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Joseph, le père du fils de la Promesse. Étude de Mt 1,18-25 : l'annonciation à Joseph

Étude de MT 1,18-25 : L’annonciation à Joseph

Agnès de Lamarzelle
Au premier chapitre de l'évangile selon Matthieu, le récit de l'annonciation à Joseph succède à la généalogie de Jésus. Cet ensemble fait écho au double récit de la création en Gn 1-2. Une analyse narrative continue de Mt 1,18-25, fait découvrir un surcroît d'accomplissement aux promesses réalisées dans l'Emmanuel accueilli par Joseph: au coeur des engendrements humains se réalise la fécondité surabondante du salut.

Introduction

Tout au long de son évangile, Matthieu nous le révèle, Jésus est celui en qui s’accomplissent toutes les promesses. Le porche du premier évangile (chap. 1) est un diptyque qui ouvre l’ensemble de cette révélation sur la caisse de résonnance sans laquelle elle ne peut être écoutée : « Livre de la genèse de Jésus-Christ1 » (1,1) ; « Or de Jésus-Christ, ainsi fut la genèse » (1,18). La double occurrence du terme ??????? lie l’évangile matthéen aux Écritures qu’il accomplit, par un écho ô combien signifiant à l’incipit de l’ensemble du Livre : le double récit de la création.

Gn 1-2 et Mt 1 se font écho : l’expression « livre de la genèse » de Mt 1,1 se trouve, dans la lxx, à la jointure des deux récits de la création (Gn 2,4). Cet écho perçu par le lecteur ouvrant le livre de la Genèse nouvelle le fait entrer dans la révélation de l’accomplissement du dessein du Créateur, révélé dans le récit des origines.

Comparons brièvement ces deux incipit en diptyques pour mettre en évidence l’horizon de lecture ouvert au seuil du récit de l’annonciation à Joseph.

Premiers volets : le premier récit de la création et la généalogie de Mt

Ancien et Nouveau Testament commencent tous deux par un texte des origines solennellement rythmé et délimité par des refrains révélant l’ordonnancement voulu par le Créateur : ordonnancement cosmique en Gn 1, manifesté par la séquence répétitive Parole de Dieu — qui fait ce qu’elle dit — nomination de la créature — « Et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin, énième jour… » ; ordonnancement historique de la généalogie du Christ, manifestant le dessein de Dieu à l’œuvre tout au long de l’histoire, par la répétition de « engendra » (Mt 1). Jésus est ainsi présenté comme le descendant des destinataires des promesses.

Ces deux poèmes culminent dans des finales où cet ordonnancement est énigmatiquement dépassé, dans une rupture qui fait basculer dans le second tableau. Le récit de Gn 1 aboutit à la création de l’homme et de la femme : « “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance” (…). Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit (…). Cela était très bon » (Gn 1,26-28). Le chef-d’œuvre du sixième jour apparaît à la fois dans la continuité des cinq premiers jours, mais aussi mis à part : le régime de la séparation s’ouvre à une étonnante communion, surprenante intimité du Créateur avec sa créature créée à son image.

Une même rupture dans la continuité est manifeste à la fin du premier tableau de la genèse de Jésus-Christ chez Mt : la suite de tous les « engendra » aboutit au v. 16 à un couple qui semble en constituer le couronnement : « or Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de qui fut engendré Jésus ». Ce dernier maillon est inséré dans l’ordre de la généalogie : 3x14 générations — 6 semaines de générations — et une 7e série à la plénitude des temps. Mais ce couronnement, lieu d’apparition du nouvel Adam, advient par une rupture : l’ultime occurrence du verbe ?????? est au passif. Le lien entre le dernier rejeton de la race de David et le Messie attendu de cette souche est une énigme pour le lecteur.

Seconds volets : le second récit de la création et l’annonciation à Joseph

Dans chacun des deux incipit, le second récit est comme un zoom sur l’énigme posée au point culminant du premier. Le second récit de la création se focalise sur la création de l’homme et de la femme à l’image de Dieu : « Alors yhwh Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2,7). Le Dieu qui a créé en séparant insuffle son propre souffle à la créature qu’il modèle. Mystère de la vie divine donnée à la créature, pour qu’elle en vive ; mystère proposé à sa liberté, que l’homme aura à vivre avec la femme, aide qui lui est assortie pour vivre ce chemin vers la ressemblance divine. Après le poème solennel du chap. 1, le second récit nous fait vivre le drame de la vie de l’homme placé devant un don et devant une tâche. Pour entrer librement dans la ressemblance pour laquelle il est créé, l’homme doit obéir avec confiance à la Parole du Créateur, à celui qui veut le conduire au-delà de sa condition créaturale : sans quoi, s’il écoute la voix des créatures, il mourra, ne s’ouvrira pas à l’intervention inouïe de Dieu qui veut faire de l’homme et de la femme des créatures ressemblant au Très-Haut.

De même, le second volet de l’incipit matthéen est comme un zoom scrutant l’énigmatique v. 16 : l’intervention divine, déjà implicite dans le passif divin, est clairement dévoilée dans le récit de l’annonciation à Joseph. Ici encore, l’ordre du premier récit se trouve comme transgressé par un lien immédiat du dernier engendré à Dieu : l’Esprit intervient. Comment, dès lors, la promesse d’un Messie naissant dans la lignée de David s’accomplit-elle dans ce qui a toute l’apparence d’une rupture dans la généalogie ? D’autre part, l’écho avec la Genèse met le lecteur en tension : quel drame humain se cache dans cet inattendu du dessein de Dieu ? À quel dépassement de sa vision tout humaine Joseph va-t-il être conduit pour que l’humanité créée à l’image de son Créateur accueille en sa généalogie celui qui n’est pas seulement fils de David, fils d’Abraham — fils de l’homme ? Le drame de la désobéissance du premier homme va-t-il se rejouer, ou Dieu saura-t-il trouver un juste le laissant être Dieu, œuvrant dans l’histoire des hommes ce qui passe l’homme ? Saura-t-il accomplir son dessein originel de bonté dans ce mystère de la genèse de son Messie, cet homme de la descendance de David, conçu « de l’Esprit-Saint » (1,18) ?

Présentation de la péricope : Mt 1,18-25

Fortement reliée au premier tableau du diptyque par le stique crochet « De Jésus-Christ, ainsi fut la genèse » (v. 18) et par le champ lexical de l’enfantement, le second volet est bien une nouvelle péricope, délimitée par l’inclusion des v. 18 et 25 : inclusion au sens strict du nom propre « Jésus », inclusion sémantique entre le nom « genèse » et le verbe enfanter, inclusion thématique entre « avant qu’ils ne viennent ensemble » et « il ne la connaissait pas jusqu’au moment où elle enfanta ». Le genre littéraire est aussi nouveau : on passe du genre de la généalogie à celui de l’annonciation2.

Dans cette péricope bien délimitée, nous discernons quatre parties : 1) la situation du drame (v. 18-19) ; 2) l’oracle de l’ange et sa consigne (v. 20-21) ; 3) la citation vétérotestamentaire présentant l’épisode comme accomplissement du dessein de Dieu (v. 22-23) ; 4) l’exécution par Joseph : le fils de David permet que s’accomplissent dans l’histoire les promesses de Dieu (v. 24-25).

Situation du drame : v. 18-19

V. 18. « Ainsi fut la genèse ». Après la question : qui est Jésus ?, le second tableau met en scène le personnage de Joseph pour creuser une deuxième question : comment celui qui vient de Dieu est-il né dans cette descendance davidique ?

Après le stique crochet du v. 18a, le narrateur présente la situation initiale de l’épisode : « Comme sa mère Marie était fiancée à Joseph (…), elle fut trouvée enceinte ». Ce verset reprend le v. 16 : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de qui fut engendré Jésus ». Mais alors que Joseph apparaissait en tête dans la séquence Joseph-Marie-Jésus, dans une inversion syntaxique frappante, le voilà, semble-t-il, évincé de cette situation d’attente d’un enfant. D’emblée, Marie est présentée comme « sa mère », seule concernée par l’épisode de la conception. Jamais Joseph n’est appelé père, et il est positivement écarté de la paternité physique de cet enfant : « avant qu’ils ne viennent ensemble ».

Écarté ? Pourtant Joseph semble bien être le personnage principal de cet épisode : son nom apparaît 4 fois (v. 18, 19, 20, 24), et le narrateur insiste sur son lien conjugal (v. 16, 18, 19). Joseph et Marie sont dans la première étape du mariage selon le droit matrimonial juif : les conjoints sont déjà vraiment mariés — si l’époux meurt, la jeune femme est veuve ; pour une séparation, il faut un contrat —, mais ne commenceront à vivre ensemble qu’au bout d’un an environ.

Loin d’être évincé de l’épisode, Joseph, comme en creux au démarrage — en attente de découvrir sa mission —, est au cœur du drame : dans cette situation initiale, la question ne porte pas sur le fait que Marie, vierge, a conçu Jésus de l’Esprit-Saint ; cela est simplement affirmé dès le début. Mais pour le lecteur qui vient de lire la généalogie, la question est clairement celle de la paternité de Joseph : sera-t-il bien fils de David, celui qui a été engendré dans le sein de son épouse sans la semence de Joseph ? Comment concilier la non-intervention masculine et l’appartenance légale au lignage davidique ?

« Elle fut trouvée enceinte de l’Esprit-Saint », ?? ????????? ????? : c’est la 5e occurrence de la préposition ??, employée pour les quatre femmes de la généalogie : Thamar, Rahab, Ruth, et la femme d’Urie ; femmes signes de l’inattendu des engendrements ( ) de la Promesse, qui atteint son paroxysme avec cette cinquième, engendrant le Messie… Comme ces femmes qui permirent dans l’histoire d’Israël que continue la lignée de la promesse, au-delà et au travers d’apparents obstacles, Marie doit également jouer son rôle, laissant Dieu agir d’une manière déroutante pour les hommes.

En lien avec le motif de la virginité, le rôle de l’Esprit-Saint dans le récit dit l’intervention directe de Dieu dans la conception de l’Oint du Seigneur. Il explicite le passif du v. 16. Comme au commencement où l’Esprit planait sur les eaux, une nouvelle genèse est à l’œuvre, qui advient en la personne de Jésus. Cette fécondation par la puissance de l’Esprit dans le sein d’une Vierge n’est pas sans contact avec la littérature antique païenne et ses naissances miraculeuses3. La comparaison avec ces mythologies nous permet de dégager la spécificité du texte biblique. La grande sobriété du récit ne s’attarde pas sur la manière dont s’est opéré le miracle, n’évoque pas d’union4, mais manifeste la puissance créatrice de l’Esprit-Saint : « l’Esprit de Dieu est la totale puissance divine se manifestant dans l’histoire de l’univers et de l’homme, depuis le premier acte créateur jusqu’à cet événement eschatologique qu’est la conception virginale de Jésus le Christ (…). L’ère messianique est inaugurée à la Nouvelle Création, par une action de l’Esprit qui est à la fois unique et définitive »5.

« Elle fut trouvée enceinte » : la surprise de cette conception tourne nos regards vers Joseph. Quel est le rôle de cet époux dans le dessein de Dieu qui conçoit la vie dans le sein d’une vierge, mais d’une vierge mariée ?

V. 19. « Or Joseph, son époux, étant juste, et ne voulant pas la dénoncer publiquement, décida de la répudier à l’insu des gens ». Après le campement de la scène par le narrateur omniscient qui connaît, et nous a révélé, l’origine divine de l’enfant, nous prenons maintenant le point de vue de Joseph sur la situation : son épouse est enceinte, et il sait qu’il n’est pas le père. Sa situation douloureuse apparaît bien dans cette insistance : « Joseph son époux ». L’expression contraste avec « sa mère Marie » : époux, mais pas père de l’enfant porté par son épouse.

Première caractérisation du personnage principal, la justice de Joseph est le fond sur lequel nous lisons tout l’épisode ; il est de cette lignée des justes rencontrés dans la généalogie6, de ceux qui cherchent à faire la volonté de Dieu. Digne fils de Noé, d’Abraham, qui permirent à Dieu d’accomplir son œuvre salvifique, Joseph est ajusté à la bonté de Dieu7.

En quoi consiste la justice dans cette situation difficile ? Est-elle ici stricte observance de la loi, édictée en Dt 20,20-21 ou 22,23-27, de lapider la femme adultère8 ? Mais cette loi s’applique-t-elle vraiment dans le cas de Marie ? Il semble que non, puisque Joseph, qui est juste, ne la lui applique pas. Le sens de la répudiation en secret n’est pas entorse à la loi, fût-ce par bonté : Marie n’est pas reconnue comme méritant la peine encourue par une femme adultère. La répudiation, si elle vient comme peine suite à une faute, ne peut être que publique, puisqu’elle est un acte légal9, et donc officiel. Ici, il s’agit d’autre chose : devant le mystère de cette conception qu’il ne s’explique pas, il prend une décision, avec un cœur droit, mais sans tout savoir.

Nous ne voyons pas d’opposition entre « étant juste » et « ne voulant pas la dénoncer publiquement » : la bonté de Joseph n’est pas miséricorde venant atténuer ce que la stricte justice aurait de trop dur. Le texte coordonne les deux participiales : il est juste et, dans son ajustement à Dieu, il ne veut pas la dénoncer publiquement, lui qui ne connaît pas l’origine de l’enfant10 ; il sait seulement qu’il n’en est pas le père. Sa justice consiste à rester à sa place : il n’agit pas sur base de supputations plus ou moins fondées dans sa possessivité ou sa jalousie ; tout entier tourné vers l’accomplissement de la volonté de Dieu, il accepte de ne pas comprendre le mystère qui le touche de si près. Il agit seulement en fonction de ce qu’il sait : « il décida de la répudier en secret ». Il n’est pas le père, ne peut donc rester à la place du père de cet enfant. Aussi doit-il se séparer de sa promise, mais sans attirer sur elle l’opprobre, elle dont rien ne lui apprend qu’elle ait fait ce qui déplaît au Seigneur.

Le passage du v. 18 au v. 19, le contraste entre le point de vue du narrateur omniscient et la vision limitée de Joseph, renforcent la tension dramatique de l’intrigue qui se noue. Alors même qu’il veut faire la volonté de Dieu, Joseph risque de faire échouer le projet divin : lui qui doit insérer Jésus dans la lignée de ses pères, il a résolu de se séparer de Marie, et de l’enfant… C’est à partir de cette tension dramatique que se développe le récit, pour nous révéler le « rôle indispensable (de Joseph) dans l’économie du salut »11.

L’oracle de l’ange : Dieu révèle au juste Joseph sa mission, v. 20-21

V. 20. « Or, comme lui formait ce dessein, voici : l’ange de yhwh  »… Le verset introductif de la deuxième partie articule l’agir de l’homme et celui de Dieu dans la vie du juste. Joseph veut faire la volonté de Dieu : à Dieu de lui révéler quelle est cette volonté si elle n’est pas telle que le juste l’a d’abord discernée humainement ; le « voici » annonce l’intervention de Dieu discernée dans l’histoire des hommes.

Dans le genre littéraire des annonciations, « l’objet de l’annonce est tantôt la naissance d’un fils (Ismaël, Isaac, Samson, l’Emmanuel, Jean, Jésus), tantôt une mission (Moïse, Gédéon). (Notre texte) annonce à la fois la naissance d’un fils et une mission : une mission à propos d’une naissance merveilleuse »12. Nous reconnaissons les éléments caractéristiques de ce genre littéraire : en réponse à une situation bloquée à vue humaine, Dieu lui-même intervient, par son envoyé — intervention divine suscitant en général un trouble, qui n’est pas décrit dans le cas de Joseph, mais le motif de la crainte est discrètement présent dans la parole de l’Ange ; à travers cet envoyé, Dieu annonce son dessein ; un signe est donné (ici le signe scripturaire de la citation d’Is 7 et la conception par l’Esprit-Saint confirmée par l’Ange), en réponse à l’objection tout humaine de la personne visitée : dans le cas de Joseph, son intention de répudier celle qu’il doit épouser. Et, enfin, fruit de cette intervention divine, le dessein de Dieu se réalise, par l’obéissance du bénéficiaire de l’annonciation.

Par ce genre littéraire, Mt souligne l’intervention divine pour que s’accomplisse son dessein : « Il apparaît clairement que la pointe (…), ce qui est annoncé par l’ange, c’est le double rôle de Joseph : prendre chez lui Marie, donner un nom à l’Enfant »13. Le lecteur matthéen n’est pas étonné que Dieu parle ainsi dans les songes : Joseph apparaît dans la ligne des patriarches, Jacob, et Joseph son homonyme, « l’homme aux songes » (Gn 37,19). Mt utilise à plusieurs reprises cette expression qui lui est propre, « en songe »14, pour « (établir) un contraste entre d’une part les projets humains de Joseph (résolutions intérieures qui conduisent à mettre un terme au projet de Dieu), et, d’autre part, l’intervention souveraine de la vision divine qui explicite à l’intention de Joseph ce que les auditeurs de l’évangile savent déjà »15.

L’interpellation initiale souligne « à quel titre la personne est visitée »16 : dans l’appellation « Joseph, fils de David », on entend déjà toute la mission de Joseph. En 1,1, c’est Jésus qui était dit « fils de David » : « fils de David, Jésus l’est parce que Joseph l’est. (…) C’est à ce titre que (l’ange) lui confie la mission d’accueillir Marie et son fruit virginal »17.

L’ange appelle Joseph à jouer le rôle que le lecteur lui avait découvert dans la généalogie, à savoir être « le dernier chaînon de cette lignée privilégiée, celui dont dépend l’aboutissement de cette ligne jusque là ininterrompue (…) : (sa) mission (est) d’enraciner légalement Jésus dans la souche davidique, de faire de lui un “fils de David” et de situer authentiquement sa naissance dans l’histoire de la Promesse »18. Alors, par Joseph, s’il accepte cette mission, Jésus sera bien le rejeton tant attendu de la souche de David, le Messie. Pour une oreille juive, cette interpellation de « Joseph, fils de David » est très frappante, elle qui joint dans une seule expression les deux traditions messianiques : le messianisme glorieux et royal de David et celui douloureux de Joseph, qui passe par la mort, l’arrestation, la calomnie…, pour que Dieu puisse sauver tout son peuple.

« Ne crains pas de prendre auprès de toi Marie ta femme ». Ces paroles de l’Ange font écho à l’annonciation à Abraham de la naissance de son fils Isaac dans son couple vieux et stérile ; annonce du fils de la promesse si important dans l’histoire du salut. Le parallèle est frappant entre Gn 17,19 et Mt 1,20-2119. L’accomplissement de toute l’histoire de la promesse demande le consentement de cet ultime chaînon de la lignée élue : Joseph, comme Abraham, doit consentir à une mission paternelle déroutante qui passe par un renoncement à ce qu’il croyait d’abord être la volonté de Dieu. Comme Abraham, Joseph reçoit de Dieu la paternité que celui-ci veut lui donner, paternité étonnamment féconde dans l’histoire du salut, mais qui passe par une épreuve dépouillant le père de toute tentation idolâtrique. Pour devenir père de celui qui en 1,1 était appelé « fils d’Abraham », Joseph doit se laisser conduire là où il ne sait pas, comme un authentique fils d’Abraham.

« Car certes ce qui fut engendré en elle est de l’Esprit-Saint ; mais elle enfantera un fils et tu appelleras son nom Jésus ». Pour justifier son appel à ne pas craindre, l’ange commence par rejoindre Joseph dans son objection : c’est vrai, ce qui fut engendré en elle n’est pas de toi. Et l’ange de préciser, de révéler à celui que Dieu a choisi pour être le père de son fils : c’est le fruit de l’Esprit-Saint. Une fois cette objection intégrée et éclairée, il poursuit : « mais elle enfantera un fils et tu appelleras son nom Jésus ». Autrement dit : l’enfant n’a pas été conçu par ta semence, mais tu seras son père20.

En renonçant à la paternité physique vis-à-vis du Messie, Joseph participe suréminemment au mystère de l’incarnation rédemptrice. Il laisse toute la place à Dieu Père, dans un acte qui, en même temps, garde toute sa dimension la plus humaine : il s’agit d’une naissance, Marie enfantera, comme toutes les mères, dans un foyer juif unissant un homme et une femme mariés. « Ainsi, la transcendance radicalement manifestée préserve mystérieusement quelque chose de cet ordre humain qu’elle déborde et bouscule. La rupture s’opère par le haut, sans briser la ligne de continuité horizontale »21.

« Elle enfantera… et tu appelleras… » : l’Ange scelle l’Alliance de Marie et de Joseph qui, ensemble, reçoivent mission d’être les parents de l’enfant. Les deux propositions coordonnées, par leur balancement binaire, placent pour ainsi dire Joseph et Marie sur le même plan, parents ensemble, chacun à sa place. Marie seule reçoit d’être mère selon la chair aussi ; mais l’ange révèle à Joseph sa mission propre de père. Marie porte déjà l’enfant, elle a donc déjà consenti à ce mystère d’Alliance féconde, mais le père, qui est encore extérieur à ce mystère d’enfantement, est appelé à entrer dans le projet de Dieu ; l’Ange, par son ordre, suscite sa liberté : « tu appelleras », au futur. Marie est mère immédiatement, Joseph est appelé à être père, et cette paternité suppose un chemin de foi. Certes Dieu seul mène le jeu, par la puissance de son Esprit, mais « sans néanmoins dédaigner le concours des hommes. C’est au nom de la lignée davidique, (…) comme délégué du peuple élu que, sur l’ordre divin, Joseph le juste accueille le mystère de la nouvelle Alliance. (…) (Joseph) comme tous les justes (…) attend le Messie, mais lui seul reçoit l’ordre de jeter un pont entre les deux testaments ; il accueille le Sauveur dans sa propre lignée »22.

Donner le nom, telle est bien la fonction du père : « Marie lui donne son être, mais c’est Joseph qui, en lui donnant son nom, en fait un être social : il l’introduit dans la condition humaine : c’est par lui que Jésus va avoir des racines dans un peuple, une lignée, par lui qu’il entre dans une tradition, va apprendre un métier… »23. Il apporte au fils de son épouse le nom et l’appartenance à la lignée davidique ; et dans la tradition juive, celui qui donne le nom est réellement le père de l’enfant ; « l’adoption légale n’était pas une fiction juridique. L’adopté devenait véritablement fils, avec toutes les prétentions que lui donnait désormais son registre généalogique (…). En lui donnant son nom, il l’adoptait, et son adoption conférait à l’enfant tous les droits légaux, y compris son insertion dans la lignée messianique »24. D’où l’importance de cette nomination. Le nom de Jésus est mis en valeur par sa triple occurrence, en inclusion et au centre de la péricope, et également par l’explicitation de sa signification : « Car lui sauvera son peuple de ses péchés ». Voici révélée la visée de l’histoire de Jésus : le salut du peuple d’Israël. Le nom dit l’identité de la personne et sa mission : ?????? vient de l’Hébreu Yehoshou’a ou Yeshou’a, « yhwh sauve ». « L’association entre le nom ?????? et l’idée de salut était connue et répandue à la fin du i er siècle, aussi bien en hébreu qu’en grec »25 ; elle est bien enracinée dans la Bible même (Si 46,1). Mais notons l’audace de ce verset : «  signifie “ yhwh sauve” et l’ange interprète comme “Jésus sauve” »26, autrement dit, Jésus est Dieu Sauveur.

Le verbe sauver apparaît fréquemment dans la lxx pour évoquer le salut donné par Dieu : Dieu seul sauve et suscite des sauveurs. C’est par la puissance de Dieu que les juges sont sauveurs, c’est Dieu qui sauve par son Messie : « tu lui donneras l’onction comme chef de mon peuple Israël, et il délivrera mon peuple » (1 S 9,16). Jésus accomplit cette figure du roi oint pour sauver le peuple ; et cela d’une façon tout à fait inattendue : non seulement il est envoyé comme sauveur au nom de Dieu, mais, bien plus, il est fils de Dieu lui-même, conçu de l’Esprit en Marie. Dieu vient sauver son peuple en venant dans la généalogie davidique, en personne. Accomplissement surabondant des prophéties : « C’est par l’entremise de mon serviteur David que je délivrerai mon peuple Israël (…) de tous ses ennemis » (2 S 3,18) ; « Yhwh donne le salut à son messie » (Ps 20,7) ; Jésus est le Roi tant attendu : un roi qui, pour le moment, repose dans le sein d’une femme.

Dans cette parole de l’ange s’achevant par l’annonce de l’œuvre de salut, le « ne crains pas » initial fait écho à tous les « ne crains pas » adressés au peuple au fil des générations : « Soyez forts, ne craignez pas ; voici votre Dieu. (…) C’est lui qui vient vous sauver » (Is 35,4). Ne crains pas, Joseph, de prendre chez toi ton épouse, car c’est ainsi que s’accomplit l’œuvre du salut annoncée par les prophètes.

Dans le contexte, comme dans les autres occurrences matthéennes, ???? semble désigner le peuple d’Israël, bénéficiaire des promesses qui s’accomplissent. Nous verrons au v. 23 que cette adresse au peuple élu n’est pas exclusive des nations. Une fois encore, l’accomplissement dépasse les annonces prophétiques : Jésus ne sauvera pas le peuple de ses ennemis extérieurs mais « de ses péchés ». Voilà une annonce qui ouvre l’ensemble de l’évangile.

Première citation d’accomplissement, v. 22-23

« Or ceci tout entier est arrivé afin que s’accomplît ce qui fut dit par le Seigneur… » : c’est la première des 10 formules d’accomplissement27. Dans la première section de l’évangile (chap. 1 et 2), Mt enfile 5 citations explicites dans chacun des 5 épisodes de l’enfance qui suivent la généalogie. Avant même que Jésus lui-même ne parle pour se révéler au monde, les Écritures proclament qu’il est le Messie qui les accomplit.

Pour certains, ces versets font partie du discours de l’ange28. Nous y voyons plutôt un commentaire du narrateur. L’évangéliste suspend le récit pour souligner que la conception miraculeuse de Jésus et la mission que Joseph reçoit viennent accomplir le dessein de Dieu. « Tout ceci est arrivé » : rien de tout ce qui arrive, aussi déroutant que cela paraisse d’abord au juste Joseph, n’échappe au dessein de celui qui conduit l’histoire et en a donné le sens par ses prophètes.

On comprend aisément ce qui permet à Mt de convoquer la prophétie isaïenne ; les paroles de l’ange accomplissent la prophétie : une vierge est enceinte, elle enfante un fils, qui reçoit un nom, explicité car porteur du sens de cette naissance miraculeuse. Regardons comment Mt cite Is pour entrer dans son herméneutique inspirée29.

1 Actualisation d’Is 7,14 : la mission de Joseph, accomplissement de la prophétie

La Vierge sera enceinte. En Is 7, le roi Achaz n’a pas d’héritier et le pays est en danger : quid de la dynastie de David ? Par son prophète, Dieu intervient alors et donne un signe au roi, promesse d’une espérance : un fils sera donné. « La jeune femme », ha’alma ( ) dans le texte massorétique, désigne l’épouse royale : la lignée de David ne s’interrompra pas et Ézéchias, le fils d’Achaz, relèvera la promesse dynastique (2 S 7)30. Mt a recours ici à une prophétie centrale dans l’expression du messianisme royal : c’est sur la permanence de la lignée davidique que repose l’espérance des fidèles de yhwh. Même si Is a en vue immédiatement la naissance d’un fils d’Achaz, on pressent que le prophète entrevoit dans cette naissance royale, au-delà des circonstances présentes, une intervention de Dieu en vue du règne messianique définitif31. La lxx semble aller dans ce sens : l’hébreu , qui désigne soit une jeune fille, soit une jeune femme récemment mariée, sans expliciter davantage, est rendu par ? ????????, la vierge32. La tradition juive d’Alexandrie attendait-elle la naissance virginale du Messie ? Peut-être est-ce là trop préciser. En tout cas, le motif de la virginité dit alors avec force l’espérance en Dieu seul, en l’œuvre de salut de Dieu à travers son Messie33. La citation d’Is nous éclaire sur le signe qui nous est donné dans la Vierge enceinte : signe du salut opéré par Dieu contre la menace des puissances voisines, dans le contexte d’Is, signe, en Mt, qu’agissant dans l’humanité virginale qui se laisse épouser, Dieu sera victorieux de tous ses péchés.

Le motif de la virginité dans la lxx était signe de la puissance de salut de Dieu, sans qu’il soit alors question d’opérer une cassure dans la génération des descendants de David. Et voilà que le signe s’accomplit dans l’histoire, dans la virginité de l’épouse du fils de David, « manifestation unique et éclatante de la puissance d’Amour de Dieu au sein de la réalité humaine la plus charnelle »34. Le choix de ce terme ???????? est évidemment particulièrement indiqué dans le propos de Mt, puisqu’il consonne avec les v. 18 et 25 où se retrouve le double motif paradoxal de la virginité et de l’attente d’un enfant. Mais Mt, en introduisant cette traduction grecque de l’oracle, lui donne un grand surcroît de sens. Parler d’une naissance miraculeuse est une chose, raconter la conception de l’enfant attendu par la puissance de l’Esprit-Saint dit beaucoup plus : Dieu lui-même est avec nous.

« Sera enceinte » : l’évangéliste reprend aussi à la lxx le passage au futur, soulignant le caractère de signe donné, pointant depuis le passé vers ce qui s’accomplit maintenant, et de manière tout à fait inattendue.

2 Le surcroît de l’accomplissement

Voyons maintenant ce qui semble s’opposer entre les paroles de l’ange et la prophétie qu’elles sont supposées accomplir. Nous sommes frappés par une « double liberté »35 de l’évangéliste : la modification du texte d’Is, et l’apparente contradiction entre le nom donné dans l’oracle et dans son accomplissement.

« Et ils appelleront son nom Emmanuel ». Dans le tm, c’est la mère qui appelle l’enfant Emmanuel ; la lxx passe à la deuxième personne du singulier ; Mt à la troisième personne du pluriel : « et ils l’appelleront Emmanuel » ou « on l’appellera Emmanuel ».

Nous retenons deux interprétations de cette troisième personne. Il peut s’agir d’un sémitisme pour dire Dieu. Cette première interprétation retenue par C. Perrot est intéressante pour mettre en évidence la double paternité de Jésus :

Ce n’est pas la mère de l’enfant qui donne le nom comme en Is 7,14 ; ce n’est pas Dieu seulement, comme dans un manuscrit d’Is découvert à Qumrân, mais c’est Joseph aussi : l’ange rapporte la prophétie, « un fils auquel on (sémitisme pour désigner Dieu) donnera le nom d’Emmanuel » et le narrateur continue : « auquel il (Joseph) donnera le nom de Jésus ». Dieu et Joseph participent ensemble à la nomination de Jésus et donc à son existence et à son identité36.

Une seconde interprétation est plus évidente : « ils » s’entend en lien avec l’explicitation du nom, « Dieu avec nous », reprenant l’expression de Is 8,8.10, qui traduit bien l’hébreu . Cette explicitation atteste une « insistance théologique de Mt (cf. l’inclusion que constitue la finale de l’évangile : “Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde”). En Jésus, Dieu est présent dans le monde et plus précisément avec les siens »37. Qui donc est cette communauté d’hommes, ce « nous », ce « ils » rentrés dans une communion, une Alliance avec Dieu qu’ils appellent « Dieu avec nous » ?

Cette seconde interprétation nous conduit à la question du nom : « Tu appelleras son nom Jésus » — « Il appela son nom Jésus » ; « on appellera son nom Emmanuel ». Comment comprendre cet apparent dialogue de sourds ?

La transformation de « elle (tu) l’appellera(s) » en « ils l’appelleront » invite à reconnaître les membres du peuple d’Israël parmi les auteurs d’une telle nomination. Mais Mt et les membres de sa communauté sont également à inclure parmi ces bénéficiaires du salut, puisque le narrateur et le lecteur sont inclus dans la première personne du pluriel. Dans le texte de Mt, la première partie de la citation est accomplie, mais la seconde partie garde la fonction d’une prolepse externe dans le récit : Jésus ayant sauvé son peuple de ses péchés, ils l’appelleront Emmanuel, tous ceux qui auront fait l’expérience que Jésus est Dieu avec nous, Dieu Sauveur entré à l’intérieur des engendrements ( ) humains.

Si le parallélisme entre 21 b-c et 23 c-d permet au lecteur d’identifier Jésus Sauveur et Dieu avec nous, un écart est cependant maintenu entre Jésus et Emmanuel. Le premier est vraiment un nom propre qui désigne Jésus ; l’acte que l’ange invite Joseph à accomplir est un acte de nomination. En revanche, Emmanuel « renvoie à la réalité advenue dans le salut des péchés que Jésus accomplit et apporte. Plus qu’un acte de nomination, (il) est un acte de reconnaissance »38. Ainsi la tension qui reste entre ces deux appellations ouvre un chemin pour tous les hommes.

Et, révélation étonnante, il semble que ce salut soit proposé plus largement qu’au seul peuple dont il était question au v. 21. Puisque Mt utilise le déictique « nous », toute personne accueillant cette parole semble appelée à nommer Jésus : Dieu avec nous. Non que Mt rende obsolète la médiation du peuple élu, dans cette péricope qui nous révèle l’insertion du fils de Dieu dans la lignée davidique, mais en Joseph, fils de David, tous les peuples sont concernés, comme ils l’avaient été par la promesse faite à Abraham (Gn 12,3b) : « Le succès du plan divin, plan de salut, a dépendu de la réponse de l’homme : à son point initial comme à son point d’arrivée. D’Abraham à Joseph, la vocation de tout Israël à être le peuple élu portait, en germe, la vocation de tous les hommes »39.

Au seuil du premier évangile est ainsi offerte à notre liberté cette place avec celui qui est venu être « avec nous ». « Le référent du pronom ???? n’est pas un acteur de l’évangile puisqu’à aucun moment le récit n’est à la première personne » ; mais c’est bien le « je » du lecteur qui y est inscrit dès le commencement40 : un « je » d’emblée pris dans une assemblée de frères : un « je » qui dit « nous ».

Dénouement du récit : l’obéissance du juste Joseph, v. 24-25

« Or Joseph se réveillant de son sommeil  ». La redondance attire notre attention sur ce sommeil du fils d’Abraham, dans lequel Dieu est intervenu en vue de son dessein salvifique ; il nous rappelle la torpeur dans laquelle Dieu plongea l’homme lorsque lui fut façonnée une épouse, avec qui il apprendrait la paternité (Gn 2,21), et celle tombant sur Abram, le jour où yhwh conclut une Alliance avec lui (Gn 15,12), cette ????????, espèce de sommeil surnaturel extatique dans lequel se produit une action divine. Est ainsi soulignée la dimension de passivité nécessaire pour laisser Dieu agir dans l’histoire.

« Il fit comme l’ange lui avait prescrit » : par cette formule d’exécution, familière dans l’Ancien Testament41, Mt met en évidence l’obéissance, ensuite déclinée en trois propositions qui appliquent fidèlement les consignes de l’ange.

« Il prit auprès de lui sa femme » : Joseph a renoncé à sa décision propre. Il est entré dans les vues de Dieu. Il s’est laissé ajuster à sa volonté et cette adhésion à l’ajustement demandé est peut-être ce qui caractérise le mieux la justice des amis de Dieu42.

« Et il ne la connaissait pas jusqu’au moment où elle enfanta un fils ». Joseph renonce à répudier son épouse, tout en respectant sa virginité visitée par l’Esprit-Saint ; l’expression « jusqu’au moment » ne vise pas à signaler un terme dans le temps, comme on le voit dans cet autre exemple : « Et Mikal (…) n’eut pas d’enfant jusqu’au jour de sa mort » (2 S 6,23). D’ailleurs le verbe est, non au parfait, mais à l’imparfait, qui désigne la continuité.

« Et il appela son nom Jésus ». Ainsi se concrétise l’acte par lequel Joseph enracine Jésus dans la descendance d’Abraham et de David.

Ces v. 24-25 constituent donc le troisième tableau du triptyque annonce de l’ange – prophétie – exécution. De part et d’autre de la citation d’accomplissement, les v. 20-21 et 24-25 se répondent étroitement. Par cette obéissance au Dieu qui lui parle, Joseph manifeste qu’advient le temps de l’accomplissement des promesses messianiques : il entre dans ce peuple nouveau capable d’appeler Dieu Emmanuel, peuple qui reconnaît la présence de Dieu au milieu de lui. Par l’insertion de la citation d’accomplissement entre l’annonciation et l’exécution, Joseph est présenté comme celui par qui s’accomplissent les Écritures. Après que le lecteur a été lui-même interpellé dans l’acte de nomination d’Is 7, le chemin de cette nomination nous est ouvert par Joseph, celui qui a donné son nom à l’enfant de la Vierge pour que le fils de Dieu soit avec les hommes, inséré dans les toledot ( ) de la Promesse. Son obéissance est accomplissement, dans le singulier d’une histoire, de la prophétie isaïenne à portée universelle : tous les hommes sont appelés à reconnaître en Jésus l’Emmanuel ; mais pour que ce salut universellement proposé advienne dans l’histoire des hommes, il faut passer par l’obéissance d’un homme, Joseph, qui inscrit cette geste de salut dans un peuple particulier, Israël, pour qu’en lui soient bénies toutes les nations.

Conclusion

« Le Roi m’a introduit(e) en ses appartements » (Ct 1,4), chante le poète du Cantique. S’il en est un qui peut prier ce verset dans une joie silencieuse et profonde, c’est bien celui que Dieu lui-même a introduit dans le foyer de la Vierge portant en son sein la lumière du monde. Il est beau de contempler, dans cet embryon, le Roi attirant en sa maison celui qu’il a choisi pour être son père en ce monde. Et merveille de l’abaissement de ce Roi davidique : pour introduire en son palais l’humble Joseph, il s’abaisse jusqu’à confier au charpentier la mission de fonder cette maison dans laquelle il vient habiter parmi nous. Le petit enfant a besoin d’un foyer juif de la lignée de David : pour introduire Joseph en ses appartements, il se place dans la position de celui qui a besoin de la contribution du fils de David ; besoin d’être accueilli dans la lignée qu’il a poursuivie de ses Promesses pour les réaliser de façon surabondante.

Alors, parce que Joseph, appelé à cette étonnante mission d’être père du fils du Père, entre dans ce dessein bienveillant, il permet à l’Emmanuel d’être avec nous : avec lui et son épouse, avec le peuple qui l’attendait, avec tous les hommes qui accepteront d’être avec Lui, à commencer par le lecteur entrant dans ce nous qui l’appelle à vivre l’Alliance.

Et le fils de David qui symbolise, au sens fort du terme, tout le peuple de l’Alliance, peut continuer sa prière : « Ton Nom est une huile qui s’épanche » (Ct 1,3) ; parce que, dans une obéissance totale à la volonté de Dieu, le fils de David a donné son nom à Jésus, l’Oint du Seigneur accueilli en la lignée de l’espérance, prenant place dans les humaines, pénètre de son onction cette race d’Abraham, créée pour que toutes les nations soient bénies ; cette race d’Adam créée pour être à l’image et ressemblance de son créateur et père.

Dieu a besoin, pour être avec nous, du consentement, de l’obéissance, de la justice d’Abraham, de David, de Joseph, qui rassemble en son obéissance celle de tout un peuple, pour que le peuple nouveau de ceux que le Roi est venu rassembler puisse entrer à son tour dans le consentement à être introduit dans les appartements d’un roi si déroutant, nous conduisant à lâcher nos idées sur sa puissance, pour le découvrir s’abaissant, nous ouvrant un chemin qui passe notre nature.

Cette obéissance est offerte à tous ceux qui se glisseront dans les de la bénédiction, apprenant de Joseph, fils d’Abraham, à prononcer le Nom sauveur : Jésus. Alors il sera l’Emmanuel, pour nous, aujourd’hui, et au dernier jour pour tous les hommes se réjouissant de sa royauté dans le Royaume : « Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu » (Ap 21,3).

Notes de bas de page

  • 1 Pour le texte de Matthieu, nous utilisons la transposition littérale de J. Radermakers, Au fil de l’évangile selon saint Matthieu, I.É.T., Bruxelles, 1974. Quand nous utilisons les italiques, y compris dans les citations d’auteurs, c’est nous qui soulignons.

  • 2 Cf. Gn 17-18 ; Ex 3 ; Jg 6 et 13, où on retrouve la même structure type du récit d’annonciation. Cf. X. Léon-Dufour, « L’annonce à Joseph », dans Études d’Évangile, Parole de Dieu 2, Seuil, Paris, 1965, p. 77.

  • 3 Écrire une naissance glorieuse, attribuer une origine divine est un des procédés courants de l’éloge : « Pour Eschyle, le dieu Zeus n’engendre nullement à la façon du commun des mortels. Il n’engendre même pas du tout : par son simple souffle, il provoque la conception d’un fils dans le sein d’Io » (A. Paul, L’évangile de l’enfance selon saint Matthieu, Lire la Bible 17, Paris, Cerf, 1968, p. 79).

  • 4 Par ce sobre « ek », Mt « se contente d’affirmer le fait de la conception miraculeuse sans indiquer un mouvement de l’Esprit Saint vers ou en Marie. Chaque fois qu’il fait mention de l’Esprit, c’est pour décrire une action souveraine de Dieu, qu’(en bon juif) il se garde d’expliquer ou d’analyser » (E. Cuvillier, Naissance et enfance d’un Dieu. Jésus-Christ dans l’évangile de Matthieu, Paris, Bayard, 2005 p. 59).

  • 5 A. Paul, L’évangile de l’enfance… (cité supra n. 3), p. 87.

  • 6 Dans la lignée d’Abraham, de Noé, de Thamar…

  • 7 La figure de Noé est évoquée par l’incipit de l’évangile matthéen : la troisième unique autre occurrence biblique de l’expression ?????? ????????, outre Gn 2,4 et Mt 1,1, est Gn 5,1, qui introduit la généalogie des ascendants de Noé. Vient alors le récit du déluge : « Voici la genèse de Noé : Noé était un homme juste » (Gn 6,9) ; « Yhwh dit à Noé : Entre dans l’arche, toi et toute ta famille, car je t’ai vu seul juste à mes yeux parmi cette génération » (Gn 7,1). À la suite de la généalogie du fils d’Abraham, pensons aussi à Gn 15,6 : « Abram crut en Yhwh, qui le lui compta comme justice ».

  • 8 Comme le pense P. Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Commentaire du NT, Deuxième série 1, Labor et Fides, Genève, 2002, p. 20. Selon lui, « pour l’instant, Joseph tient Marie pour coupable d’adultère ; sa justice est typiquement matthéenne : c’est une fidélité à la loi, une piété humble et active qui culmine dans un geste concret de miséricorde ». Nous ne voyons pas dans le texte de signe que Joseph la croit coupable, pas plus que nous n’y voyons l’autre interprétation, celle de la BJ, que réfute Bonnard, selon laquelle Joseph était convaincu de la vertu de Marie : le texte ne nous dit pas ce que Joseph en pense…

  • 9 C. Perrot, Les récits de l’enfance de Jésus : Matthieu 1-2 ; Luc 1-2, Cahiers évangile 18, Cerf, Paris, 1976, p. 22 : « Une répudiation “secrète” est inconnue ; il s’agit toujours là d’un acte légal public devant témoins et avec billet de répudiation (Dt 24,1). Nous traduisons donc “renvoyer”, plus large que “répudier” et n’impliquant pas forcément un acte de répudiation et de diffamation publique ».

  • 10 Certains commentateurs supposent que Joseph connaît l’origine divine de l’enfant : pour X. Léon-Dufour, Marie la lui a révélée. Rien, dans le texte, ne permet de l’affirmer : il nous semble que le texte montre simplement Joseph dans sa pureté de cœur ; ce qu’il ne sait pas, il ne l’imagine pas, et il cherche à faire la volonté de Dieu avec ce qu’il sait.

  • 11 X. Léon-Dufour, « Le juste Joseph », NRT 81 (1959), p. 231.

  • 12 X. Léon-Dufour, « L’annonce à Joseph » (cité supra n. 2), p. 77.

  • 13 Ibid., p. 76.

  • 14 Cette expression apparaît encore pour Joseph à plusieurs reprises au chap. 2 (v. 13.19.22). Et également pour les mages en 2,12 ; pour la femme de Pilate, en 27,19. Dans toutes ces occurrences le songe est directement lié au sort du Christ.

  • 15 E. Cuvillier, Naissance et enfance d’un Dieu (cité supra n. 4), p. 61.

  • 16 J. Radermakers, Au fil de l’évangile… (cité supra n. 1), p. 34.

  • 17 X. Léon-Dufour, « L’annonce à Joseph » (cité supra n. 2), p. 79.

  • 18 A. Paul, L’évangile de l’enfance… (cité supra n. 3), p. 57.

  • 19 Ibid., p. 58.

  • 20 X. Léon-Dufour, « Le juste Joseph » (cité supra n. 11), p. 228, traduit ainsi : « Joseph, fils de David, prends donc chez toi sans crainte Marie ton épouse, car sans doute ce qui a été engendré en elle est l’œuvre de l’Esprit-Saint, mais elle enfantera un fils à qui tu donneras le nom de Jésus ; c’est lui en effet qui sauvera son peuple de ses péchés ». Il justifie sa traduction (p. 74-75) avec l’appui de spécialistes de la langue grecque, en examinant la même structure grammaticale dans d’autres passages, notamment matthéens, où elle a le même sens : car certes, mais… ??? introduit une justification à portée différée : le motif est donné après la mention d’autre chose (cf. par ex. Lc 12,30 ; Jn 20,17 ; Ac 4,16-17 ; 13,36-37 ; 28,2223 ; 1 Co 11,7 ; 14,17 ; 2 Co 9, 1-3 ; et en Mt : 18,7 ; 22,14 ; 24,6).

  • 21 É. Grenet, « La filiation selon Matthieu 1-2 », NRT 130 (2008), p. 534.

  • 22 X. Léon-Dufour, « Le juste Joseph » (cité supra n. 11), p. 230 et 231.

  • 23 C. Perrot, Les récits de l’enfance… (cité supra n. 9), p. 26.

  • 24 Ibid., p. 24.

  • 25 J. Miler, Les citations d’accomplissement dans l’Évangile de Matthieu. Quand Dieu se rend présent en toute humanité, Analecta Biblica 140, Ed. Pontificio Istituto Biblico, Roma, 1999, p. 26 ; ibid., n. 47 : «  yhwh sauve était une étymologie populaire du nom propre Jésus ».

  • 26 Ibid.

  • 27 1,22-23 ; 2,15 ; 2,17-18 ; 2,23 ; 4,14-16 ; 8,17 ; 12,17-21 ; 13,35 ; 21,4-5 ; 27,9-10. Cinq de ces occurrences se trouvent dans les 4 premiers chapitres. Et Jésus lui-même déclare qu’elles parlent de lui en 11,4-6.

  • 28 Par exemple, Irénée, Adv. Haer. 4,23,1. Nous suivons l’interprétation de J. Miler et E. Cuvillier.

  • 29 « En 1,23, Mt se montre original par rapport à toutes les autres versions anciennes que nous connaissons du livre d’Isaïe. L’énoncé cité est très proche du texte de la lxx ; cependant, trois termes de Mt 1,23 se démarquent de l’un des textes antérieurs, hébreu ou grec, d’Is 7,14 : ????????, ????, ?????????? » (J. Miler, Les citations d’accomplissement… [cité supra n. 25], p. 23).

  • 30 Cf. C. Perrot, Les récits de l’enfance… (cité supra n. 9), p. 26.

  • 31 Cf. la note de la BJ sur Is 7,14.

  • 32 Cf. A. Paul, L’évangile de l’enfance… (cité supra n. 3), p. 68-76, pour une étude intéressante sur les naissances miraculeuses dans la Bible et le judaïsme, notamment sur Philon, contemporain de Jésus : dans son système d’exégèse allégorique, les matriarches sont des vertus, et elles sont ensemencées par Dieu lui-même. Comme le précise A. Jaubert : « la conception virginale d’Isaac (…) pour Philon (…) est un des moyens d’expression de sa théologie de la grâce. La production de la vertu parfaite à l’intérieur d’une âme échappe à tout effort humain et ne peut être l’œuvre que de Dieu seul. C’est là, chez Philon, le vrai sens symbolique de la virginité ». Mais cette doctrine philonienne « laisse supposer qu’il existait à l’arrière-plan une croyance juive sur la possibilité d’une conception dont Dieu serait la cause (…) » (A. Jaubert, La notion d’Alliance dans le Judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, Paris, Seuil, 1963, p. 491, cité par A. Paul, L’évangile de l’enfance… [cité supra n. 3], p. 72-74). Et A. Paul de poursuivre : « très probablement, il faut rapprocher d’elle la traduction d’Is 7,14 par la lxx (…). C’est une tradition de ce genre (…) qui a permis qu’au sein du judaïsme s’opère une décantation suffisante vis-à-vis des croyances païennes (…) et que par là se prépare la formulation du dogme chrétien de la conception virginale » (ibid., p. 74).

  • 33 La vierge d’Israël attend le salut qui vient du Seigneur : « Qui pourra te sauver et te consoler, vierge, fille de Sion ? » (Lm 2,13).

  • 34 J. Radermakers, Au fil de l’évangile… (cité supra n. 1), p. 38.

  • 35 A. Paul, L’évangile de l’enfance… (cité supra n. 3), p. 53-54.

  • 36 C. Perrot, Les récits de l’enfance… (cité supra n. 9), p. 26.

  • 37 E. Cuvillier, Naissance et enfance d’un Dieu (cité supra n. 6), p. 65.

  • 38 J. Miler, Les citations d’accomplissement… (cité supra n. 25), p. 30.

  • 39 A. Paul, L’évangile de l’enfance… (cité supra n. 3), p. 91.

  • 40 « Il est donc possible de conclure qu’une des fonctions de la citation d’accomplissement est de faire apparaître un rôle actantiel à pourvoir : celui de l’acteur qui reconnaît l’être et l’agir divin manifesté en Jésus » (J. Miler, Les citations d’accomplissement… [cité supra n. 25], p. 31).

  • 41 Ex 1,17 ; 12,35 ; Lv 8,4 ; Nb 20,27, etc.

  • 42 « La véritable part de l’homme à la Nouvelle Création, c’est celle de Joseph ; ou mieux, elle n’est autre que celle du Christ : celle du renoncement à sa propre part. Joseph a couru le risque de l’accepter : ne rien faire de ce qui est de l’homme, laisser Dieu tout faire à sa place ; aussi sa collaboration au drame de l’incarnation est-elle effective. Il s’est mis totalement du côté de Dieu, c’était là sa part : recevoir le Salut de Dieu en personne et rejeter la tentation de vouloir lui-même le donner. Aussi Joseph est-il l’homme heureux des Béatitudes qui s’est comporté comme Jésus à Gethsémani (…). C’est ainsi que le plan divin atteint son but : Dieu crée l’homme nouveau en celui qui veut bien l’accueillir comme le créateur donnant une nouvelle fois la vie, sa propre vie » (A. Paul, L’évangile de l’enfance… [cité supra n. 3], p. 93).

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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