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« Les cieux changent et les étoiles filent ». Poétique trinitaire du Maître Eckhart

Poétique trinitaire du Maître Eckhart

Jérôme Lefert osb
La condamnation de certaines propositions de Maître Eckhart par la bulle de Jean XXII, nous montre qu'il était rejeté en tant que 1) théologien chrétien 2) jugé trop original. L'histoire de la réception positive de son héritage présentait souvent les tentatives d'esquiver l'une de ces deux composantes: soit en sous-estimant son intention théologique, en s'attachant au sens que les propos d'Eckhart font dans un contexte profane ou non chrétien; soit en sous-estimant son originalité, préoccupé de le réinscrire dans la grande tradition théologique. Il reste à éclairer l'originalité théologique de Maître Eckhart. Le travail déjà classique de Vl. Lossky était un grand pas dans cette direction. Le texte présent voudrait continuer à la suivre, mais en cherchant l'originalité de la pensée d'Eckhart tout d'abord dans sa forme même, dans sa poétique.

Il y a des livres dont l’effet naturel et inévitable est de paraître pires qu’ils ne sont...

J. Joubert (1754-1824)

Le temps est long, l’éternité est courte. La controverse dont s’entoure le nom de Maître Eckhart ne tient qu’à ce décalage. Lorsque Jean Tauler tirait sa fameuse conclusion « Il parlait du point de vue de l’éternité, et vous l’avez entendu du point de vue du temps »1, encore fallait-il préciser quel temps et quelle éternité étaient en question. Leur temps à eux était la fugitivité même, le sien durait comme durcit le pain rassis. Leur éternité à eux n’était qu’une immense réserve de bois, pour se chauffer pendant l’hiver infini ; la sienne scintillait un seul instant, au fond de la dernière braise, la réserve épuisée une fois pour toutes.

L’étonnant, c’est que cette réduction à rien n’a pas le mutisme pour contrepartie. Les mots pour indiquer l’ineffable épousent des configurations étranges, se parlent à plusieurs voix, faisant un détour complet avant de se consumer, de façon spectaculaire, et cela uniquement pour manifester le principe de leur anéantissement. Le mot qui prend feu est la parole d’éternité. Celle-ci suffit à peine pour prononcer un nom. De tels instants, où le jeu d’ombres se joue et se déjoue à la fois — cultivé par le goût de l’insolite, du complexe2 et de l’exagéré, que le Maître possédait assurément, — ravissent les uns et consternent les autres.

Cela est voulu. « Il faut observer que quelques-unes des propositions, des questions et des expositions qui suivent paraîtront au premier abord monstrueuses, douteuses et fausses »3. À l’occasion, comme si cela ne dépendait pas de lui, Eckhart essaie même de consoler son public : « que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son cœur ». Le malentendu ne résulte pas d’un mal-dit mais prouve le bien vu. Car le contenu de cette pensée est déjà dans sa forme : « tout le temps que l’homme n’est pas semblable à cette vérité, il ne peut pas comprendre ce discours, car c’est une vérité sans voile qui est venue directement du cœur de Dieu » (S 52, II 149)4.

I L’art de la citation, ou « par le Fils »

Un trait de son style, assurément irritant, nous donnera la clé d’entrée dans le monde d’Eckhart. Souvent, au lieu de parler directement, il commence par une phrase détournée, du genre « comme je l’ai dit ailleurs… », présentant ainsi sa parole comme une sorte d’auto-citation, suivie de la référence au lieu d’origine. Parfois le lieu d’où il parle est changé jusqu’à trois ou quatre fois dans un seul paragraphe. Il serait possible de raconter toute la vie du Maître à partir de ces lieux différents : celui d’un professeur universitaire (« comme je l’ai dit à l’École »), d’un directeur d’âmes (« comme je l’ai dit au monastère »), enfin d’un prédicateur itinérant. Le temps de l’auto-citation est aussi important que le lieu : plus la maxime est tranchée, plus volontiers elle se veut le résultat de changement d’avis : « encore récemment j’aurais répondu Oui mais maintenant je dis Non » ; « cette idée m’est venue la nuit dernière ». Ce discours n’est pas un monologue, car Eckhart cite les autres encore plus volontiers que lui-même. Cela lui sert à tout sauf à faire montre d’érudition, car souvent les sources sont évoquées de façon cryptique, suivant la répartition en deux catégories majeures : les « maîtres » et les « saints ».

Dans ce phénomène stylistique, se croisent deux mouvements opposés : d’un côté, Eckhart n’a pas de paroles ayant le même sens en toutes circonstances, indépendamment du contexte ; de l’autre, la parole dans la citation est toujours sortie de soncontexte, transplantée dans un autre lieu. À travers les citations, Eckhart organise son discours non comme un texte arrêté, mais comme une sorte de pivotage autour d’un texte invisible, constitué par ce qui reste d’irréductible à travers tous les changements. Les lieux de provenance ne sont donc distingués que pour mieux unifier tous les lieux, tous les temps, les contracter dans l’instant présent. Les rapprochements inattendus produisent le choc. Eckhart cite la phrase d’Augustin : « Dans le premier choc, où tu es comme traversé par l’éclair du mot “vérité”, demeure, si tu peux ». L’instant est l’image de l’éternité, du seul lieu où cette parole est chez soi : « Que signifie “aujourd’hui” ? L’éternité » (S 14, I 136).

Le choc de la vérité rassemble le monde comme autour d’un centre, et montre que le monde entier ne vaut pas cet éclair qui le déchire. Dans ce genre d’unifications, la plénitude et le vide se répondent et finissent par signifier la même chose. Celui qui possède tout se contente de peu de choses, et même d’une seule, et même de pas une seule5. L’unité à la fois conditionne et exclut l’unification, comme le corps conditionne et exclut son ombre. Les lieux du discours ne font que présenter le catalogue de « ceciet-cela » à abandonner : « le lieu où je suis est bien minime… si minime qu’il soit, il faut qu’il disparaisse si l’on veut voir Dieu »6. Les anciens savaient déjà qu’on ne peut voir Dieu sans mourir. Mais ils entendaient par là : « donc on ne peut pas voir Dieu ». Eckhart y lit l’indication pratique : « donc il faut mourir ». C’est pour cela que l’abandon de la totalité est décrit comme la mort de l’âme. La multiplicité s’avère la décomposition ; ce monde-ci est un immense masque mortuaire : « Par cette mort, l’âme prend part à la connaissance de Dieu et comprend qu’elle-même est en train de pourrir et que toutes les choses qui ne sont pas Dieu puent »7. Seule l’âme frappée par la vérité peut témoigner de cette décomposition, mais ce savoir ne lui est pas donné sans qu’elle comprenne que ce paysage en ruines n’est que le reflet de sa propre désagrégation : « Tout l’amour de ce monde est édifié sur l’amour de soi. Si tu avais abandonné celui-ci, tu aurais abandonné le monde entier » (S 6, I 85). Le témoin est l’accusé. Le « moi » qui regarde est un imposteur, incapable de saisir l’univers dans l’unité. Le vrai sujet n’existe qu’à sa frontière ; il naît en sortant de soi. La mort renvoie au dernier instant d’avant la naissance. L’homme détaché du monde est « aussi vide comme lorsqu’il n’était pas encore »8.

Pourtant, l’univers d’Eckhart n’est pas tragique. La joie du Maître est une des constantes les plus frappantes de sa prédication. L’âme, dans son extase, se place au point de vue de l’éternité. Le moment où « elle n’était pas » ne renvoie pas plus à la préhistoire qu’à l’eschatologie (S 22, I 195), la plénitude du temps est l’absence du temps. De cette percée, Eckhart parle aussi bien en termes d’accomplissement qu’en termes de commencement, tout en privilégiant ces derniers. La mort de l’âme est entièrement ordonnée à son engendrement. Les créatures ne sont laissées que pour les retrouver en vérité, en Dieu. « L’homme qui a ainsi toutes choses dans ce qu’elles ont de plus bas et où elles sont fugaces, les retrouve en Dieu où elles sont vérité » (S 29, I 238). Cette vérité de chaque chose n’est saisissable qu’à son origine, là où elle n’est presque pas encore elle-même, indistinguée de toutes les autres, dans l’unité. Remonter dans ce lieu unique est la mission de l’âme. Si l’homme est plus heureux qu’un morceau de bois ce n’est pas parce que Dieu lui est si proche, mais c’est parce qu’il connaît combien Dieu lui est proche. La voie vers l’origine de toute chose passant par le regard intérieur, elle doit remonter d’abord jusqu’à l’origine de celui qui regarde. Non que je regarde de là chaque chose intérieurement à sa place, mais je suis son intériorité : « je suis là un moteur immobile qui meut toutes les choses » (S 52, II 149). L’engendrement de l’âme coïncide avec la création du monde. La nature est ainsi fondée en même temps que la grâce. Le péché étant surtout une autonomie, un enfermement — le mal, à la limite, est tout lorsqu’il n’est que tout. Le mal c’est la création tout entière considérée en dehors du geste créateur, l’univers sans genèse. Se placer à l’instant où l’on « n’était pas encore » est la seule possibilité de fonder la bonté de la création9.

L’âme ne peut rassembler le monde qu’à travers sa propre unification. Les objets ne sont jamais saisissables en dehors de l’engendrement du sujet. Maître Eckhart dit « je » autant de fois que saint Thomas ne le dit pas. Mais l’égocentrisme n’a rien de mauvais, tout dépend de l’étendue de l’ego. Telle est la spiritualité d’Eckhart : l’égocentrisme sans moi. La percée, opposée à la sortie, à la procession première de la créature, exprime le même mouvement que le grand retour des créatures à Dieu qui commandait la composition de la Somme de Thomas d’Aquin. Mais ce qui prenait chez Thomas tout le temps du monde, est parcouru chez Eckhart à la vitesse d’un éclair. Cette accélération est possible parce que la percée se fait d’un « je » au « Je ».

Car l’engendrement de l’âme ne peut coïncider avec la création du monde que parce qu’il coïncide d’abord avec l’engendrement du Fils. L’homme-imposteur se justifie en se prétendant Dieu. L’âme n’a pas à faire de l’archéologie, mais à risquer une percée radicale, jusqu’au fond. Le monde-cadavre est sa première vision, mais un souffle passe sur ces ossements desséchés. Seulement, à la différence de la vision d’Ézéchiel, dans celle d’Eckhart l’âme a part à tous les rôles : de Dieu, du prophète, des morts. Le Je, le seul milieu capable de soutenir cette tension n’est pas un moi. La relation de l’homme à Dieu n’est pas un « Je et Tu » mais un « je et Je ». Dans l’éternité, l’homme intérieur rejoint Dieu qui crée éternellement le monde qui n’est pas éternel10. La percée fait rejoindre le point de vue propre au Verbe créateur11. La théologie d’Eckhart reste toujours trinitaire : puisque le monde est créé dans le Verbe, l’âme divinisée participe à la création du monde, mais cela n’est que l’effet secondaire. L’événement majeur est l’entrée dans l’Incarnation, qui est l’accès de l’homme à son propre être véritable, c’est-à-dire à Dieu. Mais il y a plus : la grâce de l’Incarnation est ordonnée à la grâce d’inhabitation. La percée est décrite comme l’introduction de la fiancée. Cette description de la consommation de l’alliance n’est qu’un commentaire du verset in principio. Toute l’histoire de salut est contractée entre l’instant éternel de Dieu et le verset que le Maître commente : « le “maintenant” où Dieu créa le monde est aussi proche de ce temps que le « maintenant » pendant lequel je parle actuellement, et le dernier Jour est aussi proche de ce “maintenant” que le jour qui fut hier » (S 9, I 101).

Puisque l’Incarnation est plus noble que la Création, chaque événement de l’Histoire sainte est présent de toute éternité dans le kaïros de Dieu infiniment plus que simplement l’origine des créatures. Il n’y est présent toutefois qu’à l’intérieur de l’unité, dans le Verbe. La consistance de la nature est communiquée par l’élection, et l’élection a sa racine dans la filialité éternelle. Dieu ne connaît pas les choses, il connaît la personne, la personne de son Fils. Jamais l’unité parfaite de toutes les créatures ne serait atteinte dans une super-chose. L’âme ne peut regarder les créatures de l’intérieur qu’en rejoignant le regard intérieur de Dieu en Lui-même. Non-justifiée comme préexistence de l’âme dans le monde des idées platoniciennes, la préexistence est justifiée dans le dessein de Dieu. L’origine de l’âme est la communication de l’unique prédestination « avant la Création du monde », dont parle saint Paul (Eph 1,4-5 ; Rm 8,29).

« Dieu s’est fait homme pour que je naisse en lui » (S 29, I 239). En commentant le récit de la dernière Cène (S 20b, I 178), Eckhart parle de la Rédemption en tant que radicalisation de l’Incarnation. Dans cette nouvelle donation, le Christ enlevé est redonné sous un autre mode, là où son humanité ne fait qu’un avec celle des disciples. La Passion n’est pas évacuée, mais pour Eckhart, la joie et la Croix ne sont pas contradictoires : « si donc tu veux devenir fils de Dieu et ne pas souffrir, tu as absolument tort » (T 126). En fin de compte, tout ce que la doctrine christologique assigne à l’union de deux natures en Christ est transposé par Eckhart à l’homme divinisé : « l’être personnel du Christ lui prête son suppôt » (S 67, III 50). Tout ce qui dans l’Incarnation du Christ allait de soi, est ici donné par grâce, de façon que la vie de l’homme soit comprise comme une expérience consciente, explicitant ce qui pour le Christ est spontané. Ce qui est la gloire dans le Fils est la grâce en nous. « Être par grâce ce que le Fils est par nature », ainsi répète-t-il inlassablement Maxime le Confesseur.

L’usage indistinct du nom de Fils et de Jésus rappelle que l’Incarnation n’existe pas en dehors de la procession du Fils12. Le verbe demeure à l’intérieur de celui qui le profère même après être proféré. Donc ce qui est créé dans le Verbe continue à être présent à l’intérieur de Dieu : à l’état incréé, même après être créé. Du coup, la doctrine du Verbe partage aussi la même articulation : la « Parole sans parole » est le Verbe qui demeure dans le cœur du Père même après en être procédé. Si saint Thomas décrivait la procession du Verbe comme extériorisation, Eckhart est plus attentif au Verbe comme intériorisation : il y a encore un autre Verbe qui n’est ni prononcé ni pensé, il demeure éternellement en celui qui le prononce, il est constamment reçu dans le Père qui le prononce et demeure en lui. Ce qui dans notre temps est une continuité, dans l’éternité n’est qu’un instant du dire. Par sa percée, l’âme « prend le Fils dans le cœur du Père » (S 69, III 65).

L’homme est l’image de Dieu. Et il est interdit de faire l’image de Dieu. Mais le dernier mot des autres est toujours le premier pour Eckhart. Donc, pourrait-on dire, « tu te feras l’image de moi en te faisant sans-image ». Cette logique renversive est typiquement eckhartienne : « Il ne peut pas y avoir d’image sans ressemblance, mais il peut y avoir ressemblance sans image » (S 16b, I 149). Telle est la raison dernière de la doctrine du détachement : « C’est pourquoi l’homme doit être détruit et être totalement mort, et n’être rien en lui-même, dépouillé de toute ressemblance et ne ressembler à personne, alors il est véritablement semblable à Dieu. Car c’est l’être propre de Dieu et sa nature d’être dissemblable et de ne ressembler à personne » (S 29, I 240). C’est en tant que sans-image que l’homme sera l’image du Fils, qui est lui-même l’image sans-image du Père.

II L’art de la traduction, ou « vers le Père »

Pour avancer sur ce chemin, il est bon de considérer qu’après la citation, le trait le plus saillant de la poétique de Maître Eckhart est la traduction. Son œuvre est bilingue. Le sens de cette auto-traduction est plus profond qu’un simple établissement de pont entre deux activités d’un seul homme. Les deux langues ne se distinguent pas comme la langue d’enseignement et la langue de prédication. Eckhart prêchait aussi bien en latin qu’en allemand, et c’est aussi en deux langues que ses œuvres théoriques sont écrites.

Son savoir est immense, et ses voix intérieures couvrent tout le champ de la grande tradition théologique de l’Église. Mais le problème est que cette tradition elle-même n’est pas homogène. Eckhart est peut-être le théologien latin qui a pris le plus au sérieux les idées de la tradition grecque. Cette unification est suivie de près par une autre, celle entre la philosophie et la théologie. Ces deux champs lui apparaissent simplement identiques13. Il est difficile de trouver un prédicateur chrétien dont les sermons seraient remplis d’aussi nombreuses considérations métaphysiques. Ce dernier trait indique le pas le plus risqué qu’Eckhart ait osé dans l’entreprise de l’unification de tous les discours : la décision de prêcher devant les gens simples sur les matières les plus complexes, de faire des querelles de l’École une affaire livrée au jugement du peuple. Pas plus que l’opposition entre la philosophie et la théologie, celle entre la foi des savants et la foi des simples n’existait pour lui. Le Maître explique sa démarche avec un bon sens désarmant : « si on n’instruit pas les ignorants, personne ne sera jamais instruit » (T 136). L’usage que fait Eckhart du vernaculaire, et qui lui a valu finalement la condamnation, est unique : il ne traduit pas seulement, il traduit tout. Il atteint cet objectif de la traduction complète par le haut : l’unité de la foi et de la philosophie n’est pas un sacrifice de la foi à la philosophie, mais simplement la théologie est la vraie philosophie14 ; la foi des savants n’est pas alignée sur la foi des simples, mais la foi des savants est la vraie foi des simples15.

L’idéal de la « traduction totale » est atteint par le moyen de préservation de toutes les traductions possibles dans une seule constellation, en faisant surgir leur sens « vrai » seulement du choc de leur rencontre : le mot traduit est un « chemin qui marche ». Ainsi, le climat des débats scolastiques de son temps le pousse à prendre position dans la question sur la prééminence de l’intellect ou de l’amour dans la naissance de l’âme. En accord avec la tradition dominicaine, il opte pour l’intellectualisme, et désigne l’image-sans-image de Dieu dans l’âme, l’étincelle de l’âme, comme intellect. Mais il ne s’arrête pas là. L’étincelle peut aussi bien désigner le lieu de la naissance de Dieu dans l’âme que l’intellect ou l’essence de l’âme. Selon les circonstances. Choisir un seul sens comme propre à cette expression équivaut à la priver de sens. Ce flottement est dicté par la difficulté d’exprimer la structure dynamique. L’image est sans image, l’étincelle n’est pas un lieu mais un seuil. Le choix de l’intellect n’est pas fait pour lui-même : l’intellect est le seul capable d’embrasser la totalité, donc aussi le seul capable de la laisser tomber. Le corrélatif de l’intellectualisme d’Eckhart est toujours son idéal de non-savoir. L’objet propre de l’intellect est sans représentation16, car c’est l’unité. Mais à l’occasion, Eckhart exprime la même idée aussi bien dans le vocabulaire de l’amour, donc de la volonté : l’étincelle est le degré extrême de l’amour : « l’aimer autant que nous en sommes capables, c’est sans mode » (S 9, I 101). Tous les chemins se valent, pourvu qu’on les parcoure jusqu’au bout.

La doctrine eckhartienne de l’image désensorcelle radicalement aussi bien le monde des Idées de Platon que l’âme image de Dieu d’Augustin. Tout en conservant la correspondance habituelle entre le Fils et l’intelligence, Eckhart en limite l’application. L’intellect est pour s’ouvrir à l’unité. Corrélativement, le Fils est l’image du Père en tant que Verbe tourné vers l’intérieur, dans son retour vers le Père, donc aussi dans l’unité. Il n’y a d’image de Dieu que l’unité. Ce n’est pas la circonférence, mais le point où tout est rassemblé qui symbolise la divinité17. L’objet de l’intellect est d’atteindre ce point unique : au-delà commence l’inconnaissance, comme en-deça est l’incompréhensible. Ce sont deux néants, le néant de Dieu et le néant de la créature.

La théologie négative était utilisée habituellement comme une préparation à la « voie de l’éminence ». Pour Eckhart, la négation n’est pas une phase d’un parcours18, Dieu n’est pas ineffable comme étant au delà de l’être, mais précisément en tant qu’Être. Eckhart donne à penser l’ineffabilité de Dieu comme objective, et non seulement relative au langage humain. Ses formulations, ici encore, ne sont que les phases d’une trajectoire, comme des étoiles filantes. D’un côté, il dit : « Je parlerais aussi faussement si je nommais Dieu un être que si je disais du soleil qu’il est blême ou noir » (S 9, I 101) ; mais de l’autre, il bâtit toute son Œuvre tripartite sur la proposition « Dieu est l’Être ». Cependant, dans le premier cas il s’empresse d’ajouter : « quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et qu’il était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé » — ainsi dans le deuxième cas il ne propose pas une définition de Dieu, mais celle de l’être lui-même19. Être signifie d’abord être-éternellement. Ce n’est pas l’être immuable platonicien, mais l’acte d’être, l’esse de Thomas d’Aquin, qui — peut-être, pour la première fois — est franchement avoué comme relevant d’une conception personnaliste de l’être, inséparable du concept de la personne : cet être-là n’est pas né dans le temps, il ne fait que le traverser. Que seul Dieu soit, n’enlève pas l’être à la créature mais le fonde : « L’étant, en tant que ceci ou cela, n’ajoute ni confère absolument la moindre entité /…/ En disant cela, nous n’enlevons pas l’être aux choses ni ne détruisons l’être des choses, mais l’établissons »20.

Les glissements du sens montrent bien que ce n’est pas l’état statique qui est en question, mais l’être en tant qu’événement, l’événement de l’être21. Il n’est saisissable que de l’intérieur. Dans sa doctrine de Dieu, Eckhart produit une sorte de symbiose entre le « Maître intérieur », la supra-conscience de saint Augustin et l’Ipsum Esse Subsistens de saint Thomas22. Cela ne peut se faire qu’en douant l’Esse d’intériorité et en transposant l’illumination naturelle augustinienne dans l’ordre de la grâce. Dans la création spirituelle du monde par l’homme divinisé, ces deux « présences intimes » sont réunies : l’homme doit rentrer en soi, pour être « comme s’il n’était pas », et pour cela il lui faut s’abandonner complètement à Dieu, mourir en lui. Ce serait se méprendre sur la pensée de Maître Eckhart que de la prendre pour une pensée de l’immanence, perdant de vue que la doctrine de l’étincelle de l’âme n’existe pas sans son corrélat, la doctrine de la mort de l’âme. La re-naissance du monde n’est possible que par la grâce de Dieu qui ressuscite son élu. Ainsi seulement l’être du monde est bon, comme le bon vin que l’époux dans l’Évangile de Jean a gardé pour la fin.

L’Être qui est Dieu est l’Être caché du Dieu caché, le Dieu en tant qu’« objectivement ineffable ». Eckhart le désigne comme le Fond ou la Déité. L’Être caché est l’unité en soi que l’unité comme image présuppose : le Fils dans le cœur du Père. Dans ce sens, sa vision du Néant est la vision de Dieu. Un Néant lumineux : « C’est comme une origine de tout bien, et comme une lumière brillante qui rayonne en tout temps, et comme un embrasement ardent qui brûle sans cesse » (S 26, I 218-222). Ce Néant est l’ombre qui couvre l’unité d’en haut, la formulation-limite de la pensée de l’origine, et Eckhart multiplie les approximations : « une moelle d’où jaillit la pensée », « un noyau d’où flue la pensée », « une racine, une veine dans laquelle jaillit la Bonté » — mais sans exclure « Dieu selon qu’il est Père » (ibid.). Ici nous éprouvons pleinement la logique paradoxale des renversements d’Eckhart : l’Être caché qui est Dieu n’a pas d’image, parce qu’il est Un. Mais à la limite de cette affirmation, s’en profile une autre : l’Un est l’image de l’Être23. Cette opposition est aussi exprimée comme celle entre la « Déité » et le « Dieu ». « Dieu » est le nom relatif à nous. « Dieu et la Déité sont aussi différents l’un de l’autre que le ciel et la terre… Dieu opère, la Déité n’opère pas » (ibid.).

Le Néant divin n’est perceptible qu’à travers le détachement, dans la révélation du néant des créatures. Le néant des créatures est leur totalité, l’ombre inférieure de l’unité (comme le Néant divin est son ombre supérieure). Ce néant est en quelque sorte postérieur à la création24, il est sa possibilité de tomber en miettes. Il n’a rien d’originel ; il serait la banalité réfléchie, si la banalité était capable de réfléchir.

Entre ces deux néants, il n’y a que le point qui fasse l’unité. C’est en elle, que l’être éternel est prêté à la créature. Toujours prêté, jamais possédé en propre. L’autonomie est une illusion25. Mais ce prêt peut devenir un don à travers le mouvement inverse, en repassant par l’unité. L’être ne devient réel qu’en étant rendu. Dieu ne peut faire le don de l’être qu’à soi-même, parce qu’il n’y a que Lui qui soit capable de le recevoir. La naissance de Dieu dans l’âme est sa survie, à travers laquelle l’être passe de la causalité analogique (le prêt) à la causalité univoque (le don). D’où aussi le flou des expressions utilisées lorsqu’il s’agit de savoir si l’étincelle de l’âme est créée ou incréée. C’est encore une étoile filante, où les appellations valent dans leur ensemble, comme le pointillé d’une trajectoire. Il est vrai qu’Eckhart l’appelle incréée, il est vrai aussi qu’il dit : « Je n’ai jamais dit qu’il y ait dans l’âme quelque chose de l’âme qui soit incréé et incréable, parce qu’alors l’âme serait composée de créé et d’incréé ; j’ai enseigné et écrit le contraire ». Il proteste donc contre l’interprétation statique. L’étincelle est la porte la plus étroite qui relie le monde humain et le monde divin. Elle est de l’ordre de l’événement et met hors circuit la distinction de l’immanence et de la transcendance. Si l’événement est le mode sous lequel l’immanence advient, alors cette immanence est transcendante. L’étincelle est l’événement de l’être, l’engendrement linguistique dans le Verbe, le lieu de la traduction de l’Innommable en Omninommable. L’âme y accède immédiatement non en tant que créée, mais parce que ceux qui prennent part à l’événement, la prennent toujours immédiatement. Car l’unité, c’est le cas de le dire, il n’y en a qu’une.

III L’art de l’allégorie, ou « dans l’Esprit »

Une question demeure : l’âme a-t-elle trouvé le Sujet, le Je ? Pour approcher la réponse, considérons encore un trait de la poétique de Maître Eckhart : l’allégorie. Nous avons posé jusqu’ici toutes les colonnes de son discours sauf les deux principales : l’Écriture et l’expérience mystique. La citation-type, « l’autorité »par excellence, est le verset de l’Écriture, citée en plein milieu de la vie de celui qui l’écoute. La centralité de l’activité exégétique distingue Eckhart parmi les autres mystiques chrétiens, le laissant presque seul en compagnie d’Origène. L’unité de ces deux pôles, de l’Écriture et de la mystique, fait l’originalité de sa méthode théologique. Eckhart tire le sens le plus caché et spirituel de la littéralité la plus concrète. Ses interprétations abondent de précisions grammaticales, littérales. L’esprit n’est qu’une prise au sérieux de la lettre26. Les renversements eckhartiens y abondent. Si « le juste vivra éternellement », alors ce n’est pas seulement après sa mort. Mais toute sa vie — dès qu’elle est juste — est déjà la vie éternelle. Si « Saul, se relevant, n’a rien vu », alors il a tout de même vu le Rien, le Néant. La logique de ce genre de conclusions est une vraie signature d’Eckhart.

Eckhart est authentiquement médiéval en restant commentateur des « autorités » et des sentences. Une sentence, un verset, est une monade où la totalité se focalise. L’exégèse d’Eckhart est en continuité avec la technique scolastique, qui utilisait avec prédilection la séparation (divisio), l’isolation des concepts clés dans un verset donné27 : le verset-monade est désagrégé en monades plus petites, douées d’une puissance de feu plus grande. Le rapprochement inattendu de ces particules est la récompense du métier de prédicateur. Le premier pas d’un raisonnement est la saisie d’une correspondance : « toute comparaison est une condition préalable » (S 51, II 135). La surprise du rapprochement produit un court-circuit scripturaire dont le lecteur recueille les étincelles. C’est pourquoi Eckhart préfère ce qui est « bref » et « rare » à la répétition des lieux sûrs mais communs. Non qu’il soit en désaccord avec ceux-ci, mais ce n’est pas son propos : son but est d’éveiller. Le projet gigantesque de l’Œuvre tripartite n’entraîne pas « l’océan d’écrits »28, grâce à ce choix systématique de l’insolite. Le genre littéraire de la Somme théologique s’y trouve aussi dépassé : la totalité n’exige pas d’être montrée, elle est donnée dans l’excès.

Cela dit, Eckhart ne recherche pas l’innovation tout court. Il choisit dans l’ancien ce qui est nouveau. Au lieu de rejeter l’ancien, il le fonde : « s’il n’y avait rien de nouveau, il n’y aurait rien d’ancien » (T 137). Rendre nouveau signifie ranimer dans le choc du rapprochement29, où les deux extrêmes d’une correspondance sont la même chose, cette chose qu’ils cernent sans pouvoir la démontrer. Le procédé qui consiste à tenir les deux à la fois, en disant que l’un est l’autre, s’appelle évidemment l’allégorie. En un éclair, l’allégorie unit les images prises dans des contextes différents. Les étoiles sont les mêmes, les cieux changent : « J’ai pensé cette nuit que les ciels sont nombreux », dit-il (S 51, II 136). L’allégorie est une métaphore où le sens premier ne se laisse pas obnubiler par un autre sens qui lui advient30. Les deux sont gardés, comme les phases d’un parcours. Les étoiles qui restent, ne demeurent pas immobiles. La Bible d’Eckhart est une pluie d’étoiles filantes sur le fond de cieux qui changent. Le jeu d’ombres ainsi produit est l’ombre du langage lui-même, la vérité de l’allégorie. Cette ombre n’est pas un manque de réalité, mais le signe d’une présence, ou encore mieux : une façon de se présenter.

On s’est beaucoup interrogé en quel sens on peut appeler Eckhart un mystique. Sa mystique est simplement le mystère chrétien, dans ce qu’il y discerne d’essentiel : la divinisation de l’homme31. L’union de Dieu avec l’âme est pour lui une évidence de foi. Il n’essaie pas de la prouver, mais d’en rendre compte théologiquement. Il n’essaie pas d’introduire une nouvelle « spiritualité », mais de penser le mystère en tant que mystère. Donc comme la chose à la fois la plus incompréhensible et la plus vécue. Cette unification ne réduit pas les termes à un dénominateur commun, mais les met face-à-face : l’esprit est la lettre, la mystique est la métaphysique. C’est pourquoi, dans son enseignement, le programme-minimum et le programme-maximum coïncident étrangement. D’un côté, son radicalisme pourrait donner l’impression d’un maître obsédé par une pureté destructrice, inhumaine (comme on ne peut être à moitié enceinte, ainsi « la vérité moyenne n’est pas une vérité »). Mais de l’autre, on voit en y regardant de près que son enseignement s’oppose seulement à toute technicité spirituelle. D’où l’absence de distinction entre la foi des savants et celle des simples : dans les relations avec Dieu, il n’y a pas de professionnels et d’amateurs. Les « Entretiens spirituels » d’Eckhart sont un véritable « Discours contre la méthode ». Pas de performances suivant les « voies » et les étapes, pas de cartographie des « demeures » et des « châteaux intérieurs ». Il s’agit moins de cheminer et de croître que de simplement ne pas rater le commencement32. Et demeurer dans le choc.

IV Demeurer dans le choc

Il est facile de remarquer qu’Eckhart est à la fois un des penseurs chrétiens qui a insisté le plus sur la continuité des mondes humain et divin, et celui qui a poussé le plus loin la théologie négative, lui donnant un sens absolu, indépassable. C’est qu’il considère l’ineffabilité divine comme objective, mais conçoit en même temps un progrès dans l’inconnaissance. On pourrait le schématiser en disant que l’ineffabilité tient à l’unité, à la gratuité et au dynamisme de l’essence de Dieu. Le progrès dans l’inconnaissance se fait également par l’unité, la gratuité et le dynamisme.

La nécessité de décrire une structure dynamique commande l’usage de l’allégorie. Elle dicte les deux directions opposées. D’un côté, la « voie de l’éminence » se transforme chez le Maître en une sorte de « réduction à la racine » ; chaque réalité distincte n’est qu’une lettre perdue du Nom divin33. De l’autre côté, le sens de chaque mot glisse, file comme l’étoile. Ainsi les mots « être » et « Dieu ». Dans l’ontologie de l’événement qu’Eckhart développe, on ne peut avoir que des définitions provisoires, « en tant que », de ce qui est en mouvement constant. Ces points de vue consciemment unilatéraux pris successivement, sont ce qu’on appelle les exagérations. Il s’agit du développement de la considération exclusive du sujet sous un seul angle, pour appuyer une certaine thèse34. L’allégorie est appelée à tenir ensemble ces deux mouvements, de l’unification de tout à la racine et de la dispersion du sens. Au premier abord, on serait tenté de voir une dialectique dans l’allégorie d’Eckhart. En fait, elle vise le contraire d’une synthèse : puisque les opposés gardent absolument leur opposition, l’allégorie ne montre leur ressemblance que dans la tension des opposés elle-même, sans viser leur réconciliation. Eckhart garde les opposés, disant simplement que l’un est l’autre, en tant qu’ils cernent la même idée qui surgit de leur tension : le sens de l’allégorie. Ce sens est le même dans l’un et dans l’autre, sans aucune différence. L’allégorie est ainsi la dialectique à l’arrêt, donc la dialectique qui ne sert qu’au moment de sa mise hors service35. Cela donne des passages comme celui-ci : « Il faut donc savoir qu’il n’y a rien d’aussi dissemblable que Dieu et une créature quelconque. Ensuite, deuxièmement, il n’y a rien d’aussi semblable que Dieu et une créature quelconque. Enfin, troisièmement, il n’y a rien qui soit à la fois aussi dissemblable et semblable à un autre, que Dieu et une créature quelconque le sont entre eux »36.

Après le dynamisme, la direction suivante du « progrès dans l’inconnaissance » est la gratuité. On a souvent opposé la doctrine de la grâce chez Eckhart à sa doctrine des vertus, en faisant grand cas des phrases qui semblent suggérer un nihilisme moral. Ce qu’il veut faire avec les vertus est pourtant la même chose que ce qu’il avait fait avec la création : la réduction à la racine ; saisir la bonté dans sa genèse, et ne rien faire qui ne soit pas reçu de Dieu : « que toutes les vertus soient enfermées en toi et fluent de toi essentiellement. Tu dois franchir et dépasser toutes les vertus, tu dois saisir la vertu seulement dans ce fond où elle ne fait qu’un avec la nature divine » (S 16b, I 152). La grâce et la vertu sont la racine et l’arbre. Ce qui compte dans cette réduction, c’est la tentative de rendre à la grâce sa gratuité, son « sans pourquoi ». Tout ce qui n’est pas gratuit est payant (S 1, I 44-49). « L’amour est sans pourquoi », répète Eckhart, fustigeant ceux qui — un de ses fameux mots — « aiment Dieu comme une vache ». Eckhart utilise comme synonymes les vocables « détaché » et « libre ». À un endroit, il définit l’homme d’abord par l’humilité et ensuite seulement par la raison. Si l’objet propre de l’intellect est la crise du savoir, alors l’humilité et la raison ne font qu’un37. À d’autres endroits, Eckhart court-circuite toute la controverse sur la primauté entre l’amour et l’intelligence en plaçant la miséricorde au-dessus des deux38. C’est que l’humilité et la miséricorde indiquent la gratuité, le lieu de l’unité entre Dieu et la créature. La gratuité est l’unité en tant que bonté saisie à son origine (c’est-à-dire en Dieu) : « Quand l’homme s’humilie, Dieu, dans la bonté qui lui est propre, ne peut s’empêcher de s’abaisser et de se répandre dans l’homme humble, et c’est dans le plus petit qu’il se donne le plus et se donne à lui absolument » (S 22, I 194). Eckhart a des paroles fortes pour souligner la certitude de cette action de Dieu. Si Dieu ne le fait pas, alors « il n’est pas Dieu ». Eckhart essaie de formuler la doctrine de la grâce comme une nécessité non-obligée. « Comment l’homme, dans la temporalité, peut-il en arriver à contraindre Dieu ? » (ibid.) Dieu dépend de l’homme qui se donne à lui. Sans y être obligée, la bonté ne peut s’empêcher de faire grâce. Dieu ne peut s’empêcher de ressusciter son Fils par l’Esprit que le Fils avait remis dans ses mains. « Sinon il n’est pas Dieu ». La liberté absolue suppose la liberté de ne pas être soi-même. La personne est la relation subsistante, la relation est gratuite, donc Dieu n’est pas obligé d’être personnel. Personne n’est obligé d’être personnel. Personne n’est obligé d’être. Eckhart entoure chaque geste trinitaire d’une aura de non-obligation. Comme il est impoli d’être poli seulement par politesse39, ainsi il n’est pas divin d’être Dieu seulement par divinité.

C’est donc tout naturellement que nous concluons avec la troisième raison de l’ineffabilité, coïncidant avec la troisième direction du « progrès dans l’inconnaissance » : avec l’unité, et l’unité personnelle, donc réfléchie. Il peut sembler étonnant qu’Eckhart parle peu de l’Esprit Saint. Pourtant, ces trois — le dynamisme, la gratuité et l’unité — se rattachent tout particulièrement à l’Esprit dans sa pensée. Le dynamisme parce que c’est l’Esprit qui opère : l’opération lui est propre (S 6, I 85). La gratuité parce que la grâce et l’inhabitation, ainsi que l’amour, se rattachent surtout à l’Esprit Saint. L’unité parce que, quand l’âme est détachée, c’est « l’Esprit Saint qui l’élève et l’enlève avec lui dans le Fond d’où il est issu » (S 23, I 199-200).

Inutile de rappeler à quel point il était difficile de tenir un discours cohérent sur l’Unité et sur la Trinité. La réponse d’Eckhart est la plus simple possible : c’est par l’unité que le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont ce qu’ils sont. « La distinction provient de l’Unité /…/ Plus la distinction est grande, plus grande est l’Unité, car c’est une distinction sans distinction » (S 10, I 112). Le Fond, l’essence divine en tant qu’événement trinitaire, réconcilie l’unité et la trinité en Dieu. Eckhart pense la distinction entre la Déité et Dieu en accord avec la définition de Ipsum Esse Subsistens, mais en la pensant à la lettre, sans croire que la question est fermée après l’affirmation que l’Essence de Dieu est son Esse. Chaque terme doit être pensé d’abord pour lui-même. C’est un des procédés préférés chez Eckhart : la réduplication. C’est par lui qu’il passe toujours de l’analogie à l’univocité. Le juste, en tant qu’il est juste ; le bon, en tant qu’il est bon : le terme abstrait pris isolément chez une créature, renvoie à son origine concrète en Dieu, comme une propriété transcendantale de l’être. Ce procédé a toujours une saveur trinitaire, et l’adverbe « en tant que » est une analogie du rôle que l’Esprit joue dans la Trinité40. Il est le repliement de l’unité comme Image sur l’unité comme Essence. L’Esprit — l’être et l’être, mis en allégorie —, est le lien qui permet de différencier le discours sur l’Ens divin du discours sur l’Esse. Bien sûr, l’Esse n’existe pas en dehors de l’Ens. Cette distinction est purement de raison, mais puisque Dieu est l’Intellect pur, la raison et l’être en lui coïncident. L’unité est celle du Sujet, du Je divin. On peut dire que le détour par la doctrine de l’Un et toute la doctrine de l’âme servent à penser la Trinité comme le Sujet et à interdire tout accès objectivant à Dieu. En ce sens, c’est une connaissance mystique, expérientielle.

Lorsqu’il commente Exode 3,14, Eckhart explique : « La phrase dit que le sujet est l’être même (ipsum esse) et que l’être même est sujet »41. Dans « Ego Sum qui Sum », le premier terme renvoie àl’Être exclusif, à l’Esse divin ; le second renvoie à l’Être inclusif, à l’Essence de Dieu. L’Essence de Dieu revient sur elle-même, soit sous l’aspect négatif de pureté vide, soit sous l’aspect positif de plénitude. La pureté et la plénitude, comme la respiration, n’ont de vie que mises en correspondance, dans l’Ens divin qui est la Trinité.

C’est pour cela que le Fond est décrit par Eckhart à l’aide des images de bouillonnement, d’effervescence : pour rappeler que l’Un n’est pas un principe d’identité immobile. L’Ego, le Fond est décrit comme endormi. Dieu dort et se repose, mais ce repos n’est qu’acte d’être et effervescence. L’être caché est l’événement de l’être, l’événement trinitaire, le commencement et la fin de la Trinité. Le Père n’est pas inférieur à l’Essence. Le Verbe demeure dans le cœur du Père, comme le Verbe non-dit. Le Père n’est pas obligé de le dire, mais il le dit. L’éveil de Dieu est la révélation de l’unité. Le Fils manifeste l’Essence, l’unité pure en tant que plénitude, grosse de toutes les raisons et essences, rassemblées dans un point. L’indicible est dit, et la traduction est complète. L’Unité n’est pas perdue dans cette mise en image. Les Personnes reviennent à l’unité constamment. C’est le rôle de l’Esprit. Les Personnes divines restent immanentes à l’Un dans leur procession même. Le bouillonnement provient justement de la conversion réflexive incessante des Personnes à l’unité. Elles ne récupèrent pas ainsi leur identité, qui serait autrement perdue, mais leur identité est précisément réflexive. D’où l’ambivalence des for-mules : le Fond où l’âme accède à Dieu est soit « ni Père ni Fils ni l’Esprit Saint », soit dans le mouvement de retour à l’Un, le lieu « où le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont aussi un seul Dieu ».

Le Je est l’Esse saisi de l’intérieur. Le Je (de Dieu, qui est l’unique à pouvoir dire « je ») ne signifie pas telle ou telle substance, mais la pure substance de façon absolue. Ce Je est une subjectivité qui n’a rien de psychologique. Plutôt un sujet grammatical : ce dont on parle. L’homme ne peut en avoir l’idée qu’à travers le détachement. Toute analogie tient à l’événement. Si je meurs en Dieu, Dieu me ressuscite. La sur-essence de l’âme est l’essence divine. L’Esse de Dieu est son essence. L’essence divine est l’événement trinitaire. L’événement est immédiat, unique, indivisible. L’Ens divin est la Trinité. Par rapport à cet événement, la phrase de Saint Paul « par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis » (1 Co 15,10 ; S 52, II 148) est la reprise par l’homme du Nom innommable, « Je Suis celui qui Suis ». L’éternité n’est pas plus longue que le Nom de Dieu dit une fois pour toutes.

Notes de bas de page

  • 1 Tauler J., Sermons, Paris, Cerf, 1991, p. 113 (Sermon 15).

  • 2 « Subtil », disait-il.

  • 3 « Primo aspectu monstruosa, dubia aut falsa apparebunt » : Prologue général à l’Opus tripartitum, § 7. Cf. Maître Eckhart, Œuvres latines, t. I, Paris, Cerf, 1984 (traduction modifiée).

  • 4 Toutes les citations des sermons allemands et des traités sont données dans la traduction de J. Ancelet-Hustache, dans Maître Eckhart, Sermons, t. IIII, Paris, Seuil, 1974-1979 ; Maître Eckhart, Les traités, Paris, Seuil, 1971. Dans les références entre les parenthèses, « S » suivi d’un chiffre indique le numéro du sermon, les autres chiffres renvoient au tome et à la page. « T » désigne Les traités, suivi seulement du numéro de page.

  • 5 Pour paraphraser un mot de Montaigne.

  • 6 Rationes Equardi, ratio 5, trad. A. de Libera, dans sa Mystique rhénane. D’Albert le Grand à Maître Eckhart, coll. Point Sagesses, 68, Paris, Seuil, 1994, p. 262.

  • 7 Paradisus 46, cité par K. Ruh, dans son Initiation à Maître Eckhart, coll. Vestigia, Paris-Fribourg, Cerf, 1997, p. 80.

  • 8 La formule revient souvent, par exemple, dans les sermons 1, 2, 49, 52.

  • 9 Cf. l’article de W. Wackernagel, « L’être des images », dans le recueil Voici Maître Eckhart, Grenoble, Millon, 1998, p. 462.

  • 10 S 16b, I 149 : « toute âme bonne, sainte, qui a laissé toutes choses et les prend là où elles sont éternelles ».

  • 11 Wéber E.H., « Mystique parce que théologien : Maître Eckhart », dans La vie spirituelle 652 (1982) 739.

  • 12 Cf. Ruh K., Initiation à Maître Eckhart (cité supra, n. 7), p. 227-228.

  • 13 « L’auteur se propose, comme dans tous ses écrits, d’expliquer par les raisons naturelles des philosophes les affirmations de la sainte foi chrétienne et de l’Écriture dans les deux Testaments » : cf. Le Commentaire de l’Evangile selon Jean,§ 2, dans Maître Eckhart, Œuvres latines, t. VI, Paris, Cerf, 1989, p. 27.

  • 14 Cf. Ruh K., Initiation à Maître Eckhart (cité supra, n. 7), p. 110-111.

  • 15 Cf. de Libera A., « L’Un ou la Trinité ? », dans Revue des sciences religieuses 70/1 (1996) 33-4.

  • 16 Cf. les citations des sermons latins proposées dans Wackernagel W., « L’être des images » (cité supra, n. 9), p. 145.

  • 17 Cf. Lossky Vl., Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 21998, p. 72 : « Si l’on pouvait parler d’une circonférence infinie, elle devrait coïncider avec le point central de la sphère ».

  • 18 Cette observation est argumentée par Vl. Lossky, Théologie négative… (cité supra, n. 17). Les développements qui suivent doivent aussi beaucoup à cet ouvrage capital.

  • 19 Cf. Lossky Vl., Théologie négative… (cité supra, n. 17), p. 164.

  • 20 Prologue à l’Œuvre des Propositions, § 15, Maître Eckhart, Œuvres latines… (cité supra, n. 3).

  • 21 Comment ne pas penser aux idées si proches exprimées dans les œuvres de M. Bakhtine ? Cf. Bakhtine M., Pour une philosophie de l’acte, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003.

  • 22 Comme l’a vu Vl. Lossky.

  • 23 Cf. Lossky Vl., Théologie négative… (cité supra, n. 17), p. 118.

  • 24 Cf. ibid., p. 75.

  • 25 Cette théorie, dite de la causalité analogique, est étudiée par Vl. Lossky, Théologie négative… (cité supra, n. 17), p. 293-294. Cf. aussi l’ouvrage plus récent de W. Wackernagel, Imagine denudari. Éthique de l’image et la métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, coll. Études de philosophie médiévale, 68, Paris, Vrin, 1991. Faut-il souligner encore une fois que cette théorie, en défendant la non-séparation radicale de la créature par rapport au Créateur, ne confirme aucune immanence de celui-ci dans celle-là ?

  • 26 Comme il est dit dans le Prologue à l’Œuvre des Expositions, §3 : « Il faut prendre garde au fait que les autorités sont fréquemment citées en dehors de leur sens littéral immédiat, toutefois, si l’on regarde quelles sont les véritables propriétés de la lettre, elles restent à propos », Maître Eckhart, Œuvres latines… (cité supra, n. 3).

  • 27 Cf. la discussion par K. Ruh, dans Initiation à Maître Eckhart (cité supra, n. 7), p. 99-100, des techniques scolastiques utilisées dans les sermons d’Eckhart.

  • 28 Prologue général, § 7, dans Maître Eckhart, Œuvres latines… (cité supra,n. 3).

  • 29 Cf. les remarques de W. Wackernagel dans « L’être des images » (cité supra, n. 9), p. 466.

  • 30 Cf. Dahan G., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, Paris, Cerf, 1999, p. 444.

  • 31 Il faut rapprocher ces considérations de la tendance actuellement dominante dans l’étude des expériences mystiques, qui récuse l’existence d’une expérience mystique en soi, « ineffable », qui serait seulement ensuite, au stade de la communication, revêtue du langage d’un système religieux donné. Chaque expérience mystique appartient dès le départ, déjà en tant qu’expérience, à la tradition religieuse dans laquelle vit le mystique. Cette thèse, défendue notamment par les travaux de B. McGinn dans le domaine de la mystique chrétienne, a gagné aussi l’accord des spécialistes de la mystique juive, comme en témoigne, par exemple, l’ouvrage d’E. Wolfson, Through a Speculum that Shines. Vision and Imagination in Medieval Jewish Mysticism, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1994, p. 52-58. De même, la question de savoir si Eckhart « débordait le christianisme » est rendue méthodologiquement désuète.

  • 32 S 70, III 71 : « À cela, il n’y a pas d’accès progressif, c’est une arrivée ».

  • 33 Cf. Lossky Vl., Théologie négative… (cite supra, n. 17), p. 95.

  • 34 Cf. ibid., p. 207-220, et particulièrement p. 218.

  • 35 Faut-il ajouter que les développements sur la citation, la traduction et l’allégorie s’inspirent largement des idées de Walter Benjamin, dont l’affinité avec la manière de penser de Maître Eckhart ne cesse pas de me frapper ? En un sens, Eckhart réalise ce que Benjamin n’énonce que de façon théorique.

  • 36 Cité par Brunner F., Maître Eckhart, Paris, Seghers, 1969, p. 138.

  • 37 Cf. Wackernagel W., « L’être des images » (cité supra, n. 9), p. 157.

  • 38 Thomas dAquin, Somme Théologique Ia 21, 4, ad 4m, semble lui aussi s’approcher de cette façon de voir.

  • 39 Selon le mot de Jacques Derrida.

  • 40 Cf. Lossky Vl., Théologie négative… (cite supra, n. 17), p. 109s.

  • 41 Ainsi traduit par Breton S. dans son livre Deux mystiques de l’excès, Paris, Cerf, 1985, p. 99.

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