, Jésus ne cesse de demander « crois-tu ? », « qui dis-tu que je suis ? » Reconnaître l’identité de Jésus, c’est connaître Dieu et découvrir notre propre identité à une profondeur insoupçonnable. Nous sommes fils de Dieu, cohéritiers du Christ, temples du Saint-Esprit, nous pouvons dire « Abba, Père ». Par le Dieu fait homme tout ce qui est humain devient divin.

Pour le chrétien, Jésus-Christ est l’homme en qui le fond est d’une profondeur telle qu’il est Dieu. Aucun homme, jamais, n’a été comme cet homme. Il dépasse tous les archétypes, tous les rêves les plus fous. Essayer de comprendre l’expérience que Jésus fit de Dieu, c’est accepter d’entrer dans une expérience de qui est Jésus. En appelant Dieu « Abba » Jésus ne prétend pas dire qui est Dieu. Mais l’analogie de « Père » signifie le type de lien qui existait entre Jésus et son Dieu. « je suis » ne pouvait s’inscrire que dans cette relation. Il est frappant que Jésus n’ait dit « je suis » qu’après la confession de Césarée et l’annonce de la Passion. Au moment où il dit « je suis » il donne sa vie. Et dans cette mort il révèle jusqu’où va l’amour de Dieu. Lorsqu’il se donne c’est aussi Dieu son Père qui se donne, lui remettant tout entre les mains. En Jésus, Dieu a donné sa vie pour nous. « En sa personne il a tué la haine »9. Ainsi, le « je suis » des sages hindous ne peut s’appliquer en totale vérité qu’à Jésus. Et celui-ci en fait éclater le sens.

Le Dieu qui dit « je suis » est le Dieu dont la puissance est de servir. Il est le Dieu dont la profondeur est dans l’altérité infinie de « trois personnes » qui ne cessent de se recevoir chacune des autres et, se donnant chacune aux autres, de se donner au monde. Lorsque Jésus dit « je suis » il dit sa communion en même temps que sa différence avec le Père. Il ne s’agit pas d’un retour au jaillissement perdu de l’origine : Dieu ne s’est pas perdu en créant, il s’est donné sans se perdre. Parce que Dieu est Trinité, on peut dire que, par nature, il est don.

L’unité qu’a le chrétien avec Dieu n’est pas d’identité mais de communion. Comme Jésus s’est reçu de son Père, le chrétien se reçoit de Dieu. Être, pour le chrétien, c’est connaître le don de Dieu. La contemplation chrétienne n’est pas un mouvement ascendant avec détachement du monde car, par Jésus-Christ, Dieu s’est complètement lié au monde jusqu’à la Croix et la victoire de la Résurrection. « Être advaitin… c’est abandonner les intermédiaires, et passer directement à la limite suprême, ou au suprême transcendant de toute limite10. Être chrétien c’est croire que Dieu (c’est-à-dire le Père) a tant aimé le monde qu’Il lui a donné son Fils unique ». Le chrétien ne peut donc dire, comme le fait Le Saux, que Jésus est à dépasser pour aller vers le Père. Nul ne va au Père que par le Fils. Nous ne pouvons pas davantage dépasser le Christ pour l’Esprit parce que l’Esprit est l’Esprit du Christ.

L’advaita rappelle que nous ne sommes pas autres à Dieu. Jésus-Christ, lui, nous fait plonger dans l’abîme du don. La nostalgie du retour à l’Un, quel que soit le nom qu’on lui donne, occulte la profondeur de la donation. Seul Jésus-Christ nous permet d’accepter la différence avec Dieu comme don plutôt que douleur. La différence avec Dieu aiguise tant le désir qu’il devient importable à moins que cette différence n’ait sa racine en Dieu même. Jésus-Christ nous révèle l’abîme de la différence qui est en Dieu même et il habite notre différence d’avec Dieu. « Si tu savais le don de Dieu » est le centre de l’expérience chrétienne.

Selon le Shivaïsme du Cachemire, Dieu est à la fois manifesté et non manifesté, transcendant et immanent. Cependant, pour le chrétien, il reste une aporie fondamentale : si Dieu ne s’est pas fait homme et s’il n’est pas ressuscité, Dieu et homme restent à distance. Certes, l’humanité de Jésus n’épuise pas le mystère du Christ. Mais c’est le même qui est Fils en Jésus et Logos auprès de Dieu. Jésus le signifie avec les limites de toute humanité. Les limites de la Révélation sont liées à la réalité de l’Incarnation, à l’humilité de Dieu. Si l’on ne peut réduire le mystère du Christ aux trente-trois années de la vie de Jésus, il s’y est cependant entièrement révélé. En Jésus, Dieu est révélé en même temps que caché. Ce qui manque extensivement à sa Révélation, il nous appelle à l’accomplir car, avec lui, nous formons un seul corps et nous vivons de son Esprit.

L’alliance, une et multiple

Au terme de ce parcours, il apparaît que, si le christianisme ne peut se réduire à l’expérience de l’advaita, l’advaita est cependant au cœur du christianisme. Mais la réciproque est impossible. La connaissance de Dieu qu’a l’advaitin ne peut se dire en termes trinitaires. Cependant Dieu est un. S’il y a connaissance de Dieu, c’est le même Dieu qui est connu et qui se donne à connaître. Jésus a célébré la foi de ceux qui n’appartenaient pas au peuple élu (« Jamais je n’ai rencontré une telle foi en Israël ! ») alors qu’Il ne pouvait pas faire de miracles dans son propre pays parce qu’il n’y avait pas la foi. Dieu, selon un secret qui est le sien, se révèle sous divers modes.

Le chrétien croit qu’en et par Jésus-Christ, dès avant la création du monde, Dieu a fait alliance avec tout homme. Créé dans le Christ, tout homme a reçu l’Esprit du Christ ressuscité. Du point de vue du temps il y a succession des alliances. En vérité, il y a une seule Alliance, pluriforme, pleinement manifestée en Jésus-Christ. De même que la nouvelle Alliance en Jésus-Christ n’annule pas l’ancienne Alliance avec Israël, elle n’annule pas la Révélation que Dieu fait de lui dans les diverses religions et à tout homme de bonne volonté. Le Dieu devenu chair nous interdit de faire une idole de toute particularité, à commencer par celle de Jésus-Christ.

Le don de Dieu c’est l’Esprit-Saint qui demeurait en Jésus et nous a été donné en plénitude lorsque Jésus fut glorifié. Cet Esprit est à l’œuvre en tout homme. Il a parlé par les prophètes et il continue à parler. Toute expérience personnelle de Dieu recèle la présence et l’action de l’Esprit-Saint. C’est pourquoi certains aspects du mystère divin peuvent être davantage mis en relief hors du christianisme. Il n’y a qu’un médiateur qui, en donnant son Esprit, l’Esprit du Père, a libéré la fonction médiatrice. « Il y a diversité de dons mais c’est le même Esprit, le même Seigneur, le même Dieu qui opère tout en tous »11.

Présence et Révélation

Connaître Dieu est inséparablement don et acquiescement personnel qui exige conversion. L’advaitin et le chrétien vivent du même Dieu. Le premier célèbre la Présence de Dieu, sa non-dualité avec lui ; le second en dit le comment, il ose dire « Père ». JE SUIS est « Dieu avec nous ». Il révèle son nom. En Jésus-Christ il montre son visage. Le chrétien a part à l’expérience que Jésus fait de sa non-dualité avec le Père et de sa vie dans l’Esprit.

« L’hindou et le chrétien se sont donc rencontrés au mystère suprême que l’hindou nommait l’avyakta [le non-manifesté] et que le chrétien nommait le sein du Père. Pourtant, si intime que soit leur communion, ils sentent bien l’un et l’autre, même s’ils n’osent trop le dire, qu’un abîme les sépare. Sépare-t-il leurs expériences ? Qui saurait jamais en décider ? Mais il sépare leurs fois. »12 L’idée différente que le chrétien et l’advaitin ont de Dieu affecte la façon même dont ils envisagent leur expérience. L’expérience de l’advaita est évidence, l’expérience chrétienne est mystère de foi. Pour l’advaitin il n’y a, théoriquement, pas de progression « de centre en centre plus profond » car, lorsqu’il a atteint la non-dualité, il a rejoint le fond, il vit en Dieu, il est Dieu. Pour le chrétien, « la pénétration au mystère de Dieu ne peut connaître de limite et l’Esprit ne cessera de le conduire de profondeur en profondeur »13.

Pour le chrétien, connaître Dieu c’est entrer dans la communion du Père et du Fils et de l’Esprit. « Personne n’a jamais vu Dieu, le Fils unique qui est dans le sein du Père l’a fait connaître »14. La connaissance a pour condition voir Jésus et demeurer avec lui. Connaître est une expérience intime dans la réciprocité du disciple avec Jésus, réciprocité engendrée de la réciprocité du Père et du Fils15 et qui fait entrer le disciple dans la relation des personnes divines. Pour l’hindou, connaître Dieu c’est connaître que nous sommes Dieu. Le Saux cite par exemple l’ouverture de l’Îsha upanishad : « Plénitude partout. Là le plein, ici le plein. De ce qui est plein sort ce qui est plein. Et partout, identique à soi-même, demeure la Plénitude »16. Si l’hindou ne peut adhérer à la conception chrétienne de la Révélation, s’il ne peut reconnaître Jésus-Christ comme unique médiateur, ce n’est pas par refus d’un Dieu devenu homme. La différence entre lui et le chrétien vient de sa conception de la création, liée à son idée de Dieu. La non-reconnaissance de l’unicité de Jésus-Christ n’en est que la conséquence. La distinction être / étant, la question de la nature ne se pose pas dans l’hindouisme. C’est pourquoi des évêques et théologiens indiens demandent que la Révélation soit présentée au peuple indien hors des schémas judéo-grecs. L’aporie de la création ne peut être dépassée qu’en proposant à l’hindou de pousser encore plus loin ce qu’il a déjà découvert du mystère de Dieu. Il acceptera volontiers la divinité du Christ si on lui parle aussi de la divinisation de l’homme. Il entendra que nous sommes en Dieu dès avant la création du monde. Il se réjouira que nous formions le corps du Christ. II lui paraît évident que nous demeurons en Dieu comme il demeure en nous. Mais il ne peut accepter les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption qu’en dépendance du mystère de la Révélation de Dieu. En ce mystère, il pourra alors accueillir le mystère de la circumincession. Mais il devra, pour cela, abandonner certaines de ses images de Dieu. Le chrétien aussi doit le faire.

3 La place de l’expérience dans la connaissance de Dieu

Il y a toujours le risque de prendre des ersatz d’expériences pour l’expérience de Dieu. Il y a le risque de se vouloir subtilement tout-puissant. Selon saint Paul le danger ne vient pas des expériences spirituelles mais de l’absence de confession de foi17. La confession du Nom de Dieu est le critère de la véritable expérience de Dieu. Ne pas reconnaître que l’expérience est don, vouloir se l’approprier c’est la nier.

Connaître Dieu, quel que soit le chemin pris, c’est toujours passer par un non-savoir, laisser bouleverser les images que l’on a de lui comme de soi-même. Paul, sur le chemin de Damas, a rencontré un Dieu à l’exact opposé de celui qu’il avait toujours essayé de servir. Jésus parle à Nicodème d’un renaître d’en haut. « Mes voies ne sont pas les vôtres ». La connaissance de Dieu est autre que la jouissance qu’on peut en avoir. Dieu est Autre.

Connaître Dieu est une expérience qui est vie et engagement. « Ce ne sont pas celles qui voient Dieu qui sont des saintes, ce sont celles qui y croient » écrivait Thérèse d’Avila. Lorsque, à la fin de sa vie, parlant de son expérience de l’advaita comme d’une évidence, Le Saux en dit « je sais que c’est vrai », il n’en parle pas seulement à partir d’un senti, si profond soit-il, mais aussi à partir d’un vécu dans la persévérance, jusque dans la nuit de la foi. Voir est un « en plus ». Il s’agit de croire, de donner notre foi. C’est pourquoi Le Saux n’abandonna jamais les pratiques qui exprimaient sa foi chrétienne. Sans cet acte de foi nous ne pouvons connaître. La question de savoir si l’expérience est un état ou une rencontre perd alors de son importance car le disciple n’a plus qu’une préoccupation : se tourner vers Dieu. Celui qui vit dans l’union constante avec Dieu — que nous l’appelions samâdhi, réalisation, mariage mystique — ne se préoccupe pas de savoir s’il fait ou non l’expérience de Dieu. Il laisse Dieu en juger, mais de ce qu’il vit il témoigne parce que le don entraîne le don.

C’est cette expérience même de Dieu au cœur des sages et des saints que nous cherchons à recouvrer par-delà les mots qu’ils nous disent. Les mots qui signifient les choses de Dieu ont certainement à être compris d’abord dans leur sens le plus exact au niveau de la raison, mais c’est l’être entier finalement qu’ils doivent éveiller et faire vibrer pour Dieu18.

II Advaita et christianisme : défis et questions

La spiritualité de Le Saux est une spiritualité du dépassement. Il a tenté de réconcilier ses « deux fois » dans l’atteinte du fond. Ce qu’on attend du mystique, c’est d’abord un chemin de vie. Mais ce chemin interroge la compréhension de la foi. Il importe donc d’entendre à quelles critiques du christianisme est liée la démarche de Le Saux.

Henri Le Saux a vu la nécessité de sortir d’un christocentrisme étroit et d’accorder plus d’importance à l’Esprit-Saint. Il a compris de l’intérieur que la Rédemption est cause seconde, mais non pas secondaire, de la venue du Christ. Il déplore que la Révélation du Mystère de Dieu ne soit pas considérée comme le cœur de la foi. Il rappelle l’importance de l’humanité de Jésus pour la nôtre et souligne que le mystère théandrique est en chaque homme. Préoccupé du salut de tout homme, il est attentif à l’œuvre de l’Esprit en chacun. Il rattache la grâce au mystère de la Création plutôt qu’au mystère de la Rédemption. C’est pourquoi il cherche Dieu d’abord au fond du cœur de l’homme. Il a besoin de vérifier que ce cœur n’est pas tout péché, qu’il est le temple de Dieu. Il gémit après l’éveil. Il aspire à la pleine Révélation de Dieu en lui et en tout homme. Mais il est surprenant de constater qu’il ne définit jamais clairement le cœur du christianisme. L’opposition qu’il établit entre dogmes et expérience le prive de références autres que son vécu. À cette scission entre foi et dogmes s’en ajoute une seconde dont les conséquences sont graves. Elle se rapporte à l’Écriture. La vie de prière de Le Saux est nourrie de l’Écriture, mais il ne cherche jamais à expliciter sa foi à partir de l’Écriture plutôt que des dogmes dont il sent l’insuffisance. Enfin, son œuvre, sous le couvert du témoignage d’une expérience personnelle profonde, est rarement confession de foi.

Ainsi Le Saux, tout en se défendant d’être théologien, expose ses propres idées théologiques, sans que celles-ci puissent trouver une ossature solide qui les régule. Ce jugement, qui peut paraître dur en regard de la richesse de l’œuvre et de ses multiples nuances, veut seulement en indiquer une ligne de fond. Ce qu’écrit Le Saux appartient à la théologie spirituelle, mais celle-ci a ses exigences : expérience, lecture de l’Écriture, confession de foi et réflexion théologique ne peuvent y être séparées sans risque que celui qui écrit ne témoigne que de lui-même. Nous ne dénonçons pas ici le fait que la formulation reste inévitablement loin derrière l’expérience, mais les insuffisances de mise en perspective de celle-ci. En parcourant quelques grands axes de sa rencontre de l’advaita, nous signalerons des questions que son œuvre pose au chrétien.

1 Dieu, mystère de l’Être

Le Saux comprend l’idée qu’il y ait une déité au-delà des Personnes divines bien qu’il semble ne pas la partager19. Il est convaincu que la théologie de Maître Eckhart est née d’une insuffisance de la théologie trinitaire latine, « une théologie incapable d’exprimer son expérience des profondeurs de Dieu » : il lui manquait de « s’enfoncer dans le Mystère du Père et entrer dans l’avènement de l’Esprit. La Trinité, c’est le mystère de l’Être qui s’ouvre pour que l’amour se dise dans le Fils et se clôt dans l’Esprit pour que l’amour se consomme ». L’Être est Un. Dieu est « Un sans second ». On ne peut rien lui enlever ni lui ajouter. Le Saux réfute donc l’idée de participation à l’Être de Dieu comme étant un morcellement de Dieu et il comprend le mystère de la création comme « la présence de Dieu de soi à soi en la Trinité des personnes »20.

Tout au long de son Journal, Le Saux parle de Dieu en termes d’Être, de sorte qu’on ne voit pas le lien exact qu’il fait entre les processions divines et l’unité. L’unité prévaut nettement sur l’échange et les processions. Il en résulte aussi une opposition entre le non-manifesté et le manifesté, avec un moindre degré d’être pour celui-ci. On retrouve chez lui la même tension que dans le Vedânta entre Îshvara, l’aspect personnel de Dieu, et Brahman, son aspect inexprimable, hors de toute portée et qui, cependant, oriente tout le désir. Il ne peut donc concevoir que l’homme soit autre à Dieu : la recherche de Dieu est recherche de l’Un, absorption en lui. Cette conception de l’unité de Dieu est si radicale que connaître Dieu comme Autre lui semble déjà en faire un objet. Il confond, ainsi que nous l’avons noté, être hors de Dieu et être autre que Dieu. Parce qu’il considère Dieu comme l’Être, comme l’Un, Le Saux ne tire jamais les conséquences de l’altérité du Père et du Fils pour la création de l’homme.

2 Qu’est-ce que la création ?

Elle est en étroite dépendance de l’image que l’on a de Dieu. Le Saux oscille entre une négation ontologique de la création qu’il réduit à l’Être de Dieu et un émanatisme qui est dégradation de son Être. La conception qu’il a de l’Être de Dieu est très platonicienne. Le temps lui semble dégradation. La réalité profonde, l’Être, est hors du temps. La kénose de l’Être sur laquelle il revient fréquemment n’est pas explicitée : on a l’impression tantôt qu’elle est la « définition » de l’Amour créateur qu’est Dieu, tantôt qu’elle correspond à une nécessité. Finalement tout ce qui existe est expression de la lîlâ (jeu, liberté) divine. Mais si la lîlâ est une nécessité (plutôt qu’une gratuité), il n’y a pas de réponse au pourquoi de la création. On a donc l’impression à la fois d’un éternel « retour » et que tout est toujours à abandonner. Vouloir dépasser le manifesté c’est le nier comme don. Le Saux a du mal à tenir la tension : Dieu au-delà de tout / Dieu manifesté. Si le manifesté est rejeté, celui de qui tout vient l’est aussi.

3 Jésus-Christ, manifestation de Dieu

Employé avec une grande fréquence dans le Journal comme dans les écrits publiés, « manifestation(s) » n’est pas vraiment distingué de « Révélation ». L’Incarnation est réduite à une manifestation de Dieu qui, comme toute manifestation, doit être dépassée. Il est clair que la distinction entre manifestation et Révélation est impossible lorsqu’on considère qu’il n’y a pas d’altérité essentielle entre Dieu et l’homme. Le dualisme manifesté / non manifesté aboutit à dédaigner le créé, à séparer action et contemplation, cité terrestre et Royaume de Dieu, à nier l’Incarnation ou, si elle est reconnue, à ne pas pouvoir entrer dans la profondeur d’un Dieu qui est être et devenir. Dans cette optique, les événements de l’histoire ne pourraient tenir devant l’absolu de Dieu. Or, si Dieu entre dans l’histoire, cette histoire certes relative devient le lieu où l’homme peut rencontrer Dieu. Pour le chrétien, Jésus n’est pas l’une des manifestations de Dieu mais Dieu qui s’engage. Seule l’Incarnation de Dieu dans l’histoire donne tout son poids à cette histoire. Ce serait tentation que de la fuir pour un ailleurs supposé plus sérieux.

Henri Le Saux est aussi très marqué par la conception hindoue selon laquelle il importe peu que le maître soit un jîvanmukta (libéré vivant) ou un avatâra (l’une des nombreuses manifestations de Dieu), du moment qu’il est « réalisé ». Chercher l’identité de Jésus ne peut donc lui paraître qu’un faux problème. L’advaitin peut comprendre que l’absolu se manifeste en formes humaines lorsque l’humanité en a besoin pour retrouver le chemin de Dieu, mais ce n’est là qu’un aspect limité de l’Absolu. L’advaitin a un tel souci de préserver l’absoluité de Dieu qu’il ne pourrait conjoindre le nirguna (l’aspect de Dieu sans qualifications, non manifesté) et le saguna (son aspect manifesté). L’homme peut atteindre l’Absolu et s’y fondre comme en sa vraie nature mais, fondamentalement, l’Absolu ne pourrait prendre chair en se révélant totalement dans cette chair. À l’opposé, le chrétien croit qu’en Jésus-Christ est la plénitude du salut. C’est nous qui, en ce temps, ne pouvons la voir, la supporter. Ce n’est pas Dieu qui est limité. Parce qu’il est l’illimité, lui seul peut se mettre dans le limité. Il ne faut pas confondre Jésus limité comme homme et Christ, l’illimité. Ce serait méconnaître le trait d’union entre Jésus et Christ.

Au Christ, Le Saux accorde et tout à la fois refuse une place spéciale parmi les hommes. Selon lui, ce n’est pas sa nature qui le rend spécial, mais sa fonction : il est un éveillé-éveilleur. Ainsi la grâce de Dieu est sauvegardée mais c’est en perdant le mystère de l’exercice de cette grâce. Le mystère de l’Incarnation est gommé : le Dieu de Le Saux apparaît trop comme le Dieu qui donne à l’homme de s’éveiller à Lui plutôt que comme le Dieu qui descend vers l’homme. Pour le chrétien, la différence fondamentale entre Jésus et d’autres éveillés, c’est qu’il nous dit qui est Dieu en l’étant. Le vrai Guru s’efface en montrant Dieu ; Jésus-Christ s’efface devant le Père et il est Dieu.

Lorsque l’Incarnation n’est pas considérée comme le mystère de Dieu fait homme, la Résurrection est perçue comme un symbole. Le Saux la considère comme un naître d’Esprit et s’étonne de l’importance que les chrétiens accordent à la résurrection de la chair. Le Jésus de Le Saux est bien un homme qui est Dieu mais il n’est pas Dieu fait homme.

4 La tentation du pélagianisme

Quelle est la part de Dieu, quelle est la part de l’homme dans la démarche à laquelle invite Le Saux ? Dès ses premiers écrits, il insiste plus sur la remontée de l’homme vers Dieu que sur la descente de Dieu. Il privilégie la voie de la connaissance (jñâna). À la fin de sa vie, il découvre certes qu’elle n’est pas exclusive de la voie de la dévotion (bhakti) et de celle de l’action (karma). Il reste que la recherche de pureté absolue est une voie pour les parfaits, incompatible avec la foi en le salut donné par Jésus-Christ. Incompatible aussi avec l’hindouisme tel que le vivent les maîtres réalisés : le « désir intense de libération » n’y est que le premier pas du chemin spirituel ; le véritable chercheur de Dieu vient à y renoncer pour ne se préoccuper que d’accomplir la volonté de Dieu. Or, presque jusqu’à la fin, la recherche de Le Saux reste tendue. En témoignent l’angoisse pour son salut, la récurrence du mot « atteindre ».

Il ne distingue pas la notion de division d’avec soi-même (ou d’unification avec soi-même) et la notion de dualité. Être dans la division, c’est être dans le mensonge en prétendant se suffire à soi-même, être hors de l’unité que seul peut donner l’Esprit. Être dans la dualité, c’est être dans la condition de créature, autre que Dieu : la condition de créature implique une incomplétude. La division enlève toute place à Dieu, la reconnaissance de la dualité avec Dieu lui laisse toute la place. Différencier ces concepts, c’est différencier ce qui est œuvre de Dieu et œuvre de l’homme et comment les deux sont liées, ce que ne dit pas Le Saux. Cela l’entraîne à une lutte sans fin. Il met en balance l’impossible pureté d’une expérience et l’action de Dieu lui-même au cœur du croyant, alors que Dieu, plus grand que pureté et impureté, peut se révéler à tout homme.

Par son angoisse, ses scrupules, sa recherche continuelle de perfection, Le Saux peut être comparé à Luther. Comme lui, il est hanté par son salut. Pour lui aussi, « l’expérience chrétienne se fonde sur la reconnaissance par l’homme de sa qualité de pécheur et commence par le repentir »21. Luther est entré dans la paix lorsqu’il a découvert que ce ne sont pas les œuvres qui justifient mais la foi. Le Saux cherche certes à saisir, mais il est brûlé par la certitude que Dieu est son fond. Lorsqu’il est saisi, il ne parle plus que de Dieu, avec grande beauté. Dans les dernières pages de son Journal, après l’infarctus, il est enfin réconcilié avec lui-même. Mais il parle encore de lui-même, il analyse son vécu. C’est d’autant plus frappant que ce n’est pas l’habitude des « êtres réalisés » : le sannyâsî ne parle qu’à Dieu, de Dieu, ou pour Dieu. Certains considèrent cette crise cardiaque de juillet 1973 comme le moment de la « réalisation » de Le Saux. Il me semble plus juste d’en parler, ainsi qu’il le fait lui-même, comme d’« une merveilleuse aventure spirituelle ».

5 La prière dans l’advaita

Le Saux distingue deux attitudes dans l’abord de la prière : la recherche d’un contenu de conscience ou celle d’un état de conscience22. La première lui paraît celle du juif et du chrétien : ils accablent Dieu de leur personne. La seconde lui paraît celle de l’hindou : il « se perd en soi, en Dieu. Sa prière c’est un regard, un enfoncement, une disparition, libération suprême »23. L’idée que l’on a de Dieu et de sa relation avec l’homme oriente certes toute entrée dans la prière. Mais peut-on opposer ou séparer états et contenus ? Les vérités perçues de Dieu ne sont rien si elles ne sont pas vivantes en nous ; les états ne sont rien s’ils ne sont pas liés à une connaissance de Dieu. L’état de paix provoqué par une technique de méditation ou une drogue n’est pas prière. Le vide auquel mène le yoga n’a pas de valeur en lui-même mais comme accueil de Dieu. Il est le silence en lequel on accepte que tout est don. On ne maîtrise pas, on est simple confiance, on se perd soi-même, mû par l’Esprit. De même la cessation de toute pensée est abandon à Dieu dans le renoncement non point à l’intelligence mais à l’agitation de l’esprit.

Lorsque le chercheur (sâdhaka) n’a pas d’autre recherche que Dieu, vouloir « Dieu en direct » n’est pas prétention à se saisir de Dieu mais refus de ce qui peut détourner de lui. L’hindou a le vif sentiment que Dieu est, sans attributs, qu’il est différent de nos concepts et expériences. Les quelques chercheurs qui s’engagent dans le chemin de la connaissance le font généralement avec un Guru. Celui-ci n’est pas un médiateur ; il est l’homme qui, par sa vie, ne cesse de pointer le doigt vers Dieu caché au fond du cœur de chacun.

L’advaitin cherche Dieu au fond de soi : concentration non pas sur l’ego mais sur cet au-delà de l’ego, inconnu. Sans doute court-il le risque de confondre Dieu avec le temple qu’est le fond de lui-même. Mais on ne peut, à partir de là, arguer que la prière chrétienne est meilleure. La valeur de la prière ne se mesure pas à l’aune d’une méthode. Le « Je suis » de l’advaitin, énoncé et surtout manifesté dans l’humilité, est action de grâces au Dieu auquel le chrétien s’adresse comme à un Tu. Pour le chrétien, le mystère du deux et du non-deux ne se résout que dans l’adoration du Abba. Le Dieu auquel on ose dire « Père » est aussi le Dieu dont le nom dépasse tout nom. Il est un Dieu qui ne se rencontre que dans le silence du cœur. La parole se résout en silence, le silence exulte en paroles. Le Dieu connu et le Dieu inconnu est le même. « Ces contemplatifs contemplent-ils Dieu ou leur silence ? » L’advaitin s’offre au feu de Dieu. Connaître Dieu et connaître le fond, le soi, sont un seul et même acte.

Advaita et christianisme ne peuvent être réduits l’un à l’autre. Leurs présupposés philosophiques sont incompatibles. Cependant, le chrétien a beaucoup à recevoir de l’advaitin. Celui-ci lui rappelle que Dieu est un feu dévorant. À la certitude que peut avoir le chrétien de connaître le vrai Dieu l’advaitin répond que Dieu ne se possède pas et que tout est à abandonner pour le suivre. Il témoigne de la valeur de l’intériorité. De l’advaitin, le chrétien a à réapprendre qu’il est fait Dieu.

Conclusion

Qu’est-ce qui a permis à Henri Le Saux de tenir ensemble, certes en tension, christianisme et advaita ? Quel est le message d’une telle démarche ? Nous avons relevé la place fondamentale qu’y occupe l’expérience subjective en même temps que la volonté de dépasser le rationnel. La Révélation y est d’abord révélation personnelle de Dieu. Cette révélation l’emporte sur la Révélation que le croyant reconnaît dans les Écritures. Ainsi la quête de l’Absolu semble se faire selon deux démarches opposées : la démarche de foi, la démarche d’expérience. La première serait religieuse, la seconde mystique. Le religieux appartiendrait davantage au chrétien, le mystique à l’advaitin. Cette dichotomie caractérise le monde moderne. La subjectivité y est d’autant plus exacerbée que les repères sociaux s’estompent. Il est donc vital pour chacun de chercher une harmonie avec lui-même. La quête de Dieu, de l’Absolu, s’inscrit dans cette perspective. Le Saux l’a noté à maintes reprises : pour bien des occidentaux l’archétype « theos » n’est plus disponible alors que la quête du Mystère reste vive. La foi ne peut plus être reçue comme un héritage culturel ou familial. Plus que de comprendre on exige d’expérimenter ; on veut être, vivre. Certes, le subjectivisme peut mener à l’égocentrisme, aux dérives sectaires. Il est aussi une interpellation faite aux religions, une chance offerte si elles sont attentives aux attentes de notre temps.

Le Saux n’a pas été seulement un pionnier du dialogue interreligieux et un initiateur du mouvement des ashrams chrétiens. En remettant en question la foi chrétienne — ou du moins ses formulations — il appelle à un approfondissement et une purification de cette foi. L’ambiguïté de certaines de ses affirmations souligne des erreurs ou des confusions encore fréquentes dans le christianisme. Parmi elles, une compréhension du rapport expérience-foi en termes d’opposition. Foi et expérience se nourrissent plutôt l’une l’autre. Ce que Jésus rejette, c’est le savoir clos sur lui-même, qui mesure plutôt qu’il n’accueille. Loin de rejeter l’expérience, il en offre l’occasion en accomplissant des signes. Il n’y a de véritable expérience de Dieu que s’il y a révélation de Dieu et si cette révélation est reçue. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ». Le Saux souligne que Dieu ne peut être connu que s’il se révèle au fond du cœur de l’homme. Cela nous appelle à ne pas rétrécir la Révélation à un corpus scripturaire sans relation avec notre vie. Les Écritures révélées sont le témoignage d’hommes auxquels Dieu s’est révélé. Elles sont vivantes.

Quelques interpellations d’Henri Le Saux

Le Saux nous rappelle que la cause de Dieu et la cause de l’homme sont inséparables. Il est essentiel de dire à l’homme contemporain sa valeur profonde. Essentiel de rappeler que Dieu est plus grand que ce qu’on peut penser de lui. Il est « superior summo meo » mais aussi « interior intimo meo ». Il habite le fond de chacun de nous. Le Dieu auquel nous croyons n’est pas l’Être qui se suffit à lui-même mais un Dieu au service de l’homme, « à genoux devant l’homme ». Il est le Dieu de la vie. « Rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, ni la vie, ni la mort, ni les tribulations, ni même le péché ». Encore faut-il offrir la possibilité de faire l’expérience que la foi fait vivre, qu’elle structure et unifie les personnalités. Cela ne se peut que si nous entendons que l’Évangile, c’est maintenant, aujourd’hui. Le « pas encore » de la venue eschatologique du Fils de l’homme ne doit pas effacer le « déjà là ». L’insistance sur le passé ou sur l’avenir risque de réduire la Révélation à un savoir, une idéologie.

Le Dieu qui est « aujourd’hui » est un Dieu qui habite toute notre vie. Le Saux rappelle l’urgence de la prière qui enracine dans la Présence de Dieu. Action et contemplation ne pourraient être séparées ni hiérarchisées. Lorsque Le Saux dit que l’important n’est pas de nommer le Mystère mais de l’être, il appelle à ne pas séparer l’intelligence et le cœur. Tout ce qu’on peut dire de Dieu n’est rien auprès de la révélation de Dieu à l’intérieur, disait saint Thomas d’Aquin à la fin de sa vie. Et saint Ignace : ce qui compte c’est de goûter de l’intérieur. Le Saux a raison de proclamer que, si le mystère trinitaire ne me révèle pas ma propre profondeur, il n’est rien pour moi. Le christianisme est d’abord une expérience à vivre, une voie.

L’Église a beaucoup rappelé aux hommes leur condition pécheresse, leur incapacité de bien agir sans Dieu. Cela est vrai. La plupart des hommes cependant ont conscience de leur misère, de leur indignité. Le monde a besoin d’entendre la gratuité de Dieu, la profondeur de son amour. Comme l’enfant prodigue dont le père était fou d’amour, les hommes de notre temps ont besoin d’entendre dire qu’ils sont les enfants de Dieu, créés à son image, destinés à partager sa vie. Ils ont besoin d’accepter leur filiation dans le Fils. Dans son émerveillement pour le mystère théandrique qu’est chaque homme, Le Saux nous rappelle que nous ne sommes pas hors de Dieu. II invite donc à reconsidérer la place que nous donnons au Christ dans la Révélation de Dieu, à réfléchir à ce que signifie pour nous l’unicité du Christ. Nous risquons d’en faire une idole, une unicité d’excellence et de domination.

Le dialogue interreligieux a aussi conduit Le Saux à poser la question du lien entre Jésus et l’Esprit. Il a pressenti, sans savoir la formaliser, l’importance d’une christologie pneumatologique. De même, il invite à davantage articuler Création, Rédemption, Révélation dans une perspective unique de Salut. Si la christologie est pensée en termes de kairos, de maintenant, la Résurrection, elle aussi, doit être pensée autrement, non pas en vue d’un « après », ni comme symbole, mais comme victoire liée à une kénose. Par sa mort et sa Résurrection Jésus a vaincu tout ce qui appartient à la mort ; il l’a fait en perdant son individualité et ainsi il est devenu universel. L’Église ne peut avoir d’autre modèle.

Le message de l’Inde aux chrétiens

C’est essentiellement un message d’intériorité. Voilà ce qu’y apprit Le Saux, lui dont la vie était pourtant celle d’un contemplatif. Pour l’Inde, et tout spécialement l’advaita, la quête de Dieu est une question de vie ou de mort. Les pratiques, quelles qu’elles soient, n’ont d’autre but que d’aiguiser le désir de Dieu.

La tradition du Guru, indispensable dans l’advaita, mal comprise des occidentaux, correspond à peu près à celle du staretz. Guide dans la voie du dedans, il apprend au disciple à entrer dans les chemins de la véritable prière, à laisser tomber ses images de Dieu pour s’abandonner à son action. Bien des chrétiens bénéficieraient d’une telle « initiation ».

La vie monastique (le sannyâsa) est, pour l’hindou, signe de l’appartenance radicale de chacun à Dieu. Elle est l’état de vie vers lequel s’oriente le vieil âge à moins que l’Absolu n’ait déjà invité à tout quitter dans la jeunesse. Un tel style de vie n’est pas possible dans nos pays. Cependant, l’homme moderne a besoin que l’Église lui offre un projet de vie, des références qui lui permettent de dépasser les subjectivismes.

L’Inde, en mettant l’accent sur l’immanence de Dieu, nous rappelle son éternelle nouveauté. Dieu est présent en toute chose par le fait que sa création, bien qu’autre que lui, n’est pas en dehors de lui. L’Inde nous rappelle notre vocation, annoncée si clairement par saint Paul et saint Jean : « Dieu et l’homme sont certes deux, mais le projet divin est qu’ils soient un. Ce qu’ils seront un jour, ils peuvent l’être dès ici-bas par la foi en Celui qui, par nature, est un avec Dieu, puisqu’il est à la fois Dieu et homme »24.

Le mystère de la lîlâ divine invite à ne pas figer Dieu dans l’idée que nous en avons. Le jeu de Dieu est sa souveraine liberté, mystère de gratuité qui nous dépasse et appelle le fiat. Entrer dans le jeu de Dieu c’est relativiser — non pas nier — l’importance que nous donnons à nos histoires et à l’Histoire. Entrer dans « le jeu de la conscience divine » est paix qui naît de la confiance.

L’advaita « nous aide à voir en Dieu non pas un “Il” ou même un “Tu” mais un “Je” plus profond »25. Il définit Dieu comme Sat-Chit-Ânanda (Existence-Conscience-Béatitude). « Le christianisme est tragique » déplorait Le Saux, car il oublie trop que la joie est un fruit de l’Esprit : Dieu donne une joie imprenable parce qu’il est Joie, Béatitude, Félicité.

* * *

Tous ceux qui pratiquent le dialogue interreligieux peuvent témoigner de sa richesse pour leur propre foi. Elle est purifiée, approfondie par le partage. Souvent, comme nous l’avons vérifié dans la rencontre de l’hindouisme et du christianisme, certains aspects de notre foi nous sont révélés par ceux de nos frères et sœurs qui ne la partagent pas et nous découvrons dans l’action de grâce que l’Esprit travaille en chaque enfant du même Dieu. Il y a un unique plan de salut à découvrir petit à petit. Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare : tous les hommes ont été élus dans le Christ dès avant la création du monde.

Notes de bas de page

  • * Je remercie le p. Jacques Scheuer, sj, pour son précieux soutien et sa participation essentielle dans l’élaboration de cet article.

  • 1 H. Le Saux, La Montée au fond du cœur. Le journal intime du moine chrétien-sannyâsî hindou, intr. R. Panikkar, Paris, ŒIL, 1986 (désormais J.).

  • 2 Id., Initiation à la spiritualité des Upanishads : Vers l’autre rive, Sisteron, Présence, 1979, intr. O. Baumer.

  • 3 Id., J., p. 95 (30.3.1953).

  • 4 Ibid., p. 261 (24.5.1958).

  • 5 Id., Intériorité et Révélation : essais théologiques, Sisteron, Présence, 1982, recueil d’articles, p. 141.

  • 6 Ibid., p. 279.

  • 7 Ibid., p. 298.

  • 8 Id., Sagesse hindoue, mystique chrétienne : du Vedanta à la Trinité, Paris, Centurion, 1965, (1962), 2e éd. 1991, traduite du texte anglais sur lequel H. Le Saux travaillait avant de mourir, préf. J. Dupuis, p. 45.

  • 9 Ep 2,16.

  • 10 H. Le Saux, J., p. 143 (29.7.1955).

  • 11 1 Co 12,4-6.

  • 12 H. Le Saux, Intériorité et Révélation (cité n. 5), p. 120.

  • 13 Id., Sagesse hindoue… (cité n. 8), p. 191.

  • 14 Jn 1,18.

  • 15 Jn 10.

  • 16 H. Le Saux, La rencontre de l’hindouisme et du christianisme, Paris, Seuil, 1966 (1963), p. 122.

  • 17 1 Co 12,3.

  • 18 H. Le Saux, Éveil à soi, éveil à Dieu. Essai sur la prière, Paris, Centurion, 1971 ; Paris, Seuil, 1984 ; Paris, Œil, 1986 (1967).

  • 19 H. Le Saux, La rencontre de l’hindouisme et du christianisme… (cité n. 16), p. 61-62.

  • 20 Id., Intériorité et Révélation (cité n. 5), p. 142.

  • 21 H. Le Saux, La rencontre de l’hindouisme et du christianisme… (cité n. 16), p. 56.

  • 22 Id., J., p. 190 (5.7.1956).

  • 23 Ibid., p. 190 (19.7.1956).

  • 24 X. Léon-Dufour, « Ouvertures johanniques sur la mystique », Christus 162 (1994), p. 188.

  • 25 M. Amaladoss, « Théologie indienne », Études (mars 1993), p. 350.

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