Autrichien de Prague, R.M. Rilke (1875-1926) est un des plus grands
poètes lyriques allemands du XXe s. Éduqué dans le catholicisme, il
se révolta dès ses 14 ans contre cette formation, tout en
s'intéressant aux mystiques et en utilisant pas mal d'images
religieuses. Dans la masse de ses commentateurs, aucun ne s'était
encore intéressé à une interprétation «philosophique» de la valeur
de ses idées. C'est ce qu'a tenté R. Guardini (1885-1968) à propos
des 10 Élégies de Duino dont Rilke affirme lui-même qu'elles
traitent essentiellement de l'amour et de la mort, autrement dit,
du sens de la vie. Écrites entre 1912 et 1922, les 4 premières
furent composées dans le château de Duino, sur la côte dalmate, et
les autres dans le Valais suisse. Elles appartiennent à sa période
de maturité et le poète a confié que les deux parties, mais surtout
la dernière, furent écrites dans une inspiration exaltée qui
faisait de lui un «voyant» chargé de proclamer un message religieux
final à la façon des prophètes. Puisqu'on y sent une lointaine
inspiration chrétienne, Guardini a voulu étudier leur contenu pour
le fond. Il avoue que ce ne fut pas facile et qu'il y travailla
plus de 10 ans au milieu de ses autres occupations. Il se posait
une question: quelle était, selon Rilke, la réalité de l'existence
telle qu'il la sentait?R.G. souligne fortement une des idées
maîtresses des Élégies: le danger que court actuellement la
personne. Rilke est un individualiste invétéré, incapable de se
lier définitivement à quelqu'un ou à un lieu. Dans la 4e Élégie, il
va même jusqu'à mettre en doute sa propre existence. Des forces
impersonnelles sont à l'oeuvre dans le monde. À l'époque moderne,
la personne s'est voulue autonome dans tous les domaines. Nietzsche
a osé mettre la personne à la place de Dieu. Dès lors, l'homme est
devenu l'instance suprême et crée ses propres valeurs. On en a
hélas! vu les conséquences catastrophiques: écrasé par son
autonomie absolue et ses responsabilités, l'homme a ensuite accepté
de se soumettre à des dictateurs qui ont pensé et tout décidé pour
lui, aliénant ainsi un liberté devenue trop lourde. Ce vide
intérieur commence déjà à se manifester dans la poésie de
Rilke.
Son héros est héroïque par pur amour de l'héroïsme, pas pour servir
(6e). Rilke transfère au plan métaphysique sa propre incapacité à
nouer des rapports interpersonnels (7e). Dieu n'est pas une
personne qui puisse connaître, aimer ou être aimée (8e). Pourquoi
l'homme existe-t-il? Destiné à mourir, il doit se contenter de
vivre pleinement l'instant présent (9e). Tout passe (beauté, vie…)
mais le poète l'accepte et goûte une joie même au sein de la
tristesse. La mort est le silence éternel, le grand mystère qui
engendre la vie (10e).
Les Élégies sont finalement une sorte d'hymne à la mort, mais à une
mort privée son côté sérieux. Vivre intensément le moment présent
est un idéal un peu court. Curieusement, il affirmait que l'amour
et la mort ne sont possibles que si la personne disparaît. Outre le
rappel de mythes antiques, Guardini entrevoit là une influence de
théories occultes. Poète du déclin, Rilke annonce aussi le futur
avec ses possibilités et ses dangers.
R.G. analyse les Élégies par petites unités de sens en donnant les
textes allemands et leur traduction italienne. De temps en temps il
présente des synthèses de ses découvertes. Ce poème est une oeuvre
très riche, foisonnante qui livre la complexité du poète et ses
limites. Notons que ce volume est une réédition, mais celle de 1977
n'avait pas été recensée dans notre revue. -B. Clarot sj