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Pour la tradition juive ancienne, Abraham ne doutait pas que Dieu, qui ressuscite les morts, fût capable de rendre la vie à son fils lorsqu'il se disposait à le sacrifier. Sauvé de la mort «le troisième jour», Isaac apparaît comme la figure du ressuscité. Deux passages des Épîtres aux Romains et aux Hébreux sur la foi d'Abraham s'inscrivent parfaitement dans le contexte de cette tradition.

La tradition juive ancienne associe de multiples manières la foi en la résurrection des morts au personnage d’Isaac. Nous donnerons un aperçu de ces traditions avant de proposer des rapprochements avec le Nouveau Testament.

I Données de la tradition juive

1 La ligature d’Isaac

Ces allusions à la résurrection des morts sont toutes reliées à la scène dite de la « ligature d’Isaac »1, et en particulier à deux versets qu’il convient d’abord de citer :

Le troisième jour, Abraham leva les yeux et vit le lieu de loin. Abraham dit aux serviteurs : « Restez ici avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque là-haut, nous nous prosternerons et nous reviendrons vers vous.

(Gn 22,4-5)

Le midrash Genèse Rabba sur ces deux versets contient deux ẖarizot2 sur la résurrection des morts. La première porte sur la formule « Le troisième jour ».

Le troisième jour etc. Il nous rendra la vie dans deux jours, et le troisième jour, il nous relèvera et nous vivrons en sa présence. (Os 6,2). Le troisième jour des tribus : Joseph leur dit le troisième jour… (Gn 42,18). Le troisième jour du don de la Tora : Le troisième jour, le matin… (Ex 19,16). Le troisième jour des espions : Vous vous y cacherez pendant trois jours. (Jos 2,16). Le troisième jour de Jonas : Jonas fut dans les entrailles du poisson pendant trois jours. (Jon 2,1). Le troisième jour de ceux qui remontaient de l’exil : Nous y campâmes pendant trois jours. (Esd 8,15). Le troisième jour de la résurrection des morts : Il nous rendra la vie dans deux jours, et le troisième jour, il nous relèvera et nous vivrons en sa présence. (Os 6,2). Le troisième jour d’Esther : Le troisième jour, Esther revêtit [les ornements de] la royauté. (Est 5,1). Et en vertu de quoi ? Nos maîtres disent : en vertu du troisième jour du don de la Tora ; et Rabbi Lévi dit : en vertu du troisième jour d’Abraham : Le troisième jour etc. (Gn R 56,1)

La comparaison de tous ces passages fait apparaître le troisième jour comme celui où se dénoue une situation critique, voire désespérée. Le troisième jour est celui du don de la vie3. Après avoir constaté le lien qui unit le troisième jour à la résurrection, le midrash se demande d’où vient cette vertu du troisième jour. Il apporte deux réponses à sa propre question : celle de « nos maîtres » et celle de Rabbi Lévi. Selon la première, le troisième jour est celui du don de la vie à cause du « troisième jour de notre père Abraham », c’est-à-dire du sacrifice qu’Abraham était disposé à faire de son fils Isaac. Selon la seconde, le troisième jour est béni à cause du don de la Tora qui est elle-même source de vie. La réponse qui est présentée sans autre précision comme celle de la tradition affirme, par conséquent, que le troisième jour est celui de la résurrection à cause du geste d’Abraham ayant accepté de sacrifier son fils.

La seconde ẖariza porte sur les mots « nous nous prosternerons » (Gn 22,5).

Rabbi Yitsẖaq dit : « Tout [est donné] grâce à la prosternation. Abraham n’est revenu en paix du mont Moria que grâce à la prosternation : Nous nous prosternerons et nous reviendrons vers vous. Israël n’a été sauvé que grâce à la prosternation : Le peuple crut, il entendit que le Seigneur avait visité etc. (…) Ils s’inclinèrent et se prosternèrent (Ex 4,31). La Tora n’a été donnée que grâce à la prosternation : Vous vous prosternerez de loin. (Ex 24,1). Anne n’a été visitée que grâce à la prosternation : Ils se prosternèrent devant le Seigneur etc. (1S 1,19). Les exilés ne se rassembleront que grâce à la prosternation : Ce jour-là, la trompe sonnera etc (…) et ils se prosterneront devant le Seigneur sur la montagne sainte à Jérusalem (Is 27,13). Le Temple n’a été bâti que grâce à la prosternation : Exaltez le Seigneur notre Dieu et prosternez-vous etc. (Ps 99,9). Les morts ne ressuscitent que grâce à la prosternation : Venez, prosternons-nous, inclinons-nous etc. (Ps 95,6).

La formule traduite ici par « grâce à » ne doit pas être interprétée dans un sens rigide4, mais le midrash joue évidemment sur l’enchaînement des deux indications du texte biblique : « Nous nous prosternerons et nous reviendrons ». Bien qu’Abraham soit décidé à sacrifier son fils comme Dieu le lui a demandé, il ne doute pas que lui-même et Isaac, après s’être prosternés, reviendront sains et saufs. Le midrash veut établir ainsi un lien étroit entre la prosternation et le fait qu’Isaac reviendra vivant du mont Moria.

La prosternation, selon ce texte, accompagne la manifestation de la présence de Dieu ou de sa puissance. Selon la tradition juive, on ne peut se prosterner que dans le Temple5 : Abraham et Isaac vont se prosterner, par conséquent, à l’endroit même où le Temple sera édifié plus tard6. Les autres textes bibliques cités ici associent la prosternation à la puissance salvifique de Dieu. En Égypte, le peuple se prosterne après avoir entendu Moïse annoncer que Dieu a visité son peuple. La prosternation de Moïse, d’Aaron et des anciens accompagne l’acceptation de la Tora par Israël. Anne devient féconde après s’être prosternée devant le Seigneur7. Les exilés se prosterneront à leur retour sur le mont Sion. Si le psaume 99 met en relation la prosternation et le Temple, il ne dit rien de la construction même du sanctuaire, mais le midrash oriente l’interprétation dans ce sens : c’est à cause de la prosternation, ou en vue de la prosternation, que le Temple a été édifié. Le verset du psaume 95 vient en quelque sorte comme une conclusion de cette série, et son utilisation dans ce contexte repose sur une interprétation littérale de la fin du verset, qui n’est pas citée ici : « Prosternons-nous devant le Seigneur qui nous crée (‘ossénu) ». Les traductions courantes rendent ce ‘ossénu par « celui qui nous a faits », ou des tournures équivalentes. Le midrash, quant à lui, ne fait aucune violence à la grammaire en comprenant : « le Seigneur nous faisant », le Seigneur qui nous fait. La création n’appartient pas seulement au passé. Puisque Dieu est « celui qui nous crée » et qu’il le sera toujours, il est celui qui ressuscitera les morts.

2 Isaac, figure du ressuscité

Ces deux « colliers » sur le troisième jour et sur la prosternation expriment à leur manière l’enseignement commun de la tradition juive, remontant aux pharisiens, sur la résurrection. Ce qui doit être souligné est qu’ils sont mis en relation avec le personnage d’Isaac, qui apparaît ici comme la figure même du ressuscité et donc comme l’illustration vivante du fait que Dieu rend la vie aux morts.

Un autre midrash, la Pesiqta de-Rav Kahana, relie sans autre commentaire la résurrection au personnage d’Isaac, dont toute la tradition affirme qu’il s’est offert librement sur l’autel8 : « À cause d’Isaac, qui s’est offert sur l’autel, le Saint, béni soit-il, ressuscitera les morts »9.

La tradition juive a souligné l’assurance avec laquelle Abraham annonce aux serviteurs : « Nous reviendrons vers vous », alors qu’il est décidé à sacrifier Isaac. Une telle certitude ne peut être le fait que d’une inspiration divine. Le midrash Tanẖuma commente ainsi : « Sa bouche annonça qu’ils reviendraient tous les deux en paix »10. Affirmation énoncée plus clairement encore dans un passage du Talmud : « Rabbi Yoẖanan dit : d’où savons-nous qu’une alliance est conclue avec les lèvres ? De ce qu’il est dit : Abraham dit aux serviteurs : Restez ici avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque là-haut, nous nous prosternerons et nous reviendrons. Et ses paroles se vérifièrent, puisqu’ils revinrent tous les deux »11.

3 Isaac sauvé de la mort

« Le troisième jour », Isaac a été sauvé de la mort. Selon le texte biblique, il a seulement échappé à la mort lorsque l’ange du Seigneur a interdit à son père Abraham de porter la main sur lui (Gn 22,12), mais les sources juives parlent bel et bien de mort et de résurrection. Le texte le plus explicite à ce sujet se trouve dans les Pirqé de-Rabbi Éliézer :

Rabbi Yehuda dit : Lorsque le glaive atteignit son cou, l’âme d’Isaac s’envola et sortit. Lorsque [Dieu] fit entendre sa voix entre les deux chérubins et qu’il dit : N’étends pas la main sur le jeune homme, l’âme réintégra son corps, [Abraham] le délia et il se dressa sur ses pieds. Et Isaac sut que la résurrection des morts était [enseignée par] la Tora et que tous les morts doivent ressusciter. Aussitôt, il prit la parole et dit : Béni es-tu, Seigneur, qui fait revivre12 les morts13.

Ce texte appelle plusieurs commentaires. Les Pirqé de-Rabbi Éliézer sont un ouvrage médiéval dont la rédaction finale n’est peut-être pas antérieure au VIIIe siècle, mais qui contient beaucoup de matériaux nettement plus anciens. La plus grande partie du chapitre 31, citée ici, reprend des thèmes et parfois des formules que l’on trouve dans Genèse Rabba et dans les targums du Pentateuque, voire dans des sources plus anciennes encore, comme Flavius Josèphe et le Pseudo-Philon. Rabbi Yehuda (bar Ilaï) à qui est attribuée cette tradition est un tanna du second siècle de notre ère, élève de Rabbi Aqiba.

La formule « Isaac sut que la résurrection des morts était [enseignée par] la Tora » énonce un des thèmes importants de la tradition pharisienne qui affirme, contre les sadducéens, non seulement la foi en la résurrection des morts, mais le fait que cette affirmation est contenue dans l’Écriture elle-même, pourvu qu’on sache la lire14.

La formule « Béni es-tu, Seigneur, qui fais revivre les morts » est un extrait de la deuxième des Dix-huit bénédictions, associée traditionnellement au personnage d’Isaac15 :

Tu es puissant éternellement, Seigneur, tu fais revivre les morts, débordant de salut.

(en été) : Tu fais descendre la rosée. (en hiver) : Tu fais souffler le vent et tomber la pluie. Nourrissant les vivants par amour et ressuscitant les morts par ta grande miséricorde, soutenant ceux qui tombent, guérissant les malades, libérant les prisonniers et maintenant sa fidélité à ceux qui dorment dans la poussière. Qui est comme toi, maître des puissances ? Et qui t’est comparable ? Roi qui fais mourir et qui fais vivre, qui fais germer le salut. Tu es fidèle à ressusciter les morts. Béni es-tu Seigneur, qui fais revivre les morts.

Cette prière est désignée traditionnellement comme la bénédiction « des puissances ». Les manifestations de la « puissance » de Dieu qui sont célébrées ici s’expriment par le don de la vie et, de façon privilégiée, par la résurrection des morts16.

C’est dans cette bénédiction, qui célèbre la vie sous toutes ses formes, que l’on fait mention de la rosée, de Pâques à Succot, et de la pluie, de Succot à Pâques. Le Talmud justifie cette présence de la pluie et de la rosée dans cette bénédiction parce que l’eau est indispensable à la vie17. En outre, la rosée est considérée plus particulièrement comme l’instrument de la résurrection : c’est en faisant descendre la rosée que Dieu ressuscite les morts18.

4 Je verrai le sang

Si l’antiquité de la tradition rapportée par les Pirqé de-Rabbi Éliézer n’est pas assurée, il n’en va pas de même d’un passage de la Mekhilta de-Rabbi Ishmael, un commentaire tannaïte sur l’Exode que l’on peut considérer comme le plus ancien midrash qui nous soit parvenu. Le passage qui nous intéresse ici porte sur les mots « Je verrai le sang » (Ex 12,13). « Je verrai le sang : Je vois le sang de l’Aqeda d’Isaac, comme il est dit : Abraham appela ce lieu : Le Seigneur verra (Gn 22,24) ; et, plus loin, [l’Écriture] dit : Comme [l’ange] ravageait, le Seigneur vit et se repentit etc. (1 Chr 21,15). Que vit-il ? Il vit le sang de l’Aqeda d’Isaac, comme il est dit : Le Seigneur Dieu verra l’agneau (Gn 22,8) »19.

Le sang d’Isaac est identifié ainsi au sang de l’agneau pascal, Isaac étant lui-même, par conséquent, identifié à l’agneau. Le fil directeur du raisonnement destiné à fonder cette identification est constitué par le verbe voir. Lors de la peste au temps de David, comme lors de la sortie d’Égypte, le peuple est protégé de l’extermination lorsque Dieu voit. Ce verbe n’étant suivi d’aucun complément dans le passage des Chroniques, le midrash veut suppléer au silence du texte et compléter le récit en précisant ce que Dieu voit. Cette précision est obtenue par comparaison avec le texte de l’Exode où une formule analogue dit que Dieu voit le sang. Or, l’ange exterminateur (celui-là même qui, avant la sortie d’Égypte, épargne les maisons marquées du sang) se tient près de l’aire d’Arauna le Jébuséen, à l’endroit qui est identifié avec le lieu de l’Aqeda, où David va offrir un holocauste et où sera plus tard édifié le Temple. C’est le lieu dont Abraham avait dit : « Le Seigneur verra ». Le sang que Dieu voit ne peut être que celui de l’Aqeda.

De ce raisonnement, caractéristique de l’exégèse rabbinique, nous retiendrons pour notre propos l’affirmation, par une tradition particulièrement ancienne, d’une effusion du sang d’Isaac ; tradition à laquelle semble faire allusion aussi le Pseudo-Philon20. Cette affirmation est encore plus claire dans un autre midrash sur l’Exode dont la rédaction finale est peut-être un peu plus tardive, mais qui appartient lui aussi à la littérature tannaïte, la Mekhilta de-Rabbi Shimon bar Yoẖaï : « Rabbi Yehoshua dit : Et Dieu dit à Moïse (Ex 6,2). Le Saint, Béni soit-il, dit à Moïse : je suis fidèle à payer le salaire d’Isaac, fils d’Abraham, qui a répandu sur l’autel le quart de son sang »21. Il existe donc un faisceau d’indices permettant d’affirmer l’existence d’une tradition juive ancienne selon laquelle Isaac n’a pas été épargné, comme le dit le texte biblique, mais qu’il a bel et bien perdu et retrouvé la vie sur le mont Moria.

5 Nous irons jusque là-haut

Enfin, les commentaires se sont attachés aussi aux mots « Nous irons jusque là-haut » (nelkha ‘ad ko). « Rabbi Yehoshua ben Lévi dit : allons voir quelle sera l’issue de ce ko »22.

Ce commentaire appelle évidemment une explication. En Genèse 15,5, Dieu avait dit à Abraham : « Telle (ko) sera ta postérité ». Ce mot de ko est employé dans ce passage pour qualifier la postérité d’Abraham, postérité qui n’existe pas encore lorsque cette parole est prononcée. On retrouve le même mot dans le récit de la ligature d’Isaac pour désigner le but ultime du voyage d’Abraham et d’Isaac sur le Moria : « Nous irons jusque là-haut (‘ad ko) ». Selon le commentaire de Rabbi Yehoshua ben Lévi, Abraham veut aller jusqu’au bout du voyage pour voir ce qu’il en sera de cette postérité, et donc de la promesse qui lui a été faite. Sa démarche n’est pas seulement commandée par l’obéissance à l’ordre divin ; il veut savoir comment Dieu tiendra sa promesse : « C’est par Isaac qu’une postérité portera ton nom » (Gn 21,12). Il est décidé à offrir son fils — et les commentaires soulignent à ce sujet sa disponibilité et son empressement à faire la volonté divine — mais il n’a aucun doute sur la fidélité de Dieu à sa parole.

II Données du Nouveau Testament

1 L’Épître aux Hébreux

Deux passages du Nouveau Testament présentent des affinités manifestes avec ces traditions. Le premier se trouve dans l’Épître aux Hébreux :

Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac ; il offrait le fils unique, alors qu’il avait reçu les promesses et qu’on lui avait dit : C’est par Isaac qu’une descendance te sera assurée. Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter ; aussi, dans une sorte de préfiguration, il retrouva son fils.

(He 11,17-19)23

Comme dans le midrash qui vient d’être cité, la foi d’Abraham consiste précisément en ceci qu’il ne doute pas que Dieu lui accorde une postérité issue de son fils Isaac qu’il s’apprête pourtant à sacrifier. Dans l’un et l’autre cas, c’est là la pointe de l’argument.

La variété des traductions des trois mots grecs rendus ici par « dans une sorte de préfiguration » trahit la difficulté que présente leur interprétation24. Sans s’aventurer dans le domaine de l’exégèse du Nouveau Testament, on se permettra au moins une question : n’y a-t-il pas dans ce passage de l’Épître aux Hébreux une disproportion entre l’objet de la foi d’Abraham, qui ne doute pas que Dieu soit capable de rendre la vie à un mort, et l’issue de l’épisode, par laquelle Isaac va échapper de justesse à l’immolation, ce qui n’est pas à proprement parler une résurrection ? Le commentaire de la Traduction Œcuménique de la Bible parle à ce sujet de « l’espèce de résurrection dont Isaac fut l’objet en échappant à la mort »25. On peut évidemment comprendre qu’Abraham ne doutait pas que Dieu fût capable de ressusciter son fils, s’il l’avait effectivement immolé, et qu’en conséquence de sa foi, il a été dispensé de le sacrifier. La comparaison avec les textes de la tradition juive que nous venons de lire suggère pourtant d’aller plus loin. Même si la question de la chronologie des sources juives et de leur rapport avec le Nouveau Testament pose un problème qu’il est souvent impossible de résoudre avec certitude, on ne franchit pas les limites imposées par la prudence en soulignant la similitude entre ce qui est dit ici de la foi d’Abraham qui ne doute pas que Dieu soit capable de rendre la vie à un mort et l’assurance dont fait preuve ce même Abraham selon les sources juives lorsqu’il affirme aux serviteurs : « Nous reviendrons ». Si ces traditions sont anciennes, on peut proposer comme une hypothèse légitime que l’auteur de l’Épître aux Hébreux les connaissait sous une forme ou sous une autre et que la récompense de la foi d’Abraham, selon lui, a été plus que cette « espèce de résurrection » qu’aurait constitué un contrordre de dernière minute26.

Quelle que soit la valeur de cette hypothèse, on peut au moins affirmer comme un fait objectif que l’auteur de l’Épître est en accord avec la tradition juive lorsqu’il rattache à l’épisode de la ligature d’Isaac l’affirmation de la foi en la résurrection des morts.

2 L’Épitre aux Romains

Le second passage sur lequel il nous faut nous arrêter se trouve dans l’Épître aux Romains :

Il est notre père devant Celui en qui il a cru, le Dieu qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas. Espérant contre toute espérance, il crut et devint ainsi le père d’un grand nombre de peuples (Gn 17,5) selon la parole : Telle sera ta descendance (Gn 15,5). Il ne faiblit pas dans la foi en considérant son corps — il était presque centenaire — et le sein maternel de Sara, l’un et l’autre atteints par la mort. Devant la promesse divine, il ne succomba pas au doute, mais il fut fortifié par la foi et rendit gloire à Dieu, pleinement convaincu que, ce qu’il a promis, Dieu a aussi la puissance de l’accomplir. Voilà pourquoi cela lui fut compté comme justice (Gn 15,6)27.

Ici, la foi d’Abraham porte sur la possibilité d’avoir une descendance, compte tenu de son âge et de celui de Sara, mais la référence à la résurrection est triplement présente. D’abord par la formule « le Dieu qui fait vivre les morts » qui, remarquons-le, correspond littéralement à celle qui est employée dans la deuxième des Dix-huit bénédictions. Ensuite, par la mise sur le même plan de la résurrection et de la naissance : « le Dieu qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas » — formule sur laquelle nous allons revenir. Enfin, par le commentaire sur le corps d’Abraham et le sein de Sara, « l’un et l’autre atteints par la mort ». Par cette formule quelque peu dramatique, Paul souligne qu’en venant au monde, Isaac est déjà arraché à une situation de mort, comme il le sera une seconde fois sur le Moria28.

Dans ce contexte, l’allusion à Dieu « qui fait vivre les morts » n’était pas indispensable à l’argumentation : puisqu’il s’agissait seulement de la naissance d’Isaac, il aurait suffit de dire que Dieu peut appeler à l’existence ce qui n’existe pas. La conjonction dans une même phrase de ces deux manifestations de la puissance divine qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas peut être mise en parallèle avec un passage du Talmud qui rapporte un débat entre un pharisien et un sadducéen sur la question de la résurrection des morts. « L’hérétique29 dit à Guebiha ben Pessissa : “Malheur à vous, pécheurs, qui dites que les morts [re] vivent ! Les vivants meurent, les morts [re]vivent-ils ?” Il lui répliqua : “Malheur à vous, pécheurs, qui dites que les morts ne [re] vivent pas ! Ceux qui n’existaient pas viennent à la vie, et ceux qui ont déjà existé ne [re]vivraient pas !” »30.

Au sadducéen qui objecte qu’on ne voit jamais revivre des morts alors qu’on voit mourir les vivants, le pharisien répond qu’il n’est pas plus difficile, pour le Créateur, de rendre la vie à ceux qui l’ont déjà eue que de la donner à ceux qui n’ont jamais existé. Quelle que soit la valeur de l’argument, on ne peut que remarquer la similitude entre ce passage et celui où Paul établit une symétrie entre naissance et résurrection, l’une et l’autre objet de la puissance de Dieu31. Ce rapprochement entre naissance et résurrection était déjà présent implicitement dans la deuxième des ẖarizot citées ci-dessus où il est dit qu’« Anne n’a été visitée que grâce à la prosternation ». Une naissance miraculeuse est insérée ici dans une série de textes tendant à fonder sur l’Écriture la foi en la résurrection des morts. Or, un passage du Talmud affirme que « à Rosh-hashana furent visitées Sara, Rachel et Anne »32. Ce texte témoigne ainsi d’une tradition mettant la naissance miraculeuse d’Isaac en parallèle avec celle de Samuel, présentée dans notre midrash comme l’œuvre de la « puissance de Dieu » qui ressuscite les morts33.

Replongés dans le contexte de la tradition juive ancienne, les deux passages des Épîtres aux Romains et aux Hébreux que nous avons examinés font apparaître Isaac, arraché deux fois à une situation de mort, dans sa naissance et sur le mont Moria, comme le bénéficiaire par excellence du don de la vie par la puissance de Dieu.

Appendice : « Une rosée de résurrection »

La rosée est un don de Dieu, pour lequel on rend grâce dans la prière des Dix-huit bénédictions, mais qui ne peut faire l’objet d’une prière de demande, alors que l’on prie pour demander la pluie dans les périodes de sécheresse34. Elle est d’origine céleste. Selon le Talmud35, elle se trouve au septième ciel.

La rosée est considérée comme l’instrument de la résurrection des morts. Il faut sans doute voir dans un verset d’Isaïe l’origine de cette tradition : « Tes morts revivront, leurs cadavres ressusciteront. Réveillez-vous, criez de joie, vous qui demeurez dans la poussière ! Car ta rosée est une rosée de lumière et la terre aux trépassés rendra le jour (Is 26,19) ».

Lorsque Dieu voulut ressusciter le fils de la veuve de Sarepta, il dut demander à Élie de lever pour cette occasion l’interdit que ce dernier avait prononcé : « Par la vie du Seigneur, le Dieu d’Israël au service duquel je suis : il n’y aura ces années-ci ni pluie ni rosée sinon à ma parole » (1 R 17,1). « Le Saint, béni soit-il, dit à Élie : va et lève l’interdit de la rosée, parce que les morts ne revivent que par la rosée et je veux ressusciter le fils de la femme de Sarepta »36.

Selon un commentaire sur le Cantique des cantiques, la rosée descend de la tête du Saint, béni soit-il : « Dans l’avenir, Il secouera les cheveux de sa tête et fera descendre une rosée de résurrection et fera revivre les morts, comme il est dit : Je dors, mais mon cœur veille… Ma tête est pleine de rosée (Ct 5,2) »37.

C’est par la rosée que furent ressuscités les morts dont parle le chapitre 37 d’Ézéchiel : « Une rosée de résurrection descendit sur eux du ciel. Elle était comme une fontaine »38. C’est par la rosée que les fils d’Israël furent ressuscités lors de la promulgation du décalogue, après avoir entendu la première parole. La voix de Dieu était d’une telle force qu’ils étaient incapables de la supporter et que « leur âme sortait » : « Il fit descendre la rosée, qui est destinée à faire revivre les morts dans l’avenir, et il les ressuscita, comme il est dit : Dieu, tu répandais une pluie généreuse ; ton héritage était épuisé, tu l’as rétabli (Ps 68,10) »39.

Sur le conseil de Rébecca, Jacob prit soin de demander la bénédiction d’Isaac le quatorze nisan. En effet, c’est à partir de la nuit pascale que la rosée est donnée : « Rébecca parla à Jacob, son fils, en disant : “Voici que cette nuit les êtres célestes louent le Maître du monde et que sont ouverts les trésors des rosées. J’ai entendu ton père qui parlait à Ésaü…” »40.

Jacob a pu ainsi recevoir la bénédiction de la rosée (Gn 27,28) : « Lorsque Jacob sortit de devant la face d’Isaac, son père, il sortit couronné comme un marié et une mariée avec ses parures41 et une rosée vivifiante descendit du ciel et ses os furent raffermis, à son tour il devint fort, vaillant et puissant, et c’est pour cela qu’il est dit : “Grâce aux mains du fort, Jacob, il est ainsi devenu berger, la Pierre d’Israël (Gn 49,24)” »42.

Nous conclurons ce florilège sur la rosée par l’expression d’un regret : que dans la traduction française de la prière eucharistique n. II, on ait supprimé dans l’épiclèse sur les oblats l’allusion à la rosée en traduisant Spíritus tui rore par « en répandant sur elles ton Esprit ». Ce terme de rosée, moyennant une catéchèse appropriée, pouvait donner accès à la richesse symbolique d’un thème bien présent dans l’Écriture et qui n’est pas ignoré de la tradition chrétienne, patristique et liturgique.

Notes de bas de page

  • 1 En hébreu, ‘aqeda, du verbe ‘aqad, lier. Sur l’interprétation de cette scène dans la tradition juive, cf. R. Le Déaut, La nuit pascale, Rome, Institut biblique pontifical, 1963 ; M. Remaud, À cause des pères, Paris-Louvain, Peeters, 1997, (p. 149-172 ; bibliographie, p. 149-150, n. 2).

  • 2 La ẖariza (pluriel : ẖarizot), ou collier, est un des procédés du midrash consistant à rassembler des passages du Pentateuque, des prophètes et des écrits présentant un point commun, notamment dans le vocabulaire. Le but de la ẖariza est de donner une force particulière à une affirmation en montrant qu’elle est énoncée par l’ensemble de l’Écriture.

  • 3 Pour un commentaire de ce passage, je me permets de renvoyer à mon livre Évangile et tradition rabbinique, Bruxelles, Lessius, 2003, p. 125-130.

  • 4 En hébreu bizekhut. Sur cette formule, cf. À cause des Pères… (cité supra n.1), p. 33-38.

  • 5 Meguilla 22b.

  • 6 L’identification du Mont du Temple au Moria se trouve en 2 Chr 3,1 et elle est constamment reprise par la tradition juive.

  • 7 Pour cette référence précise, on suit ici l’édition imprimée. Dans leur édition critique, Theodor et Albeck reproduisent un manuscrit qui cite le verset 29 (« Il s’y prosterna »), tout en signalant en note une autre leçon, évidemment meilleure, qui s’appuie sur le verset 19 : « Ils se levèrent de bon matin et se prosternèrent devant le Seigneur ; puis ils rentrèrent chez eux à Rama. Elqana connut sa femme Anne et le Seigneur se souvint d’elle », Midrash Bereshit Rabba, Critical Edition with notes and Commentary (en hébreu), éd. J. Theodor et Ch. Albeck, 3 vol., Berlin, 1912-1936 ; édition revue : Jérusalem, Warhmann Books, 1965.

  • 8 Sur ce thème de la liberté d’Isaac, cf. À cause des Pères… (cité supra n. 1), p. 150-165.

  • 9 Pesiqta de-Rav Kahana, Vezot haberakha, éd. Mandelbaum, p. 451.

  • 10 Tanhuma, Vayera, 23.

  • 11 Mo ‘ed qatan, 18a.

  • 12 Ce passage de la deuxième à la troisième personne est caractéristique de la prière juive. Sur ce sujet, cf. J. Heinemann, Prayer in the Period of the Tanna’im and the Amora’im (en hébreu), Jérusalem, Magnes Press, 4ème édition, 1984 ; traduction anglaise revue et corrigée : Prayer in The Talmud, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1977, p. 77-103.

  • 13 Pirqé de-Rabbi Éliézer, 31. Version presque identique dans le Midrash haggadol, éd. M. Margulies, A. Steinsalz et Z. Rabinovitz, 5 vol., Jérusalem, Mossad harav Kook, 1947-1967, p. 352, avec cette seule variante significative : « …il se dressa sur ses pieds, il sut que les morts ressusciteraient, ainsi il prit la parole et dit : Béni celui qui ressuscite les morts ».

  • 14 Sur ce sujet, cf. P. Lenhardt, La Torah orale des pharisiens, Supplément au Cahier Évangile n. 73, Paris, Cerf, 1990, p. 35-42. Comparer Mt 22,29 et Mc 12,24, où Jésus reproche aux sadducéens de méconnaître les Écritures qui annoncent la résurrection des morts.

  • 15 La première est associée à Abraham et la troisième à Jacob. On reproduit ici la traduction d’A.-C. Avril et de D. de la Maisonneuve, dans Prières juives, Supplément au Cahier Évangile n. 68, Paris, Cerf, 1989, p. 33.

  • 16 Cf. E.E. Urbach, Les Sages (traduit de l’hébreu), Paris, Cerf, 1996, p. 95-96. Le terme hébreu de guevura, utilisé ici, a pour équivalent dans le grec du Nouveau Testament celui de dunamis, la puissance de Dieu qui a ressuscité Jésus et qui fait participer les fidèles à sa résurrection : cf. par exemple 1 Co 6,14 ; 2 Co 13,4 ; Ep 1,19-20.

  • 17 Mishna Berakhot 5,2.

  • 18 Cf. appendice ci-dessous.

  • 19 Mekhilta de-Rabbi Ishmael, éd. Horovitz-Rabin, p. 24 ; éd. Lauterbach, I, p. 57. Le même commentaire est répété à propos d’Ex 12,23 : Horovitz-Rabin, p. 39 ; Lauterbach, I, p. 87-88.

  • 20 L.A.B. XVIII,5 : « En échange de son sang ; j’ai choisi ce [peuple] (pro sanguine eius elegi istos) ». La tradition postérieure, au contraire, a pris ses distances par rapport à l’idée de l’effusion du sang, peut-être en réaction contre le transfert, par la tradition chrétienne, du thème de l’agneau pascal d’Isaac sur Jésus. Sur ce sujet, cf. À cause des Pères…, (cité supra n. 1), p. 160, note 48.

  • 21 Mekhilta de-Rabbi Shimon bar Yohaï, éd. Epstein-Melamed, p. 4.

  • 22 Gn Rabba 56,2. Cf. Tanẖuma Vayera 23 ; Targum du Pseudo-Jonathan sur Gn 22,5.

  • 23 Traduction de la T.O.B.

  • 24 Sur l’interprétation de cette formule, cf. C. Koester, Hebrews, The Anchor Bible, New York, Doubleday, 2001, p. 492.

  • 25 Note sur He 11,19.

  • 26 C. Koester présente pour mémoire cette hypothèse, pour l’écarter sans la discuter (C. Koester, Hebrews… [cité supra n. 24], p. 491).

  • 27 Rm 4,17-22, traduction de la T.O.B.

  • 28 Cf. He 11,12.

  • 29 Notons que ce terme d’“hérétique” (min’a) désigne ici un sadducéen, qui nie la résurrection.

  • 30 Sanhedrin 91a.

  • 31 Noter la présence de ce mot de “puissance”, dans sa traduction grecque de dunamis, dans le récit de l’Annonciation : « La puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1,35). Puissance (guevura) qui se trouve déjà dans le nom de Gabriel.

  • 32 Rosh-hashana 11a.

  • 33 Le parallèle entre naissance et résurrection est déjà présent dans le cantique d’Anne après la naissance de Samuel : « La stérile enfante sept fois… Le Seigneur fait mourir et fait vivre, descendre aux enfers et en remonter » (1 S 2,5-6).

  • 34 Talmud de Jérusalem, Berakhot, ch. 5.

  • 35 Haguiga 12b. Cf. 1 Hénoch, LX,20.

  • 36 Talmud de Jérusalem, Berakhot, ch. 2.

  • 37 Pirqé de-Rabbi Eliezer 34.

  • 38 Pirqé de-Rabbi Eliezer 33.

  • 39 Shabbat 88b. Cf. Midrash Psaumes 68,5 (sur Ps 68,9).

  • 40 Targum du Pseudo-Jonathan sur Gn 27,6. C’est à partir de la Pâque que l’on fait mention de la rosée et non de la pluie dans la deuxième bénédiction. L’indication de la date du 14 nisan se trouve dans la paraphrase du verset 1 : « Il appela Ésaü, son fils aîné, le quatorze nisan ».

  • 41 Cf. Is 49,18.

  • 42 Pirqé de-Rabbi Éliézer 32. Traduction de M.-A. Ouaknin et E. Smilé-Vitch, Pirqé de Rabbi Eliézer, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 187. Les traducteurs renvoient à Gn 29,10 pour suggérer que, grâce à la force que lui avait donnée la rosée, Jacob put rouler la pierre qui fermait la bouche du puits.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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