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La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique1

Jean-Pierre Sonnet s.j.
S’il y a une patrie pour l’Europe, elle est herméneutique et elle se trouve liée à la capacité des Européens de se souvenir de toutes les « histoires » qui font son origine, dont celle de la Bible. L’intrigue biblique fondamentale — le rapport d’Israël et des Nations — traverse l’espace et le temps de l’Europe, et l’héritage biblique est profondément inscrit dans la conscience que l’Europe a d’elle-même. La culture européenne prolonge en effet une hiérarchisation éthique du réel à partir de la personne humaine, et dans l’autonomisation des sphères de la vie sociale, qui a son point de départ dans l’Ancien et le Nouveau Testaments.

I L’Europe dans la Bible, la Bible en Europe

Si l’Europe est « biblique », si elle entre en scène dans la Bible, c’est à la manière d’un protagoniste de la onzième heure. C’est au dernier acte ou presque, en effet, que l’Europe s’invite sur scène — une scène centrée jusque là sur un autre théâtre historique, celui du Proche-Orient ancien, entre Égypte et Mésopotamie. Lors du deuxième voyage missionnaire de Paul, l’« Esprit de Jésus » guide l’apôtre et Silas de manière paradoxale, empêchant leur passage en Asie et en Bythinie, avant qu’un appel retentisse dans la vision nocturne dont bénéficie Paul à Troas : « Un Macédonien lui apparut, debout, qui lui faisait cette prière : “Passe en Macédoine, viens à notre secours !”. À la suite de cette vision de Paul, nous avons immédiatement cherché à partir pour la Macédoine, car nous étions convaincus que Dieu venait de nous appeler à y annoncer la bonne nouvelle » (Ac 16,10-12).

En passant en Macédoine, Paul a-t-il fait, comme l’a écrit un exégète, « Der Schritt nach Europa », le pas vers l’Europe2 ? Non pas vers l’Europe moderne, dans la conscience qu’elle a d’elle-même aujourd’hui, mais vers ce qui est l’un de ses berceaux, le monde grec, dont Paul foule le territoire historique. Ce deuxième voyage (comme le troisième d’ailleurs) passera par Philippes, Thessalonique et Corinthe, où naîtront des communautés chrétiennes, tant et si bien qu’une partie du corpus épistolaire paulinien a son destinataire dans ce qui s’appelle aujourd’hui l’Europe — les lettres aux Philippiens, Thessaloniciens et Corinthiens, sans oublier la lettre aux Romains. Paul le Pharisien passe sur le territoire grec mais va également au devant du génie grec — que l’on songe au discours à l’Aréopage d’Athènes ou à tant de développements de ses lettres. Paul épouse le point de vue grec — « Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants », écrit-il (Rm 1,14) — avant de faire appel également au génie juridique romain lorsque, arguant de son statut de citoyen romain (Ac 22,25-29), il en appelle à l’empereur (Ac 25,10-11). « Tu en appelles à l’empereur : tu iras devant l’empereur » (v. 12), décide le procurateur Festus. Dans l’intrigue des Actes des Apôtres, ce sont là autant d’événements providentiels. Le Ressuscité, dans son « discours programme » de l’Ascension, destinait les apôtres à devenir « [ses] témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8). Les étapes grecques et romaines sont les étapes obligées de ce passage à l’universel. Elles le sont sur un mode paradoxal, puisque Paul est éconduit à Athènes et prisonnier à Rome — un prisonnier qui peut toutefois annoncer la Parole « avec une entière assurance et sans entrave » (Ac 28,31). Dans l’histoire, au-delà du récit, les étapes grecques et romaines furent en effet la caisse de résonance et le tremplin de la Parole évangélique jusqu’aux extrémités de la terre.

Le pas vers l’Europe, Paul n’est pas le seul à l’avoir fait ; il n’est même pas le premier à avoir emporté avec lui le « monde » biblique dans ce nouvel espace. Des Juifs ont fait ce pas avant lui. La communauté juive à Rome remonte ainsi au 2e siècle avant le Christ (ainsi que l’attestent d’anciennes catacombes), et le Juif Philon d’Alexandrie, qui est venu à Rome en l’an 40 de notre ère, raconte comment le statut des Juifs y a été garanti par l’empereur Auguste, qui leur a permis notamment d’étudier la loi juive plutôt que le droit romain3. Les communautés juives sur le pourtour de la Méditerranée se sont rapidement doublées de communautés dans l’arrière-pays, notamment le long du Rhône et du Rhin. Dans la conscience juive, l’espace européen est devenu une extension de l’espace biblique, à tel point que certaines régions ont reçu des noms bibliques : Ashkénaz, Sépharad, Tsarfat. Ashkénaz est en fait le fils de Gomer, fils de Japhet, fils de Noé (Gn 10,3). Dans l’atlas que se donne la Bible, Japhet désigne les peuples vivant à l’ouest et au nord des Sémites, et Ashkénaz désigne probablement les Scythes en Arménie ; dans la tradition juive, Ashkénaz en est venu à désigner le père des peuples d’Europe, et son nom a été attaché à l’Europe de l’Est — patrie des Juifs dits ashkénazes. Le nom Sépharad apparaît au v. 20 du prophète Abdias :

« Et les déportés, cette armée des fils d’Israël, posséderont le pays des Cananéens jusqu’à Sarepta, et les déportés de Jérusalem qui sont à Sépharad posséderont les villes du Négeb ». Originellement, Sépharad désigne vraisemblablement une ville d’Asie mineure (Sardes, en Lydie), mais le nom a été associé par la tradition rabbinique à l’Espagne — patrie des Juifs sépharades. Le même verset d’Abdias mentionne un autre lieu biblique, celui de Tsarfat ou Sarepta, ville du Liban située au sud de Sidon et au nord de Tyr, où habita la veuve qui nourrit le prophète Élie (voir 1 R 17,9-24). Recyclé, ce nom en est venu à désigner la France (du nord), appelée donc Tsarfat. Dans la conscience juive, l’Europe devient ainsi une extension de la scène biblique, où se joue le rapport d’Israël et des Nations. Irrécusable présence juive, dès lors, dans une Europe qui s’est pensée comme « chrétienté », mais n’a jamais pu se totaliser comme telle : même lorsque la société européenne se confondait, ou presque, avec l’Église, elle a toujours connu l’autre de l’Église en son sein. Lors de la récente célébration des quarante ans de la déclaration conciliaire Nostra Aetate à Bruxelles, Mgr André Vingt-Trois, archevêque de Paris, a eu des mots très justes : « On peut discuter autant que l’on veut sur les racines concrètes de l’Europe comme entité géographique, comme réalité culturelle, comme construction politique. Mais il est indéniable que les pays qui, de près ou de loin, relèvent de l’Europe ont tous connu dans leur histoire le peuple juif, en raison de la présence de populations juives en leur sein et aussi parce que, marqués par le christianisme, leur culture s’articule nécessairement avec le judaïsme »4.

Il y a là un phénomène que Rémi Brague a mis en relief dans un ouvrage suggestif, intitulé Europe, la voie romaine5 ; il en a repris l’argument dans un article intitulé « Le christianisme comme forme de la culture européenne »6 : « Le christianisme a cette particularité qu’il comporte au plus intime, dans la structure même qui le définit comme tel, la reconnaissance d’une dépendance par rapport à quelque chose d’autre, qui est l’Ancienne Alliance »7. Le christianisme « se distingue par une caractéristique unique : il reconnaît l’authenticité d’une religion qui l’a précédé, non pas telle qu’il la reconstruit, mais telle qu’elle s’atteste elle-même dans les Écritures qui sont celles du judaïsme avant d’être celles du christianisme. Il accepte la lettre de la Bible juive et en fait une partie intégrante de son livre sacré »8. Brague voit dans ce phénomène la « forme » de la culture européenne qui, dit-il, intègre toujours un rapport de reconnaissance à un autre qu’il faut respecter comme tel. Le rapport qui va du Nouveau Testament à l’Ancien s’est d’ailleurs greffé sur un rapport analogue, celui qui va de Rome à la Grèce : les Romains ont toujours trouvé leurs maîtres dans les Grecs ; Rome a toujours cultivé ses « classiques » grecs. C’est là ce que Brague appelle « la voie romaine », ou encore la « secondarité », cet « être second » par rapport à un classicisme à assimiler et à porter plus loin. Brague parle ainsi de « la conscience d’être des tard-venus et d’avoir à remonter à une source que “nous” ne sommes pas et qui n’a jamais été “nous” »9, et il ajoute : « Il y a là un modèle toujours valable : ce n’est que par le détour de l’antérieur et de l’étranger que l’Europe accède à ce qui lui est propre »10. En ce sens Dante Alighieri est européen à l’extrême lui qui, dans la Divine comédie, explore avec le Nouveau Testament les symboles de l’Ancien ainsi que ceux du monde antique grec et latin, et dont le premier guide est Virgile, l’alter Homerus, qui voulut offrir à Rome dans l’Énéide une épopée nationale capable de rivaliser avec l’Iliade et l’Odyssée. Ce « détour par l’antérieur et l’étranger », ce seront aussi toutes les cultures que l’Europe a passionnément étudiées, qu’il s’agisse de civilisations disparues comme l’Égypte ancienne ou la Mésopotamie, ou de civilisations vénérables et vivantes, comme celles de l’Islam, de l’Inde ou de la Chine. Cette forme qui la définit (la « secondarité »), soutient Brague, l’Europe la doit au christianisme : « Elle trouve sa cellule germinale dans le rapport entre Ancien et Nouveau Testament »11.

Il y a sans doute à ajouter ceci à la thèse de Brague : du fait de la présence du Juif en Europe, le rapport qui va du Nouveau à l’Ancien Testament ne s’est jamais réduit à un rapport conceptuel. À Narbonne et à Carpentras, à Troyes et à Paris, à Worms et à Mayence, le Juif, c’était non seulement le personnage dont parlait le livre, c’était aussi le voisin ; de ce voisin juif, le voisin chrétien a repris le livre, qu’il appelle Ancien Testament. Ainsi que le souligne Paul Beauchamp, « les Juifs n’ont rien pris aux chrétiens et, au contraire, les chrétiens ont pris une peau qui n’était pas la leur »12. Beauchamp fait ici référence à la scène en Genèse 27 où Jacob se fait bénir en prenant sur lui, pour ainsi dire, la peau de son frère Ésaü. Les chrétiens ont fait de même en prenant sur eux « une peau qui n’était pas la leur » — ils se sont fait bénir dans le Christ en prenant sur eux la peau, le parchemin, le texte de l’Ancien Testament. Mais, ajoute Beauchamp, il est « absolument impossible de prendre sur soi ces mots bibliques, la parole séculaire de l’autre, à la manière d’un vêtement sans se sentir concerné, touché par sa vie »13. Dans cette Écriture partagée, entre voisins juifs et chrétiens, un rapport vital s’est donc joué, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, ce sera, par exemple, au 12e siècle, la démarche des Victorins s’enquérant des interprétations du commentateur juif Rashi de Troyes. Le pire, ce seront, par exemple, les pogromes qui jalonnent la route de la première croisade vers la Terre Sainte, et auxquels Rashi fait écho avec tristesse dans son commentaire. L’Europe se maintient bien difficilement à la hauteur du rapport à l’autre qui la constitue.

Bref, en raison du « pas vers l’Europe » qu’ont fait Paul et, avant lui, la diaspora juive, l’intrigue biblique la plus fondamentale — le rapport d’Israël et des Nations (voir Gn 12,1-3) — traverse et l’espace et le temps de l’Europe. La création du ghetto de Venise en 1516 et celle du ghetto de Varsovie en 1940 en témoignent : l’Europe « coince » sur le scénario biblique du peuple élu, et règle son compte sur le mode de l’odieux à cet autre inassimilable, présent sur son territoire. L’intrigue biblique du rapport d’Israël et des Nations a ainsi reçu des prolongements dramatiques dans l’Europe chrétienne, de manière anti-évangélique, avant que l’Europe néo-païenne n’y ajoute une version barbare. Le livre d’Esther a trouvé une actualisation tragique à l’époque nazie, à l’échelle de toute l’Europe. Haman, le « chancelier » qui, dans le livre d’Esther, planifie l’extermination des Juifs, convainc le roi Assuérus par le discours que voici : « Il y a un peuple dispersé et vivant à part au milieu des peuples dans les provinces de ton royaume. Leurs lois diffèrent de celles de tous les peuples, et les lois du roi, ils ne les observent pas. Il n’est pas dans l’intérêt du roi de les laisser tranquilles. S’il plaît au roi, que soit donné par écrit l’ordre de les faire périr » (Est 3,8-9). Si des mots de la Bible habitent la géographie de l’Europe, d’autres mots habitent aussi à jamais son histoire : les mots d’Holocauste, lié au livre du Lévitique, et de shoah, tiré notamment du livre de Job (30,3.14 ; 38,27), où il désigne un cataclysme aveugle. Parce qu’il désigne un sacrifice sans reste, le mot « holocauste » n’est bien sûr pas approprié : grâce à Dieu et grâce à des Européens, et parmi eux nombre de chrétiens inspirés par la Bible, il y eut des survivants. Ce sont notamment des rescapés de la Shoah qui ont inauguré à Berlin, le 10 mai 2005, le « Mémorial aux Juifs d’Europe assassinés ».

II La Bible dans la conscience de l’Europe

La mémoire biblique inscrite dans la géographie et l’histoire de l’Europe nous demande de scruter également la part qu’a la Bible dans la conscience que l’Europe a d’elle-même. Conjoint aux indéniables héritages grec, romain et germanique, l’héritage biblique a en effet contribué à façonner la Weltanschauung et la conscience européennes, quoi qu’il en soit de ses propres amnésies. L’imprégnation biblique de l’« esprit » européen est l’œuvre d’innombrables agents, qu’on ne peut que saluer ici — évêques commentant l’Écriture, moines et commentateurs juifs, maîtres de la Sacra Pagina, glossateurs, philologues et traducteurs humanistes, philosophes et exégètes modernes, sans oublier les artistes et gens de lettres14. Cette imprégnation a notamment débouché sur la cristallisation d’un aspect particulier de la vision européenne qui est celui de l’autonomisation des sphères de la vie sociale (politique, législative, judiciaire, économique, scientifique, etc.) et de leur commune subordination à l’éthique. C’est là une double dynamique que la Bible, Ancien et Nouveau Testaments, contient en germe.

La culture européenne prolonge en effet une hiérarchisation éthique du réel qui a son point de départ dans la Bible. Les recherches de l’assyriologue américain Jacob Finkelstein, qui a mis en rapport le Code de l’alliance (Exode 21–23), le plus ancien code légal de la Bible, et des dispositions juridiques qu’on trouve au cœur de l’Europe médiévale, en Angleterre notamment, sont éclairantes à cet égard15. Ce faisant, Finkelstein entend combattre l’amnésie excluant de la mémoire occidentale la littérature légale du Proche-Orient ancien, mésopotamienne et biblique. Il est de coutume de faire dériver le droit occidental du droit romain, en y ajoutant, surtout dans le monde anglo-saxon, l’influence du vieux droit germanique ; une autre filiation est par contre généralement occultée, celle qui a son ancrage en Mésopotamie — berceau du droit — ainsi que dans la Bible16.

Le Code de l’alliance prolonge la grande tradition du droit cunéiforme, qu’on lit notamment sur la stèle d’Hammurabi (1752 avant notre ère) ou dans les lois d’Eshnunna, plus anciennes encore (vers 1850). Dans ces trois corpus, Finkelstein a comparé l’ordonnance des « articles » ou paragraphes légaux concernant un cas d’école (et une réalité quotidienne) dans le Proche-Orient ancien, celui du bœuf qui donne un coup de corne. Un cas d’école en effet, qui permet d’envisager toute une série de situations : le bœuf peut avoir encorné un autre animal, blessé, mortellement ou non, un homme, son propriétaire ou un tiers — homme libre, enfant ou esclave. Il peut s’agir d’un pur accident ou d’un défaut de négligence, l’animal étant réputé dangereux.

Finkelstein a remarqué que le code biblique introduit une distinction que les codes cunéiformes ne connaissent pas. Le Code de l’alliance a en effet organisé sa matière autour d’un pivot, en Ex 21,33, avant lequel il traite de bœufs encornant mortellement un être humain (v. 28-32) et après lequel il envisage le cas tout différent du bœuf (ou de l’âne) tombant dans une citerne laissée ouverte (à la suite de négligences) (v. 33-37). Si on remonte en amont de ce pivot et avant les lois sur le bœuf qui encorne, on découvre que le Code a traité jusque là du sort de l’esclave hébreu (v. 2-11), des crimes capitaux (homicide, rapt, atteinte aux parents) (v. 12-17), des coups et blessures contre des personnes (v. 18-27) ; si on descend en aval, après la loi sur le bœuf tombé dans la citerne, on découvre qu’il est question de vols (21,37–22,2), de dommages agricoles (v. 4-5), de dommages ou de pertes de bêtes louées (v. 6-14). La distinction qu’a introduite le Code de l’alliance, et que ne connaissaient pas les codes cunéiformes, est donc celle des personnes et des biens.

Le sort du bœuf est par ailleurs très éclairant dans la comparaison en question. Le droit mésopotamien ne s’intéresse pas au sort final du bœuf après un accident mortel. Dans le droit biblique, l’animal doit être lapidé dans tous les cas, qu’il ait encorné un adulte (v. 28.29), un enfant (v. 31) ou un esclave (v. 32), qu’il ait ou non la réputation d’être dangereux (cf. v. 28), que son propriétaire ait été ou non négligent (v. 29). Il est de plus interdit d’en manger la viande. Le rituel de la lapidation et l’interdit de la manducation manifestent qu’il y a eu transgression capitale de l’ordre hiérarchique créé inviolable et que cela demande une « réparation » de nature toute spéciale. Ce qui est grave en effet, c’est non seulement qu’il y ait eu mort d’homme, mais que l’agent en soit un animal domestique, normalement soumis à l’homme, selon l’ordre créé (voir Gn 1,26). La subversion est ici « contre nature », et fait de ce malheur une des abominations spéciales auxquelles est réservée la lapidation. Dans la suite de son enquête, Finkelstein passe en revue des dispositions juridiques sur le bœuf qui encorne, analogues aux prescriptions bibliques, dans l’Angleterre médiévale. À partir du 13e siècle, sous l’influence du droit canon et de la Bible, ont lieu des procès et des exécutions d’animaux ayant porté atteinte à la vie humaine : l’exécution de l’animal homicide repose sur la perception d’un écart à respecter entre l’homme et le reste du créé, dans un ordre cosmologique hiérarchiquement différencié, où l’homme est souverain parmi les vivants. Finkelstein soutient de la sorte que la conception de la valeur de la personne humaine prévalente dans la culture occidentale moderne correspond à celle du droit biblique, dont elle dérive par ailleurs.

Un autre chercheur, Moshe Greenberg, a prolongé cette enquête comparative17, en se centrant sur le droit pénal en cas d’homicide. Dans la tradition cunéiforme, l’homicide est puni tantôt par compensation financière, tantôt par condamnation à mort, et ce en fonction de la classe sociale de la victime18. Dans le contexte biblique, au contraire, l’homicide n’est jamais l’objet d’une transaction financière (quelle que soit la classe sociale de la victime) tandis que, de manière symétrique, le crime contre la propriété n’est jamais puni par l’exécution du voleur. Dans la Bible donc, dès qu’il y a eu mort non naturelle d’un homme, même non intentionnelle, il n’y a pas de compensation financière possible (voir notamment Nb 35,31-32). Ce serait d’ailleurs la pointe de la loi du talion « Vie pour vie » : la vie humaine n’entre pas dans des tarifications ; elle est sans prix, ou, si on veut, le seul prix imaginable pour une vie sans prix serait, par impossible, une autre vie. Cette distinction, soutient Greenberg, manifeste que le législateur biblique envisageait la propriété et la personne comme des catégories conceptuelles et légales distinctes. La compensation financière désigne la propriété comme finie et remplaçable ; le talion désigne la personne comme infinie et irremplaçable, c’est-à-dire unique. La distinction entre les deux catégories est absente dans le droit cunéiforme. La notion du sacré ou de la transcendance de la personne humaine, considérée comme « fin » en elle-même, qui sous-tend la pensée philosophique et légale européenne19, est ainsi un héritage de la pensée biblique. Il a sans doute fallu les lectures bibliques et talmudiques d’Emmanuel Lévinas, pour que la mémoire de l’Occident soit rafraîchie à ce propos20.

La transcendance éthique impliquée dans les lois bibliques se reflète dans leur contexte narratif. Où la loi est-elle donnée ? Dans le No man’s land du désert, terre de personne — c’est-à-dire d’aucun pouvoir politique. Quand est-elle donnée ? Bien avant l’entrée dans la terre et l’institution de la monarchie. Dans un temps et un lieu où resplendit la souveraineté d’un pouvoir autre que politique ou national — la souveraineté de Dieu seul21. Par ailleurs, cette transcendance n’annule pas la liberté de la partie humaine : l’alliance et la loi sont le lieu d’une ratification par le peuple (voir Ex 19,3-8 et 24,3-8). « Les traités et les collections légales », écrit S.M. Paul, « sont communs à travers le Proche-Orient ancien, mais il n’y a qu’en Israël qu’une collection légale fournit la matière d’un accord d’alliance entre la divinité et son élu »22. Il y a là un commencement radical dans l’histoire, au départ d’un arc qui va jusqu’au cœur des traditions qui ont fait l’Europe, ainsi que le manifeste le titre d’un ouvrage de François Ost, Du Sinaï au Champ-de-Mars23. Selon Ost, il est possible de tracer une ligne qui va du mont Sinaï, où Moïse transmet à Israël la loi de YHWH son Dieu, à la colline du Pnyx, sur les flancs de laquelle s’est organisée la démocratie athénienne, et de celle-ci au Champ-de-Mars, lieu symbolique du droit de la révolution française.

Avec la révélation du Sinaï, nous sommes bien évidemment en contexte d’hétéronomie — Dieu parlant « du haut des cieux » (Ex 20,22) —, mais Ost manifeste avec perspicacité qu’une dimension d’autonomie — de négociation et de ratification par le peuple — est également impliquée dans le récit, le peuple se donnant à lui-même la loi reçue de l’Autre (voir Ex 19,8 et 24,7). Baruch Spinoza affirmait déjà dans son Tractatus Theologicus Politicus (1670) que les Israélites dans le désert se sont comportés ut in democratia parce qu’ils ont accepté librement de transférer tous leurs droits à Dieu et non à quelque mortel que ce soit24. Remarquons combien la loi transmise par Moïse et destinée à être lue périodiquement aux oreilles de tous (voir Dt 31,10-12) assure sa « publicité » — sur la scène du récit comme dans le monde des lecteurs. « La publicité et non le secret », écrit encore Paul, « est le signe distinctif de la loi biblique, qui est proclamée ouvertement à toute la société et n’est pas réservée à une classe professionnelle de juristes, d’avocats, ou de juges »25. L’hétéronomie forte de la Bible s’accompagne ainsi d’une pensée réelle de l’autonomie — de la souveraineté du peuple dans sa ratification. De manière symétrique, poursuit Ost, les hauts lieux de l’autonomie de la loi — la colline du Pnyx et le Champ-de-Mars — incluent une dimension d’hétéronomie, qu’il s’agisse de l’irréductibilité des « lois non écrites » (songeons à Antigone) que les tragiques grecs se chargent de rappeler à la démocratie grecque26, ou de la transcendance du tiers qu’implique le contrat social (chez Rousseau, mais déjà chez Pufendorf et Locke)27.

Liée par le récit à une forme de souveraineté du peuple, l’hétéronomie biblique a également promu une pensée de la séparation des pouvoirs. Le Code deutéronomique (Deutéronome 12–26) — que l’historien Flavius Josèphe (37-100 de notre ère) a présenté comme une politeia, une « forme de gouvernement »28 — est à cet égard le lieu d’une innovation sans précédent. Daté de la fin du 7e siècle avant notre ère, ce code traduit un projet de réforme d’ensemble des structures de Juda — structures religieuses (la réforme est indissociable d’une centralisation du culte), politiques et judiciaires. Dans une étude publiée en 1971, Norbert Lohfink a montré que certains concepts-clés associés au gouvernement démocratique — la séparation des pouvoirs et la subordination de toutes les instances de gouvernement à la constitution ou à l’autorité de la loi — ont leur origine dans le code en question29. L’analyse de Lohfink a eu une fécondité étonnante, comme en témoigne un article récent de Bernard Levinson, intitulé « The First Constitution : Rethinking the Origins of Rule of Law and Separation of Powers in Light of Deuteronomy »30. Les chapitres 17 et 18 du Deutéronome passent en revue les différentes charges publiques : les cours de justice locales et leurs règles de procédure (Dt 17,2-7) ; la « cour suprême » au Temple de Jérusalem (v. 8-13) ; le roi (v. 14-20) ; le clergé (18,1-8) ; les prophètes (v. 9-22). « L’idée-clé de cette charte », écrit Levinson, « est qu’aucune branche de pouvoir n’est supérieure à l’autre ; chacune est plutôt subordonnée à la Torah deutéronomique »31. Cette réforme met notamment le judiciaire à l’abri de l’exécutif, le judiciaire étant retiré du prince, alors que l’exercice de la justice était la première prérogative du roi dans l’Orient Ancien. La seule tâche du roi que le Deutéronome définit positivement est d’écrire « pour lui-même dans un livre une copie de cette Torah » et de la lire « chaque jour de sa vie » (Dt 17,18-19). Levinson commente : « La subordination du monarque à un texte légal souverain qui limite son pouvoir et devant lequel il a des comptes à rendre n’a pas d’équivalent dans le Proche-Orient ancien. Elle diffère également de l’idéologie royale de la Grèce classique »32. Eckart Otto, autre exégète qui a finement commenté ces chapitres, conclut un essai récent sur le Deutéronome avec ces mots : « Le berceau de la démocratie se trouve non seulement à Athènes mais aussi à Jérusalem. Le futur de notre liberté dépend de notre détermination et de notre capacité à nous souvenir de cette origine »33.

Le réflexe de tout ordonner à Dieu, ou encore à l’éthique dont il est la source, tout en reconnaissant une réalité propre aux instances humaines, « temporelles », se prolonge dans l’enseignement du Christ et se radicalise en sa personne. Le paradoxe de la pensée chrétienne est en effet que la référence à l’absolu de Dieu s’accompagne, comme dans l’Ancien Testament mais de manière plus fondamentale encore, d’une mise en avant de la capacité et de la dignité de l’homme. Et ceci bien sûr en raison du mystère du Christ, « icône du Dieu invisible », pour parler comme Paul (Col 1,15), « vrai Dieu et vrai homme », pour reprendre les mots du concile de Chalcédoine (451). L’élaboration du dogme christologique à partir du mystère de l’incarnation a permis de distinguer et d’unir, dans la personne du Verbe, nature divine et nature humaine. Ce faisant, le christianisme a promu, comme aucune autre religion, la dignité de la nature humaine et sa capacité propre. Mais il est aussi devenu le creuset culturel et social d’une forme de sécularisation — d’une « sortie de la religion » pour parler comme Marcel Gauchet34. Brague formule à ce propos une thèse quelque peu provocante : « l’émergence d’un domaine profane, et ses conséquences dans l’histoire européenne, y compris la possibilité de sociétés “laïques” — voire celle d’un athéisme radical — est rendue possible par l’idée d’incarnation »35.

Dans l’enseignement et dans la personne du Christ, la subordination des réalités humaines à l’absolu de Dieu reçoit toutefois une actualité et une vérité nouvelles, qui sous-tendent l’autonomie de la sphère humaine. En Mt 22,15-2236, on voit ainsi Jésus répondre aux Pharisiens et aux Hérodiens qui lui tendent un piège : « Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? » (v. 17). On connaît la réaction de Jésus : « Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut ». Ils la lui montrent, et il poursuit : « Cette effigie/icône [eikôn] et cette inscription, de qui sont-elles ? ». Ils répondent : « De César ». Jésus conclut : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (v. 20-21). Il n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives. Lorsque Jésus répond « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », il réaffirme la hiérarchie éthique qui traverse le réel : ce qu’il y a à rendre à Dieu, c’est tout. S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique. Commentant la réponse de Jésus en Matthieu 22, Brague écrit : « Le pouvoir spirituel, sans disposer de la moindre division blindée, se réserve un droit sur le pouvoir temporel. C’est de lui rappeler le caractère absolu de l’exigence éthique, qui juge les fins et les moyens de celui-ci »37.

Remarquons par ailleurs que les Pharisiens et les Hérodiens sont en quelque sorte pris à leur propre piège, eux qui ont spécifié à Jésus : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne fais pas acception de personne » (v. 16-17). La dernière phrase est en fait un sémitisme, qui se traduit littéralement : « Tu ne regardes pas vers la face des hommes » (ou gar blepeis eis prosôpon anthrôpôn). L’ironie est que Jésus regarde bel et bien la face des hommes. Non pas pour faire jouer des différences sociales (« faire acception de personne »), mais pour y reconnaître l’image de Dieu — dans la traduction des Septante, la Genèse parle ainsi de l’homme créé à l’« icône » de Dieu (kat’ eikona Theou [Gn 1,27]). L’effigie ou l’icône que tous les hommes portent sur leur face, y compris César, est celle de Dieu. S’il y a une autonomie du politique (« Rendez à César ce qui est à César »), tout ce qui est de l’homme, créé à l’image de Dieu, est ordonné à l’absolu de Dieu (« et à Dieu ce qui est à Dieu »).

Le dialogue évangélique qu’on vient de lire est lui-même caractéristique d’une dimension de la littérature biblique qui sous-tend la pensée ainsi que les littératures européennes, en les ayant affranchies de certaines nécessités classiques38. Dans un ouvrage fameux intitulé Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale39, le critique littéraire Erich Auerbach a montré que la Bible abolit la frontière entre les « styles » classiques, plus concrètement entre le « style élevé » et le « style humble », que connaissaient les littératures anciennes. Dans le monde classique, le « style élevé » est réservé à la tragédie et à l’épopée. Dans les œuvres tragiques et épiques, les héros appartiennent aux classes supérieures de la société et sont engagés dans de nobles intrigues, amoureuses ou guerrières, d’où sont exclus les questions économiques et sociales ainsi que le sort du petit peuple. Le « style humble », d’autre part, celui de la comédie et de la satire, trouve ses héros dans le petit peuple en question : esclaves, marchands, paysans ou artisans, dont il est permis de rire. La Bible, au contraire, ignore cette distinction et, dans son propos de révéler la vocation à la sainteté de tous et de chacun, trouve ses protagonistes dans toutes les classes de la société. En ce sens, elle est la première à « ne pas faire acception de personne » dans la dramatique religieuse de l’humanité. L’attention de la Bible à la profondeur morale de chaque individu est au départ, montre Auerbach, d’une tradition qui mène aux romanciers réalistes de l’Europe du 19e siècle (Balzac, Flaubert, Tolstoï ou Dostoïevski) : « Dans la littérature moderne, toute personne, quels que soient son caractère et sa position sociale, tout événement, qu’il appartienne à la légende, à la haute politique ou à la vie domestique, peut être représenté comme une réalité sérieuse, problématique et tragique, et le plus souvent se trouve effectivement représenté sous cette forme. Mais ceci est complètement impossible dans l’antiquité » : « dans l’ensemble, la règle de la séparation des styles [y] maintient son empire et demeure inviolée »40. La « représentation » littéraire et morale de l’homme chère à l’Europe est donc pour une part redevable à la Bible, venue subvertir les codes hérités de l’Antiquité classique.

Conclusion

Comment conclure sinon en disant que l’Europe est appelée, si elle veut encore être l’Europe, à aller de renaissance en renaissance. On peut « écrire l’histoire intellectuelle de l’Europe », écrit Brague, « comme celle d’une suite à peu près ininterrompue de renaissances »41. Il y a à « se remettre à interpréter les lettres d’Europe », écrit de son côté Carlo Ossola, dans un ouvrage qui a pour titre L’Avenir de nos origines, et comme sous-titre Le copiste et le prophète42. S’il y a une patrie ou un foyer pour l’Europe43, ce foyer et cette patrie sont herméneutiques et se trouvent liés à « notre capacité à nous souvenir » des textes, de tous les textes, qui font son origine44. Ils sont liés à notre capacité d’inscrire le nouveau dans l’ancien45.

Notes de bas de page

  • 1 Ces pages reprennent la substance d’une intervention à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles en février 2006 dans le cadre du séminaire « Europe : héritages et responsabilités ».

  • 2 Glombitza O., « Der Schritt nach Europa : Erwägungen zu Act 16,9-15 », dans Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft 53 (1962) 77-82.

  • 3 Voir The Jewish Presence in Ancient Rome, éd. J.G. Westenholz, Jerusalem, Bible Lands Museum, 1995.

  • 4 Bruxelles, Palais des Beaux-arts, le 23 novembre 2005.

  • 5 Brague R., Europe, la voie romaine, Paris, Criterion, 1992.

  • 6 Id., « Le christianisme comme forme de la culture européenne », dans Communio 30 (2005) 41-48.

  • 7 Ibid., p. 45.

  • 8 Ibid., p. 46. Dans son ouvrage Europe, la voie romaine (cité supra n. 5), p. 69, l’auteur précise ainsi : « La présence d’une base scripturaire commune est reconnue par les deux parties, même dans la polémique la plus vive […]. Ainsi Maïmonide : “Les incirconcis [sc. les chrétiens] sont convaincus que le texte de la Torah est bien le même” » (Responsum n° 149, dans Teshuboth ha-Rambam, éd. Y. Blau, Meqitsey Nirdamim, Jerusalem, 1958, t. 1, p. 285). La situation diffère dans le cas de l’Islam : « l’accusation de se fonder sur des textes corrompus, et donc inutilisables, reste […] le fond de l’attitude musulmane envers les religions bibliques » (p. 68).

  • 9 Brague R., Europe, la voie romaine (cité supra n. 5), p. 125.

  • 10 Ibid., quatrième de couverture.

  • 11 Id., « Le christianisme comme forme… » (cité supra n. 6), p. 46.

  • 12 Beauchamp P., Testament biblique, Paris, Bayard, 2001, p. 90.

  • 13 Ibid.

  • 14 À ce propos, voir l’étude récente de Paul A., La Bible et l’Occident. De la bibliothèque d’Alexandrie à la culture européenne, Paris, Bayard, 2007, notamment p. 241-392.

  • 15 Voir Finkelstein J.J., The Ox That Gored, coll. Transactions of the American Philosophical Society 71/2, Philadelphie, American Philosophical Society, 1981.

  • 16 Voir également à ce propos Ska J.-L., « Le droit d’Israël dans l’Ancien Testament », dans Bible et droit. L’esprit des lois, coll. Le livre et le rouleau 12, Bruxelles, Lessius, 2001, p. 9-43, notamment p. 11-13 ; voir aussi la préface (et la bibliographie signalée) par le même auteur à l’ouvrage de Levinson B.M., L’herméneutique de l’innovation. Canon et exégèse dans l’Israël biblique, coll. Le livre et le rouleau 26, Bruxelles, Lessius, 2006, p. 6-7, et notamment Berman H.J., Law and Revolution : The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge, Ma, Harvard University Press, 1986.

  • 17 Greenberg M., « Some Postulates of Biblical Criminal Law » (1960), dans Id., Studies in the Bible and Jewish Thought, Philadelphia, Jewish Publication Society, 1995.

  • 18 Les lois cunéiformes font clairement jouer la distinction entre les classes sociales. Par exemple, dans les Lois d’Eshnunna (cité LE), la sanction est différente lorsqu’un bœuf encorne un homme libre ou un esclave (LE §§ S4-55) ; la même chose est vraie lorsqu’un chien vicieux mord mortellement un homme libre et lorsque la victime est un esclave (LE §§ 56-57). Le Code d’Hammurabi distingue habituellement trois classes sociales, celle de l’awilum (homme libre appartenant à la classe supérieure), celle du muskenum (homme commun ou membre de la classe moyenne), et celle de l’esclave.

  • 19 Ainsi dans l’impératif catégorique d’E. Kant : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen » (Fondation de la métaphysique des mœurs [1785], tr. Alain Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 108).

  • 20 Voir notamment Lévinas E., Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 31976, ainsi que la synthèse récente par Mies Fr., « Emmanuel Lévinas et la Bible », dans Bible et philosophie. Les lumières de la raison, coll. Le livre et le rouleau 30, Bruxelles, Lessius, 2007, p. 125-174.

  • 21 Voir Ska J.-L., Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, coll. Le livre et le rouleau 5, Bruxelles, Lessius, 22000, p. 28-30.

  • 22 Paul S.M., Studies in the Book of Covenant in the Light of Cuneiform and Biblical Laws, coll. VTSup 18, Leiden, Brill, 1970, p. 30-31 (je traduis) ; voir également Sonnet J.-P., « Le Sinaï dans l’événement de sa lecture : la dimension pragmatique de Exode 19–24 », NRT 111 (1989) 322-344.

  • 23 Ost F., Du Sinaï au Champ-de-Mars. L’autre et le même au fondement du droit, coll. Donner raison 7, Bruxelles, Lessius, 1999.

  • 24 Voir Zac S., Spinoza et l’interpretation de l’Écriture, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 146-152 ; Smith S.B., « Spinoza’s Democratic Turn », dans Review of Metaphysics 48 (1994) 359-388, et Preus J.S., Spinoza and the Irrelevance of Biblical Authority, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 1-2.

  • 25 Voir Paul S.M., Studies in the Book of Covenant (cité supra n. 22), p. 38 ; voir également Sonnet J.-P., The Book within the Book. Writing in Deuteronomy, coll. Interpretation 25, Leiden, Brill, 1996, p. 259-262 ; Id., « Le Deutéronome et la modernité du livre », dans NRT 118 (1996) 481-496 ; Watts J.W., Reading Law : The Rhetorical Shaping of the Pentateuch, coll. The Biblical Seminar 59, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1999, p. 43.

  • 26 Voir Ost F., « Le Pnyx ou l’énigme du fondement », dans Id., Du Sinaï au Champ-de-Mars (cité supra n. 23), p. 55-84.

  • 27 Voir Id., « Le Champ-de-Mars ou le contrat légalisé », ibid., p. 85-121.

  • 28 Flavius Josèphe, Les Antiquités juives, livre IV, §§ 198.302.

  • 29 Lohfink N., « Die Sicherung der Wirksamkeit des Gotteswortes durch das Prinzip der Schriftlichkeit der Tora und durch das Prinzip der Gewaltenteilung nach den Ämtergesetzen des Buches Deuteronomium (Dt 16,18–18,22) », dans Testimonium Veritati : Festschrift Wilhelm Kempf, éd. H. Wolter, coll. Frankfurter Theologische Studien 7, Frankfurt, Knecht, 1971, p. 143-155. Réédité dans Id., Studien zum Deuteronomium und zur deuteronomistischen Literatur I, coll. Stuttgarter Biblische Aufsatzbände 8, Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 1990, p. 305-323 ; traduit en anglais sous le titre « Distribution of the Functions of Power : The Laws Concerning Public Offices in Deuteronomy 16 :18–18 :22 », dans A Song of Power and the Power of Song : Essays on the Book of Deuteronomy, éd. D.L. Christensen, Winona Lake, Eisenbrauns, 1993, p. 336-352.

  • 30 Levinson B., « The First Constitution : Rethinking the Origins of Rule of Law and Separation of Powers in Light of Deuteronomy », dans The Cardozo Law Review 27 (2006) 1853-1888.

  • 31 Ibid., p. 132 (je traduis).

  • 32 Ibid., p. 134 (je traduis).

  • 33 Otto E., Das Deuteronomium. Politische Theologie und Rechtsreform in Juda und Assyrien, coll. BZAW 284, Berlin, de Gruyter, 1999, p. 378 (je traduis) ; voir également Carrière J.-M., Théorie du politique dans le Deutéronome, Francfort, Peter Lang, 2001, et Ska J.-L., « Biblical Law and the Origins of Democracy », dans The Ten Commandments : The Reciprocity of Faithfulness, éd. W.P. Brown, Louisville, Westminster John Knox Press, 2004, p. 146-158.

  • 34 Voir Gauchet M., Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.

  • 35 Brague R., Europe, la voie romaine (cité supra n. 5), p. 160-161. Un mouvement symétrique s’observe toutefois. L’Europe est ainsi faite qu’elle est régulièrement rattrapée par sa « matrice scripturaire » lorsqu’elle s’affranchit de toute référence religieuse. Les Déclarations des Droits de l’homme et du citoyen de la France révolutionnaire rendent, on le sait, un son nettement laïc (malgrél’invocation à l’« Être suprême » ajoutée en cours de rédaction à la déclaration de 1789). Dans la troisième de ces déclarations, celle de 1795, la liste des droits est suivie d’une formulation des devoirs, qui commence par ces mots : « Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs : — Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. — Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir » (article 2). La règle d’or est certes commune à bien des sagesses, mais elle a fait son chemin dans la conscience européenne grâce à sa formulation évangélique (Mt 7,12 et Lc 6,31). En Mt 7,12, Jésus assortit d’un commentaire la formulation (positive) de la règle : « ceci est en effet la loi et les prophètes ». Derrière les mots de la déclaration de 1795, c’est, pour ainsi dire, la dette de la conscience européenne à la tradition évangélique et, derrière elle, à « la loi et [aux] prophètes » bibliques, qui vient à s’exprimer.

  • 36 Voir les parallèles en Mc 12,13-17 et Lc 20,20-26.

  • 37 Brague R., Europe, la voie romaine (cité supra n. 5), p. 157.

  • 38 L’imprégnation des lettres européennes par l’esprit et par la lettre bibliques n’est pas étonnante quand on sait le rôle qu’a joué la Bible dans la genèse des langues européennes. Le plus ancien monument de la langue française, le Glossaire de Reichenau (768), est un dictionnaire, et ce dictionnaire est un dictionnaire biblique. La traduction de la Bible en slavon par le moine Cyrille (mort en 869) donna lieu à l’invention de l’alphabet qui porte son nom (le cyrillique). La traduction de Luther (1522-1534) est considérée comme l’acte fondateur de la langue allemande — et la King James Version (1611) ainsi que la Statenvertaling (1637) ont joué un rôle considérable dans l’histoire des langues et littératures anglaises et néerlandaises.

  • 39 Auerbach E., Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), tr. C. Heim, coll. Tel 14, Paris, Gallimard, 1968 ; voir notamment à ce propos Ska J.-L., « Le droit d’Israël… » (cité supra n. 16), p. 10-11.

  • 40 Ibid., p. 42.

  • 41 Brague R., Europe, la voie romaine (cité supra n. 5), p. 116. Rappelons la renaissance carolingienne aux 8e et 9e siècles, dans un espace qui est déjà celui de l’Europe continentale, la renaissance du 12e siècle, et celle des 15e et 16e siècles, au seuil de la modernité. La Bible a alors intensément circulé, en hébreu, en grec et dans les langues vernaculaires, dans un espace européen devenu « République des lettres ». Mais le phénomène s’est réédité dans l’Allemagne de Weimar au 18e siècle — Weimar qu’on appela l’« Athènes de Germanie » —, et dans certains mouvements plus récents.

  • 42 Ossola C., L’avenir de nos origines. Le copiste et le prophète, Grenoble, Millon, 2004, p. 364.

  • 43 Voir l’essai de Mann K., Die Heimsuchung des europäischen Geistes, DTV, München, 1973 ; voir également Raimondi E., Curtius, l’Europa e l’utopia della memoria : miti di identità, Venezia, Marsilio, 2001.

  • 44 Voir Otto E., Das Deuteronomium (cité supra n. 33), p. 378.

  • 45 À propos des origines bibliques de l’« herméneutique de l’innovation », inscrivant le nouveau dans l’ancien, voir Levinson B.M., L’herméneutique de l’innovation (cité supra n. 16) ; ainsi que l’écrit J.-L. Ska dans sa préface, Levinson montre que « la Bible est proche du monde moderne par son esprit critique, créatif et innovateur. Il faut donc admettre que […] la Bible elle-même a introduit et développé cette lecture innovatrice dont nous sommes les lointains héritiers » (p. 6).

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