Traces de visages. Lecture d'Emmanuel Levinas et de S. Germain

L. Crommelinck
Philosophy - reviewer : Polis
Traces de visages: d'emblée, pour celui qui en a connu l'auteur, ces mots résonnent d'une manière toute particulière. Ils évoquent d'abord la mémoire d'un ami trop tôt disparu, omniprésent dans le livre rédigé alors que la maladie le rongeait déjà et publié quelques semaines avant sa mort. C'est comme s'il nous disait: «Je pars, mais pas tout à fait…», nous invitant à recueillir ce souffle qui l'a porté des années et à en vivre avec lui. Ainsi, les pages qu'il consacre à Emmanuel Levinas et à Sylvie Germain deviennent pour nous «traces» de son visage à lui. Traces de son être profond, de sa pensée, de son combat. Lui qui n'a eu de cesse de creuser les grandes questions existentielles, le voilà comme Jacob avec l'ange, dans une lutte inégale, se mesurant au mystère de Dieu, de la vie, de la mort. Et porté par sa familiarité avec l'oeuvre de E. Levinas, dont il se plaisait à réciter par coeur certains extraits, habité par une admiration sans bornes pour S. Germain, dont l'amitié lui sera d'un précieux réconfort, il va puiser chez ces deux auteurs qui n'ont cessé d'éclairer sa route une nourriture qu'il qualifie lui-même de substantielle, un véritable viatique sur le chemin de l'épreuve. Il a reçu, dit-il, du premier une manière de penser (l'éthique, l'Infini, le visage), de l'autre, une manière d'apprendre à (re)lire l'histoire des hommes, souvent douloureuse, leur quête de lumière au coeur de la nuit, et à y déceler, peut-être, le passage furtif d'un Dieu caché.
Tous deux, quoique de points de vue différents - l'un est philosophe juif, l'autre écrivaine chrétienne -, boivent à la même source, la Bible, et le Dieu qu'ils y découvrent est celui qui ne se manifeste que dans sa trace, ou de dos, comme dans le chapitre 33 de l'Exode ou comme Élie à l'Horeb (1R 19). Pour E. Levinas, c'en est fini des théodicées. Les guerres et les drames qui ensanglantent le monde obligent à chercher Dieu du côté de l'homme qui reconnaît dans le visage de son prochain «l'épiphanie de l'Infini». Dieu s'est retiré et c'est dans l'espace de ce retrait - trace de sa présence - qu'il nous sollicite et convoque notre éthique, à la rencontre de l'autre. Dieu est du côté de la miséricorde et de la compassion. Pour S. Germain également, Dieu s'est destitué de sa toute-puissance, à la manière du roi Lear, infiniment, devenant un Dieu «d'une infinie discrétion», mendiant de reconnaissance et d'amour. Image du tabernacle vide, le soir du jeudi saint, mais aussi prière des compagnons d'Emmaüs que Laudes-Marie, l'héroïne de la Chanson des mal-aimants, fait sienne, du bout des lèvres, à la fin du roman: «Reste avec nous, Seigneur, le soir tombe».
On ne s'étonnera pas que le terme choisi par Luc Crommelinck pour qualifier l'écriture des deux auteurs évoqués soit celui de la caresse, ce geste qui ne retient pas, mais ouvre à un au-delà de lui-même. Comment dire l'indicible sinon par effleurement, en acceptant que l'insaisissable se dérobe? Une telle écriture, en cohérence avec l'objet qu'elle tente de suggérer, laisse le sens ouvert, confiant au lecteur le soin de suivre la trace et de créer du neuf. On le voit, la traversée philosophique et littéraire suggérée par notre ami est avant tout aventure spirituelle, passée au creuset de sa propre souffrance (dont il ne parle pas).
Merci, Luc, de nous avoir laissé ces pages qui peuvent devenir pour nous. Traces de visages, traces de Celui dont la face, en hébreu, est toujours plurielle. - M.-P. Polis

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