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Philosophes et théologiens en alliance dans un nouvel âge de l’humanité

X. Dijon s.j., La religion et la raison. Normes démocratiques et traditions religieuses, Paris, Cerf, 2016, 13×21, 326 p., 24 €. ISBN 978-2-204-10589-7

Antoine Guggenheim

Xavier Dijon, jésuite et professeur émérite de l’Université de Namur, ancien membre du Comité consultatif de bioéthique de Belgique, se met à l’écoute de philosophes contemporains pour analyser en théologien les besoins de sens des démocraties européennes et discerner les orientations de la mission de l’Église au xxie siècle. Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry d’abord, mais aussi Marcel Gauchet ou Michel Henry, cités dans l’ouvrage, conjuguent la double particularité d’être de vrais universitaires, par la profondeur de leur engagement intellectuel, et des témoins de leur temps, par leur solidarité intellectuelle et humaine avec les questions de société.

L’auteur les fréquente assidument et publie d’ailleurs ici (partie iii) une reprise élargie de sa contribution au colloque organisé par Jean-Marc Ferry à l’occasion de la Chaire qu’il préside à l’Université de Nantes : « L’Europe et ses religions : la question d’un espace post-séculier » (2013). Il parle une langue aisément accessible aux lecteurs habitués aux publications théologiques, limitant ses emprunts aux auteurs qu’il cite à l’exposé de leurs intentions philosophiques et de leurs attentes envers les Églises et les religions, et laissant volontairement de côté les outils conceptuels, souvent techniques, de leurs débats.

Le plan de l’ouvrage, soigneusement construit, épouse ce projet : état des lieux du débat politique, principalement en France, sur la « laïcité » et la Foi, sur les transformations des conceptions du corps individuel et du corps social, y compris dans leurs traductions juridiques et normatives (p. 15-68). Relecture dans ce contexte des ressources doctrinales et éthiques du christianisme et du catholicisme, à partir des Écritures bibliques et de leur interprétation par la tradition ecclésiale (p. 71-217). Apport de la religion à la raison publique (p. 225-288). La conclusion de cette troisième partie doit être considérée comme la conclusion de l’ouvrage entier (p. 275-288). Elle retiendra particulièrement l’attention du lecteur attentif à l’enseignement du pape et elle apportera des ouvertures pour la mission de l’Église et pour sa réforme, à l’heure de ce que le pape François appelle un « changement d’époque ».

La première partie introduit le lecteur au débat politique, épistémologique et métaphysique que Xavier Dijon, à l’écoute des attentes de ses philosophes, discerne au cœur de notre modernité. Corps personnels et corps sociaux sont aujourd’hui divisés entre des tendances contradictoires, et les idéaux de liberté et d’égalité, tels que les Lumières les ont promus, semblent trop abstraits pour reconstruire une unité humaine à travers cette diversité et grâce à elle.

Les religions, et singulièrement le christianisme, ne sont-elles pas porteuses d’un message d’unité de la chair et de l’esprit, de la société et de l’histoire ? Pour peu qu’elles parlent le langage de ce temps, et s’engagent dans le service des plus fragiles d’entre nous, ne peuvent-elles pas faire rayonner dans l’espace public le sens et la valeur du lien personnel et du lien social à reconstruire ? « Les sociétés démocratiques, et plus encore les sociétés cosmopolites à venir » ne sont-elles pas « prédisposées » comme jamais, « du point de vue sociologique », à « une appropriation, une intériorisation de l’amour » chrétien1 ?

La deuxième partie réfléchit aux ressources du christianisme, pas seulement du catholicisme, en son histoire doctrinale, morale et pastorale. On peut lire ces pages, sans les réduire à cela, comme une apologétique désintéressée qui recherche dans « l’hôpital de campagne » de la tradition chrétienne, pour reprendre les mots bien connus du pape, que l’auteur ne cite pas ici, les remèdes à poser sur les plaies de la modernité.

L’Église n’en ressort pas glorifiée – ce n’est pas le but – mais justifiée dans sa légitimité d’experte en humanité et interrogée sur sa capacité à comprendre et à exprimer le trésor qui lui est confié. Les points centraux d’attention de Xavier Dijon sont la valeur de la métaphysique, relue selon un « réalisme critique », le mystère d’Israël et le mystère des nations, creuset du dynamisme eschatologique de l’histoire, l’incarnation et la résurrection du Christ, confirmant le lien entre chair et esprit, entre aventure individuelle et solidarité universelle, et l’eucharistie, sacrement de l’unité dans la diversité avec soi et avec les autres.

La troisième partie essaye de tenir le fléau de la balance entre les attentes des philosophes vis-à-vis de la Foi et les attentes de la Foi vis-à-vis de la raison, identifiée avec la philosophie. Parfois, il en résulte une sorte de juxtaposition, voire de court-circuit, entre affirmations magistérielles et réflexions philosophiques, déterminations politiques et témoignage religieux. Ni les sciences sociales et humaines, ni les instances du cœur, de l’affectivité et des passions ne sont suffisamment présentes, me semble-t-il, ce qui, pourtant, irait dans le sens recherché de l’unité dans la diversité de la Foi et de la Raison, du corps individuel et du corps social.

On verrait ainsi s’ouvrir un nouveau rapport de type relationnel, et non hiérarchique, entre Foi et Raison, en sortant définitivement du divorce ou du refoulement moderne et de la fusion ou de la soumission médiévale. L’écoute et l’accompagnement nécessaires des acteurs du renouveau de la théologie musulmane, qui est une de nos missions quand nous pensons les relations de la religion et de la raison aujourd’hui en Europe, ouvrent des voies inexplorées pour un approfondissement de la théologie chrétienne.

Le contexte moderne du dialogue interreligieux change la problématique théologique elle-même : c’est aussi cela que les philosophes, et les politiques, quand ils sont sensés, demandent aux théologiens et aux religieux de comprendre pour participer à l’élaboration du bien commun. C’est peut-être le grand acquis de la modernité en théologie, auquel Vatican ii a donné un contenu ecclésiologique et christologique dans Dignitatis humanae, et dont la loi de 1905 en France est devenue, avec le temps, l’expression juridique.

Benoît xvi y est revenu de nombreuses fois, en particulier lors de son grand discours à Assise pour le 25e anniversaire de la rencontre voulue par saint Jean-Paul ii. Les religions accomplissent mieux leur tâche quand elles cherchent la vérité en compagnie d’hommes et de femmes dont l’agnosticisme ouvert est une source pour tous de justice et de paix :

À côté des deux réalités de religion et d’anti-religion, il existe aussi, dans le monde en expansion de l’agnosticisme, une autre orientation de fond : des personnes auxquelles n’a pas été offert le don de pouvoir croire et qui, toutefois, cherchent la vérité, sont à la recherche de Dieu. Des personnes de ce genre n’affirment pas simplement : « Il n’existe aucun Dieu ». Elles souffrent à cause de son absence et, cherchant ce qui est vrai et bon, elles sont intérieurement en marche vers Lui. Elles sont « des pèlerins de la vérité, des pèlerins de la paix ». Elles posent des questions aussi bien à l’une qu’à l’autre partie. Elles ôtent aux athées militants leur fausse certitude, par laquelle ils prétendent savoir qu’il n’existe pas de Dieu, et elles les invitent à devenir, plutôt que polémiques, des personnes en recherche, qui ne perdent pas l’espérance que la vérité existe et que nous pouvons et devons vivre en fonction d’elle. Mais elles mettent aussi en cause les adeptes des religions, pour qu’ils ne considèrent pas Dieu comme une propriété qui leur appartient, si bien qu’ils se sentent autorisés à la violence envers les autres2.

Les douze dernières pages de l’ouvrage me semblent extrêmement intéressantes et stimulantes. La générosité et la nécessité de la démonstration qui les précèdent ne doivent pas faire négliger la créativité de cette conclusion, où les formules heureuses abondent. Elles posent le principe d’une nouvelle alliance, ou d’un nouvel humanisme où théologiens et philosophes s’allient dans une parole humble et écoutante, en un « nouvel âge de l’histoire humaine », comme le voit d’avance Vatican ii. Ni dénigrement, ni orgueil, mais confrontation et dialogue pour une responsabilisation mutuelle – en entreprise, on parlerait d’empowerment !

Les difficultés présentes du monde et celles de l’Église ne s’identifient pas, mais elles ont une racine commune, racine plantée dans le futur : les questions que pose à tout ce qui vient du passé l’avenir de l’humanité. Celui-ci est, pour la première fois, entièrement commun au globe. La mutation actuelle concerne tous les peuples et toutes les civilisations. Elle ne peut devenir l’occasion d’une nouvelle renaissance que pour tous et chacun ensemble. Un monde ouvert, interrogé dans ses ressources spirituelles les plus fondamentales par le nucléaire, la génétique, la neurologie, l’informatique, la finance, et toutes les techniques qui les rendent puissantes, demande un rassemblement des ressources et des énergies capables de penser, d’illuminer et d’orienter le présent et l’avenir.

Foi et Raison sont trop imbriquées entre elles pour que leur reconfiguration, à notre époque, n’entraîne pas des transformations profondes dans l’art de comprendre et de vivre le christianisme, de servir le Christ et de gouverner l’Église. C’est un changement bicentenaire, par rapport aux Lumières et à la sécularisation, et millénaire, qui appelle une nouvelle réforme grégorienne.

L’attente profonde de la société à l’égard de l’Église, quand elle est fidèle à son Seigneur, signifie plus qu’une détresse de la Raison moderne se tournant vers son passé chrétien : la Foi. C’est un appel du Christ à recommencer, à renaître comme humains et comme chrétiens.

Beaucoup comprennent le sens des paroles et des gestes de Jésus de Nazareth et ont le cœur brûlant de l’entendre, sans croire ce que nous croyons de Lui. Le Christ nous parle aussi en eux : c’est la base de l’humanisme chrétien, dont parle le pape François, et c’est le chemin de l’Église, hors duquel elle ne peut se croire le corps du Christ. Car selon la raison et selon la foi, nous savons et nous croyons que le plus court chemin de l’homme à l’homme, c’est Jésus (cf. p. 287).

On peut dire qu’aujourd’hui, nous ne vivons pas une époque de changements, mais plutôt un changement d’époque. Les situations que nous vivons aujourd’hui lancent donc de nouveaux défis qui sont même parfois difficiles à comprendre pour nous. Notre temps demande de vivre les problèmes comme des défis et non comme des obstacles : le Seigneur est actif et à l’œuvre dans le monde. Sortez donc dans les rues et allez aux carrefours : tous ceux que vous trouverez, appelez-les, sans exclure personne (cf. Mt 22,9). Surtout, accompagnez ceux qui sont restés au bord de la route, « les boiteux, les estropiés, les aveugles, les sourds » (cf. Mt 15,30). Où que vous soyez, ne construisez jamais de murs ni de frontières, mais des places et des hôpitaux de campagne3.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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