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Esquisse d'un tournant phénoménologico-herméneutique de l'exégèse coranique

Sylvain Camilleri
En islam, le Coran est le centre vital de la religieuse. Toute réflexion théorique et attitude pratique qui se rencontrent se déterminent en fonction de l'interprétation du Coran. C'est dire combien l'exégèse du texte coranique est un enjeu majeur des débats contemporains sur la place de la religion islamique dans le monde moderne. Cette contribution voudrait s'inscrire dans un mouvement relativement récent de revitalisation des études islamo-coraniques initié par des penseurs tels Fazlur Rahman, Mohammed Arkoun ou Nasr Hamid Abu Zeid, en montrant les bénéfices que l'on peut tirer d'une application systématique de la méthode phénoménologique et de la méthode herméneutiques au texte sacré de l'islam.

Cette contribution a pour but d’indiquer en quelques pages des voies nouvelles qui s’offrent aujourd’hui au lecteur du Livre saint de l’islam1. Est-il possible pour celui-ci d’accéder à une vision renouvelée de l’islam ? Partir de l’exégèse s’impose ici pour des raisons obvies. L’islam est une religion du livre. Or, ce livre ne parle pas de lui-même, ce sont les hommes qui le font parler2. Il n’échappe en effet à personne que les lectures que l’on fait du Coran déterminent en grande partie l’idée que l’on se fait de la religion musulmane et de son avancée dans la modernité. Voici l’idée directrice de notre contribution.

I Une nouvelle posture exégétique

Les « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a baptisés Rachid Benzine3, développent depuis quelques décennies des lectures alternatives du Coran qui se distinguent passablement des productions de la science exégétique traditionnelle (tafsir) par l’utilisation consciente des outils mis à disposition par les sciences humaines et sociales modernes. Leurs recherches assurent qu’il est possible d’atteindre à une compréhension autre du texte coranique. L’altérité exégétique rendue accessible grâce à ces nouvelles lectures se pose non pas contre les lectures traditionnelles, mais à côté de celles-ci. Ces dernières ont certes leur place dans l’exégèse moderne, mais elles doivent être passées au crible d’une certaine déconstruction pour prouver en quoi elles sont, éventuellement, encore d’actualité. La compréhension autre de ces penseurs modernes possède une valeur qui ne dépend donc pas nécessairement de son lien avec la tradition. Ces nouvelles exégèses ne sont pas que la conséquence logique des différentes traditions d’interprétations, elles ne sont pas non plus seulement le produit de l’histoire ; elles s’insèrent dans un contexte donné et sont surtout une réponse à l’« appel continué » du texte lui-même.

Comme le regretté Paul Ricœur se plaisait à le rappeler, le texte nous parle sans cesse. Il n’est pas exagéré de dire qu’il y a un devoir d’écouter ce qu’il a à me dire. Il faut donc se laisser porter par lui. « Se laisser porter » ne signifie pas ici privilégier une lecture littérale mais, au contraire, faire droit à toutes les subtilités qui jalonnent le texte coranique et qui relèvent autant du contenu même de l’histoire ou des histoires racontées que de leurs différents modes d’énonciation et de narration. Cette tâche peut être qualifiée sans ambages d’herméneutique.

S’il demeure vrai partout et en tous temps qu’une partie du sens du Coran réside entre les lignes, et est susceptible pour cette raison de nous rester cachée à jamais4, une autre partie de son sens cherche volontairement à se livrer à notre compréhension. La mise en œuvre de cette herméneutique n’est possible qu’à la condition d’abandonner au seuil de son « travail » de lecture — car il s’agit véritablement d’un travail que personne ne saurait prendre à la légère étant donné ses enjeux — les préjugés les plus grossiers qui parfois forment comme un mur entre le texte coranique et son lecteur. Elle implique, en même temps qu’un travail de lecture, une réflexion sur ses propres précompréhensions du texte et donc, dans une certaine mesure, sur sa condition même de croyant. En d’autres termes, une clarification des existentiaux islamiques s’impose.

II Une triple phénoménologie

Retrouver la dynamique fondamentale qui existe entre le texte, le lecteur et le contexte lorsque les termes de cette triade sont pensés, thématisés, problématisés et contextualisés selon leur histoire et leur existence propres : tel est le but que se fixent les penseurs du renouveau de la pensée islamique. En effet, malgré sa cohérence interne et son fonctionnement spécifique, un texte isolé demeure incompréhensible et sa réappropriation impossible. Pour lui redonner vie, ce qui est la tâche même de l’herméneutique, il faut l’associer à d’autres réalités, c’est-à-dire l’insérer dans un ensemble de situations herméneutiques corrélées les unes aux autres. Henry Corbin écrit que « le phénomène du Livre Saint » est « règle de vie en ce monde et guide au-delà de ce monde »5. Corbin éclaire ainsi les termes présupposés d’une étude phénoménologique de l’islam : le soi, le monde et le texte. Il s’agit là de trois invariants qui se conditionnent mutuellement. Ainsi une étude phénoménologique de l’islam se subdivise-t-elle en trois branches, largement interdépendantes.

Il y a d’abord la phénoménologie du texte coranique. Est ici privilégiée la prise en compte de l’ensemble des phénomènes textuels, ceux qui vont de l’étude de la composition matérielle du mushaf, c’est-à-dire le recueil écrit des révélations, à l’analyse des discours prophétiques dans leurs contenus et dans leurs modes de narration. Interviennent dans cette optique des outils aussi divers que l’analyse rhétorique6, la linguistique et la sémiotique. Le texte est le point de départ, mais l’on ne peut pas ne pas le rapporter au contexte mondain, c’est-à-dire culturel, dans lequel il a vu le jour. De même, le Coran est un réservoir de personnages aux vécus riches et diversifiés. Il présuppose donc toujours un soi, proche ou lointain, qui l’interprète.

Il y a ensuite la phénoménologie du vécu islamique. À ce niveau, le soi du lecteur qui en est l’interprète passe au premier plan. On n’aborde jamais un texte avec une conscience vierge7. Rentre ici en ligne de compte l’étude du phénomène central de la foi, et l’on cherche à comprendre dans quelles mesures les précompréhensions qu’a le soi influencent les lectures croyantes (et non croyantes). Encore faut-il chercher à savoir dans quelles proportions le vécu est déterminé par le monde dans lequel il évolue.

Dans ce contexte intervient une phénoménologie diachronique du monde islamique. Ici prime l’analyse de la culture et des productions de la société dans lesquelles le soi qui interprète est enserré. La notion d’héritage culturel, c’est-à-dire de tradition, nous aide à préciser à la fois le sens du texte et celui du vécu interprétant. Bref il s’agit ici de remettre le texte dans son contexte. L’explicitation des circonstances de la révélation s’avère ici de tout premier ordre pour la compréhension du discours coranique. Elle aide le lecteur à trouver la manière dont les métaphores coraniques sont filées et permet ainsi d’adapter son expérience au discours sans en fausser le sens.

III Le phénomène séminal de l’historicité et ses implications

À travers le prisme des nouveaux penseurs de l’islam, on peut tracer le type de situation herméneutique qui détermine la triade que constituent l’exégèse textuelle, l’attitude croyante et le monde environnant8. C’est ici qu’intervient la notion de situation historique — en lien avec l’historial [das Geschichtliche] heideggerien. Ce n’est pas un hasard si les phénoménologies modernes de la religion les plus affinées tiennent les termes d’herméneutique et d’histoire pour synonyme9. Les textes religieux nous invitent à réfléchir sur l’histoire que nous sommes. Non pas que nous soyons purement et simplement les produits de l’histoire selon une logique toute hégélienne. Certes, nous le sommes bel et bien. Mais il faut encore préciser que nous sommes déjà à nous seuls une histoire, à chaque fois différente. Il y a donc dans toute tentative d’interprétation une part irréductible de subjectivité, une intériorité qui détermine notre lecture au moins autant que le contexte culturel dans lequel nous évoluons. En d’autres termes, chaque être religieux, et donc chaque lecteur potentiel, possède une historicité qui lui est propre.

Que les différents penseurs du renouveau islamique insistent de façon quasi unanime sur l’historicité du texte et sur celle du vécu, est hautement significatif. En effet, il existe un accord fondamental entre eux sur le fait qu’il ne saurait y avoir d’interprétation valable, c’est-à-dire fondée, sans reconnaissance de la dimension historique des phénomènes qui gravitent autour du texte coranique et en font partie. Il appartient donc à la nouvelle approche de la pensée islamique de prendre au sérieux la dimension historique des phénomènes religieux à l’œuvre dans l’islam. Pourquoi donc privilégier cette dimension ? On peut certes raisonnablement affirmer que les musulmans ont montré de manière récurrente une tendance à entretenir un rapport vicié à leur passé. Ce constat n’est pourtant qu’à moitié justifié.

Nul besoin de se plonger dans les arcanes de la pensée islamique pour s’apercevoir que les hommes et les femmes d’islam ont non seulement pensé, mais également vécu, éprouvé l’historicité de leur religion. Les penseurs modernes et moins modernes de l’Islam ne dressent pas tant « le portrait du passé qu’ils ne pointent vers le futur » ; ils ne « décrivent pas le passé mais ils localisent la foi dans certains événements »10. Ce travail topo-logique nous semble être de la plus haute importance. Chercher à localiser la foi dans l’histoire, ce n’est pas chercher à rendre compte de vérités objectives et intangibles, mais, plus fondamentalement, se mettre à la poursuite de soi-même et de sa propre expérience de croyant. Il s’agit là d’un mouvement fondamentalement réflexif qui consiste à radiographier l’historicité de la (sa) foi pour en retrouver le potentiel vivant et vital. La foi est source de vie. Il s’agit donc d’atteindre, par dessus ou à travers la sclérose d’une époque, le point où celle-ci affleure à l’existence croyante et la rend en pleine possession de ses moyens.

IV Une illustration : Nasr Hamid Abu Zeid

Nasr Hamid Abu Zeid11 est exemplaire de ce point de vue. On observe chez ce penseur égyptien un mouvement de retour vers le texte lui-même. Ce mouvement peut sans crainte être qualifié de phénoménologique. Il faut opérer un « retour aux choses mêmes », écrivait Husserl. Pour Abu Zeid, la chose par excellence, c’est le texte coranique. Curieusement, l’herméneutique que déploie notre penseur suit le chemin inverse de celui qu’a emprunté l’herméneutique occidentale. Alors que, dans cette dernière, à partir de Dilthey et ensuite plus ouvertement avec Heidegger, les centres vitaux du comprendre se sont progressivement déplacés du texte (c’est encore, en gros, le parti de Schleiermacher) vers le vécu, Abu Zeid semble vouloir rapporter l’expérience islamique à ce qui lui donne naissance et à sa condition de possibilité, c’est-à-dire le texte coranique.

Mais le vécu n’est pas sous-estimé pour autant. L’analyse textuelle doit permettre en effet un retour sur l’expérience, et c’est précisément ce mouvement d’aller-retour de l’un à l’autre qui assure sa probité à la démarche et garantit son éventuelle réussite. En cela, toutes les herméneutiques, religieuses et philosophiques, se rejoignent. À ce titre, il n’est pas anodin que, avec Gadamer et Ricœur, le texte soit de nouveau mis à l’honneur. Comme nous l’avons noté plus haut, le Livre, en tant que phénomène religieux par excellence, demeure un élément incontournable.

L’une des grandes contributions12 d’Abu Zeid à l’avancée de l’herméneutique coranique réside dans son effort pour mettre en lumière l’historicité du texte. Au terme d’un exposé savant — qui sert simultanément de mise au point — sur le statut théologique du texte dans la tradition, le penseur égyptien en vient à écrire : « Si la Parole divine est un acte […], elle doit être un phénomène historique, étant donné que tous les actes divins s’inscrivent dans le monde créé, autrement dit dans l’histoire. Le Coran, en tant que manifestation de cette parole, est donc un phénomène historique »13. Ici encore, historique et herméneutique ne font qu’un. En témoigne la façon dont Abu Zeid définit l’historicité comme « survenance dans le temps »14, c’est-à-dire comme événement.

Et cet événement est principiellement fondateur et donateur de sens, lequel sens n’est compréhensible qu’en regard d’une multiplicité de sens et de connexions de sens que le lecteur désireux de comprendre devra nécessairement affronter, penser et problématiser pour passer de l’en-soi du sens au pour-soi du sens. Le texte me parle, donc il m’individualise. Et je ne puis répondre à l’appel à la compréhension qu’il lance dans ma direction qu’en me montrant à la hauteur de ses exigences. Abu Zeid est un penseur largement digne de cet appel en ce qu’il place à la base du processus de compréhension la nécessité d’une interprétation explicitante de la Parole. Car, « comme tout texte, le discours du Coran n’est pas explicite en soi : il demande à être reçu, décodé, interprété. Sans l’acte d’interprétation, le Coran serait un texte sans signification »15.

Autrement dit, sans herméneutique, le texte coranique garde son sens pour lui. Il refuse de le livrer au lecteur qui ne fait pas l’effort de s’avancer vers lui et de le considérer comme épreuve. C’est la raison pour laquelle Abu Zeid privilégie, par opposition au tafsîr (le commentaire, terme assimilé à l’exégèse traditionnelle) l’usage du ta’wîl qui, pour Henry Corbin comme pour Abu Zeid, correspond très exactement à ce que nous nommons l’herméneutique. En d’autres termes, il y va de la reconduction d’une chose à sa source, d’une parole à sa signification16.

Mais l’étonnant en tout cela est que nous retrouvons à l’issue de cette glose sur l’interprétation du texte coranique, le vécu historique : « Avec le ta’wil, écrit Rachid Benzine, le rôle du lecteur dans la compréhension et la découverte du sens est bien plus déterminant que dans le tafsîr »17. L’herméneutique du texte coranique ne vaut que parce qu’elle m’appelle à l’action. L’acte d’interprétation est un acte d’implication. Et cet acte unifié s’accomplit toujours dans l’histoire. Soit, dans le cas du discours coranique, comme liminaire de celle-ci, c’est-à-dire comme l’événement absolument premier qui ouvre l’histoire18. Soit, dans le cas de l’effort humain d’interprétation, comme survenance d’événements créateurs de sens19. On constate finalement que la question de savoir comment conjuguer le texte coranique et l’expérience croyante à la même personne se résout dans l’attention portée à leur dénominateur commun : l’historicité.

V Polyphonie et symphonie des attitudes critiques

Avant de clôturer cette étude, on peut encore dire un mot à propos de la posture intellectuelle d’autres acteurs de la nouvelle pensée islamique. Heureusement, celle-ci n’est ni figée ni uniforme. Il y a chez ces acteurs une pluralité qui provient de leurs différentes traditions ethnico-religieuses et de leurs diverses formations universitaires. D’un point de vue général, on peut dire que tous se rejoignent dans une même volonté de faire entièrement droit à l’approche critique et scientifique du fait islamique, tout en gardant une foi religieuse intense et profonde20. Selon eux, le seul point de vue viable et prometteur pour une revivification de la pensée islamique est celui que l’on pourrait qualifier d’« interne ». Cependant, ce leitmotiv reçoit chez les uns et les autres un sens qui peut varier.

Pour le penseur pakistanais Fazlur Rahman, mort en 1988, mais qui demeure une source d’inspiration pour de nombreux penseurs du renouveau, « la méthode de l’herméneutique coranique […] se préoccupe d’une compréhension de son message qui puisse permettre à ceux qui ont la foi en lui et qui veulent vivre de sa guidance (à la fois dans leur vie individuelle et collective) de le faire de façon cohérente utile ». Et il précise : « Dans cet effort purement cognitif, les musulmans et, dans une certaine mesure, les non-musulmans peuvent partager, à condition que ces derniers possèdent la sympathie et la sincérité nécessaires ». Et on peut lire encore un peu plus loin : « le point important est que la cognition pure et la foi qui soulève les passions ne peuvent être vécues séparément »21. La posture de Rahman est profondément religieuse, avant d’être intellectuelle. En d’autres termes, son herméneutique critique est motivée dans une existentialité religieuse qui enjoint de dépasser les formes traditionnelles de la lecture coranique et de la pensée islamique. Il y a là une différence fondamentale avec la posture radicale revendiquée par l’historien algérien de la pensée islamique Mohamed Arkoun.

Ce dernier juge, peut-être un peu trop sévèrement, que Rahman, ainsi que d’autres nouveaux penseurs de l’islam tel que l’iranien Abdul Karim Soroush, le tunisien Abdelmajid Charfi ou le sud-africain Farid Esack, sont encore trop timorés dans leurs approches de ce qu’il appelle « le statut cognitif et les fonctions de la Révélation d’après l’exemple du Coran »22. Selon Arkoun, tous ces herméneutes, bien qu’ils aient esquissé des gestes intellectuels prometteurs, ne sont pas encore assez radicaux en ceci qu’ils n’osent pas inclure dans leurs entreprises de déconstruction « le noyau dogmatique de la foi comme le statut cognitif de la Révélation, la structure mythohistorique du discours de la foi, le discours prophétique dans les limites de l’analyse linguistique, sémiologique, historique et anthropologique, la portée fondatrice des triangles anthropologiques comme violence, sacré, vérité ; langue, histoire, pensée ; Révélation, histoire, Vérité ; Religion, Société, Politique, etc. »23.

Il est facile de voir à travers ces citations comment Arkoun se positionne aux antipodes de Rahman et fait passer le travail de la raison avant celui de la foi. Cette option ne doit pas être comprise comme une déclaration d’incroyance, mais plutôt comme une tentative de « rupture épistémique et épistémologique » avec l’ensemble des cadres de la pensée traditionnelle, une rupture à la « portée intellectuelle subversive pour tout exercice futur de la pensée islamique quand elle consentira enfin à penser ses impensés et ses impensables accumulés depuis des siècles »24.

Arkoun ne parle jamais d’« intellectuel musulman », car l’intellectuel critique ne peut selon lui « accepter aucun qualificatif qui le lierait d’emblée à une appartenance doctrinale, politique ou même nationale », mais doit « soumettre aux impératifs de la raison critique tout ce qu’il a pu recevoir et le rendre solidaire de ses origines »25. Pour Arkoun, seul l’humanisme « sans frontières religieuses, politiques ou sociales »26 peut encore nous sauver, et cet humanisme passe par une epochè sans concession. Il ne suffit pas de « réformer à l’intérieur de la clôture dogmatique » ; il faut aussi « en sortir, au sens où Marcel Gauchet et bien d’autres penseurs comme Gianni Vattimo parlent de “sortie de la religion” ou de “christianisme non religieux” »27.

On s’étonnera à bon droit d’entendre parler de la possibilité d’un islam non religieux, ou d’une sortie de l’islam, dans le cadre de cette étude qui cherche précisément à montrer comment l’on peut relire différemment le livre fondateur de cette religion et repenser à nouveau frais le message qu’il nous livre. Arkoun est un fils de la déconstruction et on peut légitimement penser qu’il pousse ses analyses trop loin sur certains points, dans la mesure où l’on voit parfois mal comment continuer à croire, et donc à espérer, à partir des ruines qui demeurent après son passage.

De la même façon, la question de savoir si l’avenir de l’islam est à l’humanisme est une question à laquelle on ne pourra certainement pas répondre avant quelques décennies, une fois que l’on aura véritablement éprouvé les principes de la critique arkounienne28. Mais en attendant, les tâches qu’Arkoun assigne à l’intellectuel en contextes islamiques valent la peine d’être méditées. Le projet qui consiste à multiplier « les interrogations sur les conditions d’articulation, de transmission, d’altération, de métamorphose, d’expansion, d’extinction du sens, des effets de sens, de ce qui fait sens pour les uns, non sens ou pas de sens pour les autres »29 doit présider à toute conception future de l’exégèse coranique. Or il est important de noter que ce projet, pour radical qu’il soit, continue de ménager une place à ce que Arkoun appelle « l’intériorité du sujet »30.

Un dernier passage de l’œuvre d’Arkoun mérite citation, car il expose avec une profondeur et un équilibre inouï les enjeux de la transgression, du déplacement et du dépassement qui se sont levés au XXe siècle et qui attendent de nouveaux développements : « La lecture [du Coran] que nous proposons ne coupe pas l’homme de la transcendance ; elle oblige seulement à suivre celle-ci dans la réalité historique où elle s’est incarnée de diverses façons. Ainsi, un texte comme le Coran, rétabli comme la Bible et le Nouveau Testament dans toutes ses significations phénoménologiques et historiques, confirme l’urgence et la possibilité de relire le passé humain avec d’autres yeux […] Aujourd’hui, nous disons qu’il est nécessaire de libérer le noyau mythique originel, l’Intention libératrice des Écritures de toutes les doctrines, pratiques et croyance confondues sous le nom de religion »31.

Disons enfin que la question fondamentale n’est pas de savoir qui de Rahman ou d’Arkoun adopte la posture intellectuelle la plus adéquate en vue d’une interprétation renouvelée du texte coranique, mais plutôt de comprendre que les voix de Rahman, d’Arkoun, d’Abu Zeid, se répondent dans une dialectique aussi profonde que féconde, une « réciprocité des consciences » qu’accompagne une « réciprocité des perspectives » dessinant un mouvement dans lequel l’exigence critique se montre véritablement digne de l’Appel et ouverte à lui de la meilleure des façons32.

VI Remarques conclusives

L’approche phénoménologico-herméneutique du Coran vise en somme à dégager un certain « surplus de sens », et c’est précisément ce gain de signification que consacre le fait de se pencher toujours à nouveau frais sur les textes religieux. L’analyse n’est jamais gratuite. Elle demeure toujours guidée par une visée que l’on pourrait qualifier de « pratique ». Le but est donc de montrer comment l’on passe du texte à l’action. D’où l’importance de préciser les différentes étapes, règles et principes qui président à ce passage. L’essentiel est ailleurs que dans les querelles traditionnelles. Il consiste dans l’attention à porter à la « métaphore vive » du texte coranique, laquelle ne prend sens que dans un vécu herméneutique ou interprétant, où elle nous révèle autant de choses sur l’Écriture que sur nous-mêmes. Cette approche du texte coranique contribue à sa manière à l’avancée de la tâche que Mohamed Arkoun fixe à la nouvelle pensée islamique : permettre « par les outils de pensée et le regard qu’elle se donne, de transformer en avènements tous les événements porteurs d’évidentes richesses révélatoires sur les espérances de la personne humaine et des sociétés où se déploient les existences individuelles et collectives »33. Il reste à espérer qu’avec l’aide de penseurs tels que Nasr Hamid Abu Zeid et Mohamed Arkoun, cette tâche rencontre enfin l’écho qu’elle mérite, parmi les musulmans comme chez tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sentent concernés par l’esprit de l’islam et son destin.

Notes de bas de page

  • 1 L’auteur de cette brève étude doit préciser à titre informatif que, bien que rien dans son nom ne le laisse deviner, il est de confession musulmane. C’est la raison pour laquelle l’écriture laisse transparaître à certains endroits une forme d’implication. De cette confession musulmane, il ne tire aucune légitimité particulière — d’autant plus qu’il n’est pas spécialiste en études islamiques —, mais de la perspective qui est la sienne — en l’occurrence celle d’un croyant musulman versé dans les études philosophiques, il voit bien l’immense travail à accomplir et propose modestement d’y réfléchir non pas à l’intérieur de la seule communauté islamique [oumma], mais avec tout ceux et toutes celles que l’émergence d’une nouvelle pensée islamique intéresse. Cela explique pourquoi il a proposé cette étude à la NRT, qu’il remercie d’avoir accepté de publier.

  • 2 Nous glosons ici la fameuse phrase de Ali ben Abu Talib, le gendre du prophète Muhammad, qui déclare que le Mushaf, recueil écrit des révélations, ne parle pas de lui-même, mais que ce sont les hommes qui le font parler.

  • 3 Benzine R., Les nouveaux penseurs de l’Islam, Paris, Albin Michel, 2004.

  • 4 Ainsi la référence à un Coran céleste et matriciel — [umm al-Kitab] — dont le monde n’aurait reçu que des morceaux choisis.

  • 5 Corbin H., Histoire de la philosophie islamique (1964), Paris, Gallimard, 1986, p. 21.

  • 6 Voir la recension de la sourate Le Festin, dans la collection Rhétorique sémitique (cf. NRT 129 [2007] 642).

  • 7 Cf. ibid. p. 21-22 : « La tâche première et dernière est de comprendre le sens vrai de ce Livre. Mais le mode de comprendre est conditionné par le mode d’être de celui qui comprend ; réciproquement, tout le comportement intérieur du croyant dérive de son mode de comprendre ».

  • 8 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon étude « Les grandes lignes d’une contribution de la phénoménologie à la réforme en islam », dans Études Théologiques et Religieuses 81 (2006/3) 353-368.

  • 9 Je fais référence ici à la phénoménologie de la religion du jeune Martin Heidegger, qui se concentre sur la mystique médiévale, les épîtres pauliniennes et le corpus de Saint Augustin. Cf. Phänomenologie des religiösen Lebens, GA 60, Frankfurt/M., Vittorio Klostermann, 1995.

  • 10 Cf. Rahman F., Islam (1966), 2nd Edition, new foreword by J.E. Woods, Chicago and London, Univ. of Chicago Press, 2002, p. 236.

  • 11 Pour une esquisse biographique et un récit de la triste histoire qui l’a rendu célèbre, cf. Benzine R., Les nouveaux penseurs … (cité supra n. 3), p. 181-188.

  • 12 Ses contributions sont nombreuses et ne se limitent évidemment pas à celle que nous mentionnons. Encore que celle-ci ait rapport avec toutes les autres.

  • 13 Abu Zeid N.H., Critique du discours religieux, tr. M. Chairet, Arles, Actes Sud/Sindbad, 1999, p. 43-44. L’extrait que nous citons est emprunté au chapitre II intitulé « L’historicité : un concept mal compris ». L’auteur souligne dans son avant-propos que ce texte constitue à l’origine le troisième chapitre d’un ouvrage paru en 1994 sous le titre La pensée au temps de l’excommunication [at-Tafkîr fî zaman at-Takfîr].

  • 14 Ibid. p. 40.

  • 15 Benzine R., Les nouveaux penseurs … (cité supra n. 3), p. 206, à propos de Nasr Hamid Abu Zeid.

  • 16 Cf. Corbin H., L’Imâm caché, Paris, L’Herne, 2003, p. 184.

  • 17 Benzine R., Les nouveaux penseurs … (cité supra n. 3), p. 206.

  • 18 Cf. Abu Zeid N.H., Critique du discours religieux (cité supra n. 13), p. 40.

  • 19 Cf. ibid.

  • 20 C’est ce qu’explique très clairement Rachid Benzine dans l’introduction de son livre. Cf. Benzine R., Les nouveaux penseurs … (cité supra n. 3), p. 11-23. Fazlur Rahman, penseur pakistanais et l’un des plus vieux nouveaux penseurs, symbolise cette attitude. Cf. Filali-Ansary A., Réformer l’Islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La découverte, 2003, p. 188.

  • 21 Cf. Rahman R., Islam and Modernity (1984), cité par R. Benzine, Les nouveaux penseurs … (cité supra n. 3), p. 132. Sur Rahman, on consultera l’excellente étude d’Abdullah Saeed, « Fazlur Rahman : A Frame Work for Interpreting the Ethico-Legal Content of the Qur’an », dans Modern Muslim Intellectuals and the Qur’an, éd. S. Taji-Farouki, London, Oxford Univ. Press, 2004, p. 37-66.

  • 22 Arkoun M., Humanisme et Islam, Paris, Vrin, 2005, p. 152. La liste que nous dressons n’est pas exhaustive : la remarque d’Arkoun comprend également Amin Al-Khûli et Muhammad Khalafallah (de l’ancienne génération), Nasr Hamid Abu Zeid, Ridhwan Al-Sayyid, Mohammed Talbi, Hichem Djaït, Mohamed Abed Al-Jabri, Abdallah Laraoui.

  • 23 Ibid.

  • 24 Ibid. p. 146.

  • 25 Ibid. p. 137.

  • 26 Ibid. p. 139.

  • 27 Ibid. p. 153.

  • 28 La systématique d’Arkoun, son « islamologie appliquée », est avant tout programmatique. Elle est en attente de multiples applications pratiques qui seules permettront de dire si elle est adéquate à ce dont musulmans et nonmusulmans ont réellement besoin pour dialoguer et, comme nous disons dans le texte, continuer à espérer.

  • 29 Arkoun M., Humanisme et Islam (cité supra n. 22), p. 138.

  • 30 Ibid. p. 139.

  • 31 Arkoun M., « Comment lire le Coran ? », Préface à la traduction du Coran par Kasimirski, Paris, GF Flammarion, 1970, p. 32 et 35. Arkoun se fait alors très proche d’un théologien tel que Karl Barth qui, de son premier Römerbrief à sa Kirchliche Dogmatik, critique la notion de « religion » qui masque selon lui l’essence véritable de la foi, et prône un retour aux Écritures seules. Cf. ibid. p. 34, où Arkoun cite Barth.

  • 32 Cf. ibid. p. 33-35.

  • 33 Arkoun M., Humanisme et Islam (cité supra n. 22), p. 11.

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