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Ce travail dégage la façon, propre à Guy Lafon, de penser la vie humaine. Vivre veut dire se trouver dans des situations de rapport avec les autres. Par le lien aux autres, nommé entretien, Dieu entre en rapport avec l’homme. Ainsi, la foi, le rapport théologal, inséparablement lié à l’ordre éthique, constitue chaque entretien dans lequel nous nous trouvons. Le théologal sauve l’éthique, puisque vivre avec tout autre, se transforme, dans la foi, en vivre avec Tout Autre. C’est ainsi que la foi nous fait vivre ; en nous appelant à vivre ensemble, elle sauve le rapport éthique. Nous pouvons donc chercher dans l’entretien le début et la fin de notre existence et de notre foi.

L’auteur de ce travail, comme beaucoup d’autres, expérimente dans sa propre vie qu’il est mieux d’être avec les autres que d’être seul. Il est convaincu que l’appartenance du fidèle à une communauté religieuse ou l’appartenance de quiconque à quelque groupe ou société que ce soit n’est pas un fait qui relève seulement de la sociologie. Les philosophes1 y trouvent ample matière à réflexion. Quant au théologien — c’est le cas de Guy Lafon2 — il insiste sur une vérité, qui d’ailleurs se trouve dans l’Évangile3 : l’entretien4 qui unit les personnes est la porte secrète par laquelle Dieu entre en rapport avec l’homme. C’est le champ où surgit et s’éteint la foi. Il est donc très important de bien comprendre ce qui se passe quand les hommes se trouvent liés entre eux. Il convient que la théologie tienne compte de l’éthique, parce que l’éthique et le théologal5 sont comme les deux faces d’un seul « entretien » dont le côté visible est l’éthique.

Dans les pages suivantes, nous voulons introduire à la pensée de Guy Lafon, étudier sa démarche et montrer comment, à partir de celle-ci, on peut comprendre la réalité dans laquelle nous nous trouvons.

L’éthique est ce qu’il y a entre nous. Or, cet entre-nous met en valeur la relation elle-même. L’important n’est ni le je ni le tu mais le lien du je au tu que l’on peut nommer un nous. Or, dans la pensée de Lafon, ce nous est reçu comme une énigme. Lafon ne cesse de s’étonner qu’il y ait du nous en humanité. On pourrait en rester à cet étonnement et continuer à vivre avec. Beaucoup d’hommes d’ailleurs s’en contentent. D’autres, parce qu’ils croient, comprennent cette situation éthique comme le signe et même comme l’inscription en humanité d’une relation avec un Autre dont le nom reste imprononçable. C’est ici que prend naissance la dimension théologale de la pensée de Lafon. Nous allons tenter de dégager de ses écrits quelques idées maîtresses.

I Axiomes de la pensée de l’entretien

1. L’entretien est une situation transcendantale. Tout être humain se trouve en elle pour exister et pour se comprendre. C’est dans l’entretien que tout sujet advient.

L’entretien ne vient pas avant ou après les sujets. Il est là. Le sujet n’est pas sans l’objet et celui-ci ne peut pas apparaître sans le sujet. Ils sont liés parce qu’ils sont à la fois présents et absents l’un à l’autre. Puisque nous sommes et pour que nous puissions être, nous tous, nous nous trouvons dans l’entretien. Cela veut dire que « vivre », du moins pour les humains, consiste dans les relations qui nous maintiennent ensemble. On l’a compris, l’entretien n’est pas, pour Lafon, un cas particulier, un exemple de la situation de société. Il n’est pas non plus présent là seulement où l’on s’entend bien, là où règne la paix. L’entretien est l’armature même, la condition de toute vie sociale, ce qui permet d’y appartenir et aussi de la comprendre. Par conséquent, on n’entre pas dans l’entretien. On s’y trouve, au sens très complexe de cette expression en français. D’abord, il faut comprendre que l’entretien définit la situation de notre existence : nous sommes en lui. Mais il faut entendre aussi que nous n’y sommes pas égarés, perdus : à la lettre, nous y sommes trouvés, c’est-à-dire sauvés de l’inexistence. Enfin, nous y sommes comme des gens qui s’y rencontrent les uns les autres : l’entretien est l’espace de notre coexistence mutuelle. Dans ces conditions, on peut conclure que l’entretien apparaît comme une grâce, comme un don reçu, puisque nous pourrions ne pas y appartenir. Mais alors pourrions-nous dire encore que nous sommes ? Or, c’est un fait, nous sommes.

Tel est le point de départ de notre réflexion. Puisqu’il y a un lien entre nous, puisque vous me voyez et m’entendez, nous sommes dans le même monde, nos chemins se croisent. Nous vivons humainement ! De plus ils sont des vivants humains aussi, ceux dont nous parlons entre nous comme d’humains. Pourquoi ? Parce qu’il y a un lien entre nous. Sinon, il ne serait pas même possible de parler d’eux. Nous ne saurions rien d’eux sans cela. Or, ce dont nous ne savons rien ne devient jamais l’objet d’un discours quelconque. Puisqu’il n’y a pas la moindre relation entre nous, cet objet n’existe pas. En effet, c’est le lien d’entretien qui donne la vie et son humanité. Ce qui est premier, c’est donc l’entretien lui-même. C’est lui qui fait naître les sujets.

2. L’entretien fonctionne dans une alternance simultanée de présence et d’absence des sujets les uns aux autres. C’est elle qui les fait vivre.

Dans chaque entretien empirique il y a, en même temps, présence et absence. Cette alternance simultanée est la condition même de l’existence de l’entretien et de son fonctionnement. L’alternance de ces deux termes dans le même temps assure le rapport à l’autre. Celui qui veut rester dans l’entretien doit donc accepter cette alternance. Ainsi, déjà, en ce moment même où nous sommes ensemble, elle est à l’œuvre entre nous. Sinon, nous ne pourrions ni nous parler ni nous écouter. Nous serions confondus les uns avec les autres ou, au contraire, distants les uns des autres à l’extrême. Mais, pour autant, nul d’entre nous n’est prisonnier de ce lien de l’entretien. Il en est plutôt rendu libre pour pouvoir être avec d’autres, communiquer avec eux. Il ne sortira de cette heureuse situation d’entretien, si douloureuse soit-elle parfois, comme dans les conflits, que par la mort. Aussi longtemps que nous vivons, nous vivons de nous entretenir dans un jeu d’absence et de présence.

3. L’ordre éthique est constitué par la poursuite, jusqu’à la mort, de l’alternance simultanée de la présence et de l’absence des sujets les uns aux autres.

La présence et l’absence entre nous ne peuvent jamais être absolues. Le désir de porter la présence et l’absence à l’extrême n’est pas réalisable aussi longtemps que nous vivons. S’il se réalisait, ce serait la fin de l’éthique et, avec elle, la fin de la vie humaine, de notre vie commune. Or, c’est pourtant quelque chose de cette extrémité qui, paradoxalement, se produit quand nous croyons. En effet, c’est à l’intérieur de l’alternance simultanée de la présence et de l’absence que nous pouvons comprendre le rapport à Dieu que nous appelons la foi. Il n’y a pas d’autre dimension où il puisse se situer. Alors, le rapport à l’autre, dans l’absence et la présence, est porté à sa plus haute intensité et, cependant, il ne se rompt pas. Pourquoi ? Parce que Dieu est extrêmement présent et absent en même temps. Ainsi, dans la foi, un autre est-il présent dans son absence même. Ceci est exprimé dans l’axiome suivant :

4. L’ordre théologal porte à l’extrême l’alternance de présence et d’absence. Il est signifié par le nom de Dieu.

Le rapport à l’autre devient théologal, quand cet autre auquel je me rapporte fuit à l’infini, quand je ne m’arrête pas sur un terme fixe. Alors l’autre devient l’Autre, tout autre devient le Tout Autre. Ce rapport théologal se loge dans le rapport éthique. Il pourrait le faire éclater ! Pourtant, il n’en est rien. Il le tend, il le change à l’extrême sans le supprimer, sans se substituer à lui.

5. Le théologal et l’éthique sont les deux faces, inséparables, d’un seul et même entretien. Mais on ne peut pas confondre ces deux ordres l’un avec l’autre.

Le théologal et l’éthique, sans confusion et sans séparation, constituent chaque entretien dans lequel nous nous trouvons. Ils ne peuvent pas plus se disjoindre que le recto et le verso d’une même feuille de papier ou que l’envers et l’avers d’une pièce de monnaie. En vivant avec Dieu, on se situe, dans le même temps que tous, dans l’entretien d’humanité avec tous les autres hommes. En vivant le rapport à l’autre, dans le rapport au Tout Autre, le fidèle est lié avec tous les autres. C’est là qu’il vit de son alliance avec Dieu. De ce fait, l’éthique porte en elle-même le théologal et inversement. La foi, l’espérance et l’amour, qui nous conduisent vers Dieu, nous font aussi inventer, simultanément, la loi selon laquelle nous allons exercer notre rapport les uns aux autres. L’éthique naît ainsi du théologal et l’exprime sans le trahir, sans l’amoindrir. Le rapport théologal, quant à lui, qui certes ne se confond pas avec le rapport éthique, peut être vécu à l’intérieur de tout entretien. Il peut s’y affirmer, et c’est la foi. Ce qu’on voit, c’est le rapport éthique. Le théologal, lui, n’est pas visible. Mais l’un et l’autre peuvent être, dans la foi, reconnus comme les deux faces d’un unique entretien.

6. Puisque le rapport à Dieu se présente dans l’entretien, le rapport à tout autre devient le champ possible du rapport au Tout Autre.

Pour apprécier la nouveauté qu’apporte une telle pensée, il suffit, par exemple, de reconnaître ce qu’aurait d’insuffisant encore l’affirmation selon laquelle le second commandement ne serait qu’une application, une conséquence ou une projection du premier. Nous oublierions alors l’union de deux commandements. C’est un peu comme si nous disions que l’humanité du Christ n’est qu’une dérivation de sa divinité. Nous manquerions alors ce que la théologie la plus traditionnelle a soutenu, au sujet de l’Incarnation, notamment à partir du concile d’Éphèse et, surtout, de celui de Chalcédoine, en affirmant l’union des deux natures dans l’unique personne du Verbe de Dieu.

7. Le rapport à Dieu s’exprime par la foi, l’espérance et l’amour portés à leurs plus extrêmes limites.

La foi n’est pas une représentation particulière6, même si elle est toujours accompagnée de certaines représentations. C’est, semble-t-il, ce que suggère Guy Lafon quand il dit que « les fidèles d’une religion se donnent, souvent sans les choisir, des représentations particulières, à commencer par celle de Dieu »7.

Ainsi l’ordre de la représentation et celui de la foi ne sont-ils pas identiques, même s’ils sont alliés. Si l’un insiste trop sur la présence, l’autre met le fidèle en garde contre la prétention de la présence à l’exclusivité, ce qui rendrait l’alliance humaine impossible8. Si la représentation, telle une vision, tend à remplacer l’absence par la présence, la foi fait le contraire.

Lafon ajoute que la tradition chrétienne a été conduite à penser le rapport théologal non seulement comme foi, mais encore comme espérance9. Pourquoi ? Si la foi représente insuffisamment le rapport théologal, parce que son accompagnement, le savoir et ses représentations, tente de supprimer l’absence, l’espérance relève du désir et n’encourt pas ce risque. L’espérance suppose le délai et l’écart qui doit demeurer, lorsque le temps sera achevé10. Le rapport théologal doit donc se présenter comme espérance. Mais, parce que l’espérance est de l’ordre du désir, celui-ci, une fois comblé, annonce sa propre fin. La foi et l’espérance ne suffisent donc pas.

Le rapport théologal contient aussi l’amour. À propos de la troisième vertu théologale, Guy Lafon ajoute alors : « L’amour suppose la différence, l’écart, la séparation et il est, dans le même temps, effort pour les supprimer, mais un effort assorti de la joie de n’y pas parvenir. Du fait qu’il n’existe que si la distance est maintenue, l’amour est de l’ordre du désir »11.

L’amour — comme l’espérance — ignore la possession, l’un et l’autre disparaîtraient même avec la possession. Ils ne vivent, au contraire, que d’attente et de manque12. L’amour, cependant, permet la rencontre : « Dans l’amour, la rencontre est cette atteinte qui, loin de réduire le désir, l’entretient plutôt, le fait lever sans cesse. Par ce côté, l’amour est de l’ordre de la jouissance : c’est la jouissance de la rencontre qui vient supprimer l’aporie que nous avions formulée »13.

Guy Lafon célèbre ainsi l’amour qui, dans la rencontre, donne la joie d’atteindre sans épuiser. L’amour peut être appelé « relation par excellence ». Il donne le bonheur de ne pas parvenir à un terme qui l’achèverait. En revanche, la déception survient, lorsque surgit l’idée — même confuse — qu’on n’a pas atteint la plénitude de l’amour, que la possession complète n’a pas été obtenue alors qu’elle pouvait l’être14.

8. Par la grâce d’un événement, dont le témoignage d’une société historique est le signe, le rapport éthique devient manifestement l’expression du rapport à Dieu.

Dans l’expérience chrétienne, Dieu, sans cesser d’être Père, devient en son Fils, « Frère » de l’homme. Selon le christianisme, en effet, l’incarnation de Dieu est considérée comme l’événement dans lequel Dieu le Père se révèle en Dieu le Fils. Jésus, le Fils de Dieu, devient semblable à l’homme. Dieu reste Père, Créateur. La différence entre le Créateur et la création demeure. Mais en même temps, Dieu entre dans un nouveau rapport avec l’homme, un rapport fraternel. C’est grâce à cet événement, dont le témoignage des croyants est le signe, que « l’éthique (l’éthique comme champ des relations) est l’espace de la révélation religieuse, de l’entretien avec Dieu, parce que c’est dans l’éthique que l’appel s’entend comme grâce dans la réponse que nous nous efforçons de lui donner »15. Mais tout cela n’est vrai que « pour qui croit en Jésus Christ » parce que « seul le rapport à l’être singulier de Jésus Christ permet d’entendre l’éthique comme le champ de la révélation religieuse ». Et il y a encore une condition, qui s’exprime en des termes qui, inévitablement, relèvent de l’entretien : « ce rapport doit être institutionnellement exprimé par l’appartenance à l’Église. La transcendance historique de Jésus Christ sera confessée dans l’affirmation d’une autre transcendance historique : celle de l’Église qui rassemble les fidèles du Christ »16.

II Application à une intelligence chrétienne du Salut

Dans la théologie traditionnelle, tout le discours sur le Salut avait pour but de répondre à la question : Qui sera sauvé ? Ce n’est pas le cas de Lafon. Il ne s’arrête jamais à cette question. En se situant à l’intérieur de la foi d’alliance, il se concentre uniquement sur la question suivante : Comment les croyants comprennent-ils qu’ils sont sauvés ?

Guy Lafon relève le fait que, dans l’histoire des sociétés humaines, où se poursuit un immense entretien, on a parlé et on parle de Dieu. Que faisons-nous quand nous recevons des autres, quand nous formons nous-mêmes, ou quand nous transmettons à d’autres un discours sur Dieu ? Nous établissons les conditions qui nous permettent de maintenir ouvert, sans qu’il se ferme jamais, l’entretien d’humanité, en dépassant sans cesse l’opposition de la présence et de l’absence. En effet, Dieu, quelque nom qu’on lui donne, est, dans le langage humain, le signifiant que les hommes échangent entre eux pour vivre de ce dépassement. Ainsi, le discours sur Dieu est un fait social : il apparaît dans le cours de l’entretien. Mais ceux qui le tiennent ont encore à se décider personnellement par rapport à lui, à l’accepter, ou à le refuser. Car il ne suffit pas de dire « Dieu » pour être en lien avec Lui. Comment donc ce lien s’établira-t-il ?

Il convient de répéter que le fidèle adhérera, mais sans s’y arrêter, à tous les énoncés et à toutes les pratiques par lesquels s’articule le discours social sur Dieu. Mais il le vivra théologalement, c’est-à-dire dans la foi, l’espérance et l’amour. Il n’oublie jamais, en effet, que tout ce discours social sur Dieu n’existe que pour permettre un rapport à l’au-delà de l’opposition entre présence et absence. Bref, le fidèle dépassera toute idolâtrie du discours social. Mais il ne renoncera pas à rester dans la poursuite de l’entretien social (la communauté) dans lequel lui-même est arrivé et où il transmet lui-même le discours sur Dieu. Bien loin de chercher à s’en échapper, il s’y engagera toujours davantage. Pourquoi ?

Le fidèle s’engagera toujours davantage dans la communauté particulière — l’Église — où il se trouve, parce que cet entretien social est le lieu où il se rapporte à l’Autre, théologalement. Quitter l’entretien historique et social dans lequel il est, serait supprimer l’exercice de cet unique et double rapport. Mais il ne pourra pas regarder cette communauté religieuse comme un espace clos. Sinon, il en reviendrait à une sorte d’idolâtrie, il aurait oublié que le rapport à l’Autre sous-tend un rapport à tous les autres et que le rapport à l’Autre est lui-même sous-tendu par le rapport à tous les autres. Il ne rencontrera son Église et n’y vivra que pour y exister en union avec tout l’univers.

À vrai dire, Guy Lafon a mis en évidence avec force « la loi » de la vie commune. Sa pensée explique ce que vivent les chrétiens, comment ils vivent « en sauvés ».

La notion de Salut, telle qu’on peut la penser d’après ses écrits, tient son originalité de la façon dont Lafon présente Dieu. Pour le dire brièvement, c’est la foi en Dieu plus que Dieu qui est le centre de sa pensée. C’est dans cette foi, à l’intérieur de l’existence présente, que le Salut est possible.

Comme il a déjà été dit, c’est le théologal qui, d’une certaine façon, sauve l’éthique : le rapport à l’autre est sauvé par le rapport à Dieu. C’est la foi qui est capable de remédier à la fragilité de la vie communautaire. Pourquoi ? Elle seule peut vaincre ce qui s’oppose à notre existence parce qu’elle nous fait vivre, en nous appelant à vivre ensemble. Croire à l’autre signifie avoir confiance en lui, cela veut dire s’approcher de l’autre. C’est dans ce sens que le théologal sauve l’éthique. Il peut « habiter » dans le rapport éthique parce que celui-ci est son porteur. Celui qui, dans le rapport à l’autre, vit le rapport à Dieu, reçoit de la force pour vivre le lien qui l’unit à l’autre. Dans ce cas, en vivant avec et pour une personne, on vit avec et pour toute l’humanité, et grâce à cette « non exclusion » se construit la fraternité universelle.

Ne songer qu’à soi-même, ne chercher qu’à satisfaire ses propres intérêts, éloigne du Salut, puisque le Salut de l’individu n’est réalisable que dans le Salut de tous. On se sauve en cherchant le bonheur commun. En ce sens, comme l’a écrit Lafon, le christianisme offre la possibilité de marcher17. La vie humaine, en effet, se trouve dans la possibilité de vivre avec tous. La particularité de la vérité chrétienne est donc celle-ci : le bonheur suprême est de vivre en paix, en réconciliation et en amour fraternel avec tout autre, même avec celui qui est différent ou hostile. Le chemin qui mène vers ce bonheur s’appelle le Salut. Celui qui, sincèrement, s’engage dans l’entretien avec « tout autre », est assuré de rencontrer « le Tout-Autre » qui est Dieu.

Mais, cette pensée n’est-elle pas minée par une contradiction interne ? Il y a, disions-nous, une crise sur ce qui lie les hommes entre eux. Ainsi, l’entretien lui-même doit-il être sauvé. Or, Lafon propose une pensée dans laquelle il est difficile de distinguer l’entretien qui est à sauver de l’entretien qui sauve. En effet, il présente comme sauveur le rapport théologal mais celui-ci n’est que l’autre face du rapport éthique, qui doit être sauvé. On peut donc formuler l’objection suivante : si l’entretien est fragile, il n’a pas la force de se sauver lui-même. Comment vivre le théologal si le rapport éthique est détruit ? Si en revanche, l’entretien par lui-même a la force de « sauver », son Salut n’est pas nécessaire.

En vérité, cette contradiction n’est qu’apparente. Certes, le théologal qui sauve l’éthique est vécu en celui-ci, mais il est d’un autre ordre que lui. En effet, le théologal est la transcendance qui s’est unie avec l’immanence pour sauver celle-ci. Comme, dans le cas du Christ, Dieu est devenu homme pour sauver l’homme. Dans le Christ, la chair sauve la chair. Le Christ a pris la nature humaine pour sauver la nature humaine.

Ainsi, à partir des écrits de Guy Lafon, est-il possible de penser le christianisme en se référant à l’éthique. La preuve est faite en outre que l’anthropologie n’est pas exclusive de la théologie. Lafon pointe le moment où l’événement de foi peut apparaître. Lorsqu’une personne, en se trouvant dans le rapport avec une autre, y reconnaît le lien avec toute l’humanité, à ce moment la foi peut naître et l’homme peut commencer à vivre « en sauvé ».

La pensée de Guy Lafon se déploie à l’intérieur de la foi. On peut même dire qu’elle déploie la foi. La lumière qui l’habite vient de la croix du Christ. En effet, par la mort du Christ un entretien a disparu et un autre est apparu. Le lien mortel s’est transformé en un nouveau lien : la foi. Ainsi, la Christologie est-elle partout présente, irradiante, puisque c’est dans le rapport au Christ que le croyant peut vivre « en sauvé ».

Finalement, on peut conclure que « tout commence par une rencontre »18, comme dit Guy Lafon en commentant la foi d’Abraham. Yhwh se manifeste à Abraham. Il l’a rencontré et Abraham a commencé à croire, il s’est mis à vivre de la promesse faite par Dieu. Cette affirmation du théologien n’explique pas seulement la foi d’Abraham. Par elle, il ouvre un chemin pour comprendre tout ce qui se passe dans la vie de l’homme, tout ce qui se passe entre les êtres.

L’œuvre de Guy Lafon expose aussi comment le croyant se trouve dès cette vie dans le Salut religieux. En effet, il est possible de vivre « en sauvé » par la foi, l’espérance et l’amour, et cela dans le rapport à tout autre. Mais, assurément, ceci n’est compréhensible que dans la foi, dont le témoin est le croyant.

Ainsi, même si le mot Salut n’est cité que dans son premier livre, on peut affirmer que toute la pensée de Guy Lafon est une sotériologie, un discours sur le Salut chrétien. En évoquant, comme croyant, le rapport « à tout autre », il parle de la vie humaine et du rapport à Dieu, simultanément. Sa théologie du Salut atteint son sommet, lorsqu’il souligne l’importance de vivre de la foi ou, plutôt, parce que le verbe dit mieux que le nom, de vivre de croire19. Mais si croire peut faire vivre, c’est parce que, en pleine existence mortelle, la foi nous situe au-delà de la mort. Celle-ci, pour le croyant, est déjà passée, elle est derrière lui. Sans alliance (sans entretien théologal), il n’y aurait que la mort20. Nous en témoignons en manifestant de multiples façons notre appartenance, désormais définitivement acquise, par la grâce de la foi, à une alliance qui unit à l’autre. Grâce à elle et en elle naît l’union à l’Autre et avec l’Autre. C’est à partir de là qu’on peut affirmer que le Salut est considéré comme « entretien ».

Conclusion

Le présent article a essayé de montrer que la théologie est une façon de penser ce qui se passe entre Dieu et l’homme. Et entre les hommes. Certes, la théologie ne sort pas automatiquement du rapport éthique. Mais, sous la condition de la foi, quand elle apparaît, elle passe par l’éthique. C’est-à-dire que le théologal n’est pas là de soi mais c’est la foi qui le fait naître.

On peut dire que Guy Lafon part de la foi et, en même temps, met la foi au centre de sa considération. La foi est le commencement et le cœur de sa pensée. Puisque, selon l’Évangile, c’est la foi qui sauve, on peut tirer la conclusion que la pensée de Lafon est explicitement biblique. Du reste, la plupart de ses écrits sont consacrés à commenter la Bible. C’est en elle qu’il a puisé la pensée que nous venons de formuler de façon encore théorique. Et, inversement, il a toujours cherché à vérifier dans ses lectures la justesse des propositions générales qu’il élaborait21. Il y a ainsi, dans la démarche de Lafon, comme un va-et-vient entre la lecture de la lettre du texte biblique et, pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages, la production d’« esquisses pour un christianisme ».

Pour achever cette présentation nous rappellerons volontiers que chaque langue a un alphabet et des règles sans lesquelles elle n’est pas compréhensible. La mathématique aussi est fondée sur des axiomes. Pour pouvoir la comprendre, il est nécessaire d’admettre ces axiomes. Il en est de même de toute théologie et donc, aussi, de la théologie de Lafon. Elle nous est apparue comme une façon particulière, très consonante à la situation actuelle, de comprendre les vérités religieuses.

Notes de bas de page

  • 1 Par exemple : Martin Buber et Emmanuel Levinas.

  • 2 Guy Lafon, né en 1930 à Paris, normalien, ancien professeur à l’Institut Catholique de Paris a exposé sa pensée dans les principaux livres : Essai sur la Signification du Salut, Paris, Cerf, 1964, Esquisses pour un christianisme, Paris, Cerf, 1979, Le Dieu commun, Paris, Seuil, 1982, Croire, espérer, aimer, Paris, Cerf, 1983, L’autre Roi, Paris, Nouvelle cité, 1987, Abraham ou l’invention de la foi, Paris, Cerf, 1996.

  • 3 Cf. « Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20) et « Jésus lui dit : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes” » (Mt 22,37-40)

  • 4 Pour Guy Lafon, le mot « entretien » englobe presque tous les sens qu’il peut avoir dans la langue française : le fait d’être maintenu toujours tel qu’on doit l’être par nature ; les conditions pour parvenir à un tel état, pour pourvoir aux besoins ; mais surtout le dialogue, la relation à l’autre. Au début du Dieu commun, il explique que ce champ est celui de l’entretien, tel qu’il se manifeste communément dans l’usage du langage.

  • 5 À partir de maintenant, sous l’expression le « théologal », on comprend le rapport de l’homme à Dieu.

  • 6 Quand les fidèles d’une religion se donnent des représentations particulières, ils chargent de ces représentations le mouvement par lequel ils croient et, d’une certaine façon, ils objectivent ce mouvement, ils l’arrêtent.

  • 7 Lafon G., Le Dieu commun, Paris, Seuil, 1982, p. 85.

  • 8 Ibid. p. 86.

  • 9 Ibid. p. 87.

  • 10 Ibid. p. 88.

  • 11 Ibid. p. 89.

  • 12 Ibid. p. 90.

  • 13 Ibid.

  • 14 Ibid.

  • 15 Lafon G., L’autre-roi, Paris, Nouvelle Cité, 1987, p. 179.

  • 16 Ibid.

  • 17 Lafon G., Croire, espérer, aimer, Paris, Cerf, 1983, p. 45.

  • 18 Id., Abraham ou l’invention de la foi, Paris, Cerf, 1996, p. 116.

  • 19 Id., Ibid., p. 11.

  • 20 Id., Le Dieu commun (cité supra n. 7) p. 12.

  • 21 Pour s’en convaincre, il suffit de consulter son site Internet (http://lafon.guy.free.fr).

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