La Grande Chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de l'histoire, tr. Chr. Leroy et J.-P. Sonnet

M. Sternberg
Holy Scripture - reviewer : Jean-Louis Ska s.j.
M. Sternberg s'est surtout fait connaître pour son ouvrage The Poetics of Biblical Narrative publié en 1985 (Bloomington, IN, Indiana University Press). C'était l'époque où l'analyse narrative faisait une entrée en fanfare sur la scène exégétique. Depuis lors nos oreilles ont pu s'habituer à ces harmoniques nouvelles et anciennes à la fois. Pour contribuer à cette série de concerts, les éditions Lessius nous offrent dans ce petit volume la traduction en français d'un long article de M. Sternberg publié en anglais en 1990. Le point de départ de la réflexion est une constatation assez simple. Dans les récits individuels, la narration biblique ne se soucie pas beaucoup de raconter les événements dans leur ordre chronologique. Lorsqu'il s'agit du «grand récit», celui qui va, en gros, de la Genèse jusqu'à la fin du second livre des Rois, les événements sont présentés dans un ordre chronologique très strict. La raison de cette différence est à chercher, selon M. Sternberg, dans la «prétention de vérité» (truth claim) de la Bible. En vertu de ce principe, le «grand récit» se doit de mimer au maximum la réalité qu'il représente (voir p. 22).
Le volume, toutefois, cherche moins à développer ou à démontrer cet axiome qu'à en illustrer les innombrables facettes. Le premier chapitre, «La règle de la chronologie: poétique biblique et théorie narrative», met en relief la particularité de la Bible en ce qui concerne l'ordre chronologique. Comme nous venons de le voir, la règle est différente en ce qui concerne le «grand récit» et le récit individuel. Le second chapitre, «Blancs intermédiaires: le temps comme sélection ou comme combinaison», examine le problème des ellipses narratives. Certains parlent de «parataxe narrative». Les épisodes se suivent, entrecoupés de «blancs» ou «ellipses», et le lien qui les unit les événements n'est donc pas explicité. Dans certains cas, c'est au lecteur à le chercher. Dans d'autres, le récit lui-même explicite la chose a posteriori. Ou bien le «blanc» est sans aucune importance narrative.
Le troisième chapitre est consacré aux «simultanéités dans la séquence narrative». Les récits bibliques peuvent passer bien des événements sous silence, mais aussi les rapporter plusieurs fois. Il s'agit, en gros, des fameux «doublets» bien connus de la critique des sources. Ce chapitre est le plus long de tout le volume et sans doute aussi le plus ardu (35-82). En effet, le phénomène est bien difficile à cerner. Le récit peut chercher à décrire deux événements simultanés comme, par exemple, dans la scène des comices dans Madame Bovary de Gustave Flaubert (Emma Bovary et Rodolphe conversent pendant le discours officiel du préfet), ou de raconter deux fois le même événement sous deux angles différents comme la scène du jumping dans Anna Karénine de Léon Tolstoï (la course telle qu'elle est perçue par Anna Karénine ou vécue par Vronsky). Il peut s'agir de brefs segments narratifs - à la limite une seule phrase -, ou d'épisodes entiers, comme l'arrivée de David à la cour de Saül, ou même de longues séquences parallèles comme la chronique du royaume de Juda et celle du royaume du Nord dans les livres des Rois. Tout cela ne facilite pas la tâche, mais M. Sternberg fait toujours preuve de brio lorsque la difficulté augmente. Le quatrième chapitre, «Entre la simultanéité et la successivité: les ambiguïtés de l'agencement alternatif», analyse certains épisodes qui s'intègrent difficilement dans la succession narrative. Le cas le plus typique est sans doute celui de Gn 38, l'histoire de Juda et de Tamar qui se présente comme une digression à l'intérieur de l'histoire de Joseph (Gn 37 - 50), mais qui permettrait d'expliquer l'évolution psychologique de Juda. Le dernier chapitre, «La distorsion unilinéaire», se penche sur le livre du Deutéronome où les stratégies rhétoriques bouleversent entièrement la chronologie des événements. L'ouvrage s'achève par une bibliographie sélective de Meir Sternberg sur la poétique narrative biblique et quelques index: auteurs cités, personnages bibliques et citations bibliques.
La lecture de M. Sternberg est à la fois exigeante et stimulante. Avouons aussi que les analyses, toujours brillantes, laissent çà et là quelques points dans l'ombre. Je ne donne que quelques exemples. La «prétention de vérité» de la Bible du point de vue historique est un point qui est terriblement débattu aujourd'hui. De quelle vérité s'agit-il? L'auteur parle d'histoire «empiriquement réelle» ou «simplement réaliste», «historique ou simili-historique». Mais bien des lecteurs souhaiteront quelques précisions supplémentaires à ce sujet. Autre problème: celui d'une certaine confusion des plans qui vient sans doute du point de vue adopté. En gros, M. Sternberg cherche à expliquer l'ensemble des phénomènes à partir d'une «poétique» du récit. Il serait utile, à notre avis, de mieux distinguer quelques catégories fondamentales. Je pense surtout aux phénomènes purement grammaticaux à l'intérieur d'un récit, différents des problèmes qui se posent lorsque plusieurs récits sont agencés en séquence. Et là encore, la question n'est pas la même si les récits sont unifiés, comme l'histoire de Joseph, ou épisodiques, comme le cycle d'Abraham.
Enfin, il me semble que certains problèmes sont propres à la nature composite des récits bibliques. Parfois, l'explication diachronique est bien plus simple que les hypothèses synchroniques. Prenons l'exemple de Gn 38, l'histoire de Juda et Tamar. Baruch Spinoza est sans doute le premier à avoir remarqué qu'il est impossible de réconcilier la chronologie de l'histoire de Joseph avec cet épisode (Traité théologico-politique, chap. 18). En vingt-deux ans, il faudrait que Juda ait pu engendrer trois fils, que ses fils aient pu arriver à l'âge de se marier et que Péreç, fils de Juda et Tamar, puisse accompagner le reste de la famille en Égypte avec ses propres enfants (Gn 46, 12). Est-ce vraisemblable, même dans un récit biblique? En général, les patriarches engendrent à un âge très avancé. Il est certes possible de dire, avec M. Sternberg, que le changement d'attitude de Juda en Gn 44 est dû à son expérience malheureuse en Gn 38. Mais il reste à expliquer pourquoi ni le narrateur ni le personnage Juda ne se souviennent de Tamar. Juda invoque des raisons tout autres pour justifier sa décision de prendre la place de Benjamin comme esclave. La solution de M. Sternberg est certes possible, elle est peut-être probable, mais peut-on dire qu'elle est vraiment prouvée? Il me semble plus simple de dire que nous avons affaire à des sources différentes et que bien des livres bibliques sont plus proches du modèle du fichier ou des archives que de celui des romans contemporains. Ajoutons pour terminer que la bibliographie est souvent succincte. Mais ces quelques remarques ne devraient surtout pas empêcher d'apprécier le style chatoyant et la perspicacité des réflexions proposées dans ce petit volume. - J.-L. Ska sj

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