Heidegger. Pensée de l'être et origine de la subjectivité
M. Caron
Les études sur Heidegger se multiplient, hommage à un philosophe
certes controversé, mais de toute manière, et indéniablement, l'un
des plus grands du 20e siècle. Ces études sont cependant, le plus
souvent, sectorielles. Les ouvrages généraux sur le philosophe de
Fribourg sont déjà anciens, et dans l'impossibilité de saisir
l'ensemble de son oeuvre, dont l'édition critique avance maintenant
régulièrement - la plupart des textes principaux sont dorénavant
accessibles. Le défi de C. est de lire Heidegger à partir d'un
point de vue qui permette de comprendre l'ensemble complet de son
oeuvre en dépassant la position aujourd'hui commune qui voit dans
la Kehre des années 1935-1937 un «tournant» de la réflexion. C.
conteste que celle-ci soit passée alors d'une orientation
anthropologique à un point de vue plus strictement ontologique. Sa
thèse est que «la pensée heideggérienne […] acquiert précisément sa
cohérence du fameux traitement […] de la question sur l'origine du
soi» (p. 13). L'entreprise renoue donc avec les premières
interprétations de Heidegger en France: le philosophe allemand
serait décidément un humaniste. Toutefois, dès les premiers travaux
de Heidegger, l'exigence proprement ontologique élève le débat bien
au-dessus des requêtes d'une simple revendication de la dignité de
l'homme enfermé dans son étantité. Le génie de Heidegger aurait été
d'avoir articulé de manière toujours plus riche et précise l'être
de son ontologie et la perception du «soi» inaccessible et pourtant
inlassablement affirmé. La distinction élaborée par Ricoeur entre
idem et ipse est reprise ici (p. 69-74) et mise à profit: le «moi»
est «étant», issu d'une disposition du «soi», lequel est toujours à
distance de soi, quoique se saisissant au coeur de cette même
distance; cette saisie du soi dans le moi pourrait cependant en
annuler la tension intérieure, le fixer.
La structure formelle de la différence ontologique se retrouve dans
cette lecture de Heidegger: la question de la constitution du soi
va de pair avec celle de l'être, la déconstruction (ou la mise en
évidence de l'essence) du moi est celle de l'étant. «Le soi est
l'être même, apparaissant en son retrait et son impalpabilité» (p.
1563). L'A. rappelle à ce propos que Heidegger tenait Ravaisson en
haute estime (voir la note de la p. 1248); Ravaisson est de fait le
père du spiritualisme français, attentif à l'alliance originaire de
l'être et de l'esprit. Le «soi» est esprit, il est l'ipse qui rend
possible l'idem et court le risque de s'y annuler. Le travail de C.
est remarquable, long, trop long certainement (1753 pages), fort
répétitif.
Il ne s'agit cependant pas tellement pour lui d'offrir un
commentaire exégétique des textes de Heidegger, même s'il est fort
au courant, évidemment, de cet aspect des choses; il veut plutôt
reprendre toute la réflexion du philosophe allemand pour en épouser
en forme de «méditation» (p. 73) - d'où la longueur de l'ouvrage -
le principe d'unité intérieure, la question qui la soutient depuis
son début jusqu'à la fin. Cela se fait de manière très cultivée, en
s'inspirant au passage d'oeuvres poétiques de différentes
provenances. L'hypothèse de travail est que, si le terme «soi»
vient massivement dans les premières oeuvres de Heidegger pour
disparaître ensuite progressivement, il se dissimulera en fait sous
d'autres vocables, comme Ereignis, Seinlassen ou Gelassenheit (cf.
p. 85), des termes à interpréter donc en conséquence. La
vérification de cette hypothèse de recherche est fort bien réussie,
et convaincante. - P. Gilbert sj