«Causa sive ratio». La raison de la cause, de Suarez à Leibniz

Vincent Carraud
L'âge moderne, dit-on est l'âge de la raison. Mais ce n'est pas pour cela que les autres époques de la pensée auraient été irrationnelles! Quelle est donc la spécificité de la raison moderne? C'est à cette question que s'attache l'ouvrage ample, précis, de C., un texte prévu pour l'habilitation à l'accompagnement de recherches doctorales mais qui va bien au-delà de cette circonstance académique. L'A. parcourt exactement 100 ans, le siècle qui commence par les Disputationes metaphysicae de Suárez (1597) et qui finit par les 24 Thèses de métaphysique de Leibniz (1697) en passant par Descartes, Spinoza et Malebranche. La problématique est précise: la causalité était pour les antiques une lumière pour la raison; en 1697 c'est la raison qui est devenue une lumière pour la causalité.
Comment s'est donc produit et développé ce renversement, et quelle est sa signification pour la pensée contemporaine? Étienne Gilson avait déjà souligné l'importance de cette problématique, mais sans la déployer: voilà un manque que veut combler C. en s'inspirant de nombreux passages où Heidegger met le doigt sur les grands craquements de la Modernité, surtout au Principe de raison leibnizien commenté par le philosophe de la Forêt Noire en 1955-1956. Avec Suárez, dont l'intention était de rappeler l'excellence d'Aristote alors que son siècle s'en éloignait, la causalité n'est déjà plus aristotélicienne; la cause efficiente absorbe en effet toutes les autres, sauf la finale qui est confiée à la seule intention de la volonté rationnelle. Descartes poursuit cette réduction de la tradition en défaisant la cause finale; toute cause rentre maintenant dans l'unique efficience. C'est alors que Descartes creuse un abîme en le laissant ouvert: il n'y a pas de cause efficiente à la causalité efficiente.
La rationalité étant ramenée à cette cause, elle ne se fonde elle-même sur aucune rationalité; le fondement est donc au delà du rationnel. Les penseurs qui viennent après Descartes n'ont de cesse de réduire cet abîme, de sorte que la raison en arrive à imposer sa loi à la causalité, à s'imposer comme la cause de la causalité. Pour le rationalisme de Spinoza, l'existence est à penser conformément à un schème d'a priori. Malebranche ne réussit pas davantage à respecter les droits de l'existant. Avec Leibniz, le renversement de l'antiquité semble achevé: la raison est cause universelle.
Toutefois, comme l'avait noté Marion dans Étant donné, la raison de la cause c'est l'effet, si bien que la réalisation des possibles est «normée par les exigences d'existence» (p. 495); il y a donc là un renversement dans le renversement, «le fondement de l'existence, la raison, [n'admettant] donc d'autres mesures que l'existence même» (ibid.). Cet ouvrage, aux recherches fouillées, est essentiel pour toute nouvelle étude qui portera sur l'essence de la Modernité. - P. Gilbert sj

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