Que faire avec ce livre coloré où domine le champ lexical de la
«fureur» et de la «férocité» (p. 195)? Dégager les fils
scientifiques de sa trame assertorique improbable n'a rien de
simple.On pourrait y voir là un tissu de lacaneries, un énième
traité anti-paulinien, quelque resucée provinciale de thèmes
nietzschéens. Mais derrière la forme hautement polémique, il y a
aussi un vrai questionnement. Cet ouvrage nous provoque de fait, si
l'on a la sagesse de ne pas répliquer au plan passionnel qui est le
sien, à poser la question de savoir ce qu'amour veut dire.Passons
tout de suite sur sa première partie, au titre inspiré sans doute
par Sils-Maria: «Généalogie de l'acédie» (p. 19-122). C'est une
honnête histoire de l'acédie, qui cherche à calibrer l'énoncé de
cette «maladie d'amour» entre les définitions d'Évagre et celles de
l'Aquinate, nous promenant de l'akédia orientale à l'acedia latine,
jusqu'aux rivages des «filles» scolastiques de l'acédie. En se
«moralisant», l'acédie a perdu le tranchant qu'elle avait chez les
Pères du désert, qui voyaient en elle la démone méridienne par
excellence, l'inquiétante étrangeté, le contre-formel de la vie
spirituelle. Les spécialistes de la vie mystique diront ce qu'ils
pensent de ces pages plutôt bien documentées avec des citations de
première main - mais qui visiblement s'embarrassent assez peu de se
couler dans les études patristiques et mystiques. Il y a de toute
façon une énigme au fait que l'A., qui veut dresser un panorama
complet, ne jette pas un regard sur la grande littérature mystique
renaissante et moderne, jugeant sans doute que la transformation
profane de l'acédie en mélancolie suffit à son propos.La première
partie est destinée à préparer le lecteur au thème central:
«L'agapè génère l'acédie» (p. 121). C'est ici qu'il faut du coeur
pour suivre l'argumentation parfois complexe, aux entrées
multiples, qui brouille l'idée au fond assez classique des Lumières
selon quoi l'amour chrétien exténue le désir. Il en faut toujours
pour suivre l'A. lorsqu'elle canonise, y tenant apparemment
beaucoup, l'opposition bien connue que Nygren a tentée entre
éros et agapè. Il faut enfin du ventre pour
relier tout ceci au combat personnel que paraît mener l'A. contre
la théologie paulinienne, accusée comme d'habitude de tous les
maux, en particulier celui d'avoir posé les fondements d'un amour
qui se passe de désir ou le surmonte.Une question légitime est
posée à travers ces pages parfois étranges: qu'en est-il, vraiment,
de la relation entre le désir centripète et l'amour centrifuge dans
le christianisme? C'est un mystère que l'amour, qui est au centre
et qui pourrait seul être digne de notre foi, ait été si peu
l'objet de notre théologie qu'il a fallu une encyclique pour
relancer le chantier récemment. Un livre comme celui de Madame
Luciani-Zidane empêche de refermer tout de suite à nouveau la
question, et maintient vif le problème posé: c'est du sel sur une
plaie qui ne doit pas guérir, et l'on remerciera l'auteur de forcer
à mieux dire l'amour dans lequel se résume la foi chrétienne. Merci
donc à l'A. de nous stimuler, et avec quelle vigueur, à
redistribuer les motifs et les mobiles, conscients et inconscients,
mystiques et conceptuels, d'éros et d'agapè afin de ne pas sombrer
dans une acédie théologique qui négligerait son objet le plus
propre: «Deus caritas est». - E. Tourpe