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Apologie philosophique de la réciprocité

Yves Labbé
À la suite des philosophies de Lévinas et de Derrida, la réciprocité intersubjective se trouve mise en cause par identification avec la réversibilité sociale de l'échange (Mauss). D'autres philosophies, avec Ricoeur et Jacques, retiennent au contraire la réciprocité pour sauvegarder les capacités du sujet ainsi que la vérité de la relation. Après avoir instruit ce débat, on distingue ce qui est commun et ce qui est propre à différentes figures de la réciprocité (amour, langage, éducation). Si celle-ci se révèle heureuse et désirable, elle se prête aussi bien à une mesure interactive qu'à une démesure interpersonnelle. En outre, l'asymétrie reste déterminante pour les relations intersubjectives, mais à l'intérieur de la réciprocité et comme son exigence. Le présent parcours prépare un parcours théologique où la réciprocité se nommera communion.

Il y a réciprocité, au sens le plus large, partout où une relation, une action ou une opération donne lieu, en fait ou en droit, à un retour : ainsi dans l’amitié, un contrat, également un système d’échange. La réciprocité peut alors se confondre avec la réversibilité, la circularité ou la symétrie. Elle se prête toutefois à un sens plus exigeant, à caractère éthique, voire religieux. Le bonheur serait de vivre en donnant et en recevant. Ni droit, ni devoir, à proprement parler, la réciprocité apparaîtrait comme un bien ou une grâce. Elle définirait la forme la plus réalisée de l’intersubjectivité : réciprocité du don et don de la réciprocité.

Mais pourquoi aurions-nous à en prendre la défense ? En fait, la réciprocité se trouve mise en cause depuis plusieurs décennies, accusée de légitimer et de cacher, en théorie comme en pratique, une attitude calculatrice. « Je te donne pour que tu me donnes » (do ut des) : un échange gagnant/gagnant. Il n’y aurait plus donation quand un retour serait désiré ou attendu. La réciprocité s’opposerait tant à la gratuité de l’amour qu’à l’appel d’autrui. L’autorité gagnée par l’altérité, dans les interprétations de l’intersubjectivité, n’a-t-elle pas eu raison de la réciprocité ? Dans le même temps, un sens commun chrétien s’est détaché d’une sémantique de la communion pour une sémantique de la distance. Avec le prestige retrouvé des interprétations apophatiques et mystiques, il a cherché appui, entre autres, sur la philosophie de Lévinas.

Le discrédit jeté sur la réciprocité en théologie chrétienne demande d’en examiner d’abord le dossier philosophique. Si la présente contribution ne va pas au-delà, elle en appellera une seconde. Il faut commencer par connaître selon quelles voies la philosophie a instruit ou peut instruire un procès, à charge et à décharge, avant de parcourir les raisons les plus solides de réhabiliter la réciprocité intersubjective. Une autre contribution sera nécessaire pour en suivre les effets dans la théologie chrétienne. Certes, le théologien n’attend ni pour croire, ni même pour comprendre, d’avoir reçu le verdict de la philosophie. Il dispose de ressources propres, celles de l’accueil de la révélation divine. Mais la réalisation théologale de la réciprocité se laissera mieux entendre en fonction de ses possibilités anthropologiques.

I L’accusation

Pour en rester aux classiques de l’histoire contemporaine, la réciprocité apparaît avoir été mise en cause dans ses effets mais aussi dans son principe. Dénoncée dans ses effets, elle a été accusée de n’être qu’une pseudo-réciprocité, un échange mensonger. Il suffirait ici de convoquer l’un après l’autre ceux que P. Ricœur nommait les « Maîtres du soupçon » : Marx, Nietzsche, Freud. Là où tout échange se trouve soumis à l’exploitation, partant à la domination, l’appel à la réciprocité cacherait et activerait à la fois la reproduction d’un pouvoir social. Là où la vie s’identifie à un jeu de pulsions contradictoires, la mise en valeur de la réciprocité ne pourrait venir que de volontés faibles et soumises. Là enfin où la naissance du sujet à lui-même passe par une séparation, l’idéalisation de la réciprocité ne dissimulerait-elle pas un retour à la fusion initiale ? Bien que ce triple procès demeure d’actualité, entretenant une attention critique face aux détournements toujours possibles de la réciprocité, on s’arrêtera exclusivement aux mises en cause plus récentes du principe même de la réciprocité comme échange impliquant un retour. On en retiendra deux formes philosophiques, l’altérité absolue selon E. Lévinas et le don impossible selon J. Derrida, un détour par la sociologie du contre-don chez M. Mauss se révélant toutefois nécessaire pour passer de la première forme à la seconde.

Si l’altérité qualifie le rapport à l’autre de manière encore indéterminée, elle a été identifiée chez Lévinas à « l’un-pour-l’autre » plutôt qu’à « l’un-avec-l’autre », par différence, entre autres, de M. Buber. La relation première, constitutive de la théorie comme de la pratique, s’affirme dans le désir non d’un autre désir mais de l’absolument autre. La théologie catholique ayant souvent repris les thèmes centraux de la pensée de Lévinas1, on en réunira seulement l’indispensable en suivant ses deux ouvrages majeurs. Totalité et Infini n’ignorait pas ni ne rejetait la réciprocité. Il la reportait et la réservait simplement à l’amour, relation par nature exclusive. « Si aimer, écrivait-il, c’est aimer l’amour que l’Aimée me porte, aimer est aussi s’aimer dans l’amour et retourner ainsi à soi »2. Médiatisée par un tiers, la société déterminait un ordre commun qui s’en différenciait radicalement. Cependant, en deçà de l’amour, « simultanéité du besoin et du désir »3, rencontre improbable de l’intériorité du sujet et de l’extériorité d’autrui, en deçà a fortiori de la société, une structure d’échange, la relation première se confond avec une extériorité éthique qui unit la responsabilité de l’un pour l’autre à l’interpellation de l’un par l’autre. Volonté et langage se trouvent ainsi liés en une seule et même relation fondatrice, foncièrement dissymétrique. La mise en demeure morale du sujet par autrui manifeste, sans le dévoiler, l’Autre ou l’Infini, identifiant l’éthique à la métaphysique. « L’interlocuteur, précisait Lévinas, n’est pas un Toi, il est un Vous. Il se révèle dans sa seigneurie »4. Si le « Vous » est le seigneur, le « Je » en est le serviteur. Mais alors que la sensibilité soutenait une séparation préalable du « Je », Autrement qu’être, l’autre ouvrage majeur, assimile la sensibilité à une pure et simple passivité, « passivité de la passivité », « dédicace à l’Autre », « une cendre d’où l’acte ne saurait renaître »5. Au moment donc où il revient de l’extériorité vers l’intériorité ou de l’altérité vers la subjectivité, Lévinas fait du sujet l’otage d’autrui, livrant la volonté et le langage à un véritable traumatisme moral. Il en multiplie avec violence les expressions excessives. Rien ne l’arrête pour signifier une inégalité sans merci de l’un et de l’autre dans la relation. Le sujet est renvoyé à l’« exposition », la « substitution », l’« obsession », l’« expulsion », l’« extradition », la « persécution », l’« expiation », l’« hémorragie », etc.6. La répétition, la transgression et la démesure du discours, qui le rendent inimitable, se prêtent au service d’une cause unique. L’intersubjectivité doit se résoudre en une posture exclusive : « Me voici ».

L’attention à l’absolument autre relie J. Derrida à E. Lévinas. Or, après avoir répliqué, face à Totalité et Infini, que « l’autre n’est absolument autre qu’en étant un ego, c’est-à-dire d’une certaine façon le même que moi »7, Derrida retiendra d’Autrement qu’être l’« astriction au donner »8, soit « la responsabilité dissymétrique […] soustraite au cercle, à la circularité du pacte, de la dette, de la reconnaissance, de la réciprocité synchronique »9. Quelques années plus tard, il n’hésitera pas à répondre : « Devant une pensée comme celle de Lévinas, je n’ai jamais d’objection. Je suis prêt à souscrire à tout ce qu’il dit »10. Plus tard encore, revenant à sa manière sur l’« astriction au donner », lors d’un séminaire publié sous le titre : Donner le temps11, Derrida oppose l’irréversibilité constituante du don à l’obligation de le rendre, telle qu’elle avait été établie et promue dans L’Essai sur le don de M. Mauss, son chef d’œuvre selon le jugement de C. Lévi-Strauss12. Appuyé sur l’étude des échanges dans diverses sociétés archaïques, Mauss y faisait apparaître un unique système, celui du don-échange ou, comme on le nommera ensuite, du contre-don. Trois traits permettaient de le distinguer : (1) « le présent reçu est obligatoirement rendu », l’achat et la vente étant parfois désignés par un seul terme13 ; (2) « tout […] est matière à transmission et reddition », comme si choses et personnes formaient une même réalité ; (3) il s’agit toujours d’établir ou d’entretenir « la communion et l’alliance »14. L’élément déterminant est donc le contre-don plutôt que le don : l’obligation de rendre le don, la loi de réversibilité du don, le passage du don dans l’échange. Ici se livre l’état le plus ancien du droit ainsi qu’un idéal pour nos sociétés15. De « transformer en obligés ceux qui vous ont obligés »16, l’échange vient rétablir l’égalité entre les partenaires. Relevant la dépendance des analyses de Mauss à l’égard des travaux de Malinowski, Lévi-Strauss suggérait de « regarder les indigènes mélanésiens eux-mêmes comme les véritables auteurs de la théorie moderne de la réciprocité »17. Il y révélait cependant une double limite : avoir privilégié la diversité des éléments — donner, recevoir et rendre — au lieu de l’unité du système d’échange ; avoir confondu l’interprétation spontanée et l’analyse critique en continuant de se rapporter à une âme des choses, leur présence aux personnes18.

Dans sa critique de Mauss, Derrida confirme l’identification posée par ce dernier entre la contrainte systémique de la réversibilité et l’obligation interpersonnelle de la réciprocité. Une désobjectivation de l’échange à la manière de Lévi-Strauss n’y change rien. Le don-échange, « un prêté pour un rendu »19, annule le don, lequel, s’il est possible, exclut toute forme de circularité, tant intersubjective que collective20. « Pour qu’il y ait don, écrit Derrida, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-donné ni de dette »21. Et encore : « pour n’avoir pas prise sur l’autre, la surprise du don pur devrait avoir la générosité de ne rien donner qui surprenne et apparaisse comme don, rien qui se présente comme présent, rien qui soit »22. Alors que l’excès du contre-don, allant jusqu’aux dépenses les plus inconsidérées, devait différencier l’alliance symbolique du calcul économique, en manifestant que les liens importaient beaucoup plus que les biens, notre auteur y dénonce une illusion majeure. Le retour du don, quel qu’il soit, enferme dans l’« économie ». Le don sans retour et lui seul introduit au contraire dans l’« anéconomie ». Aucune expression ne semble trop forte pour marquer la rupture, jusqu’à nommer le don « l’impossible »23. « À la limite, lit-on, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur »24. Dès que quelque chose est dit du don, il faut le dédire. L’affirmation requiert immédiatement la négation. Là où l’excès et la surabondance appartiennent à l’économie du contre-don, l’anéconomie du don ne connaît que l’absence ou l’oubli. Reprenant l’interprétation par Heidegger de l’oubli de l’être comme événement, qui donne sans intention de donner (es gibt), Derrida avance que le don ne peut être que « don du donner lui-même »25. Éloignant la sollicitation de ramener ici le don sans don à un dire de l’indicible, selon lequel l’absolu donne ce qu’il n’a pas, on ne saurait s’arrêter davantage à un sens éprouvé de la gratuité du don entretenu par la grâce de Dieu. Pour rester en retrait de toute théologie, apophatique ou chrétienne, on répétera que l’ascèse imposée au don récuse la réciprocité d’une relation entre personnes aussi bien que la réversibilité d’une structure sociale. L’échange ne saurait s’ouvrir à aucune différence. Le retour du don obéirait à une seule et même logique circulaire, qui se montrerait radicalement incapable de respecter l’altérité d’autrui.

Le philosophe avait raison de déclarer qu’il n’élevait finalement aucune objection contre Lévinas. La raison d’un don sans raison requiert de choisir entre ce dernier et Mauss, entre une obligation infinie envers l’autre et la contrainte d’un échange réversible. Cette alternative ne laisse aucune chance à la réciprocité, continûment assimilée à son second terme. L’accusation n’accorde donc aucune réserve. Rendue complice d’une réversibilité systémique, à la fois économique et symbolique, la réciprocité en partage le même discrédit devant la cause de l’altérité, face à l’absolument autre.

II La défense

Les charges portées contre la réciprocité, successivement par Lévinas et Derrida, apparaissent lourdes. Mais ne se révèlent-elles pas surtout excessives pour avoir élevé le discours hyperbolique en méthode philosophique, avec toutefois moins de bonheur chez le second auteur que chez le premier. Substitution et donation, selon le sens suivi, ne se ferment-elles pas toute possibilité de réalisation, toute capacité de relation ? Pour y répondre, en laissant filer la métaphore judiciaire, nous offrirons la parole à des avocats puis à des témoins de la défense. En débat critique avec Lévinas, les premiers ont réhabilité la réciprocité en raison de l’action et du langage. Restés extérieurs à ce débat, les seconds ont résolument attesté la priorité relationnelle de la réciprocité, dans son principe et pour sa fécondité.

Parmi les écrits où P. Ricœur s’explique sur Lévinas, on retiendra simplement deux séquences de Soi-même comme un autre26. Sans partir ni de Lévinas ni de la réciprocité, l’auteur y vient en fonction d’un sujet de l’action à la fois capable de soi et affecté par l’autre. On retrouve ici la dialectique du volontaire et de l’involontaire par laquelle il avait ouvert son itinéraire philosophique. À la recherche de l’identité seconde du sujet, son ipséité, où se nouent le même que soi et l’autre que soi, Ricœur ne fait pas de la réciprocité un donné premier, où la relation entre l’un et l’autre les déterminerait initialement. Il analyse plutôt le passage d’un sujet à l’autre, jusqu’à lier ceux-ci dialectiquement et, par là, à dessiner et accréditer un échange de forme réciproque. « Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes, conclut Ricœur, l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre »27. L’un et l’autre s’affranchissent mutuellement de leur extériorité sans pourtant constituer une totalité. Or, c’est avec l’analyse de l’action, succédant à celle du langage, que Ricœur rencontre la pensée de Lévinas : d’abord pour proposer la « sollicitude » du sujet à la place de l’« injonction » d’autrui, ensuite pour s’étonner de la radicalisation opérée, sous le couvert d’une relation foncièrement dissymétrique, entre Totalité et Infini et Autrement qu’être. La critique devient incisive et insistante. Le donner suppose et appelle un recevoir. Leur vérité commune est leur échange. C’est par la sollicitude envers autrui, « une spontanéité bienveillante »28, que le recevoir s’égale au donner de l’assignation morale par autrui. Celle-ci ne se réaliserait pas sans « une capacité d’accueil, de discrimination et de reconnaissance »29. L’être affecté doit demeurer un être capable, jusqu’à pouvoir compenser « par une authentique réciprocité dans l’échange »30 l’inégalité produite par la souffrance d’autrui. Ricœur se garde donc d’atténuer ses interrogations à l’égard de Lévinas, déjà du premier et surtout du second. Si le sujet commis à la substitution comme otage d’autrui lui est inacceptable, la position de l’absolument autre, soit l’autre absous de la relation, suffisait déjà à réduire la relation à l’« irrelation »31. Ainsi, sans échange ni finalement sans réciprocité, la relation se trouve simplement rompue entre les acteurs en recherche d’une vie bonne avec et pour autrui ; rompu également l’ordre du langage, dont on attend qu’il « apporte ses ressources de communication, donc de réciprocité »32.

La réciprocité entendue comme norme universelle de la communication langagière commande la philosophie de F. Jacques. « Seule la parole réciproque, annonce-t-il, fait figure de parole pleine, car seule elle est conforme aux conditions formelles de son exercice normal »33. La relation interlocutive et son impératif de réciprocité offrent la capacité de transcender les codes sociaux et de juger les stratégies collectives. Quand les conditions les plus strictes y sont vérifiées, ils donnent naissance au dialogue dans lequel les partenaires se reconnaissent les mêmes droits et les mêmes devoirs en vue de se comprendre mutuellement et de parvenir ainsi à un accord sur le vrai. Tout différent d’une négociation comme d’une conversation, dépassant la résolution d’un conflit d’intérêts comme la reproduction d’un lien social, le dialogue affirme la primauté d’une relation réciproque, c’est-à-dire d’une relation accomplie, sur ses propres termes. Paradigme d’une relation à la fois régulière et heureuse, droite et bonne, le dialogue constitue un fait normatif, découvre une loi de la raison. C’est dans Différence et subjectivité, un ouvrage élargissant à l’anthropologie les études logiques conduites ailleurs sur le dialogue, que Jacques reproche à Lévinas d’avoir asservi la relation première à la dissymétrie34. Le regard autant que la parole obéissent en vérité à une relation de réciprocité, le premier selon la chair, la seconde selon le langage. Ici, l’interlocution doit précéder l’interpellation. « La subjectivité, écrit Jacques, n’est ni pour soi, ni pour l’autre, elle est originairement capacité d’être et de se maintenir en relation »35. Le sujet qui s’aliène à l’autre aliène en retour l’autre à soi. Le pour-autrui se retourne inévitablement en un pour-soi36. La réciprocité s’oppose-t-elle alors à l’altérité ? Nullement, car l’asymétrie revient logiquement à l’intérieur de la relation. Celle-ci ne cesse jamais de reposer sur la responsabilité insubstituable des partenaires. « En quoi je suis unique et irremplaçable, poursuit l’auteur, puisque seul en mesure de répondre, seul à pouvoir me dérober »37. Si la réciprocité construit à la fois l’identité des personnes et la référence au monde, en tant que référence partagée au terme d’un dialogue, elle ne peut elle-même s’appuyer que sur l’engagement de chacun. Avant de quitter la philosophie de Jacques, on y rapprochera réciprocité de la parole et réciprocité de l’amour. « Oui, l’amour donné et l’amour reçu sont en cela, conclut-il, comme la parole adressée et la parole reçue. Qui donne, qui reçoit ? On ne sait. Tant le donner est lié ici au recevoir dans la réciprocité »38.

À la suite des répliques apportées à l’infiniment autre de Lévinas, nous redécouvrons une approche de la réciprocité dont un premier titre, parfois pas davantage, est resté dans la mémoire philosophique : La réciprocité des consciences, par M. Nédoncelle39. Or, après plus d’un demi-siècle, cet ouvrage a suscité, de manière isolée mais originale, une recherche fondamentale sur l’éducation des adultes : La réciprocité éducative, par J.-M. Labelle40. Les deux livres offrent donc l’opportunité de parcourir une dernière fois la défense de la réciprocité, successivement dans son instauration et dans son application. Dès l’ouverture de ce qui était sa thèse, Nédoncelle rapporte la réciprocité des personnes à un fait aussi indémontrable que fondamental, un donné à la fois empirique et rationnel. Au commencement est la relation intersubjective. Le « Nous collégial » découvre un principe avant de devenir un résultat. Cette réciprocité, qui a d’abord sa fin en elle-même, s’exprime au mieux dans l’amour, lequel implique une unité entre agapè et eros, dévouement et sentiment, donner et recevoir. « Dans le don de soi, écrit Nédoncelle, il y a donc une mise en valeur du toi par le moi, c’est-à-dire une agapè ; et une mise en valeur du moi par le toi, c’est-à-dire un eros »41. Si la réciprocité s’introduit en toute altérité, la générosité se révèle à la fois nécessaire et insuffisante. Modèle éminent de réciprocité, l’amour est « volonté de promotion mutuelle », cause et effet d’une intersubjectivité accomplie : « chacun en voulant l’autre se veut lui-même »42. Si la finesse de ses analyses du vécu a été placée au-dessus de la rigueur de ses positions métaphysiques, Nédoncelle a intimement lié la cause de la réciprocité aux causes de la personne humaine et d’un absolu divin, justifiant d’assimiler sa philosophie à une pensée personnaliste chrétienne. D’un côté, non seulement il réserve l’identité collégiale des personnes à la « dyade », car « au-delà de l’amitié commence la foule »43, mais il insiste toujours plus sur leur hétérogénéité. De l’autre côté, l’immanence interpersonnelle ne peut être pensée ultimement sans une transcendance plus que personnelle, origine absolue et fin absolue. Ainsi, après avoir été présupposée comme donnée, la réciprocité demande à être reconnue comme reçue : Dieu est « le nous incréé qui précède tous les nous créés et les rend identiques en lui »44. De même, après avoir été confrontée au mal commis et surtout subi, la réciprocité attend d’être récapitulée dans une charité invincible, « qui porte le poids de la faute et de la souffrance qu’elle abolit »45. Mais à une nécessité de l’incréé, par acquiescement à son attestation dans la réciprocité des consciences, ne répond jamais qu’une probabilité de l’invincible.

Il est rare qu’une philosophie de l’éducation s’oblige à s’appuyer sur une métaphysique. Chez Labelle, c’est la métaphysique de la personne élaborée par Nédoncelle à partir du principe de réciprocité. Il sépare toutefois cette donnée fondamentale de son rapport à un don fondateur redevable au donateur divin. Avec La réciprocité éducative, la métaphysique se coupe de toute théologie. « La fonction spécifique de l’éducation, écrit l’auteur, au sujet de l’éducation des adultes, est que chacun puisse retrouver et recréer le don de réciprocité reçu »46. Prolongeant Nédoncelle, il distingue « réciprocité originaire » et « réciprocité active »47. La première est donnée, constitutive de toute relation, y compris de la relation éducative. La seconde est voulue, mise en œuvre dans une interaction entre « enseignants » et « apprenants » : un « processus de développement de la personne vers son autonomie »48. « C’est la relation réciproque originaire qui éduque, insiste Labelle. C’est en elle que s’enracine toute procédure de réciprocité active dans l’éducation, qui y trouve du même coup sa justification rationnelle »49. Bien qu’il s’applique surtout à en montrer les conséquences dans le processus éducatif, on en retiendra seulement la différence établie entre relation d’égalité et relation de réciprocité, introduisant par là une seconde forme d’asymétrie, après celle de la responsabilité insubstituable de chacun. En effet, dans un dialogue heuristique ou scientifique, en réciprocité strictement dialogale, les partenaires se reconnaissent en position d’égalité face à un savoir à construire. C’est le modèle dessiné par Jacques. Au contraire, dans un dialogue didactique, en réciprocité spécifiquement éducative, les enseignants et apprenants demeurent en situation d’inégalité devant un savoir déjà constitué. Chacun a toujours à apprendre de l’autre, mais différemment. En état d’égalité, la réversibilité des rôles, l’alternance des partenaires, permet à chacun d’apprendre quelque chose de l’autre en vue de constituer un savoir commun. Avec la réciprocité des personnes, préservée jusque dans l’inégalité, les uns apprennent d’être enseignés, les autres apprennent du fait d’enseigner, à travers une « coopération simultalnée et asymétrique des rôles différenciés d’apprenant et d’enseignant »50. « C’est donc l’asymétrie dans la volonté de promotion de l’autre, conclut Labelle, qui fonde l’asymétrie didactique et non l’inverse »51. C’est la responsabilité ou la générosité, sur laquelle doit compter toute réciprocité, qui supporte logiquement et légitime éthiquement la différence inhérente à la réciprocité éducative.

Cette double asymétrie dans la relation intersubjective, la première essentielle, la seconde fonctionnelle, ne saurait être confondue avec la dissymétrie relevée antérieurement chez Lévinas puis chez Derrida. La dissymétrie s’oppose à la réciprocité, l’asymétrie s’y insère, empêchant d’identifier celle-ci purement et simplement à une relation symétrique. On reviendra sur ces distinctions et d’autres dans le verdict. Or, les quatre auteurs convoqués pour la défense de la réciprocité ont toujours identifié cette forme privilégiée de relation à un échange entre donner et recevoir, chacun y imprimant toutefois sa marque, non pas aux marges mais au centre de sa pensée la plus propre. Philosophe du sujet, sujet reconnu à la fois capable de soi et affecté par l’autre, P. Ricœur s’est employé à montrer que l’initiative d’un donner ne pouvait être coupée d’une capacité à le recevoir. Philosophe de la relation interlocutive, constructrice des identités aussi bien que des références, F. Jacques a mis en valeur l’égalité des partenaires dans le fait de donner et de recevoir la parole, sous la réserve d’une responsabilité irremplaçable de chacun. Philosophe de l’amour ou de la communion, comme volonté de promotion mutuelle des personnes, M. Nédoncelle a relié à un don absolu l’inséparabilité originaire des actes de donner et de recevoir. Enfin, penseur de l’éducation, en tant que mouvement vers la liberté à partir de la réciprocité, J.-M. Labelle a justifié une compatibilité de l’échange entre donner et recevoir avec une incontournable différenciation des rôles dans le processus éducatif.

III Le verdict

L’usage d’une métaphore judiciaire évoque, pour finir, l’exemple de Kant arbitrant le conflit entre dogmatisme et scepticisme en leur substituant le criticisme. Cependant, on l’aura compris, accusation et défense ne seront pas également déboutées de leurs prétentions. Le droit a déjà été reconnu à la défense à partir d’objections convergentes élevées contre l’altérité absolue de Lévinas, objections opposables semblablement au don impossible de Derrida. Le discrédit éthique apporté à l’échange entre donner et recevoir repose sur un usage abusif du discours hyperbolique et conduit inévitablement à une doctrine de l’irrelation. L’exclusion de la réciprocité, entretenue par un langage d’excès, annule la logique de la relation. Dès lors, le soi ne peut plus être que l’otage d’autrui, récusé dans sa capacité non seulement d’offrir mais encore d’accueillir. Plutôt que coupable de se soustraire toujours à un don sans retour possible, n’en serait-il pas alors à jamais la victime ? Ayant ainsi confirmé la juste cause de la défense, le verdict ne peut se dispenser d’élaborer quelques conclusions sur le bon droit de la réciprocité. À l’impossibilité d’une synthèse, dans les limites imparties, on en restera à l’analyse de quelques questions, exactement cinq : quelle est la forme intersubjective de la réciprocité, quel en est le statut rationnel, quelles en sont les conditions subjectives, quelles en sont les figures effectives, quels en sont enfin les effets identificateurs ?

1 La forme intersubjective de la réciprocité

La forme requise par la réciprocité est déterminée par l’intersubjectivité. Elle définit une relation entre sujets capables, alternativement, de donner et de recevoir, par exemple dans des actes d’amour ou des actes de dialogue. Elle peut être dite, on y viendra, forme accomplie de la relation intersubjective. Ainsi comprise, la réciprocité se distingue de la symétrie conçue comme propriété attachée à des systèmes logiques ou empiriques, même si sa négation demeure communément désignée par le terme de dissymétrie52, en raison d’un emploi aussi rare que récent du terme d’irréciprocité. Bien que la symétrie, en l’absence d’autres propriétés, n’implique ni l’égalité ni l’identité des termes de la relation, elle ne saurait s’appliquer à la liberté qui préside aux relations intersubjectives. Il y aura mille façons de recevoir un don, soit de réaliser la forme inverse des relations intersubjectives. Celle-ci ne se laissera pas formaliser. Ainsi, prendre la parole et la rendre n’est pas encore la donner et la recevoir. La réciprocité apparaît sans doute d’un usage fréquent dans les pratiques juridiques : une disposition particulière, favorable par exemple au vote des étrangers, sera arrêtée « sous condition de réciprocité », comme elle sera rendue « à titre de réciprocité ». Mais on n’y retrouve plus sa forme intersubjective, puisque celle-ci connaît seulement le désir du retour du don et ne saurait sans contradiction subordonner le don à son retour. Au contraire, le retour du don est apparu comme une condition, soumise aux obligations et même aux contraintes les plus strictes, dans le système du don-échange ou contre-don. C’était la loi donnant/donnant, malgré le caractère démesuré du retour. Il faut admettre qu’aucun usage ne prévaut pour différencier réciprocité et réversibilité. Les deux termes ont été mêlés et le restent, aussi bien pour qualifier que pour disqualifier la réciprocité intersubjective. Les divers auteurs cités en ont laissé la preuve. Il serait pourtant utile d’y rattacher une distinction déterminante entre un ordre systémique et un ordre relationnel de l’échange. Selon l’ordre systémique, conforme au modèle social de Mauss revisité par Lévi-Strauss, on parlerait de réversibilité pour définir une structure d’échange soumise aux contraintes d’un code et destinée à se reproduire en reproduisant une appartenance sociale. Inversement, c’est à l’ordre relationnel, interprété dans les registres de l’action, du langage, de l’affectivité ou de l’éducation, qu’on réserverait la réciprocité pour définir un échange de libertés capables de se donner et de se recevoir l’une l’autre en créant de la sollicitude, de la recherche, de la communion, de l’enseignement. Cependant, s’il semble légitime de distinguer une logique des actes (à dire de réciprocité) et une logique des structures (à dire de réversibilité), il ne le serait plus de poser que les actes sont inconditionnés à tous égards ou que les prérequis d’une relation intersubjective s’annulent au-delà de la dyade.

2 Le statut rationnel de la réciprocité

Les dernières remarques sur l’emploi des mots « réversibilité » et « réciprocité » n’épuisent pas l’examen du répertoire des relations inverses, ni de leurs dénominations. Il convient toutefois d’aborder la deuxième question : la réciprocité intersubjective, telle qu’elle a été déterminée, est-elle à considérer comme une norme ou comme un bien ? Est-elle éminemment estimable ou absolument obligatoire ? La question n’exige pas de mobiliser le débat de philosophie pratique tel qu’il a été focalisé, entre autres par Ricœur, sur l’écart entre Aristote et Kant53. Assises sur la primauté de la relation à l’égard de ses termes, les philosophies rencontrées se sont partagées, à leurs extrêmes, entre un principe métaphysique et une condition transcendantale. D’un côté, la réciprocité constituerait un fait fondamental et fondateur, qui attendrait seulement d’être explicité à travers son déploiement dans l’ensemble des activités authentiquement intersubjectives. De l’autre côté, la réciprocité intersubjective se trouverait déduite en tant que condition inconditionnée d’un dialogue en quête d’une intercompréhension qui demanderait à être construite. Aussi instructives soient-elles, ces deux positions n’imposent pas une alternative à la question énoncée. En effet, s’il reste juste qu’un tel dialogue ne peut se produire, de manière à la fois régulière et heureuse, sans requérir une réciprocité intersubjective aux exigences les plus fortes, il n’est pas acquis que celle-ci puisse tenir lieu de loi morale inconditionnée. D’une part, qu’une alternance des actes de langage suppose une alternance des sujets de l’action ne permet pas d’affirmer qu’une réciprocité intersubjective serait toujours indispensable à la moralité54. D’autre part, même lorsque cette exigence se trouve requise, nécessité n’entraîne pas suffisance. L’intersubjectivité ne se fonde pas sur elle-même. Elle n’est pas autofondatrice. Elle continue à reposer sur des sujets qui, à chaque moment d’une alternance entre donner et recevoir, gardent le choix de se retirer. Quelle que soit la primauté accordée à la circularité de la relation, celle-ci ne cesse jamais de devoir compter sur l’initiative de ses propres termes. Notre troisième question aura à se ressaisir de cette réserve. La réciprocité intersubjective se présente donc d’abord comme un bien plutôt qu’une loi. Il est heureux, il est bon, il est excellent de vivre, d’agir et de parler les uns avec les autres sous le mode de la réciprocité. Celle-ci apparaît éminemment désirable ou hautement estimable, pour autrui et pour soi. Elle se révèle le plus élevé des biens ou la plus élevée des valeurs. Elle répond aux espérances d’une relation accomplie. Il y a un grand bonheur à (se) recevoir d’autrui et à (se) donner à lui, et vice-versa. Il est vertueux d’offrir la réciprocité et de l’attendre. En retour, nul ne saurait seul en soutenir la réalité. Aimer ne suffit pas à être aimé. C’est une vérité d’évidence.

3 Les conditions subjectives de la réciprocité

Si la réciprocité intersubjective se voit offerte comme un bien, elle sera aussi accueillie comme une grâce : une grâce rapportée à la relation, pas seulement à autrui, étendue également jusqu’à une indistinction entre donner et recevoir. Cependant, la même réciprocité suppose des sujets à la fois capables et responsables. Ces deux conditions subjectives ne se présentent pas à nous pour la première fois. Elles ont été esquissées à la suite respectivement des philosophies de Ricœur et de Jacques. Un sujet affecté par ce qui est autre, y compris par autrui, se montre en même temps sujet capable d’y correspondre et d’y répondre. Le sujet qui a la possibilité de se dérober à la réciprocité a seul aussi la responsabilité de s’y obliger. Lévinas, dans Totalité et Infini, ne l’excluait pas encore, puisque la responsabilité de l’un pour l’autre supposait une séparation préalable entre l’un et l’autre. Capacité et responsabilité du sujet moral attendent pourtant d’être justifiées en regard aussi bien de sa relation avec l’autre que de l’autre lui-même. Une réciprocité intersubjective requiert que chacun soit capable d’entrer et de se maintenir en relation mutuelle, également que chacun accepte pour lui un surplus de responsabilité. Ce surplus l’obligera à continuer d’offrir la relation alors même qu’autrui ne laisse pas de s’y soustraire, par inattention, refus ou mensonge. C’est toujours à moi qu’il revient de faire le premier pas, aussi longtemps reste-t-il incertain qu’autrui fasse le pas inverse. Là s’empresse la vertu morale de charité (agapè), celle qui excuse tout, croit tout, espère tout et endure tout (cf. 1 Co 13,7). Le surcroît de responsabilité auquel les sujets sont convoqués, pour rendre simplement possible la réciprocité, introduit un principe d’asymétrie et non de dissymétrie. En outre, mieux vaudrait parler d’« a-réciprocité », par différence d’« ir-réprocité », si l’expression appartenait aux usages. Loin en effet de s’opposer à la réciprocité intersubjective, le surcroît de responsabilité assumé par le sujet moral atteste d’abord simplement la suspension d’une relation accomplie. Il se donne ensuite pour un excès consenti d’altérité destiné à remettre la relation en mouvement, afin de lui permettre d’atteindre son accomplissement. Il convient toutefois de redire, sans craindre la répétition, que la surcharge de responsabilité pesant sur le sujet ne saurait être dissociée de sa capacité à l’endurer mais également à la porter, donc à le manifester en initiatives nouvelles et renouvelées ; ce qu’on peut appeler après Ricœur la sollicitude. Une relation réconciliée ne s’arrêtera pas à redresser la relation. Elle visera à la combler par mode de réciprocité. L’otage d’autrui, non par vocation mais par situation, continuera d’aspirer à en devenir l’hôte, sans confusion ni complicité du persécuteur et du persécuté.

4 Les figures effectives de la réciprocité

La réciprocité se réalise selon des figures différentes, dont trois au moins ont émergé au cours de sa défense : le dialogue, l’amour ou la communion, enfin l’éducation. Chacune de ces figures, prises dans une liste non exhaustive, confirme les trois caractères attribués jusqu’ici à la réciprocité subjective originaire. Le don de la relation n’y est jamais subordonné à un retour, à l’image de la réversibilité d’un système social. Cette relation, forme accomplie des relations intersubjectives, se donne pour un bien, une valeur, une grâce. Elle requiert toutefois des sujets une capacité à l’offrir comme à l’accueillir, laquelle appelle chacun à une responsabilité illimitée, non arrêtée par son non-retour. Mais si la réciprocité demeure la même à l’origine, elle se différencie dans ses diverses activités. Elle se présentera donc configurée autrement : selon la mesure dans le dialogue, selon une inégalité dans l’éducation, selon la démesure dans la communion. En vue de mener à un accord, établi pour de justes raisons, un dialogue doit en effet ajuster régulièrement les arguments des uns et des autres. Les acteurs doivent non seulement chercher à comprendre les autres et à s’en faire comprendre, mais encore à le vérifier mutuellement, jusqu’à délimiter soigneusement à la fois les accords obtenus et les désaccords résiduels. La réciprocité sollicitée par un dialogue doctrinal s’égarerait si elle se confondait dans les faits avec une relation de communion. Si la charité n’y est pas étrangère, elle demande non pas de croire spontanément ce que l’autre croit, mais simplement de croire qu’il le croit. Si la réciprocité dialogique implique une égalité entre les interlocuteurs, alternativement « écoutants » et « parlants », il n’en va plus ainsi, pour la réciprocité éducative, entre « apprenants » et « enseignants ». Ici, les places ou les rôles ne s’échangent pas, même si les acteurs continuent à apprendre les uns des autres. Entre recherche et enseignement, par exemple, un écart demeure dans la mise en œuvre de la relation. Là, tous sont partenaires de recherche, idéalement égaux, ici, certains sont enseignants, d’autres non. Pour faire court, l’écart se distribue entre symétrie et asymétrie, la dissymétrie étant exclue dans tous les cas, car elle contredirait la réciprocité. Or la communion appelle à surmonter les dernières distinctions pour autant que la réciprocité dans l’action s’y rapproche de la réciprocité à l’origine ou que celle-ci passe dans celle-là, l’entraînant dans un perpétuel dépassement. Donner et recevoir s’excèdent mutuellement jusqu’à ne plus se distinguer dans une relation de communion identifiée à une relation de prédilection. C’est alors, mais seulement, que la réciprocité se love dans la dyade, relation entre sujets singuliers, absolument insubstituables.

5 Les effets identificateurs de la réciprocité

On pourrait poursuivre et varier à loisir la description des figures effectives de la réciprocité. Mais, pour en finir avec l’analyse des questions posées par la réciprocité, il faut impérativement prolonger ces figures dans leurs effets d’identification. Quelle est donc l’identité des sujets impliqués dans une intersubjectivité réciproque ? Doit-on conclure qu’ils s’y retrouvent absolument insubstituables, comme on l’a dit pour une réciprocité d’amour ? S’il est devenu commun d’affirmer que la relation détermine l’identité ou que l’identité naît de la relation, ne convient-ils pas d’introduire des distinctions dans l’identité comme dans la relation ? Nous avons déjà différencié une réciprocité d’origine et une réciprocité d’action, la première unique, la seconde multiple. Or c’est dans la réciprocité effective du dialogue, de l’éducation ou de la communion, etc. que se déploiera la fécondité de la réciprocité originaire et que se construira en retour une identité personnelle effective, capable de croître et de décroître. Celle-ci, d’un auteur à l’autre, se dotera d’expressions formelles : ainsi « l’autre comme un soi-même » et « soi-même comme un autre » chez Ricœur. Mais, sauf à admettre que la réciprocité d’origine s’identifie purement et simplement à une réciprocité de communion, qui ne peut être alors que communion divine, comme le présuppose la philosophie religieuse de M. Nédoncelle, il y a toujours lieu de différencier l’identité de la personne en elle-même et dans ses œuvres. Si seules des personnes gardent la capacité d’entretenir une véritable réciprocité dialogique ou éducative, toutes ne disposeront pas des compétences requises ni ne se montreront totalement insubstituables. Le « personnalisme » connaît ici ses limites. La force d’engagement des volontés dans la réciprocité ne décide pas de tout. Une volonté partagée de promotion mutuelle ne suffira pas à assurer le succès d’un processus interlocutif ou éducatif. En retour, une personne pourra en remplacer une autre dans un tel processus. Bien que l’implication personnelle, en tant que capacité et volonté de réciprocité, puisse y perdre ou y gagner, avec les effets qui en découlent, d’autres effets relèvent d’aptitudes interactives qui échappent à la réciprocité interpersonnelle. Seule l’identité née d’une relation d’amour ou de communion est avérée absolument insubstituable. Donc, s’il demeure juste de proposer cette dernière relation comme une fin, on ne saurait la confondre avec un modèle unique d’identité intersubjective. La rationalité de la réciprocité saura raison garder, se défendre contre la fusion et la confusion.

Inversement, Lévinas et Derrida, qui ont été nos procureurs, ne semblent-ils pas avoir abandonné la réciprocité intersubjective à un affolement de la raison éthique ? Chez l’un et l’autre, réciprocité, réversibilité, circularité reçoivent la même signification, connaissent une même et unique interprétation, comme il en allait, alors positivement, dans la sociologie de Mauss. L’éthique s’enfermerait dans une alternative : le retour serait pour le don soit nécessaire, soit impossible. Chaque fois que le don s’unirait à un retour, par devoir ou par désir, il se laisserait commander par l’économie contraignante d’un système d’échange. Lévinas et Derrida ont rivalisé dans un usage philosophique de l’hyperbole pour rejeter le don dans l’impossible. Or, donner et recevoir seraient-ils ainsi condamnés à se contredire ou à s’exclure ? Ricœur et Jacques ont ouvert une autre voie. Sans réciprocité intersubjective, sans capacité du sujet à donner et à recevoir, il n’y aurait plus ni relation ni sujets. Mais un renvoi vers les deux derniers auteurs, associés à d’autres, a permis de préciser que la réciprocité intersubjective, un don à donner et à recevoir, se prêtait à différentes réalisations, partant à différentes interprétations : dans l’action, le langage, l’affectivité, l’éducation, etc. Qu’est-ce qui leur était commun, qu’est-ce qui leur était propre ?

Leurs déterminations communes affectaient la constitution relationnelle de la réciprocité, sa qualification éthique et ses requêtes subjectives. Sans avoir à les opposer, on a commencé par distinguer réversibilité sociale et réciprocité intersubjective : d’un côté, les contraintes et obligations d’un système d’échange ; de l’autre côté, les appels et réponses entre les actes de donner et de recevoir. La réciprocité éveille le sujet, sans confusion, à un devoir et à un désir. Si mon devoir de donner n’est pas conditionné par le désir qu’il me soit donné, il n’est pas non plus disqualifié par ce désir. Alors que l’asymétrie donne forme au devoir, le bien se donne la forme de la réciprocité. Celle-ci présente la relation accomplie, à la fois désirable et heureuse. Quels que soient les limites, illusions et mensonges de la réciprocité, il y aurait lieu de s’étonner davantage du privilège accordé de manière souvent si spontanée, non critiquée, à l’altérité, à l’écart, à l’excès ; aux interruptions de la relation sur ses rétroactions. Assurément, l’altérité garde ses droits, mais à l’intérieur de la relation plutôt qu’à l’extérieur. S’il reste vrai que chacun des sujets de la réciprocité doit assumer une responsabilité insubstituable à son endroit, qui autorise à parler d’une surcharge, il se révèle aussi que nul ne le peut s’il n’en est pas reconnu effectivement capable, si son être subjectif se trouve identifié purement et simplement à un être assujetti.

Les déterminations appropriées aux différents registres de la réciprocité intersubjective demandaient d’en différencier quelques-uns puis d’en suivre les effets dans l’identification des sujets relationnels. Il est arrivé ce qui se produit ailleurs : on réduit parfois une chose à l’un de ses modèles, on assimile le particulier à l’universel. Ni le dialogue ni l’amour n’expriment pourtant la réciprocité dans sa forme même. Il en livrent plutôt chacun une figure. Il demeure donc improbable que l’affirmation de la primauté de la relation sur ses termes puisse être rapportée à un fait d’expérience qui supporterait à lui seul la rationalité de la relation. Aux champs du langage et de l’affectivité, une philosophie de l’éducation a ajouté ici le champ de l’action. La relation dialogale oblige la réciprocité à la mesure, à travers l’interaction des énoncés, par ajustement mutuel des questions et réponses. La relation éducative consent à réunir la réciprocité des personnes et l’inégalité des compétences, ouvrant la voie à une donation différenciée des uns aux autres. La relation aimante entraîne enfin la réciprocité dans la démesure, allant jusqu’à rendre indiscernables les actes de donner et de recevoir. Distinguer alors une réciprocité d’origine et une réciprocité d’action autorise à conclure que l’amour les rapproche si intimement qu’il en vient à les réunir. On continuera toutefois à distinguer les effets d’identification de la réciprocité interpersonnelle et les effets d’identification des réciprocités interactives.

Notre apologie philosophique de la réciprocité voulait préparer une seconde apologie dont le foyer devrait être la communion. Selon les chrétiens, Dieu invite les humains à la communion avec lui, dès maintenant et à jamais. Ce propos n’autorise cependant pas à présupposer que le don d’un donner et d’un recevoir passerait sans conversion des raisons de la raison aux raisons de la foi. Défendant contre Derrida, indirectement contre Lévinas, l’affiliation de la relation à la réciprocité, Jacques déclarait : « Il me semble que l’irruption de l’autre homme ne dresse pas une altérité absolue, sauf peut-être dans le rapport religieux, dont il ne convient pas d’étendre directement le paradigme aux relations interpersonnelles »55. Les théologiens catholiques qui se sont recommandés de Lévinas ont souvent interprété la dissymétrie de l’injonction morale comme mouvement de la révélation divine. Au-delà d’une extrême liberté d’interprétation, il est possible que ces théologiens suggéraient ainsi une inversion de rapport, entre asymétrie et réciprocité, dans le passage d’une anthropologie à une théologie de la relation. La réciprocité de la communion qui vient de Dieu, et est en Dieu, ne serait accessible qu’à partir de l’asymétrie de la révélation du salut. Nous aurons à y revenir, si l’opportunité nous en est offerte.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. mon article : « La réception théologique de la philosophie de Lévinas », dans Revue des Sciences Religieuses, 79 (2005), p. 193-217 (repris dans La foi et la raison 2. La religion chrétienne dans l’échange : symbole et dialogue, Paris, Salvator, 2007, p. 251-285).

  • 2 Lévinas E., Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 41971, p. 244.

  • 3 Ibid., p. 233.

  • 4 Ibid., p. 75.

  • 5 Lévinas E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 182.

  • 6 Ibid., p. 142-147.

  • 7 Derrida J., L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 187 (« Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Lévinas » – 1964).

  • 8 Lévinas, Autrement qu’être…(cité supra n. 5), p. 181.

  • 9 Derrida J., « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », dans E. Laruelle (éd.), Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1980, p. 46.

  • 10 Derrida J., dans Coll., Altérités. Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Éd. Osiris, 1986, p. 74. Il ajoutera toutefois immédiatement : « Ça ne veut pas dire que je pense la même chose de la même façon ; mais là les différences sont très difficiles à déterminer : que signifie dans ce cas-là la différence d’idiome, de langue, d’écriture ? »

  • 11 Derrida J., Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Éd. Galilée, 1991. En voir une présentation dans le chapitre 6 de F. Nault, Derrida et la théologie. Dieu après la déconstruction, Paris et Montréal, Cerf et Médiaspaul, 2000.

  • 12 L’Essai sur le don (1923-1924) a été repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 71980, p. 143-279 ; avec une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par C. Lévi-Strauss, qui attribue à cet essai d’avoir identifié le réel humain au tout social, tel qu’il est intégré dans un système (cf. p. xxiv). Certains théologiens français se sont fortement appuyés sur l’anthropologie maussienne du don pour construire un concept d’échange, de système ou d’ordre symbolique : par ex. A. Delzant (1979) et L.-M. Chauvet (1987).

  • 13 Ibid., p. 193. Après avoir rendu hommage à Mauss d’avoir « montré que le don n’est qu’un élément d’un système de prestations réciproques à la fois libres et contraignantes, la liberté du don obligeant le donataire à un contredon » (p. 315), E. Benveniste confirmera pour les langues indo-européennes ce qui avait été reconnu dans les langues papoue et mélanésienne : « Nous considérons que *d- ne signifiait proprement ni ‘prendre’ ni ‘donner’, mais l’un ou l’autre selon la construction. » (p. 316). Cette « curieuse ambivalence sémantique » se retrouve, par exemple, entre kaufen et verkaufen (« Don et échange dans le vocabulaire indo-européen » [1951], dans Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 317).

  • 14 Mauss, Sociologie et anthropologie (cité supra n. 12), successivement p. 148, 164 et 194.

  • 15 Ibid., p. 264.

  • 16 Ibid., p. 200.

  • 17 Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre… », p. xxxiii.

  • 18 Cf. ibid., p. xxxviiis.

  • 19 Derrida, Donner le temps (cité supra n. 11), p. 55.

  • 20 La critique de Mauss par Derrida se distingue radicalement de la critique de J. Baudrillard. Alors que le premier, défendant l’irréversibilité du don, renvoie dos-à-dos le symbolique et l’économique, le second entendait jouer Mauss contre Mauss, le symbolique contre l’économique, en poussant à l’extrême la réversibilité du système social : « Il faut, écrivait-il, dresser le principe de réversion (contre-don) contre toutes les interprétations économiques, psychologiques ou structuralistes auxquelles Mauss ouvre le voie. » (L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 8).

  • 21 Derrida, Donner le temps (cité supra n. 11), p. 24.

  • 22 Ibid., p. 157.

  • 23 Ibid., p. 19 (on y remarquera une détermination définie).

  • 24 Ibid., p. 26.

  • 25 Ibid., p. 44.

  • 26 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 219-226 et 387-393. Voir auparavant « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage » (1989), repris dans : Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 83-105.

  • 27 Ibid., p. 226.

  • 28 Ibid., p. 222.

  • 29 Ibid., p. 391.

  • 30 Ibid., p. 223.

  • 31 Ibid., p. 388.

  • 32 Ibid., p. 391.

  • 33 Jacques F., Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, P.U.F., 1979, p. 62.

  • 34 Id., Différence et subjectivité. Anthropologie d’un point de vue relationnel, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 164-182.

  • 35 Ibid., p. 157.

  • 36 Lors d’un débat déjà cité (note 10), où il disait retrouver plus fortement chez Derrida que chez Lévinas « un rapport au Tout-Autre, qui ne tomberait pas sous le concept général de relation », Jacques ajoutait : « Parler d’une relation sans converse, c’est un monstre logique ». Il continuait : « j’aimerais que les moyens stylistiques du penseur ne soient pas en infraction avec les contraintes logiques quant à l’usage des mots essentiels » (Coll., Altérités, p. 84). La réponse attendue est venue : de quelle règle s’agissait-il et au nom de quelle autorité ?

  • 37 Jacques, Différence et subjectivité (cité supra n.34), p. 264.

  • 38 Ibid., p. 111 (voir p. 101-112).

  • 39 Nédoncelle M., La réciprocité des consciences. Essai sur la nature de la personne, Paris, Montaigne, 1942 ; Vers une philosophie de l’amour et de la personne, Paris, Aubier Montaigne, 1957. Les conclusions des deux ouvrages retiennent l’essentiel. L’auteur († 1975) a publié d’autres livres et de nombreux articles (voir mon étude à paraître dans la Revue des Sciences Religieuses : « Une relecture de Maurice Nédoncelle. Une philosophie religieuse de l’intersubjectivité »).

  • 40 Labelle J.M., La réciprocité éducative, Paris, 1996, P.U.F. ; « La réciprocité éducatrice des personnes, fondement de l’éducation des adultes », dans Coll., Former des adultes en Église. État des lieux, aspects théoriques et pratiques. Hommage à Gilbert Adler, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, 2000, p. 93-110. À la différence du titre du dernier recueil, l’auteur parle d’« éducation » plutôt que de « formation », dans la mesure où c’est le développement de l’autonomie des « apprenants » qui est en jeu (voir du même : « L’éducation, une mutuelle transhumance », dans Revue des Sciences Religieuses, 79 (2005), p. 318-327).

  • 41 Nédoncelle, Vers une philosophie de l’amour et de la personne (cité supra n. 39), p. 119.

  • 42 Nédoncelle, La réciprocité des consciences… (cité supra n. 39), p. 42.

  • 43 Ibid., p. 17.

  • 44 Ibid., p. 121.

  • 45 Ibid., p. 274.

  • 46 Labelle, La réciprocité éducative (cité supra n. 40), p. 183.

  • 47 Ibid., p. 178.

  • 48 Ibid., p. 4.

  • 49 Ibid., p. 192.

  • 50 Ibid., p. 218.

  • 51 Ibid., p. 225.

  • 52 En mathématiques, la symétrie caractérise une relation à double sens, comme dans la fonction d’addition. Mais on parle aussi de réciprocité quand il s’agit de relation à double sens entre deux fonctions, comme l’addition et la soustraction. Quant aux termes de dissymétrie et d’asymétrie, ils sont généralement employés l’un pour l’autre, mais diversement d’un savoir à l’autre. L’identité mathématique suppose non seulement la symétrie mais encore la réflexivité, la transitivité et l’insubstituabilité (cf. Barbut M., Mathématiques des sciences humaines. I. Combinatoire et Algèbre, Paris, P.U.F., 1969, p. 140-143 et 148-154).

  • 53 Cf. Ricœur, Soi-même comme un autre (cité supra n. 26), p. 199-202.

  • 54 Sur l’éthique du dialogue, comme éthique à la fois des normes et des vertus, voir mon livre : La foi et la raison 2, p. 142-146 et 174-178.

  • 55 Jacques, dans Coll., Altérités (cité supra n. 10), p. 77.

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