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René Laurentin : Nouveau Diatessaron. « Les quatre Évangiles en un seul »

À propos d’un livre récent1

Philippe Wargnies s.j.

L’abbé Laurentin, exégète et théologien, a publié nombre d’ouvrages appréciés, notamment sur les évangiles de l’enfance (NRT 106 [1984] 257 ; 123 [2001] 447) et en mariologie (NRT 109 [1987] 941, 113 [1991] 618, 115 [1993] 135). Plus récemment, il avait, moins heureusement, risqué une « Vie authentique de Jésus-Christ » en deux volumes. Il estime que, dans ce livre de 1996, son travail d’historien « a rassemblé, sans grave problème, toute l’information des quatre Évangiles en une seule résultante harmonieuse » (p. 25) ; et il nous présente son « Nouveau Diatessaron » comme le fruit décanté, « le stade ultime » (404), de ce qu’il considère avoir été alors « une expérience concluante » (introd., p. 24-26, sous-titre du § 2).

Tous ne l’avaient pas trouvée si « concluante ». Le P. Radermakers — habitué à conjuguer pertinence de jugement et bienveillance d’attitude — donna une recension équilibrée et lucidement critique, signalant les faiblesses de l’entreprise et invitant le lecteur à un discernement paisible face à ce qu’il fallait plutôt appeler une « Vie authentique de Jésus-Christ selon le Père Laurentin » (NRT 121 [1999] 138-139). On relira ce compte rendu avec profit, puisque R.L., dans le présent ouvrage, persiste et signe dans la même ligne discutable.

Ces « Quatre Évangiles en un seul » intercalent des apports johanniques dans l’agglomérat des synoptiques. Pour établir son texte, l’A. recourt à la synopse de la Bible de Jérusalem (Benoit/Boismard), aux numéros de paragraphes de laquelle il nous renvoie pour chaque passage, en lui assignant un sous-titre ; ce qui, on le sait, constitue déjà un acte interprétatif. R.L. précise sa méthode. « Là où les Évangiles racontent un même épisode, nous avons d’abord sélectionné la meilleure rédaction d’ensemble [sur base de quels critères ?] en y insérant méthodiquement et harmonieusement des précisions complémentaires des autres Évangiles » (33). « Le quatrième évangéliste donne les meilleurs repères chronologiques, sans lesquels une mise en ordre, même sommaire, eût été impossible » (34). Au grand dam de l’ordre de cohérence propre à chacun… « Le texte qu’on va lire a réduit les doublons » (35)… même ceux que l’A. déclare tels entre évangiles, comme pour les pêches miraculeuses en Lc 5 et Jn 21, où leurs places respectives sont pourtant bien significatives !

Après les prologues et les généalogies — difficilement conciliables —, suivis des « préambules de l’enfance » (10 sections), on a : I. Le livre des signes. Vie publique de Jésus (25 sect.) ; II. Le livre de la Passion (15 s.) ; III. Livre de la Résurrection (5 s.) ; et un épilogue tiré des Actes : Jésus envoie l’Esprit Saint. La traduction proposée par l’A., « réalisée à nouveaux frais » (404) est, opportunément, « assez littérale, dans l’esprit de sœur Jeanne d’Arc » (38), et profite « de quelques trouvailles d’Osty » (404). L’ensemble est précédé d’une « chronologie de la vie de Jésus » — dont la volonté de précision laisse rêveur — puis d’une introduction de trente pages où l’A. croit pouvoir justifier son projet. Situons davantage ce dernier.

Au IIe s., Tatien, un païen du Moyen Orient converti au christianisme, réalisa en syriaque une œuvre qui ne nous est connue qu’à travers des traductions antiques (arménien, latin, …) : le Diatessaron — littéralement : « à travers quatre » —, qu’il concevait comme une « Harmonie des quatre Évangiles » ; ce que l’historien Eusèbe de Césarée (IVe s.) rendit par « Les quatre Évangiles en un seul ». D’où les titre et sous-titre du présent ouvrage, et sa visée : reprendre, en l’améliorant, l’entreprise de Tatien, pour nous livrer une ixième et nouvelle version de ce que l’A. appelle « l’Évangile unitaire » (26 ; cf. 33). « Évangile insolite » (41) dont il revendique ici, comme principales nouveautés, « l’ordre chronologique et le grand souci d’éviter toute omission comme tout doublon » (40). R.L. reconnaît — sans broncher — que des tentatives du genre, « directement ou indirectement tributaires du Diatessaron (…) ne sont guère conservées dans les bibliothèques bibliques » (403) ; et pour cause. Si l’entreprise devait être si utile aux croyants, on n’aurait pas attendu dix-neuf siècles pour « tenter d’améliorer l’antique Diatessaron qui, à vrai dire, n’avait guère progressé depuis Tatien » (32). La sévérité en la matière d’un exégète aussi qualifié que D. Marguerat impressionne si peu R.L. qu’il le cite en croyant — un peu vite — le réfuter adéquatement (29).

En fait, l’effort de l’A., considérable et attestant une foi solide, se veut apologétique. R.L. regrette le tour que prit, en 1990, une émission télévisée à laquelle il participa. Irrité par ceux qui, des différences entre les évangiles, concluent trop vite à leurs caractères « hétérogènes et contradictoires » (13), il entend montrer, avec plus de nuances, « leur accord profond. Il faut en finir avec le slogan tenace des ‘contradictions’ entre les quatre évangiles » (19). Jusque là, rien que de louable. Mais ensuite, la démarche est plus contestable. L’A. n’a sans doute pas mesuré autant qu’il le dit (26) les limites de sa tentative, au regard de son intention même. Une bonne cause est ici mal défendue.

D’abord avec certains arguments généraux qui laissent perplexe. Tantôt malvenus, tel celui qui, mêlant tous les plans, développe une analogie entre « l’unité plurielle » de l’évangile quadriforme et celle qui lie les personnes de la Trinité (28-29). Ou sophistiqués, lorsqu’il argue du mot Évangile toujours au singulier dans l’Écriture (14), … ce qui ne pouvait qu’être le cas : ce n’est qu’à la fin du IIe s. — l’A. n’est pas sans le savoir — que le terme commence à désigner, dès lors au pluriel, les quatre récits canoniques témoignant de cette Bonne Nouvelle certes unique et cohérente. Ou des arguments spécieux : certes, nous reconnaissons volontiers qu’« il n’y a qu’un seul Jésus selon l’histoire, comme selon la foi » (13) ; mais, contrairement à l’A., nous ne pouvons nullement interpréter en faveur d’un Diatessaron le fait que « depuis deux mille ans, l’immense majorité des chrétiens ne perçoit pas la différence entre les quatre évangiles. Pas un chrétien sur mille ne saurait vous dire chez quel évangéliste se trouvent les bergers de Noël ou les mages » (14). Répondons : plutôt que d’abandonner les fidèles à une certaine ignorance — d’ailleurs moins généralisée que ne le prétend R.L. —, éclairons-les sur les accents et richesses propres des quatre évangiles sans nul préjudice — au contraire ! — de leur foi au seul et unique Jésus-Christ. Sans quoi, entretenus dans l’illusion réductrice d’un « Quatre évangiles en un seul », le jour où ils mesurent leurs différences sans pouvoir en situer la portée, c’est alors que leur foi risque la schizophrénie.

Ensuite, par une compréhension trop courte — du moins telle qu’ici présentée — de ce en quoi consiste « l’accord profond » entre les évangiles. D’être conciliables jusque dans le détail et la chronologie de tous les événements évoqués dans leurs mises en récits : est-ce cela qui constitue la condition nécessaire et suffisante de l’unité foncière entre les quatre évangiles ? Solidement fondés historiquement sur la vie de Jésus de Nazareth, les évangiles n’en sont pas pour autant des procès-verbaux de celle-ci, mais des témoignages de foi. Reposant certes sur des faits advenus, et attentifs à rapporter les plus importants, ils s’autorisent en même temps un mode d’écriture qui vise à manifester, notamment à la lumière de la première Alliance et dans la clarté pascale, la vérité ultime des événements rapportés — l’Esprit vous conduira vers la vérité tout entière — ; à en signifier le sens, en tenant compte entre autres de la mentalité et de la culture de leurs destinataires premiers, différents de l’un à l’autre, et en fonction des milieux ecclésiaux où ils virent le jour. Or, R.L. se braque manifestement sur le souci de rassembler toute « l’information » des quatre évangiles, comme il nous le serine dans l’introduction et l’annexe finale (6, 7, 14, 24, 25, 26, 32, 33, 400, 401, 403 et IVe de couverture).

Les évangiles sont bien sûr notre principale source d’« information » sur la vie de Jésus. Mais d’une part ils n’entendent pas nous communiquer un maximum de renseignements sur cette vie : ils s’en tiennent à ce qui est utile et suffisant pour notre foi : « Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d’autres signes (…). Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (Jn 20,30-31). D’autre part, ils veulent, dans leur récit des faits — pas leur rapport d’expertise — et leur relation des paroles — pas leur simple transcription —, nous en livrer des clés de compréhension, dans la mémoire spirituelle qu’ils en ont recueillie, avec les accents théologiques qu’ils entendent souligner, et selon leurs tempéraments humains, spirituels et rédactionnels propres. Et c’est en proposant à ses fidèles cette richesse multiple que l’Église fait véritablement œuvre d’unité dans la foi et manifeste « l’accord profond » des évangiles.

Il est légitime et utile de vouloir faire connaître au mieux l’existence terrestre et le ministère de Jésus sur base des informations évangéliques. Encore n’est-ce pas si facile, comme l’attestent les Vies de Jésus de tous bords, y compris celle de l’A. que nous évoquions au début. Mais tenter de le faire sous le mode de « quatre évangiles en un seul », c’est se tromper de genre. Venons-en à cette faiblesse majeure de l’entreprise, cause d’avance perdue.

Usons d’une analogie, toutes proportions gardées. On peut bien célébrer la même et unique Eucharistie de l’Église dans une basilique antique, une chapelle romane, une cathédrale gothique ou une église baroque. En chacun de ces lieux de culte, c’est tel ou tel accent de la sensibilité religieuse qui sera davantage favorisé par le cadre architectural ; disons, p. ex. : sens de la majesté ; recueillement ; élévation ; exultation. Mais imaginer, pour goûter équivalemment toutes ces notes en un seul lieu, de construire une église qui combinerait ces divers styles, c’est verser assurément dans l’hybride, et finalement y perdre. Ainsi, à vouloir s’exprimer sous la forme d’un évangile unique, « la quadrature de cette unité » (28) devient la quadrature du cercle. Un diatessaron fait un contre-usage de la synopse : celle-ci doit aider, en favorisant les comparaisons, non seulement à comprendre la suffisante convergence des évangiles sur l’essentiel, certes, mais tout autant à mesurer leurs spécificités et à en chercher la portée dans le contexte de la narration en question. Une synopse, en nous rappelant les différences entre les évangiles, nous aide à réajuster la mémoire parfois trop sommairement globalisante que nous avons de leur contenu. L’expérience montre bien que c’est éminemment formateur. Par contre, rien de plus déformateur et de plus déstructurant à cet égard que « quatre évangiles en un ».

L’A. a beau s’en défendre en disant : « L’évangile unitaire ainsi collationné n’offusque pas et ne supplante pas les quatre Évangiles ; il estompe leur personnalité pour mettre en lumière leurs convergences et leur unité. Il rassemble objectivement leurs informations historiques » (26). Un « évangile unitaire » est une contradiction dans les termes. Car on atteindra peut-être un certain « unitaire » à un niveau factuel d’harmonisation — parfois forcée. Mais pour avoir estompé, voire déformé la personnalité de chacun, on n’offrira plus un « évangile » : ce genre littéraire désigne bien plus qu’un ensemble d’« informations historiques », si indispensables soient-elles au témoignage de foi rendu au Seigneur par les évangélistes. Les quatre ne diffèrent pas seulement « par leurs sources propres, leur genre littéraire, leur style, leur information particulière et leur libre choix entre les innombrables épisodes de la vie du Christ » (14), mais encore, dans des proportions variables, par leurs rapports à l’AT, leur souci de destinataires privilégiés, leurs échos internes spécifiques, leur agencement déterminé, leur stratégie narrative — théologiquement signifiante —, leur visée pastorale… Bref, par leur manière propre de laisser l’Esprit conduire la lettre de leur récit. L’A. sait tout cela. Mais par la mise en œuvre de son projet, il passe outre. Le genre littéraire « évangile » ne peut qu’être estropié par un Diatessaron.

Par rapport aux textes évangéliques, l’Église ne se permet de pratiquer le « plusieurs en un » qu’à un moment, dans la célébration de l’eucharistie : pour les paroles de la Consécration, où le récit de l’Institution procède de fait d’un assemblage (cf. Mt 26,26s. ; Mc 14,22s. ; Lc 22,19s. ; 1 Co 11,23-26 ; He 8,8 ; 9,15.20 ; 13,20). Mais c’est dans un cadre unique en son genre, où l’unité de l’Écriture néotestamentaire — de surcroît fort riche, là, d’arrière-fonds bibliques — peut s’exprimer dans la présence proprement sacramentelle du Christ ressuscité à son Église. C’est dans la vive et commune mémoire de lui — faites cela en mémoire de moi — que consonnent les mémoires scripturaires de ce don fait « une fois pour toutes ».

Dans la liturgie de la parole, par contre, l’Église, dans sa façon de recourir à l’apport des quatre évangiles, ne le fait précisément pas sous la forme d’un Diatessaron. Et même pas là où cela aurait pu être plus tentant : pour les récits de la Passion, lors de la Semaine Sainte. On n’agglomère pas les apports synoptiques. En outre, chacun des cycles liturgiques propose patiemment, au long des semaines du temps ordinaire, un évangile à la fois, dans la continuité de son fil narratif propre. Sans dommage pour la cohérence de notre rapport au Christ proclamé et reçu dans la foi. Lex orandi, lex credendi.

R.L. destine son livre « à un large public » (7). Il entend servir les petits plutôt que les doctes (cf. p. 43). Mais il risque, bien malgré lui, de plutôt desservir les petits, en leur donnant à penser que la foi partagée par les évangélistes leur sera plus facilement accessible dans une combinaison narrative de leurs récits respectifs. Les premiers, les évangélistes ont dû, les uns par rapport aux autres, adopter l’attitude qui seule construit la véritable unité : accepter humblement qu’il ait été donné à plusieurs d’entreprendre cette tâche, et de la mener à bien en partie différemment. Nous-mêmes en faisons quotidiennement l’expérience ecclésiale, tout spécialement dans des lieux d’étude de l’Écriture : reconnaître, entre lecteurs de l’évangile, que nous pouvons être différemment sensibles à la manière et à l’esprit de tel ou tel des quatre, et qu’en même temps c’est bien au même Seigneur que nous adhérons, voilà qui nous édifie mutuellement dans la foi comme membres variés de l’unique corps du Christ.

Il est légitime et même régulièrement nécessaire, dans la vie de l’Église, de souligner à neuf l’accord profond des évangiles, témoignages unanimes mais non uniformes. Encore faut-il bien discerner à quel niveau de profondeur se joue cet accord. Et trouver la manière adéquate de le manifester. Or, celle de « quatre évangiles en un seul » risque de ne conforter que des lecteurs qui soient des fondamentalistes d’un concordisme dans la lettre. Dès lors, malgré le bon propos de l’A., en dépit de sa science scripturaire et du grand travail que suppose un tel ouvrage, « on a hâte — comme le disait le P. Radermakers dans le compte rendu évoqué au début — de refermer ce livre pour retourner à la fraîcheur des quatre évangiles distincts de la Tradition ».

Notes de bas de page

  • 1 Laurentin R., Nouveau Diatessaron, « Les quatre Évangiles en un seul », Paris, Fayard, 2002, 24x15, 417 p., 22 €. ISBN 2-213-61445-8.

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