Logos et absolu. Relire la phénoménologie du christianisme de Michel Henry

Gabrielle Dufour-Kowalska
Philosophy - reviewer : Antoine Vidalin
La pensée de Michel Henry, quinze ans après sa mort, demeure singulièrement méconnue en France. Sans doute que la Trilogie qui achève son oeuvre (C'est moi la véritéIncarnation et Paroles du Christ) a contribué à la mise sous le boisseau de cette pensée en France, aussi bien dans l'Université qui reprochera facilement au phénoménologue d'être devenu théologien, que dans l'Église où sa phénoménologie est rapidement qualifiée de gnose.
L'ouvrage de Gabrielle Dufour-Kowalska, ainsi que son titre le propose, vient à point nommé pour reprendre cette question à l'aune de l'ensemble de l'oeuvre. L'A. (1939-2015), philosophe suisse d'origine polonaise, fut élève de Jeanne Hersch et auteur d'une thèse remarquée sur Spinoza. Suite à sa découverte émerveillée de L'essence de la manifestation, elle a été pionnière dans la réception de l'oeuvre de Henry par ses différents ouvrages qui, depuis les années 1980, suivent et commentent l'élaboration de sa pensée : Michel Henry. Un philosophe de la vie et de la praxis (Paris, Vrin, 1980) ; L'Art et la sensibilité. De Kant à Michel Henry(même éd., 1996) ; Michel Henry. Passion et magnificence de la vie (Paris, Beauchesne, 2003).
Consciente que la question du christianisme n'était pas nouvelle chez Henry mais irriguait dès le départ toute son oeuvre sans la dénaturer pour autant en théologie, elle tenait à livrer cet ultime ouvrage afin d'écarter les mésinterprétations de cette phénoménologie et rendre raison de ce qui lui apparaissait comme « une nouvelle philosophie chrétienne ». Elle y parvint, malgré les fatigues d'une longue maladie, et acheva peu avant sa mort son oeuvre testament.
Une 1re partie s'attache à manifester dans L'essence de la manifestation les présupposés chrétiens de la pensée de Henry. Elle montre ainsi l'enracinement du concept d'immanence dans la mystique rhénane (en particulier chez Eckhart) où une vérité étrangère au monde et à la forme noétique se laisse reconnaître. À l'immanence, deux autres concepts phénoménologiques viennent s'ordonner de manière rigoureuse, celui de révélation (affective) et celui de vie, pour permettre l'élaboration d'une phénoménologie nouvelle, capable de scruter dans un discours rationnel une vérité originaire, plus ancienne que la pensée. En retour, se dessine une apologétique capable de justifier le christianisme dans sa vérité qui n'est pas du monde.
La 2e partie propose le chemin inverse en tentant de rapporter la phénoménologie de Michel Henry à la religion chrétienne. L'A. montre d'abord la grande cohérence de C'est moi la vérité (1996) avec L'essence de la manifestation (1963) grâce à la lecture de l'Évangile de Jean où Henry retrouve et accomplit sa recherche de l'originaire. Pour Gabrielle Dufour, la phénoménologie demeure cependant chez lui souveraine et c'est elle qui permet le transfert des concepts chrétiens dans sa sphère propre. La phénoménologie de C'est moi la vérité permet ainsi une nouvelle intelligibilité du Christ, elle est la véritable philosophie du christianisme en ce qu'elle rapporte ce dernier à sa vérité immanente qui est la révélation de la Vie absolue, comprise dans sa sphère spécifiquement phénoménologique. L'A. insiste sur la nécessité de préserver la distinction entre les concepts phénoménologiques obtenus et leurs origines chrétiennes, et pointe par ailleurs, comme Xavier Tilliette avant elle, un certain déficit d'incarnation, puisque le Verbe incarné est toujours compris à partir de sa souveraine divinité (le Verbe de Vie). Mais c'est ainsi, reconnaît-elle, que Henry parvient à arracher l'homme à l'humanisme réducteur de l'existentialisme et de l'empirisme, en lisant l'incarnation de bas en haut : pas seulement l'humanité de Dieu mais la divinité de l'homme. La philosophie du christianisme fonde ainsi une anthropologie supérieure.
La 3e partie, sous le titre « et le Verbe s'est fait chair », veut montrer comment l'ouvrage Incarnation (2000) vient apporter une correction à C'est moi la vérité en permettant de penser l'incarnation comme la venue de toute chair en elle-même à partir de la donation de la Vie absolue dans son Verbe de vie. Dès lors, le « saut dans le péché » mais aussi la venue du Verbe dans la chair et la possibilité de la foi en lui pour toute chair trouve une intelligibilité phénoménologique, qui n'est rien d'autre que cette donation d'en haut éprouvée par toute chair au coeur de son impuissance et qui fonde la possibilité du salut et de toute intersubjectivité. L'A. est alors sensible à la nécessité d'élaborer en contrepoint d'une telle phénoménologie de l'incarnation une nouvelle théologie déployant à partir des Écritures et de l'Eucharistie cette donation d'en haut au coeur de l'existence humaine. Enfin, la philosophe montre qu'avec Paroles du Christ (2002), Michel Henry accomplit son oeuvre en développant les implications d'une chair comprise comme parole de la vie et capable d'écouter en son coeur les Paroles de Dieu.
Cet ouvrage est ainsi une invitation à opérer un véritable renversement : après des siècles de philosophie séparée au cours desquels le christianisme n'était au mieux qu'un inspirateur ou un objet d'études, il s'agit avec Michel Henry de l'élaboration d'une nouvelle philosophie du christianisme, non d'une philosophie qui s'intéresserait au christianisme, mais de la philosophie commandée par la vérité dont témoigne le christianisme, la vérité de la vie, de toute vie humaine. - A. Vidalin

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