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Dans ses romans comme dans ses écrits de combat, Bernanos disqualifie nos façons de penser, de panser la pauvreté. Il ne nous incite pas à soulager les pauvres, encore moins à les enrichir, ce qui serait intégrer ces irréductibles à un monde qu'ils contestent par leur seule existence. En appelant à honorer le pauvre, c'est bien un autre monde qu'il promeut. Un monde qui défie la primauté de l'argent; un monde que l'Église aurait dû préfigurer, mais dont l'écrivain en révolte confie les destinées «aux mains des nations pauvres».

Le titre de cet article a de quoi surprendre. Je lui reconnais volontiers un côté accrocheur, peut-être pas de très bon aloi. J’en ai donc un autre à proposer, sans doute moins aguichant dans la forme, mais tout aussi provocateur dans le fond : « le salut par les pauvres ».

Je voudrais parler en effet de la vision bernanosienne de la pauvreté. Qu’on la nomme « question sociale » ou « sous-développement », la pauvreté fait peur. La pauvreté est un scandale dans nos sociétés d’abondance, une injustice à l’échelle de la planète. Nos responsables s’efforcent de la vaincre à coups de mesures sociales, tandis que, pour apaiser nos consciences, nous envoyons des chèques aux organisations humanitaires qui se chargent de creuser des puits, construire des digues, distribuer des médicaments et du riz au-delà des mers. Mais le pauvre à côté de nous, assis sur le trottoir ou déambulant parmi les passagers du métro, nous ne pouvons pas le voir. Nous sommes incapables de regarder le pauvre en face, le dévisager est devenu pour nous une épreuve insurmontable.

Alors, quand Bernanos parle non de soulager le pauvre, mais de l’honorer, que pouvons-nous y comprendre ? Quand il écrit que le pauvre est sacré depuis que Jésus-Christ a fait sienne sa condition, quel écho en nous ?

Dans ses romans comme dans ses écrits de combat, Bernanos ne renonce pas à confronter notre monde — le « monde moderne », la « civilisation des machines » — à cet « autre monde » que nous sommes appelés à faire advenir. Il croit, comme Péguy, que le Royaume de Dieu est à réaliser ici-bas, que le spirituel est appelé à se manifester dans la chair, l’éternel dans le temps, et que l’histoire humaine est le véritable lieu du salut.

Je profiterai de l’actualité qui est la nôtre, en ces temps de crise où la primauté de l’argent se trouve ébranlée, pour développer un aspect de la pensée de Bernanos qui plonge au plus profond de sa spiritualité. Ma réflexion se développera en trois temps : la pauvreté selon Bernanos, un défi au monde moderne ; la trahison de l’Église, garante de la dignité du pauvre ; le salut du monde remis aux mains des nations pauvres.

I La pauvreté selon Bernanos, un défi au monde moderne

S’il est une puissance de ce monde à laquelle Bernanos ne s’est jamais rendu, c’est bien l’argent. Bernanos a vécu en pauvre, il a honoré la pauvreté, il s’est reconnu membre de cet ordre dont saint François d’Assise serait le connétable, et Jésus-Christ le chef1.

Qu’est-ce à dire ? Les difficultés matérielles dans lesquelles il s’est débattu, qui ont si lourdement pesé sur sa famille et lui arrachèrent les cris de détresse dont retentit sa correspondance, l’écrivain les a-t-il choisies ou subies ? Entre la pauvreté avec un P majuscule, élevée au rang de vertu, et les affres d’une existence qualifiée par l’écrivain lui-même de « vie de chien », quel rapport ? Quel rapport, entre ce qu’un homme de lettres peu doué pour les affaires, un chrétien détourné des idoles, proclame dans son langage fleuri, et l’injustice économique, les plaies de la misère et du sous-développement qu’évoque pour nous le mot de pauvreté ?

Ce mot, l’écrivain s’arroge le droit de l’utiliser, de le célébrer, de l’exhausser en le parant des ornements de la poésie. En témoigne ce passage magnifique des Enfants humiliés, le « journal de guerre » que tint l’écrivain dans les premiers mois de son exil au Brésil, en 1939-1940 : « La Pauvreté m’a toujours comblé de bienfaits dont il m’est arrivé d’ailleurs de méconnaître un temps le prix, car je ne me flatte évidemment pas d’avoir le cœur aussi magnanime que le sien. Mais c’est pour sa charité que je l’aime, pour sa tendre clairvoyance, sa sollicitude exquise. […] Car chaque pauvre a sa pauvreté particulière faite à son image et ressemblance, son ange gardien, son Ministre angélique de la Pauvreté. Vous pensez bien que je n’ai pas la prétention d’avoir reçu la même que saint François d’Assise ? Ma Pauvreté est évidemment d’une condition beaucoup plus modeste, mais précisément à cause de cela nous sommes, elle et moi, de plain-pied, nous finissons généralement par nous comprendre. […] Bref, la pauvreté m’a beaucoup moins imposé d’épreuves qu’épargné de sottises, et si les pauvres — je dis les pauvres, non pas les misérables, hélas ! — voulaient être sincères, ils reconnaîtraient comme moi que leur Pauvreté en agit de même avec eux, qu’elle est la merveilleuse et gracieuse intendante non de leurs biens, mais de leur vie »2.

Bernanos n’a pas écrit en vain sur la pauvreté. C’est une condition qu’il a endurée longtemps avant d’être capable de reconnaître en elle « la merveilleuse intendante de [ses] biens et de [sa] vie ». Né dans un milieu plutôt aisé, il n’en a pas eu une expérience précoce. La pauvreté s’est imposée à lui comme une conséquence de sa vocation d’écrivain. Conséquence d’abord inaperçue, et refusée longtemps ! Dans sa correspondance des années trente, Bernanos crie sa révolte contre le fait qu’un écrivain au talent reconnu, dont les livres se vendent, ne puisse vivre de sa plume comme n’importe quel médecin ou architecte recevant la juste rétribution de son savoir-faire. Sa naïveté est grande, mais son oui est entier. Il ne met rien de côté, il n’assure pas ses arrières. Sitôt sa vocation d’écrivain confirmée par le succès de son premier roman, Sous le soleil de Satan, il renonce à son gagne-pain dans les Assurances, et décide de se consacrer entièrement à la littérature. L’acceptation par contrat de ses cinq prochains romans par la maison Plon lui semble une garantie suffisante. Très vite, il déchantera et s’apercevra que des droits d’auteur ne font pas vivre une famille. Commence alors une existence chaotique, rythmée par les déménagements parfois à la cloche de bois, obnubilée par la recherche de « la vie moins chère ». Alors que les Bernanos se sont installés à Majorque à cause du prix du kilo de poisson, les lettres de cette période (1934-1937) retentissent d’appels au secours lancés à l’éditeur ou aux amis les plus proches, tant les fins de mois sont difficiles. La note du boucher, les honoraires du médecin tiennent une place considérable dans cette correspondance, tandis que Bernanos est plongé dans un prodigieux effort créateur, dont sortiront trois de ses plus grands livres, Journal d’un curé de campagne, Nouvelle histoire de Mouchette, Les Grands Cimetières sous la lune, sans parler de la première mouture de Monsieur Ouine.

Le départ pour le Brésil, en 1938, n’est pas motivé par des raisons économiques : c’est l’emprise des totalitarismes en Europe qui pousse l’écrivain à prendre le large. Pourtant, il espère trouver en Amérique du Sud le moyen d’assurer une vie décente à sa famille et de se consacrer à l’écriture sans être tourmenté par les problèmes matériels. Il rêve d’une exploitation agricole, d’un élevage de bovins dont les revenus assureraient la survie des siens. Peine perdue ; on tire toujours Satan par la queue chez les Bernanos, et sans la discrète générosité des amis de France et du Brésil, on n’aurait tout simplement pas subsisté.

Bernanos s’exprime donc sur la pauvreté en connaissance de cause. Mais il choisit de le faire, dans ses romans et ses écrits de combat, sur un plan métaphysique, sans pour autant occulter sa réalité matérielle.

La pauvreté comme état évangélique et défi au culte idolâtre rendu par le monde à l’Argent est un des messages prophétiques les plus remarquables de l’œuvre de Bernanos, l’un des plus difficiles et des plus nécessaires à entendre. La position de l’auteur nous déstabilise. « Honorer le pauvre ? Et pourquoi pas les poux de la pauvreté ? », lui rétorquait déjà le contradicteur fictif des Grands Cimetières sous la lune3.

Le regard que Bernanos pose sur les pauvres n’est pas un regard de compassion, et il est totalement exempt de cette culpabilité qui nous submerge, sans doute parce que l’écrivain se considère comme faisant partie de leur cohorte. Il ne nous incite pas à les soulager, encore moins à les enrichir, ce qui serait intégrer ces irréductibles à un monde qu’ils contestent par leur seule existence. La position de l’écrivain va bien au-delà de la charité telle que nous l’entendons et, parfois, la pratiquons. Avec une hargne qui nous déconcerte, il disqualifie nos façons d’agir et de penser, de panser la pauvreté. Ce n’est pas qu’il prône la résignation à un état de fait. C’est plutôt qu’il perçoit derrière nos initiatives le désir caché d’en finir avec ce qui demeure le dernier défi au règne universel de l’argent.

Bernanos n’est pas dupe de « l’opulente providence totalitaire », des mesures sociales ni des œuvres de bienfaisance. Dans un monde qui fait de l’avoir sa valeur absolue, que ce soit sous la forme d’une redistribution des richesses ou celle de la course au profit, l’être perd sa primauté. Ceux qui ont peu valent peu. Bernanos est moins sensible à l’indigence des pauvres qu’à leur vulnérabilité. Car rien, si ce n’est dans un ordre où la personne humaine a une valeur absolue, ne garantit leur dignité : « Sans l’esprit, les faibles ne sont que déchets, utilisables seulement pour la part de force dégradée qui reste en eux, si dégradée qu’elle ne saurait paraître que s’ils s’assemblent en grand nombre. Le trésor du misérable est spirituel, et la raison, sans doute, de la béatification par le Christ de la condition du Pauvre, c’est que tout ce que perd l’Esprit est aussi perdu par le Pauvre. Le Pauvre suit le destin de l’Esprit »4.

Dans le monde moderne matérialiste, le plus grand risque, le risque vital pour le pauvre, n’est pas de mourir de faim, mais d’être dévoré : « L’Esprit ne se mange pas, soit. Il vous empêche seulement d’être mangé. On ne vous mange pas, par pudeur. Grâce à l’esprit, grâce à ce rien, votre viande est encore intouchable comme celle du cochon, sauf votre respect, le reste pour les Juifs ou les Musulmans »5.

En « s’attaquant » à la pauvreté, le monde moderne part en guerre contre son véritable adversaire. Il cherche à éradiquer les témoins d’un autre ordre, où la valeur des hommes ne dépend pas de leur condition sociale. Dans la vision bernanosienne, la lutte contre la pauvreté menée par les régimes communistes au nom de l’égalité, ou par les démocraties au nom de la justice, recouvre une véritable entreprise d’extermination. L’État, qu’il s’incarne dans le pouvoir absolu d’un parti, dans les multiples instances représentatives et légiférantes d’un régime libéral, ou dans la Rome des temps antiques, n’a qu’une réponse à apporter à la « question sociale », et elle passe par la suppression de ceux qui sont un défi à sa toute-puissance. Aussi Bernanos présente-t-il les mesures qui visent à soulager les pauvres comme un eugénisme déguisé : « Un peu plus tard, comme je l’ai cent fois prédit, la Rationalisation totalitaire, lasse de les entretenir à grand frais, commencera à les supprimer progressivement, d’une manière ou d’une autre, au nom de l’hygiène, de la sélection, de la Race, par une législation appropriée »6.

À la place de la pauvreté, dont Bernanos voit bien qu’elle est résistance à un monde soumis aux idoles du pouvoir et de l’argent, surgira une engeance nouvelle, celle des misérables. Ceux-là ont toute leur place dans un système qui les exploite et dont ils sont un indispensable rouage : « Celle qui fut, deux mille ans, parmi les hommes, une autre présence réelle, l’enfance divine elle-même, le mystère d’un regard triste et pur, vous l’aurez chassée du monde, poursuivie à travers toutes les routes du monde, comme une bête enragée, idiots que vous êtes. Et à sa place vous avez vu soudain paraître la Misère, c’est-à-dire la pauvreté devenue folle. La Misère s’est mise à hurler à chaque carrefour de vos villes de fer, la Misère avec son linge haillonneux et ses bas de soie, son indéfrisable, ses bijoux de cuivre et ses atroces parfums, la Misère au cœur féroce et frivole, la Misère des dancings et des cinémas, grimaçante parodie de la pauvreté, qui crache sur le pain et le vin »7.

En quelques phrases, Bernanos nous dévoile le visage évangélique de la pauvreté, tandis qu’il brosse le portrait criard et tellement criant de vérité d’une humanité dégradée, asservie non pas à ses besoins vitaux, mais aux mirages de luxe et de jouissance que le monde moderne diffuse pour se perpétuer. Comme l’écrivain le dit ailleurs, avec le même art de la formule, le rôle du nouveau pauvre est « d’entretenir, au cœur de la Cité moderne, et à un point convenable de tension, cette vertu de l’Envie, indispensable au Progrès, et qui semble tenir dans notre civilisation la place réservée jadis à la vertu de Charité »8. N’est-ce pas une satire féroce et lucide de notre société de consommation, qui vit du désir qu’elle suscite et renouvelle sans arrêt pour des biens qui ne méritent pas le nom de biens, mais sont « le moteur de la croissance » et la cause de l’endettement des ménages ?

II L’Église a trahi le pauvre

Quand Bernanos écrit que « la question sociale est une question d’honneur », nous sommes bien loin des théories économiques et des actions de bienfaisance. Bernanos considère la pauvreté en chrétien ; non pas en dame d’œuvres, mais en adepte d’une religion pour laquelle le pauvre est « la vivante image » du Dieu adoré, ce Jésus venu exalter, comme l’écrivain le rappelle, « la condition sociale » du pauvre. C’est pourquoi le thème de la pauvreté est inséparable dans son œuvre de celui de l’Église, une Église infidèle à sa mission, qu’il ne cesse de lui rappeler de manière véritablement prophétique, à l’instar des hommes de l’Ancien Testament morigénant leur peuple. Dans Journal d’un curé de campagne, Bernanos met des paroles de feu dans la bouche du curé de Torcy et du docteur Delbende. Le premier, prêtre expérimenté et plein de sagesse en dépit d’un tempérament sanguin, se remémore dans les tremblements sa jeunesse ardente, la passion de la justice qui l’animait, son enthousiasme à la publication de l’encyclique Rerum novarum, qui rétablissait les travailleurs dans leurs droits et leur dignité, sa mise à l’écart par ses supérieurs dès lors qu’il s’efforça d’expliquer le texte en chaire9. Le second, vieux médecin désabusé, ayant perdu la foi au cours de ses études mais ne se consolant pas de ne plus croire, a néanmoins consacré sa vie à soigner l’humanité misérable. Avec des accents terribles, il tonne contre une Église qui a trahi le pauvre :

Ce que je vous reproche, à vous autres, ça n’est pas qu’il y ait encore des pauvres, non. (…) je ne vous pardonne pas, puisque vous en avez la garde, de nous les livrer si sales. Comprenez-vous ? Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre. Ou bien, vous l’avez trahi, votre Christ ! Je ne sors pas de là. Bon Dieu de bon Dieu ! Vous disposez de tout ce qu’il faut pour humilier le riche, le mettre au pas. Le riche a soif d’égards, et plus il est riche, plus il a soif. Quand vous n’auriez eu que le courage de les foutre au dernier rang, près du bénitier ou même sur le parvis — pourquoi pas ? — ça les aurait fait réfléchir. Ils auraient louché vers le banc des pauvres, je les connais. Partout ailleurs les premiers, ici, chez Notre-Seigneur, les derniers, voyez-vous ça ? Oh ! Je sais bien que la chose n’est pas commode. S’il est vrai que le pauvre est à l’image et à la ressemblance de Jésus, Jésus lui-même, c’est embêtant de le faire grimper au banc d’œuvre, de montrer à tout le monde une face dérisoire sur laquelle, depuis deux mille ans, vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’essuyer les crachats. Car la question sociale est d’abord une question d’honneur. C’est l’injuste humiliation du pauvre qui fait les misérables. On ne vous demande pas d’engraisser des types qui d’ailleurs ont de père en fils perdu l’habitude d’engraisser, qui resteraient probablement maigres comme des coucous. (…) Reste qu’un pauvre, un vrai pauvre, un honnête pauvre ira de lui-même se coller aux dernières places dans la maison du Seigneur, la sienne, et qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais un suisse, empanaché comme un corbillard, le venir chercher du fond de l’église pour l’amener dans le chœur, avec les égards dus à un Prince — un Prince du sang chrétien10.

Pour le chrétien Bernanos, l’Église a trahi le Pauvre, et les bonnes œuvres n’y changeront rien. Les bonnes œuvres donneront bonne conscience à ceux qui l’ont mauvaise, mais Bernanos, lui, n’est pas de cette trempe. Il a choisi son Maître : « ’Vous ne pouvez pas servir Dieu et le monde, vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent…’ Rassurez-vous, je ne commenterai pas ce texte, puisque vous me le défendez. Je dirai simplement que si vous aviez pris depuis vingt siècles autant de peine à le justifier que vous avez dépensé d’ingéniosité, de finesse et de psychologie, non pas sans doute à le détourner de son sens — Dieu ne l’eût pas permis — mais à mettre en garde vos paroissiens contre une interprétation trop littérale, la Chrétienté serait peut-être plus vivante »11.

Oui, le message de l’Évangile est révolutionnaire, et oui, l’Église aurait dû être à l’avant-garde de l’insurrection contre l’ordre ancien et ses prestiges, alors qu’elle les a trop souvent cautionnés. Dans Journal d’un curé de campagne, Bernanos fait une place étonnante à « l’expérience russe ». Ses deux personnages de prêtres, le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt, sont interpellés par ce qui se passe en Union soviétique, parce qu’ils ont compris que le communisme s’édifiait sur l’échec de la chrétienté, qu’il était une tentative des hommes pour réaliser « un royaume de justice sans Justice, une chrétienté sans Christ ».

La révolution à laquelle appelle Bernanos, celle dont il perçoit l’injonction dans les Évangiles, est tout autre. « Des pauvres, vous en aurez toujours parmi vous. » Cette phrase prononcée par Jésus ne laisse pas d’être énigmatique. Démission ? Fatalisme ? Méconnaissance des principes de l’économie moderne ? Ou bien constat, constat de cette réalité que nous fuyons quand nous détournons les yeux du mendiant qui passe ? Le christianisme est un réalisme. Il prend l’humanité comme elle est, avec ses riches et ses pauvres, ses puissants et ses faibles. Mais il renverse l’ordre des choses, comme le proclame le Magnificat : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides ».

L’écrivain ne nous invite pas à supprimer la pauvreté, ni à la soulager, mais à devenir pauvre, c’est-à-dire à rendre enfin à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. À remettre Dieu à sa place, qui est exactement celle qu’occupe l’argent dans notre monde. Il faut voir ce que cet appel a d’exigeant et de radical, combien il tranche avec nos habituelles tergiversations, nos accommodements perpétuels. C’est pourtant la seule et unique condition d’un salut que l’écrivain espère encore. Le Royaume promis ne dépend pour advenir que d’une révolution, celle qui s’appelle conversion. Révolution intérieure, qui demande non un engagement militant, mais une orientation nouvelle de l’être. Si, dans nos vies quelles qu’elles soient, et quel que soit notre degré de fortune, nous cessons de mettre l’argent au premier plan, alors nous aurons part au bonheur annoncé par les Béatitudes, alors nous serons les artisans d’un autre monde.

III Le salut du monde aux mains des nations pauvres

Bernanos « altermondialiste », j’avais donc choisi ce titre. Les sept années passées au Brésil par la famille Bernanos, qui choisit de s’installer non pas dans les grandes villes, mais en des endroits reculés du pays, me paraissent avoir joué un grand rôle dans la conception bernanosienne de la pauvreté. Immergé dans une contrée encore sauvage, côtoyant les paysans brésiliens qui subsistent misérablement, l’écrivain, loin de s’apitoyer sur eux, entrevoit dans leur patient labeur un art de vivre, un mode de développement radicalement opposé à la frénésie moderne. Dans un texte étonnant, qui est la préface à la Lettre aux Anglais, un des essais majeurs écrits au Brésil, Bernanos met face à face le travail du paysan brésilien et les techniques d’exploitation des nations riches. Son exil volontaire lui permet de donner une extension nouvelle à la notion de pauvreté, qui inclut désormais les dimensions du développement et de l’environnement. Cette évolution est progressive. Tout d’abord, il avoue ne pas reconnaître la pauvreté sous ses oripeaux des tropiques : « Dans cette forêt stérile où les serpents sont plus nombreux que les oiseaux, dans cet immense repaire, le mot de pauvreté n’a plus son sens ancien, le doux sens que nous lui donnions jadis. La pauvreté n’est ici qu’un mal qui tue les hommes au fond de leur solitude, à la manière de la dysenterie, de la fièvre ou du typhus12.

Mais ensuite, il trouve des accents prophétiques pour dénoncer l’exploitation à outrance des matières premières « par les races sommaires et violentes qui font de la force ou de la richesse comme un diabétique fait du sucre ou un hydropique de l’eau, sans comprendre que c’est aux dépens de leur propre substance »13. Face à ces surhommes qui épuisent la planète, Bernanos dresse l’humble labeur du paysan brésilien : « Ils trouvent que vous tardez beaucoup à ‘exploiter’ votre terre, c’est-à-dire à la refaire à leur image et ressemblance, à exploiter votre terre, c’est-à-dire à la leur ouvrir, à la leur présenter toute béante. Ils entendent remuer dessous quelque chose, ils ne savent pas bien quoi, et ils ne rêvent que d’avoir tout de suite cette chose, morte ou vive. Ils mesurent l’épaisseur de vos montagnes, la pente de vos fleuves, la profondeur de vos vallées ; ils calculent ce qu’il en coûtera de marcs, de florins, de yens, de roubles, de piastres, de livres ou de dollars, pour réduire tous les obstacles et vous apporter le bonheur, sous la seule forme qu’ils connaissent de lui, les marchandises. Ils oublient seulement que les montagnes peuvent être percées, les fleuves détournés de leur cours, les vallées enjambées ou comblées, mais qu’aucune force au monde ne saurait rien changer à la nature d’un peuple, à sa conception intime, traditionnelle et familiale, de la vie, c’est-à-dire, en somme, à l’idée qu’il se forme du bonheur »14.

À l’heure de la mondialisation, nous savons, nous, qu’il y a des puissances financières, technologiques, culturelles capables de modifier la nature des peuples et leur conception du bonheur. Les mots de Bernanos n’en gardent pas moins leur force et leur beauté, précisément parce que de tels mots, par leur caractère visionnaire, sont propres à éclairer les consciences.

Ainsi retrouvons-nous l’écrivain là où on ne l’aurait pas attendu, sur les questions qui nous taraudent aujourd’hui et touchent à l’avenir de notre planète. Grâce à son séjour au Brésil, Bernanos a posé sur la nature un regard différent. Alors qu’elle n’apparaît dans ses romans que comme le décor accordé à l’état d’âme des personnages — paysages sombres et mouillés d’Artois, traversés des brusques éclaircies de la grâce —, dans Les Enfants humiliés et Lettre aux Anglais, elle se révèle comme un bien confié à l’homme pour qu’il l’humanise et s’humanise avec elle. Il ne s’agit pas d’en tirer toutes les richesses possibles, mais de développer notre humanité à son contact, par un échange respectueux et créatif : « C’est vous qui créez, déclare Bernanos aux paysans brésiliens dédicataires de la préface de Lettre aux Anglais, mais les agités ne s’en aperçoivent pas ; ils s’imaginent qu’on peut créer à n’importe quel rythme, ils confondent « produire » et « créer »15. Le fruit de cette patiente interaction entre un peuple et sa terre est ce que Bernanos appelle la culture, dans son acception agricole et littéraire.

La France est bien sûr aux yeux de l’écrivain la plus belle des réalisations dans cet ordre. Telle est l’image qu’il veut donner d’elle au public d’une conférence tenue dans les derniers temps de son séjour au Brésil : « Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. C’est précisément parce que les siècles nous ont si profondément enracinés à notre sol, à notre terre, que nous pouvons opposer à la tyrannie un front invincible. La liberté n’est pas pour nous une abstraction, une image gréco-romaine, un souvenir de collège. Notre liberté est une réalité vivante et permanente que nos pères ont vue de leurs yeux, touchée de leurs mains, aimée de leurs cœurs, arrosée de leur sueur et de leur sang. Nos champs, nos villes, nos palais, nos cathédrales ne sont pas le symbole de notre liberté, mais notre liberté même, la liberté dont nous n’avons à rendre compte qu’à Dieu, que nous ne rendrons qu’à Dieu »16.

Et voici que, de façon surprenante, Bernanos établit un lien de fraternité, voire un relais, entre son pays façonné par une histoire millénaire et « les enfants pauvres du Brésil », qu’il salue dans cette conférence. Le regard de ces faibles d’entre les faibles est celui « d’un peuple formé pour la liberté, parce qu’il ne l’a reçue de personne, il l’a conquise jour après jour, payé de son labeur obscur, de ses sacrifices sans nombre, de sa patience, de sa foi, parce qu’il l’a comme arrachée des entrailles de son sol natal ». « Le destin du monde est entre les mains des nations pauvres », va-t-il jusqu’à écrire dans un article de 1943 qui montre à quel point la vision de l’écrivain est incarnée ; c’est bien dans l’histoire que se joue le salut ; c’est bien à l’humanité vivante qu’est destiné le Royaume. D’où cet appel à une réforme spirituelle que Bernanos n’hésite pas à exprimer en termes économiques : « Les dernières chances du monde sont entre les mains des nations pauvres ou appauvries. C’est, en effet, la dernière chance qui reste au monde de se réformer, et si généreuse et magnanime qu’elle puisse être, une nation opulente ne serait pas capable de mettre beaucoup d’empressement à réformer un système économique et social qui lui a donné la prospérité. Or, si le monde ne se réforme pas, il est perdu. Je veux dire qu’il retombera tôt ou tard à la merci d’un démagogue génial, d’un militaire sans scrupules ou d’une oligarchie de banquiers »17.

À la Libération, Bernanos constate, dans la détresse et la fureur, que l’Europe, loin de se reconstruire sur des bases spirituelles après le cataclysme de la guerre, l’outrance dans le mal des camps d’extermination et de la bombe atomique, verse dans le matérialisme, cède aux mirages du modèle soviétique ou de l’american way of life. Ses imprécations vont retentir dans les derniers articles qu’il publie, et les conférences rassemblées dans La liberté pour quoi faire ? Il s’en prend alors à « la spéculation » qui mène le monde, en des termes prémonitoires : « Le spéculateur se fait une certaine idée de l’homme. Il ne voit en lui qu’un client à satisfaire, des mains à occuper, un ventre à remplir, un cerveau où imprimer certaines images favorables à la vente des produits. La spéculation disposait des machines, grâce aux machines elle disposait de la puissance. Elle a ainsi, en un temps fabuleusement court, par le seul miracle de la technique, y compris celle qui permet non pas seulement de contrôler l’opinion universelle, mais de la faire, créé une civilisation à l’image d’un homme prodigieusement diminué, amoindri, non plus fait à l’image de Dieu mais à celle du spéculateur — c’est-à-dire d’un homme réduit au double état, également misérable, de consommateur et de contribuable »18.

La conclusion qui s’impose est que dans un tel système, l’homme ne vaut plus rien, et que ceux qui s’y soumettent ne sont plus des hommes, mais des créatures qui ont abdiqué leur liberté et leur dignité, en lesquelles Bernanos ne peut plus voir des semblables. Dès lors, l’espérance est plus que jamais aux mains des pauvres, de ceux qui ne se résoudront pas à cet ordre, ou que cet ordre ne pourra absorber. C’est à eux que l’écrivain remet le salut du monde :

« Je dis que le monde sera sauvé par les Pauvres, et précisément par cette sorte de pauvres que je viens de décrire, ceux que la société moderne élimine à mesure sans les détruire, parce qu’ils ne sont pas plus capables de s’y adapter qu’elle n’est en mesure de se les assimiler, jusqu’à ce que leur ingénieuse patience ait, tôt ou tard, raison de sa férocité. […] Ils ne veulent par l’argent pour aujourd’hui, pour tout de suite, ils l’espèrent pour demain, pour après-demain, pour dimanche, et c’est leur espérance qu’ils aiment, qui leur rend si chère une vie dont la complication effroyable ne leur apparaît même pas — sa minutieuse, interminable angoisse.

L’espérance, voilà le mot que je voulais écrire. […] Le monde moderne n’a pas le temps d’espérer, ni d’aimer, ni de rêver. Ce sont les pauvres gens qui espèrent à sa place, exactement comme les saints aiment et expient pour nous. […] Croyez-vous que puisse être perdu à jamais le travail de ces diligentes, de ces silencieuses abeilles — le miel qui déborde de leurs ruches ? Oh ! Bien sûr, personne ne se pose la question parce que la terre est encore aux brutes polytechniques, mais le jour viendra — ce jour n’est-il pas venu déjà ? Ne sentez-vous pas sur votre front, sur vos mains, la première fraîcheur de l’aube ? — le jour viendra, où ceux qui courent aujourd’hui, hallucinés, derrière des maîtres impitoyables, les maîtres féroces qui prodiguent la vie humaine comme une matière de nul prix, bourrent de vie humaine leurs forges et leurs fourneaux, s’arrêteront épuisés, sur la route qui ne mène nulle part. Hé bien, alors — mais pourquoi le dire ? — la parole de Dieu sera peut-être accomplie, les doux possèderont la terre simplement parce qu’ils n’auront pas perdu l’habitude de l’espérance dans un monde de désespérés. »19

Notes de bas de page

  • 1 Georges Bernanos, Les Enfants humiliés dans Essais et écrits de combat, tome 1, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 896. Folio, p. 208.

  • 2 Ibid. p. 895. Folio, p. 205.

  • 3 Id., Les Grands Cimetières sous la lune, dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 1), p. 372.

  • 4 Id., Nous autres Français, dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 1), p. 699.

  • 5 Ibid., p. 700.

  • 6 Ibid., p. 724.

  • 7 Id., La Grande Peur des bien-pensants dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 1), p. 340.

  • 8 Ibid., p. 341.

  • 9 Id., Journal d’un curé de campagne dans Œuvres romanesques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 1075. Pocket p. 85.

  • 10 Ibid., p. 1095. Pocket p. 108.

  • 11 Id., Les Grands cimetières sous la lune … (cité supra n. 3), p. 496.

  • 12 Id., Les Enfants humiliés … (cité supra n. 1), p. 897. Folio, p. 209-210.

  • 13 Id., Lettre aux Anglais dans Essais et écrits de combat, tome 2, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 5.

  • 14 Ibid.

  • 15 Ibid.

  • 16 Id., « La culture française et les enfants brésiliens » dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 13), p. 931.

  • 17 Id., « Le salut du monde est aux mains des nations pauvres », dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 13), p. 835.

  • 18 Id., « La liberté pour quoi faire ? », dans Essais et écrits de combat… (cité supra n. 13), p. 1312.

  • 19 Id., Les Enfants humiliés… (cité supra n. 1), p. 899. Folio, p. 210-213.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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