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Pour manifester la grandeur de l'être humain, l'auteur n'est pas parti d'une affirmation puisée dans la Révélation ou dans la métaphysique; il s'est mis à l'écoute des travaux conduits actuellement dans les sciences de la nature. Il en a relevé les exigences de méthode et les philosophies impliquées. Il a ainsi tracé une route qui permet de privilégier l'unité de l'être humain et la transcendance impliquée dans l'acte de vivre. Il a pu de la sorte dégager une nouvelle vision de l'humain où la précarité inscrite dans le chemin de l'émergence hors du monde animal est comprise comme ouverture vers la réflexion, la responsabilité et le souci d'autrui.

La question traitée dans cette étude s’enracine dans un débat actuel sur les fondements de l’anthropologie. Il entend faire face à une difficulté réelle : reconnaître la grandeur de l’humanité en opposition avec les propos venus des sciences de la vie qui ont détrôné l’humanité de sa place de « maître » de la nature, selon un propos de Descartes souvent cité comme la racine des maux actuels1. Nous traiterons donc dans la première partie de ce qui relève des connaissances scientifiques, puis dans une deuxième des perspectives plus générales sur la vie et enfin, de manière plus précise, de ce qui concerne la spécificité humaine, sa grandeur irréductible.

I Place de l’humanité

La théorie de l’évolution permet de tracer un grand arbre représentant l’ensemble des vivants. Elle montre le développement des vivants par diversification et complexification depuis un être unicellulaire jusqu’aux plus complexes. L’image de l’arbre explicite le fruit de la théorie : dire l’unité et la diversité des vivants. Un des principes fondateurs de la théorie est le principe de continuité, puisque tout vivant a des ancêtres et qu’il n’y a pas de génération spontanée. Dans la logique de cette vision d’ensemble, l’humanité pensée comme espèce est placée dans un embranchement où se trouvent les ancêtres ou des cousins proches ou lointains. C’est dans ce contexte que se pose la question de la caractérisation de l’humanité. Comme il n’est pas possible d’écarter le principe de continuité, il faut définir l’être humain par différenciation. L’anthropologie attentive à la condition humaine doit donc établir le « propre de l’homme » en considérant ce qu’il est convenu d’appeler « différence anthropologique »2, nomination dont les implications ne s’accordent pas facilement avec la tradition humaniste et chrétienne marquée par l’affirmation que la création de l’homme consiste en la communication d’une âme immortelle.

1 Où situer l’espèce humaine ?

L’examen de l’embranchement où se situe l’homme moderne ou homo sapiens montre la difficulté de la réponse à la question de savoir où est l’espèce humaine dans l’arbre des vivants. La difficulté est apparue chez Linné qui, en 1758, a réuni l’homme, les singes et les chiroptères dans un seul ordre, celui des primates. Il a été contredit par son collègue Blumenbach qui faisait de l’homme un ordre à part, les bimanes, distingués des quadrumanes (singes et prosimiens) — division adoptée par Cuvier et reprise par Darwin. Au xx e siècle, en 1961, le paléontologue Simpson isole l’homme dans une famille dite hominidae par opposition aux pongidae, famille qui regroupe les grands singes (chimpanzés, gorilles, orangs-outans), qui est considérée comme un grade évolutif dépassé par l’humanité. Par contre l’analyse à partir de données moléculaires montre que les grands singes africains sont plus étroitement apparentés à l’humanité, surtout le chimpanzé — homo et pan partagent le même ancêtre commun. Le groupe hominidae inclut l’homme et le chimpanzé et le gorille, tandis que le groupe pongidae ne compte plus que l’orang-outan. L’homme est donc moins isolé sur sa branche évolutive. La classification est donc relative au critère choisi pour comparer les populations3. On le constate dans l’ouvrage classique Classification phylogénétique du vivant où la situation est rendue encore plus confuse avec la francisation des termes latins4.

Que conclure de ces imprécisions, sinon que la classification scientifique se fait selon des critères ? En effet, si ceux-ci sont observables et mesurables, ils ne se déterminent pas de manière absolue. Pourquoi ? La raison vient, me semble-t-il du fait que, lorsqu’une étude scientifique fixe un critère pour parler de l’homme, elle présuppose une définition en fonction de laquelle un critère est choisi — souvent de manière implicite parce qu’il ne peut être séparé d’autres éléments — qui n’entre pas dans l’étude limitée au champ dans lequel il apparaît. Quel critère pour l’homme ? Dès la naissance de la méthode scientifique en Grèce, on a parlé de bipédie ; ce trait physique concerne tout l’organisme puisqu’il est lié à des faits qui sont développés aujourd’hui : boîte crânienne reposant verticalement sur la colonne vertébrale, importance de volume cérébral, organe buccal non plus préhensible mais phonatoire, main préhensible avec un pouce opposable… ?5 Tous ces éléments sont corrélés, si bien que leur mise en ordre est déjà une option qui ne se limite pas à un simple relevé fonctionnel ; il faut une vision plus générale qui est au sens strict une philosophie — qu’elle soit implicite et préalable ne dispense pas de la reconnaître pour ce qu’elle est6.

Pour cette raison, le propos scientifique ne peut éluder l’interrogation philosophique et il n’y a aucune honte à se situer en philosophe, d’entrée de jeu, pour relever les différentes philosophies en place. Le travail de critique s’impose. Il porte sur le mouvement qui habite la pratique d’une biologie qui se prétend seule capable de comprendre. Cette exigence est exprimée par le terme de « naturalisation ».

2 Le mouvement de naturalisation

La question anthropologique repose donc sur une philosophie qui entend ériger la méthode scientifique en seule norme d’accès à la réalité. Cette philosophie habite la plupart des membres de la communauté scientifique, tant pour la théorie de l’évolution que pour l’étude des populations animales. La philosophie de l’évolution insiste sur la continuité biologique inscrite dans les données de la génétique. L’éthologie applique aux sociétés animales et à leur comportement des modèles tirés des sciences humaines. On assiste à un double mouvement. D’une part, l’évolution « animalise l’homme » et d’autre part l’éthologie « humanise les animaux ». Ainsi les éthologues parlent en termes nés de l’activité humaine. Quand un animal (singe ou oiseau) utilise un bâton, on parle d’outil ; quand ils communiquent entre eux, on parle de langage ; quand on note un processus d’apprentissage, on parle d’éducation… Le monde animal est donc qualifié par des termes habituellement réservés à l’activité humaine7. Que signifie ce jeu d’analogie ?

Dans les deux cas, il y a un processus conceptuel ou méthodologique dit par le terme de « naturalisation » — anglicisme qui repose sur une philosophie de type scientiste : le langage scientifique est le seul qui ait statut dans la démarche de la raison, aussi les propos philosophiques humanistes sont-ils tenus à distance.

3 Le défi anthropologique

Un ouvrage permet de mesurer la force de cette démarche, celui de Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine 8. Écrit par un professeur de l’EHESS, il développe systématiquement la négation de l’humanisme classique. Il entend révoquer toute anthropologie fondée sur l’immatériel. Ce rejet porte sur trois domaines. D’abord la philosophie, celle de Descartes et celles de Kant et de Husserl qui sont des philosophies de l’esprit, a priori disqualifiées à raison de leur « dualisme », mais aussi les philosophies de l’existence ou herméneutique. Ensuite, les sciences sociales qui opposent nature et culture. Un des auteurs visités est Lévi-Strauss qui a opposé culture et nature, contre Darwin, en privilégiant la notion d’alliance au principe de son œuvre9. Enfin, les sciences psychologiques qui voient l’irréductibilité du psychique par rapport au biologique.

L’ouvrage entend être un traité qui assume les résultats de la science. Il procède à une mise en perspective où l’humanité n’est qu’un élément dans une histoire continue où les seuils ne sont que des paliers ; ceux-ci ne marquent pas de différence ontologique entre les êtres. Il donne cette définition de l’homme :

L’homme n’est pas une nature ou une essence, mais la cristallisation généalogique provisoire et instable d’une forme de vie en évolution, à savoir l’humanité en tant qu’espèce biologique, alors on ne saurait plus partir d’une définition abstraite de la nature de l’homme10.

Ce livre austère manifeste sa limite dans la mesure où il se prend à son propre piège. Il refuse toute définition de l’humanité qui ne soit pas le fruit de l’étude scientifique et donc écarte la tradition philosophique et humaniste, sans se rendre compte que toute l’argumentation repose sur une démarche elle aussi préalable à l’examen scientifique, à savoir l’exclusivité de la conceptualisation scientifique. La critique de l’attitude « idéaliste » est cependant à prendre en compte, car un propos sur l’être humain, sur la nature et sur la culture humaines, demande à s’enraciner dans les observations et les études scientifiques qui sont aujourd’hui bien plus nombreuses que jadis. Il faut alors définir la différence anthropologique en lien avec ces connaissances et donc instaurer une « dialectique » entre philosophie et études scientifiques.

II Philosophies de la vie

La détermination de la frontière entre l’humain et le non humain n’est pas facile à trancher par simple observation. La distinction ne saurait être absolue, en raison de la continuité et des analogies entre humanité et populations animales. La différence apparaît sur une continuité fondamentale : ce sont des êtres vivants. Or la notion de vie n’est pas réduite à ce que décrivent les traités de biologie. Il y a dans la notion de vie des implications qu’il faut reconnaître comme telles. Ces implications ont une incidence sur la détermination de la différence anthropologique. La perspective de naturalisation entend donner une vision purement biochimique du vivant. Mais ce n’est là qu’une option philosophique parmi d’autres. Il y a, dans le cadre du savoir scientifique actuel, des démarches qui reconnaissent la nécessité de recourir à des concepts qui s’écartent de ce nivellement de tout sur le seul plan physico-chimique. Nous relevons trois auteurs qui ont le mérite d’avoir pris en compte les travaux scientifiques pour introduire les concepts de finalité, d’acte et d’unité.

1 La finalité

La notion de finalité est associée à la compréhension du vivant. Ainsi Kant caractérise le vivant par la finalité qui l’habite — en opposition avec la matière inerte. Cette reprise de la notion de finalité se trouve chez Teilhard de Chardin. Celui-ci est soucieux de placer l’être humain dans l’arbre des vivants. Son propos scientifique s’inscrit dans une tradition qui ne récuse pas le recours à la finalité. Dans cette tradition, qui remonte à Lamarck, on utilise le terme scientifique d’orthogenèse. Ce mot grec dit que l’évolution va de l’avant, « tout droit », selon une exigence de perfectionnement des vivants. Cette idée n’est pas étrangère à la plupart des travaux scientifiques ; elle est présente chez Dobzhansky un des fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution au xx e siècle. Teilhard l’explicite dans un sens dynamique. Pour lui, l’arbre des vivants est en croissance selon la loi de « complexité conscience ». Plus il y a de complexité, plus il y a de conscience. Les deux termes corrélés concernent tous les vivants. Aussi depuis les tout premiers commencements jusqu’à l’humanité, on peut retracer une lignée tendue vers une réalisation optimale qui est obtenue quand est franchi « le pas de la réflexion ». Ce point est partagé par bien des auteurs classiques. Face à la domination de la vision réductionniste, il revient souvent de manière détournée. De manière exemplaire chez Jacques Monod qui, après avoir récusé toute finalité, introduit le terme de « téléonomie » — qui renvoie par son étymologie à une finalité, réduite mais réelle, pour dire la constitution et le développement du vivant11. Teilhard le fait ouvertement et plus largement que d’autres12.

La vision de Teilhard est cependant ancienne. En effet, sa documentation est limitée par rapport à ce que l’on sait aujourd’hui : les paléontologues disposent d’une quantité beaucoup plus grande d’informations. Or cette documentation conduit à une situation paradoxale en ce sens qu’il y a trop d’informations pour pouvoir tracer une ligne unique, mais qu’il n’y en a pas assez pour faire des liens entre les diverses formes de populations de forme humaine. On ne fait plus comme il y a quelques années ; on n’ose plus retracer le lignage des diverses populations référencées sous la rubrique latine homo. On ne prend pas parti, ni sur le commencement, ni sur l’extinction. La détermination du contenu de la famille homo reste ainsi ouverte13. Il se confirme que cette réserve dépend d’une philosophie.

Cette situation ne saurait cependant invalider le recours à la notion de finalité qui s’exprime dans la notion même de vie, puisque le vivant est un être qui est tendu vers la réalisation optimale de ses facultés. Il le fait dans une histoire qui assume les éléments du passé et peut les utiliser d’une manière imprévisible au moment de leur apparition14.

2 Primat de l’acte : l’hominisation

Dans cette situation, une analyse déjà ancienne me semble bienvenue, celle d’Edgar Morin. Celui-ci reprend à son compte le terme d’hominisation — créé par Teilhard.

E. Morin considère les éléments de l’analyse de l’évolution des diverses populations humaines ; il voit les différents facteurs étudiés par les paléontologues, les biologistes, les généticiens, les sociobiologistes15. Il considère que les éléments retenus doivent être unifiés. Il y a des corrélations entre la croissance du cerveau et la station debout, entre l’usage d’outils et la structuration des lobes du cerveau, entre la maîtrise du feu et le développement de la parole… Tout est en interaction de manière réciproque. Cela se fait dans l’acte posé par l’homme.

Ceci a pour mérite de ne pas chercher une définition abstraite de l’humanité, mais de privilégier ce qui est de l’ordre du processus, dans des actes constitutifs de l’humain. C’est donc une philosophie de l’action qui prévaut.

3 L’unité de l’homme

Une troisième approche s’enracine dans une philosophie de la nature, impliquant une métaphysique. Elle apparaît en philosophie dans l’ouvrage de Jacques Ricard16 Le Tout est plus que la somme de ses parties. Cet ouvrage considère la théorie des systèmes complexes. Il montre qu’il est indispensable de privilégier l’unité, la connaissance des éléments ne suffit pas à comprendre le fonctionnement du système ; il faut considérer son unité, la manière dont il réalise l’unité et son dynamisme. Le vivant réalise de manière éminente cette unité. On reconnaît la tradition aristotélicienne. Ceci est développé par Frank Tinland qui privilégie l’unité du vivant pour sa compréhension. Il applique ceci à l’humanité. Il considère l’unité comme principe actif. Dans L’homme aléatoire, il écrit : « Dire d’un homme qu’il est un être, c’est dire qu’il est un. L’expérience et plus encore la science nous enseignent à l’évidence qu’il est multiple : il est au moins constitué d’organes, de cellules, de molécules, d’atomes qui excluent la fondation de l’unité dans la simplicité de ce qui le constitue. Il enveloppe une très grande diversité d’éléments, mais il n’en est pas moins un individu, c’est-à-dire une unité indivisible. (…) La séparation de ces éléments ne le divise pas, mais elle l’anéantit dans son être propre »17.

Cette unité vient d’un principe qui résiste au changement et fonde l’autonomie. L’identité ne vient pas des composants, mais de la structuration de ces éléments, une « multiplicité intégrée dans une même forme » (p. 172). C’est cette forme qui permet l’organisation, la stabilisation, le devenir et la régulation des échanges qui font la vie (besoins, possibilités, contraintes, limites, dynamisme, ouverture, relation…)18.

Dans cette perspective, l’être humain paraît dans une certaine transcendance par rapport au flux des échanges qui constituent la vie. La philosophie de la tradition aristotélicienne parle à ce propos de psychè, en latin anima, en français « âme » — mot si dévalué dans la sentimentalité qu’il est difficile de l’utiliser19.

III Le propre de l’homme

À l’encontre du mouvement qui fait de l’humanité une espèce qui ne diffère des autres que par degré dans une même identité20, les trois éléments relevés dans la philosophie de la vie permettent de montrer qu’il y a davantage, une différence radicale. En effet, prendre comme éléments de toute vie, la finalité, l’unité et le primat de l’acte permet de dire la grandeur toute spéciale de l’humanité. Une conception riche de la vie permet de montrer que la différence est de l’ordre de la transcendance. Pour la faire paraître, nous prendrons comme point de départ un fait d’observation — s’il reste au plan « fonctionnel », il ouvre sur une reconnaissance de la singularité.

1 La juvénilisation

On appelle « juvénilisation » ou « néoténie », une observation de la condition humaine au moment de la naissance. Le nouveau-né humain est dans une très grande vulnérabilité. Il ne peut en aucun cas survivre seul ; il est dans une dépendance radicale pour accomplir les tâches de la vie. Il est dépourvu des capacités d’action qui sont celles des autres vivants. Le mot employé pour dire cette fragilité vient de l’observation de la forme de son cerveau : il est et reste celui qui a été celui du fœtus de chimpanzé. Comme si le développement du cerveau avait été arrêté dans la période fœtale ou, plus exactement, comme si la naissance avait eu lieu avant que le cerveau ne soit entièrement formé et donc adapté à la survie. Il apparaît que l’inadaptation du petit d’homme est le corrélat d’une certaine plasticité. On joue sur les mots : le petit d’homme est « bon à rien et prêt à tout » ou plus exactement « prêt à rien et bon à tout »21, à condition qu’il apprenne et donc entre dans un processus d’éducation. Ce qui est un désavantage s’avère être une chance. Ainsi ce qui est une fragilité ou une vulnérabilité apparaît comme un avantage. La carence d’aptitudes innées à la naissance est le corrélat de la possibilité d’une acquisition d’aptitudes plus diversifiées. La fragilité est la condition de l’apparition d’une nouveauté. Cette nouveauté demande à être située. Elle rend le petit d’homme dépendant du groupe sans lequel il ne peut survivre.

L’inachèvement est une mise à distance par rapport aux tâches élémentaires ou fondamentales des vivants. Elles ne sont pas inscrites chez le petit d’homme, mais elles peuvent être acquises. Ainsi toutes les tâches humaines doivent être apprises. On apprend à manger et les goûts comme les dégoûts sont le fruit d’une éducation. L’enfant aime manger ce qu’on lui a appris à aimer en le lui présentant comme bon22. Un être humain apprend à se protéger contre les agressions de la nature (la température, la tempête…). De même pour la reproduction : pas de société humaine sans règles d’échange matrimonial. Un être humain apprend aussi à communiquer dans un langage… La juvénilisation donne ainsi un repère pour marquer la différence avec les autres populations animales. L’être humain doit apprendre, donc intérioriser. Ceci se voit dans la manière dont le cerveau se structure au cours des premières années de la vie. On peut conclure de ces quelques remarques que le propre de l’homme n’est pas dans l’exemption des exigences qui régissent le monde animal, mais dans la manière de les assumer. Le propos est ici fonctionnel. Il invite à entrer dans une autre perspective. L’être humain n’est pas formé par le déroulement d’un processus inéluctable, écrit d’avance. Il y a une histoire spécifiquement humaine et le moment de séparation est un moment de plus grande fragilité, donc de précarité — rien n’est assuré à l’avance23.

Cette conclusion s’inscrit dans une évaluation de l’ensemble de la théorie de l’évolution. Elle se présente comme un chemin d’histoire où les événements sont aléatoires. Rien n’est apparu nécessairement au sens scientifique de la possibilité d’une prévision. Si la diversification des espèces est inéluctable, la structure de l’arbre des vivants est d’une certaine manière contingente. La contingence, que beaucoup vivent comme un échec du savoir, une humiliation de la raison, peut être vue comme un élément valorisant : l’ouverture du champ du possible. Ainsi, reconnaître que la formation d’un être vivant ou d’une population est un phénomène aléatoire ne dévalorise pas l’être humain ; cette reconnaissance le place dans une richesse. Dire que l’homme est aléatoire, ce n’est pas le réduire à l’insignifiance, mais le placer dans un dynamisme où l’humanité peut modifier le cours de l’évolution en prenant en charge son avenir.

2 La singularité humaine

De cette analyse qui reconnaît l’importance de l’éducation résulte une ouverture de l’humanité. Il y a place pour des réalisations différentes. D’abord, au plan général, on comprend mieux que le processus d’humanisation est un processus de diversification. Par exemple, s’il est dans la nature humaine de parler, les langues sont nécessairement diverses en lien avec des exigences particulières. Ensuite, à l’intérieur même d’un groupe, le mouvement de constitution de l’être humain va vers une singularité des individus comme tels. Dans une même population, des différences apparaissent ; elles sont le fruit d’une histoire personnelle. Nous entrons ainsi dans une étape nouvelle qui passe outre l’aspect fonctionnel mis en œuvre dans la reconnaissance de la nécessité d’une très longue éducation. Il y a une intériorisation des éléments de l’éducation reçue et de l’histoire personnelle.

L’être humain se sait singulier ; la construction de soi dans l’apprentissage du groupe humain ou dans l’intériorisation de ce qui a été vécu a pour effet que l’individu humain sait qu’il est seul à être soi.

Il résulte de cette découverte un certain nombre d’éléments où paraît la singularité humaine. Le langage le plus élémentaire le manifeste : dire « moi, je », c’est d’abord s’affirmer devant les autres, ses semblables et plus largement les autres êtres qui constituent un milieu de vie et, au-delà, un « monde ». Mais la formule « moi, je », est un redoublement dans l’affirmation de soi et donc dans la reconnaissance que l’on n’est jamais totalement soi dans l’acte que l’on pose. Il y a ainsi un au-delà de soi qui fait partie de soi. C’est ce que signifie la notion de sujet, au sens philosophique du terme. Un « sujet » est un centre d’attribution des actes et des paroles qui ne se réduit pas à ce qui se manifeste dans telle ou telle fonction vitale. La liberté en est la dimension concrète.

Le deuxième élément corrélatif à cette détermination est lié à la manière de se situer par rapport à un autre que soi dans la relation humaine. Le développement du sujet consiste à se distinguer des autres humains. D’abord, à raison de la place qu’ils occupent. Mais surtout à raison de l’accès à une relation vraie où celui ou celle avec qui il y a relation ne se réduit pas à la fonction qu’il remplit. Il y a reconnaissance d’une irréductible altérité. L’autre humain, comme tel, n’est pas réduit à la fonction qu’il occupe ; il n’est pas enfermé dans la fonction qu’il remplit ; il vit de sa propre vie. Il demande à être considéré pour ce qu’il est. Cette singularité marque la différence irréductible de l’être humain par rapport à tous les vivants. Telle est la différence !

Ce constat invite à définir l’humain comme ce qui transcende l’ordre du besoin ou des exigences biologiques ou sociales. Non pour les supprimer, mais pour les assumer. Il en résulte qu’en humanité, tout est humain. La station debout, la main, le développement du cerveau… sont les lieux où se manifeste la grandeur de l’humain. Mais ce qui importe, c’est l’unité : la manière d’habiter son identité, sa propre vie et le monde, ce que l’on appelle souvent en philosophie la dimension symbolique de l’existence humaine24.

3 La responsabilité humaine

Cette exigence de reconnaissance d’autrui a une dimension qui demande attention. Elle enracine le devenir humain dans une histoire au sens noble du terme ; il y a histoire quand il y a une implication de la liberté humaine dans les décisions et dans les actions entreprises et menées à leur terme en relation avec d’autres. L’histoire est le fruit de l’action humaine et donc de ce qu’il faut appeler « responsabilité ».

La notion de responsabilité est liée à une autre notion qui a une grande valeur psychologique : la conscience. Le mot conscience désigne un savoir, une connaissance de soi engagée dans l’action que l’on pose. Il importe de situer cette connaissance. La conscience humaine n’est pas seulement la connaissance interne de ce qui concerne un sujet ; elle est une manière de situer le « soi » face à lui-même. C’est l’accès à une responsabilité non seulement de ses actes, mais de soi-même.

Tel est le « pas de la réflexion » ou, comme le dit Paul Valéry, « le sachant et me sachant savoir ». La réflexion est donc une distance qui place le fondement des actions dans une exigence qui n’est pas réduite à l’utilité, mais celle de la reconnaissance que tout est sous la lumière d’une exigence universelle. La conscience est un lien avec une normativité qui transcende les situations singulières. La notion de personne comme sujet de droit apparaît dans ce contexte. Rappelons : la notion de personne indique que ce qui fait l’unité de l’individu humain est ce qui, en lui, est spirituel. Ce qui fonde le fait que dans un être humain tout est habité par la transcendance. Il n’y a pas d’un côté le corps matière et de l’autre l’esprit immatériel, mais une unité transcendante. Tout est humain en l’homme.

Une autre notion est corrélative. Définir la conscience comme distance permet de comprendre pourquoi la vie humaine est le lieu de l’angoisse comme rapport à soi dans la conscience de la précarité. C’est aussi la raison pour laquelle le rapport à autrui est marqué par le souci, expérience intime de la fragilité de l’autre, de la relation et, une fois encore, la précarité est le lieu originaire de la grandeur humaine.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il apparaît que la grandeur de l’homme n’est pas dans le fait qu’il serait exempt des lois fondamentales de la vie. Le propre de l’homme est d’assumer ces lois. La culture n’est pas une contre-nature, mais une manière de vivre les éléments de la vie. Quand on cherche à déterminer le propre de l’homme par différence, on doit veiller à trois exigences :

1) L’articulation de l’humain avec le non-humain (le pur animal) n’est pas facile car, dans la position même de la question, il y a une pré-compréhension. Il faut donc faire attention au cercle vicieux qui consiste à déplacer des frontières sans justifier les exigences qui président à leur tracé. Il faut éviter le piège de présenter comme « purement scientifique » ce qui traduit une métaphysique implicite.

2) Le débat s’inscrit dans une conception globale de la vie. Cette conception est d’ordre métaphysique. Avoir recours à la notion de finalité est une option qui a des dimensions métaphysiques ; certes on peut en rester au seul plan de la fonctionnalité, mais cela n’est pas suffisant. Le recours à la finalité est indispensable. Il se fait à plusieurs niveaux. De même pour le recours à l’unité pour définir le vivant. Cela peut se limiter à la reconnaissance d’un système complexe (on reste au plan fonctionnel), mais aussi au plan de la reconnaissance que l’information est acte unifiant. C’est dans cette perspective qu’il y a la possibilité de parler d’esprit. Enfin, la notion de vie est liée à la notion de « vouloir vivre », ce dynamisme qui pousse le vivant à vivre et donc à une optimisation de ses aptitudes. Ce vouloir fondamental peut être vu dans l’ordre de la survie ou de la reproduction ; il peut être vu comme une exigence de transformation de soi. Et donc de volonté liée à la lucidité.

3) La quête de la spécificité humaine a conduit à parler d’optimisation et de développement de soi d’une manière de plus en plus unifiée. Il est apparu que la différence entre l’humanité et les autres espèces n’était pas le fruit d’une rupture de la continuité de l’histoire des vivants, mais le moment fondateur d’une reprise de ce qui était possible dans un acte plus unifié. Ce n’est pas une séparation, mais un accomplissement. Ce terme permet d’entrer dans une perspective théologique.

Notes de bas de page

  • 1 Descartes disait de l’homme qu’il devait être « maître et possesseur de la nature » ; Bacon disait « ministre et interprète de la nature ». Le débat entre ces deux philosophes fondateurs de la modernité valorisant la science est présent dans les questions abordées ici.

  • 2 C’est le titre d’un ouvrage de référence sur la question, F. Tinland, La Différence anthropologique. Essai sur les rapports entre la nature et l’artifice, « Analyse et raisons », Paris, Aubier – Montaigne, 1977.

  • 3 La notion essentialiste d’espèce a été écartée par l’approche de Darwin. Elle laisse place à la notion plus large de « population ». Cette notion permet de se libérer d’une détermination trop stricte des frontières. C’est là un point essentiel en philosophie de la nature. Par ailleurs, la référence à des populations confirme le principe aristotélicien selon lequel « il n’y a de science que du général » ; l’individualité n’est pas au premier plan de l’étude scientifique. On retrouve ici la distinction classique entre science et art.

  • 4 G. Lecointre, H. Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Paris, Belin, 2001, chap. 14, « Primates », p. 471 ; les termes latins sont transposés et deviennent hominoïdés (qui comportent les hominidés et les pongidés avec les orangs-outans), puis les hominidés qui comportent les homininés et les gorillinés (les gorilles). Les homininés comportent les hominines et les panines (parmi lesquels les chimpanzés).

  • 5 Aristote a écrit : « L’homme, au lieu des pattes et des pieds de devant, possède des bras et ce qu’on appelle des mains. Car il est le seul des animaux à se tenir droit ». Il ajoute ensuite : « parce que sa nature et son essence sont divines », Les Parties des animaux, 686a 25-26.

  • 6 Témoin le débat entre Anaxagore et Aristote. L’un et l’autre s’accordent à dire que la spécificité humaine apparaît avec la main, « outil de tous les outils » ; mais ils divergent sur la réponse à la question : « L’homme est-il intelligent parce qu’il a une main ? » versus « A-t-il une main parce qu’il est intelligent ? », Les Parties des animaux, 686a 30.

  • 7 Bibliographie en éthologie : B. Cyrulnik, Si les lions pouvaient parler. Essai sur la condition animale, Paris, Gallimard, 1998 ; F. Burgat, Animal mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997 ; É. de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1988 ; Id., Sans offenser le genre humain. Réflexion sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008 ; D. Lestel, Les Origines animales de la culture. Paris, Flammarion, 2001 ; Id., L’Animalité. Essai sur le statut de l’humain, Paris, L’Herne, 2007.

  • 8 J.-M. Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, NRF Essais, Paris, Gallimard, 2007. Réfutation de cette thèse par P. Valadier, L’Exception humaine, Paris, Cerf, 2010.

  • 9 Sur le rapport contrasté entre Lévi-Strauss et la tradition darwinienne, voir les Actes du colloque de Louvain, Darwinismes et spécificité de l’humain, Paris – Louvain, L’Harmattan – Academia, 2012.

  • 10 Ibid., p. 160.

  • 11 La notion de finalité revient aujourd’hui dans le développement des théories dites « evo-devo », dont le propre est d’être attentif à l’étude du développement embryonnaire des vivants.

  • 12 À la vision classique, Teilhard ajoute une projection vers l’avenir, un mouvement vers l’avant, un point d’unification, le point oméga — ce qui ouvre sur l’avenir et sur une considération théologique libre de tout dualisme métaphysique.

  • 13 En remontant à partir du présent, on parle de Homo Sapiens, mais aussi Neanderthalensis, Floresiensis, Heidelbergensis, Erectus, Ergaster, Rudolfensis, Habilis… Mais cette série n’entre pas dans une lignée continue.

  • 14 La génétique donne aujourd’hui une vision plus nuancée du génome qui a une structure et une organisation qui hiérarchise les gènes et fait qu’une seule mutation peut entraîner une modification notable de bien d’autres gènes. Il y a ainsi une explication des « sauts » dans le cours de l’évolution. On parle à ce propos d’exaptation : des gènes étaient déjà là sans s’exprimer.

  • 15 E. Morin, Le Paradigme perdu, la nature humaine, Paris, Seuil, 1970 ; sous sa direction L’Unité de l’Homme, colloque de royaumont, Paris, Seuil, 1974.

  • 16 J. Ricard, Le Tout est plus grand que la somme de ses parties. Pour une approche scientifique de l’émergence, Paris, Hermann, 2008. La perspective choisie par l’auteur s’inscrit dans la tradition aristotélicienne, ce qui ouvre sur une revalorisation de la notion d’âme, comme entéléchie — un terme qui revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage. Ceci est inscrit dans la reconnaissance de la notion d’information.

  • 17 F. Tinland, L’Homme aléatoire, Paris, PUF, 1997, p. 164.

  • 18 J.-M. Schaeffer écarte cette perspective.

  • 19 J.-M. Schaeffer rencontre cette vision des choses, mais il l’écarte. Il reconnaît en effet que la démarche d’Aristote et de ses disciples est très accueillante à ce dont il cherche à faire droit : « la conception hylémorphique développée par Aristote est beaucoup plus hospitalière aux programmes scientifiques actuels dans le domaine de la biologie et de la psychologie que ne l’est la vision cartésienne (ou même phénoménologique). Le couple forme-matière permet en effet de penser les relations corps-esprit dans un cadre intégré, les deux pôles étant censés être liés par ce que de nos jours on appellerait une relation fonctionnelle » (p. 59). Pourtant, J.-M. Schaeffer ne s’engage pas dans cette voie pour une raison qu’il expose sans détour : « Alors que, pour le fonctionnalisme contemporain, le mental est une fonction du biologique, l’hylémorphisme aristotélicien implique une dynamique inverse. Chez lui le corps (le biologique) est plutôt une fonction de l’âme (du mental), qui constitue la raison de sa structure et du type de vie qu’il mène » (p. 59).

  • 20 Dans la perspective de naturalisation, il faut relever que la notion d’animalité n’est pas claire. Par exemple, si on dit avec Pascal Picq que l’homme est une variété de singe, présenté comme « animal supérieur », il faut se demander où est la différence entre les animaux supérieurs et les autres. N’est-ce pas en comparaison avec l’homme et donc en fonction d’une idée préalable de la « supériorité de l’homme » ? La question s’est déplacée sur une autre frontière tout aussi indiscernable — faute d’une clarification du concept. La logique de ce refus de placer des frontières conduit à privilégier un continuum. Le matérialisme de la position réductionniste est donc un monisme.

  • 21 Selon une expression de Leroy-Gourhan.

  • 22 Ce qui est un point fondamental de l’anthropologie de René Girard et de sa théorie de la mimesis.

  • 23 Ce point est au cœur de la réflexion de X. Le Pichon, Aux racines de l’homme. Un regard nouveau sur l’émergence de l’espèce humaine, Paris, Petite renaissance, 2007.

  • 24 Ce point est développé dans une perspective phénoménologique par é. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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