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Des siècles de commentaires n'ont pas fini d'élucider ce livre énigmatique et fascinant qu'est l'Apocalypse. À quelle question répond ce livre? Quel message délivre-t-il? L'étude de la structure permet de déceler le rôle-clé joué par une supplication (6,10) qui commande toutes les réponses. Face au scandale des chrétiens d'Asie devant la mort des «immolés», Jean répond en effet par une théologie du martyre (ch. 11) qui débouche sur une théologie pascale de l'histoire. À leur tour, l'étude des grandes symboliques structurantes - le livre (ch. 4-11) et la femme (ch. 12-22) - et celle des relectures scripturaires de l'A. viennent confirmer cet éclairage et manifester le plein accord de l'Apocalypse avec le reste du Nouveau Testament.

L’Apocalypse est tout à la fois un livre fascinant et difficile, célèbre et méconnu. Faut-il renoncer à l’ouvrir et l’abandonner aux spécialistes qui sont d’ailleurs loin de s’accorder dans leurs recherches ? Pourtant, comment se fermer à la septuple invitation concluant les lettres aux Églises (ch. 2 –3) : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises » ? Il faut donc ouvrir le livre, se familiariser avec lui, le lisant et le relisant. Alors commence à se dissiper l’impression initiale de dédale, voire de chaos.

En effet, ce livre est construit. Il a une cohérence que vient confirmer une analyse rhétorique appuyée sur de nombreux indices de structurations. Pour cerner l’intention d’un texte, comme le rappelait P. Ricœur, il n’y a pas d’autre ressource que son organisation même. Par « organisation », il ne faut pas entendre seulement ici la structure, mais, dans un livre comme l’Apocalypse, le jeu des symboles et celui des reprises scripturaires. En effet, si depuis longtemps, on a repéré les réminiscences bibliques qui parcourent l’Apocalypse, on n’a pas accordé suffisamment d’intérêt aux relectures qui en sont faites et surtout à leur réinsertion dans la trame du livre. C’est par tout ce travail de rédacteur que Jean de Patmos a exprimé sa théologie.

Le cadre restreint de cette contribution ne permet pas de faire état des résultats de l’analyse des structures. Retenons seulement deux données essentielles :

  • la conjugaison d’éléments caractéristiques : séries septénaires et grandes liturgies charnières, leur répartition régulière, font émerger un plan qui comprend sept subdivisions.

Prologue Ch. 1 v. 9-20 vision initiale introduisant Ch. 2–3 le septénaire des lettres aux Eglises 1ère section Ch. 4–5 Vision inaugurale introduisant Ch.6,1–8,1 le septénaire des sceaux 2ème section 8,2-6 Liturgie des 7 anges aux 7 trompettes / ange à l’encensoir 8,7–11,14 Septénaire des trompettes (6 premières) 11,15-19 Liturgie de la septième trompette
3ème section 12,1–14,20 Section médiane 4ème section 15,1-8 Liturgie des anges aux 7 coupes / cantique de Moïse et cantique de l’Agneau 16,1–18,24 Septénaire des coupes et jugement de Babylone 19,1-10 Liturgie de la foule des élus 5ème section 19,11–22,5 Consommation finale Épilogue 22,6-21

D’autres indices structurels (inclusions, agencements symétriques, etc.) viennent confirmer le plan proposé.

  • D’autre part, un verset, unique en son genre, joue un rôle déterminant. Il est situé au centre de la première section (4,1 –8,1), section que l’on pourrait qualifier de « matricielle », car elle englobe la totalité de l’histoire du salut et contient comme en raccourci tout le propos du livre. Ce verset exprime la supplication des martyrs : « Jusques à quand, Maître saint et véritable, ne juges-tu pas et ne venges-tu pas notre sang ? » (6,10).

Par la suite les liturgies charnières des septénaires des trompettes et des coupes, reprennent à leur compte cette supplication. Ainsi en est-il de la liturgie des versets 2 à 6 du ch. 8 qui reprend et prolonge avec le geste de l’encensoir ce cri des martyrs implorant le jugement de Dieu. Succédant à cette supplication symbolisée par la fumée des parfums qui montent vers le trône divin, intervient le châtiment figuré par le feu de l’autel jeté sur la terre. La liturgie de 11,15-19 répond au « jusques à quand ? » des martyrs par la célébration du « maintenant » de l’instauration du règne qui n’est autre que le maintenant « du temps du jugement ». C’est ainsi que s’amorce alors un tournant décisif, celui du passage de la prière de supplication à la prière de louange que suscite la réponse de Dieu à la question posée. Dans la liturgie de 15,1-8 les vainqueurs de la Bête chantent le Dieu tout-puissant, roi des nations, pour la justice et la vérité de ses voies et la manifestation de ses jugements, apaisant ainsi la plainte du « Ne juges-tu pas ? ». Cette affirmation est reprise enfin en 19,1-4 qui déclare que « ses jugements sont pleins de vérité et de justice », tout en y ajoutant une précision : « il a jugé la grande prostituée ». Au verset 2 de cette péricope, se calquant dans son expression sur l’interrogation des martyrs, résonne la proclamation : « il a vengé sur elle le sang de ses serviteurs », mettant ainsi un terme au questionnement de 6,10.

I Le message de l’Apocalypse

1 À partir de la structure du texte

Si « tout texte est réponse à une question » et si « on ne comprend pas tout à fait la réponse que constitue le texte tant qu’on n’a pas compris la question à laquelle il répond »1(S. Schneiders), nous tenons là, sans doute, la clef même de la compréhension de l’Apocalypse, clef qu’on croyait perdue. Nous avons la chance que la question soit formulée explicitement. Il fallait toutefois la repérer dans un texte luxuriant ; d’où l’intérêt d’une étude de la structure, qui n’a pu être qu’effleurée ici. Sans elle, ce verset risquait de disparaître, noyé dans la masse ; d’autant que son ton paraît gênant et que bien des commentateurs feignent pudiquement de ne pas le voir, ou bien l’escamotent en le déclarant minime, un cas isolé, une distraction de l’auteur en somme. D’autres au contraire le prennent au sérieux et s’en scandalisent comme trahissant une mentalité revancharde à jamais dépassée, au point d’en arriver — cas extrême — à qualifier l’Apocalypse de Judas du Nouveau Testament. Est-ce mérité ?

Il faut donc essayer de saisir le contenu et la portée de l’interpellation des martyrs ; puis analyser la réponse que Jean lui donne, laquelle va constituer le message même du livre.

a La question du martyre

Tout d’abord, qui la pose et en quelles circonstances ? Jean « voit sous l’autel les âmes des égorgés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient porté » (6,9). Il s’agit de martyrs déjà passés au-delà de la mort. On peut penser que Jean a transposé dans le registre céleste ce qui se passe sur terre et qu’on a ici l’écho des plaintes angoissées des chrétiens persécutés pour lesquels il écrit. Il faut en effet aborder ici le contexte historique. Admettant comme fondée la datation du livre vers 95 sous Domitien, retenons que le culte impérial était florissant en Asie Mineure dans les villes citées par l’Apocalypse, Thyatire exceptée, et que s’y dérober pouvait entraîner des mesures répressives. Si le terme technique diôgmos (persécution), ne figure pas chez le visionnaire de Patmos, remplacé par polemos, combat, terme relevant de l’apocalyptique, c’est pour évoquer la dimension profonde, surnaturelle qui se cache derrière les apparences terrestres, ce qui n’évacue en rien la réalité de l’épreuve endurée. La question-source de 6,10 suppose en effet une situation inquiétante. Sinon, le livre tout entier n’a plus de raison d’être.

La formulation de 6,10 est tout à fait traditionnelle. On a relevé depuis longtemps le caractère vétéro-testamentaire de cette prière. Elle fait appel à Dieu comme au goël haddam, le vengeur du sang. Les martyrs, avec leur franc-parler, se situent dans le droit fil des psalmistes, des prophètes, des apocalypticiens qui s’adressent au Dieu de l’alliance pour réclamer une intervention qui manifesterait sa justice aux yeux des nations. Dans le judaïsme palestinien du temps de Jésus, le thème du jugement par Dieu des ennemis de son peuple reste une dominante de l’horizon eschatologique. De ce point de vue, les ch. 9 –10 du Testament de Moïse offrent un parallèle intéressant avec le texte de l’Apocalypse. Les différences sont d’autant plus frappantes. Alors que l’histoire du lévite Taxo et de ses fils culmine sur une note de revanche : « En regardant d’en-haut (= du ciel), tu (Israël) verras tes ennemis sur la terre (= comme des cadavres) et tu te réjouiras en les reconnaissant. Et en lui rendant grâces, tu confesseras ton Créateur » (10,10), l’Apocalypse, quant à elle, renverse complètement la perspective. En Ap 11,12-13, ce sont les ennemis qui, regardant d’en-bas vers le ciel, contemplent les témoins exaltés et, saisis de crainte, rendent gloire au Dieu du ciel. À la figure de toisement et de condamnation de la part des justes, se substitue celle de l’admiration et de la confession de la part des impies convertis. Ce retournement est révélateur : de fait, l’Apocalypse se clôt sur une vision de salut universaliste (21,9 –22,5).

Première conclusion à tirer de ce rapprochement : la question mise dans la bouche des martyrs en 6,10 recèle une connivence avec la sensibilité juive contemporaine, mais ce n’est là qu’un point de départ que dépasse, voire révolutionne, la réponse apportée par Jean. La question traduit une impatience, une inquiétude devant le retard du Jour du Seigneur. Plus profondément, elle trahit un scandale de la part des chrétiens devant la mort des martyrs. Celle-ci en effet est perçue de manière négative comme un triomphe du mal, relevant d’une situation d’injustice qui exige une intervention divine. Dans cette perspective, le sang des martyrs s’inscrit dans la ligne biblique du sang innocent injustement versé et qui crie vengeance (cf. Abel). D’où le scandale des Asiates qui rappelle celui de Pierre devant les annonces de la Passion (Mt 16,21-22 et //) ou encore celui des disciples d’Emmaüs devant la crucifixion de Jésus (Lc 24,18-21). Face à cette réaction, la pédagogie de Jésus dans les Évangiles avait été double : il exhortait ses disciples à le suivre jusqu’à la mort (Mc 8,34 –9,1 etc.), leur faisant découvrir par ailleurs que ce chemin était conforme au dessein de Dieu (Lc 24,25-27.44-47). Dans l’Apocalypse, Jean adopte une démarche similaire.

b La réponse de la victoire pascale

La question de 6,10 illustre une foi chrétienne non encore arrivée à maturité. Le souci apocalyptique de connaître la date de la Fin y est latent. La première réponse en 6,11 y colle encore en s’orientant déjà autrement. Jean déplace le centre d’intérêt. La nouveauté de sa réponse tient à ce que l’intervention décisive de Dieu a déjà eu lieu : son jugement en faveur de Jésus qu’il a ressuscité témoigne que les derniers temps sont déjà inaugurés. Le « quand » de la consommation n’a plus désormais la même urgence ni la même importance. Ce qui est primordial, c’est le « comment » : comment participer à la victoire pascale du Christ ? Jean cherche à faire prendre conscience de ce fait à ses auditeurs et à les faire entrer ainsi dans cette « nouveauté ». S’il adopte le genre apocalyptique, c’est que celui-ci correspond à la situation historique troublée de ses destinataires, mais il renouvelle celui-ci de l’intérieur à la lumière du mystère pascal saisi comme réponse divine à la question posée.

Ceci ressort de la structure même de la section. En effet, Jean situe le cri des martyrs au cœur même de l’ouverture du livre scellé par l’Agneau, manifestant ainsi que ce dernier a reçu pouvoir sur le déroulement de l’histoire, chargé qu’il est de mener à son terme le dessein de Dieu. Le scandale devant la non-intervention divine est ainsi exorcisé d’avance. Le cantique nouveau des Vivants et des Anciens (5,9-12) le déclare : c’est en raison même de sa mort que l’Agneau a reçu un tel pouvoir et une telle gloire. Son sang versé est célébré pour son efficacité prodigieuse au bénéfice des gens de toutes nations qu’il rachète et dont il fait le peuple de Dieu. Jean fait donc jouer en opposition la perception négative qu’ont les « égorgés » du sang qu’ils ont versé et la réalité positive, infiniment féconde, du sang versé par l’Agneau. Cette dialectique se résout à la fin de la section, dans la vision de 7,9-13 où la foule innombrable de toutes tribus, peuples et langues (cf. 5,9) apparaît à Jean vêtue de robes blanches (cf. 6,11) : « ils ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau » (7,14). Cette métaphore « surréaliste », mais profondément théologique, connote l’effet purificateur du sang du Christ sur les fidèles et, plus encore, la communication de sa puissance victorieuse. Le « salut » leur est donné (7,10.16-17).

Une proclamation semblable retentit au cœur du ch. 12, prologue de la section centrale du livre, section ecclésiale par excellence, mais dans des bouches humaines, cette fois : « Eux (nos frères) ont vaincu (le diable), grâce au sang de l’Agneau et grâce à la parole de leur témoignage et ils n’ont pas aimé leur âme jusqu’à la mort ». Rapprochés de 6,10, ces versets dénotent une profonde évolution dans l’appréciation du sort des martyrs : on est passé d’une impression de défaite à la certitude d’une victoire. La lecture de leur destinée se fait désormais dans la lumière de la foi pascale.

Or le revirement dont il est question ici se produit à la suite des ch. 10 –11, couronnement du premier grand ensemble du livre que forment les ch. 4 –11 et qui constituent la « mise en abîme » de toute l’Apocalypse. En effet le ch. 10 montre Jean recevant, sous forme d’un livre à avaler, une révélation divine à transmettre. Or, l’Apocalypse tout entière est rétrocession de ce message. Celui-ci est d’ailleurs condensé au ch. 11 qui retrace l’itinéraire prototypique des deux témoins, symboles de la communauté, ce qui donne à Jean l’occasion de mettre en œuvre la double pédagogie évoquée plus haut. Au ch. 10, il reçoit la mission de prophétiser à nouveau, à la suite des prophètes antérieurs, pour annoncer la consommation du « mystère » de Dieu, ce qui va impliquer la relecture des Écritures, non plus sous l’angle de ce qui est arrivé à Jésus, mais de ce qui arrive aux disciples. En fait, nous sommes ici devant un tout, comme le montre le ch. 11, car le sort des disciples se calque sur celui du Maître, ce qui donne de rejoindre alors le second axe de la pédagogie évangélique, celui qui invite à la « suivance ».

Rassemblant l’essentiel de la réponse de Jean à la question des martyrs, le chapitre 11 contient également en germe tous les thèmes développés par la suite de 12 à 22,5. Il remplit à ce titre une fonction matricielle. En effet, mis à mort à la suite de leur témoignage comme les égorgés du cinquième sceau, les deux témoins-prophètes apparaissent comme types de « ces frères qui doivent être tués comme eux » (6,11). Le jugement que les immolés réclamaient, ils en bénéficient, mais d’une manière paradoxale. De fait, au terme de la succession des fléaux liés aux six premières trompettes, un constat s’impose : les hommes ne se sont pas convertis (9,20-21). Exerçant leur ministère prophétique dans la même ligne à la fois de puissance et de châtiment (11,3-6), les deux témoins connaissent le même échec puisqu’ils sont mis à mort, rejetés par leurs contemporains (11,7-10). Leur témoignage en paroles accompagnées de signes ne suffit pas.

Paradoxalement, leur mort joue un rôle de pivot qui entraîne le retournement de la situation. Son évocation ouvre sur des données nouvelles. D’une part, à l’origine du drame, au-delà des acteurs humains, un pouvoir maléfique est à l’œuvre, « la bête qui monte de l’abîme ». D’autre part, la mise en perspective et l’assimilation symbolique de Sodome, de l’Égypte, de Babylone, la grande cité, et de Jérusalem comme lieu de la crucifixion de Jésus, font de la cité où périssent les deux témoins le lieu typique de la résistance à Dieu en même temps que le point d’aboutissement de toute une histoire antérieure caractérisée par la persévérance dans le refus. L’épisode acquiert ainsi une signification symbolique déterminante, à la fois dans l’espace et dans le temps. Condensé de l’histoire, il situe sur une même trajectoire les prophètes persécutés, le Christ crucifié et les martyrs chrétiens et, par là même, ouvre sur l’avenir « jusqu’à ce que soit au complet le nombre … » (cf. 6,11).

Ainsi commence à se dévoiler le fond du problème : la persécution est un aspect de la guerre séculaire qui oppose les puissances du mal à Dieu et à ses serviteurs. Le langage apocalyptique du « combat » le dit clairement. Ce combat qui se solde par une défaite apparente des prophètes va connaître une issue inversée par l’intervention du jugement divin. La résurrection et l’exaltation des deux témoins doit s’interpréter en effet comme un jugement rendu en leur faveur. La conséquence inattendue en est la conversion des survivants qui rendent gloire au Dieu du ciel. Ici encore le paradoxe éclate : les égorgés demandaient que leur sang soit vengé sur les habitants de la terre. Or ceux-ci ne périssent qu’en nombre restreint et les rescapés se convertissent. La réponse divine surpasse la requête humaine où une telle issue n’était pas envisagée. Elle dépasse aussi ce que laissait entrevoir le sixième sceau dans sa phase punitive (6,12-17), lequel ne provoquait chez les opposants qu’une réaction de peur et de fuite. Au contraire, en 11,12-13, la crainte suscitée chez les ennemis débouche sur la confession : c’est une crainte révérentielle qui laisse pressentir le salut final. Le cantique de 11,15-19 dévoile l’aboutissement de ce qui précède. L’instauration du Règne de Dieu où se focalisent toutes les aspirations apocalyptiques. L’originalité chrétienne du message réside dans la Seigneurie actuelle de Dieu et du Christ, en lien avec ce qu’ont vécu les martyrs.

Cette réponse de Jean met en valeur le rôle dynamique joué par les témoins dans l’avènement du Règne. Elle se trouve reprise et développée dans la suite du livre. Les quatre étapes de cet avènement se laissent repérer aisément : le témoignage suscite le combat, lequel met face au jugement de Dieu, qui conduit à la conversion des nations.

Cette théologie du martyre amorce une théologie pascale de l’histoire. Dans la section centrale du livre, les ch. 12 et 13 insistent sur la persécution des fidèles par leurs adversaires. Puis intervient au ch. 14,6-20 l’invitation à adorer adressée aux nations, suivie de l’annonce et de l’évocation du jugement divin. Cette section centrale englobe donc les quatre étapes de l’avènement du Règne en s’achevant sur la troisième d’entre elles. Le troisième grand ensemble du livre s’ouvre sur ce jugement de Dieu, soit l’épisode des coupes (ch. 15 –16). La thématique se déploie par la suite dans le châtiment de Babylone la persécutrice (ch. 17 à 19,1-4), puis s’élargit avec la victoire du Cavalier-Messie (19,11-21) et atteint enfin toute son ampleur dans le jugement dernier (ch. 20). Alors les nations, délivrées des influences néfastes, peuvent avoir part au salut dans la Jérusalem nouvelle (21,1 –22,5). Ce renversement de la situation était annoncé dès le cantique de 15,3-4, au sein même du processus de jugement que signifiaient les anges aux sept coupes. Cette liturgie qui articule jugement divin et conversion ultime des nations donne, dès l’abord, la quintessence de l’ensemble. Il n’est pas indifférent que l’annonce de la conversion des nations soit faite précisément par les « vainqueurs de la Bête » : la victoire de Dieu sur les protagonistes du mal passe par leur propre fidélité à la suite du Christ. Cette liturgie reprend donc en synthèse, la totalité de la section centrale du livre, constituée des chapitres 12 –14.

De cette série de textes qui s’enracinent dans le ch. 11 de l’Apocalypse, il ressort que le jugement demandé par les égorgés ne va pas intervenir de l’extérieur, mais découler de ce qu’ils ont souffert à l’exemple du Christ dans son mystère pascal. Participer à ce mystère est la voie nécessaire pour que s’accomplisse le dessein de Dieu. Ultime remarque : dans la perspective apocalyptique traditionnelle, le Jugement dernier doit suivre immédiatement l’épreuve actuelle. Au contraire, Ap 11 ne fait que préfigurer l’issue finale et montre le rôle qu’ont à jouer les martyrs dans l’avènement du Règne. Le déroulement de l’histoire revêt toute son importance parce que les hommes doivent collaborer, en reprenant à leur compte la victoire pascale du Christ et en préparant ainsi la victoire finale. Le mystère pascal est décidément la clef de la nouveauté.

2 À partir du jeu des grands symboles

La problématique qui se dégage de la structure du livre dans son articulation entre question et réponse apparaît revêtue d’une forme « dramatique », avec des acteurs évoluant sur une scène à plusieurs niveaux, aussi vaste que l’univers visible et invisible, et selon un scénario embrassant la totalité de l’histoire. Une réflexion de R. Alter éclaire cette dramatique. Alter relève à travers la Bible « la tension qui naît de la rencontre de la volonté de Dieu en sa conduite providentielle et de la liberté de l’homme en sa nature récalcitrante »2. Si d’ordinaire la théologie de cette rencontre se déploie sur le mode narratif, dans l’Apocalypse par contre, c’est au jeu des symboliques qu’il revient d’en mettre en lumière la dialectique fondamentale. Précisons qu’il s’agit ici de symboles structurants, coïncidant avec l’organisation du livre et en faisant émerger le contenu du message. On pourrait parler à ce propos d’« images de décision ». Après avoir fourni une intelligence de la situation, moyennant un effort de décodage et un rapprochement avec l’expérience vécue, ces images appellent à un engagement et sollicitent une fidélité. Elles associent puissance interprétative et puissance persuasive.

Ainsi l’articulation entre les chapitres 11 et 12 correspond à un changement de la symbolique dominante. On passe en effet de la symbolique du livre, caractéristique du premier grand ensemble que forment les ch. 4 à 11, à la symbolique de la femme qui devient dominante à partir du ch. 12. Ce jeu de symboles coïncide avec la dialectique observée par R. Alter entre dessein divin et réponse humaine. Une interprétation du passage du ch. 11 au ch. 12 — passage qui souvent pose question — nous est aussi suggérée par le fait même.

a La symbolique du livre (ch. 4 –11)

Cet ensemble que forment les ch. 4 à 11 combine une symbolique de l’espace — il s’agit en effet pour Jean (4,1), puis pour les deux témoins (11,12), de monter au ciel —, et une symbolique liée au temps, celle du livre et de son dévoilement progressif (ch. 5 et 10).

On retrouve ici la double dimension traditionnelle de l’apocalyptique, qui est à la fois révélation des réalités célestes et révélation des réalités à venir, mais révélations faites ici sous un éclairage nouveau, puisque c’est par l’Agneau qu’elles adviennent. D’où le schéma suivant :

Entre le début du ch. 4 et la fin du ch. 11, la montée au ciel change de signification. On passe d’une symbolique de communication (révélation) à une symbolique de communion (résurrection et élévation définitive) qui amorce la suite. N’y aurait-il pas là une pédagogie de Jean à l’égard de ses auditeurs ? Ceux-ci s’impatientent de la levée du secret sur les intentions mystérieuses de Dieu. Jean veut les faire aller plus loin par une voie déroutante pour eux, la voie pascale. Celle-ci peut leur donner accès à une compréhension qui sera une communion plénière et vitale avec Dieu et avec ce qu’il est en train d’accomplir. Cette leçon garde toute son actualité.

Quant à la correspondance entre les scènes du ch. 5 et du ch. 10, elle se déduit de leur source scripturaire commune : Ez 2,9-10 et 3,1-3. Jean a dédoublé la vision inaugurale du prophète entre la remise du livre à l’Agneau d’une part (ch. 5), et celle du petit livre ouvert à Jean de l’autre (ch. 10), mettant ainsi le second sous la dépendance du premier. Un autre trait, emprunté à Dn 12,5-9, insinue la connexion entre les deux scènes. À Daniel, l’ange recommande de garder le livre scellé jusqu’à la fin. Or, les « anges forts » d’Ap 5,2 et 10,1 qui soulèvent la question du « qui ? » puis celle du « quand ? » de la révélation, manifestent que le temps de la fin est inauguré. L’Agneau vainqueur est chargé d’ouvrir le livre scellé, et les deux témoins exercent un ministère prophétique actif (11,3, cf. Dn 12,7) qui n’est pas de l’ordre du délai, de l’attente passive, mais de celui d’une préparation immédiate de l’accomplissement du mystère de Dieu, comme l’indique la liturgie de la septième trompette (10,7). Du fait de l’emboîtement des septénaires, cet accomplissement apparaît comme la conséquence de l’ouverture du livre scellé par l’Agneau. Les hommes habilités à coopérer avec lui ne le pourront qu’en passant à leur tour par le mystère pascal (ch. 11).

Avec sa double référence latente à Ézéchiel et à Daniel, Jean opère la jonction entre le thème apocalyptique du livre céleste symbolisant le dessein de Dieu pré-conçu, et le thème prophétique du message divin reçu par le prophète qui doit le transmettre. En insistant sur la part active que doivent prendre les hommes à titre de témoins, Jean corrige ce que l’image du livre céleste où tout est déjà écrit pourrait induire de déterminisme et de fatalité.

Ainsi dans un langage symbolique, sans recourir à aucun concept philosophique, Jean résout implicitement le problème de la coexistence entre le dessein éternel de Dieu et la liberté active de l’homme. Par ailleurs l’opposition classique entre les deux interprétations du livre scellé, soit qu’on y voie le plan de Dieu soit qu’on le restreigne à l’Ancien Testament, s’avère assez surfaite. Le livre scellé, symbole du dessein divin, inclut le Premier Testament qui tend vers le Christ, aboutissement des promesses, et appelle en même temps l’accomplissement eschatologique de ces promesses. L’Agneau immolé est au cœur du dessein de salut et ce qui est déjà advenu — Pâques — commande ce qui doit advenir encore, moyennant l’implication des partenaires humains.

C’est ce dernier point que va illustrer la symbolique de la femme qui vient relayer celle du livre. La transition entre les deux symboliques est habilement ménagée. La symbolique du livre qui souligne l’initiative divine s’achève sur un appel à l’homme pour qu’il y coopère, par l’invocation de la figure traditionnelle du prophète (ch. 10 –11) porteur de l’initiative divine. Or, c’est précisément suite à cette transition, c’est-à-dire à partir du ch. 12, que le peuple de Dieu revêt une figure féminine comme partenaire de l’Alliance.

b La symbolique de la femme (ch. 12 –22,5)

Autant la symbolique du livre se signale par sa continuité — le plan de Dieu est de toujours à toujours —, autant la symbolique de la femme se caractérise par la discontinuité et les oppositions. La relation avec Dieu, liée à la liberté humaine, peut être en effet communionnelle ou conflictuelle. Si, dans le cadre de l’Alliance, Osée, Jérémie, Ézéchiel ont dénoncé les trahisons de l’épouse adultère allant jusqu’à la qualifier de prostituée, il n’y a rien de tel dans l’Apocalypse qui radicalise l’opposition entre deux types de figures féminines. S’y font face, Babylone la prostituée et Jérusalem l’épouse. Des fluctuations possibles d’une situation à l’autre, comme dans les oracles prophétiques, sont ici impensables. Les options sont sans repentance et sans faille, trait conforme au genre apocalyptique qui se situe à l’orée du jugement divin. Cependant Jean ne se contente pas de camper en vis-à-vis ces deux figures antithétiques au moment de leur consommation. Il a trop le sens de l’histoire, prophète qu’il est, encore plus qu’apocalypticien. Aussi la Femme de l’Alliance est-elle présentée d’abord dans sa situation actuelle, itinérante et précaire [A] (ch. 12) ; puis envisagée dans sa situation définitive et triomphante à la fin des temps [A’] (ch. 21 –22,5). Quant à la Femme de l’anti-Alliance, Babylone [B] (ch. 17-18), elle est évoquée simultanément dans sa situation présente et déjà sous le coup du jugement. Les deux temps se contractent chez elle. Son histoire se rétrécit comme une peau de chagrin. Elle est privée d’avenir.

Cette dialectique des figures féminines demanderait à être analysée de plus près. Retenons qu’elle est porteuse pour une large part du message de révélation et de déchiffrement de l’histoire annoncé en tête de l’Apocalypse. Quand Babylone est ruinée, la Femme [A], menacée par Satan et son clan, peut devenir la Femme victorieuse [A’] comme l’atteste la liturgie de louange qui s’ensuit (19,1-10). Ainsi la figure de la Femme [AA’] est-elle englobante, tandis que les figures négatives de la Femme [B] et de ses alliés, le Dragon et les Bêtes, sont épisodiques, résorbées avant terme. Babylone porte la responsabilité du dévoiement des nations sous la métaphore répétée de l’enivrement (14,8 ; 17,2 ; 18,3). Jean excuse par là les nations. Il laisse ainsi espérer leur retour à la clairvoyance, quand elles seront délivrées des sortilèges de la séductrice (18,23).

On pressent la portée pédagogique de cette symbolique féminine. Embrassant la totalité de l’histoire suite au tournant décisif de l’événement pascal, elle permet à Jean d’inscrire dans l’ensemble du dessein divin les événements que vivent les chrétiens de son temps et ainsi de leur donner sens, apportant une réponse « consolante » au désarroi des persécutés. Se rattachant communautairement à la Femme [A] et se sachant promis à l’avenir glorieux que représente la Femme [A’], ils peuvent alors regarder, sans frayeur excessive, se dresser devant eux la Femme [B], cette Babylone en qui ils reconnaissent la Rome impériale, mais sans l’y réduire. En effet, il y a ici plus qu’un langage codé pour désigner l’ennemi à son insu. Sous ces images, les chrétiens discernent en profondeur ce que représente Rome dans l’histoire du salut en train de se dérouler. Au cœur d’une situation difficile pouvant être ressentie comme un abandon de la part de Dieu, ces visions apocalyptiques ont la portée d’oracles prophétiques de salut pour un peuple éprouvé et de jugement contre l’adversaire.

En conclusion de cet aperçu des symboliques structurantes du livre de l’Apocalypse, un rapprochement s’impose avec la phraseclé de Jésus aux disciples d’Emmaüs en Lc 24,26. Ce qu’il leur disait de lui-même se trouve transposé ici aux chrétiens. Le « Ne fallait-il pas ? » de Luc est repris dans la symbolique du livre et le « Que le Christ souffrît tout cela … », dans la Femme [A], pour conduire finalement au « Pour entrer dans sa gloire … » : la Femme devient l’épouse et la Jérusalem nouvelle, car elle a « épousé » le mystère de l’Agneau immolé et vainqueur. À sa manière, Jean a recours à la pédagogie de Jésus dans l’Évangile. Comme lui, il s’appuie sur l’Écriture. D’où la variété et l’abondance des allusions bibliques dans son livre. D’où aussi l’intérêt de saisir la manière spécifique à l’auteur de relire l’Écriture.

3 À partir des relectures bibliques

Au ch. 10, Jean reçoit mission de prophétiser à nouveau, c’est-à-dire de prononcer dans la ligne de ses prédécesseurs l’ultime prophétie, celle qui concerne la Fin et vise le monde entier. Il lui revient donc de montrer l’unité cohérente d’une histoire orientée vers le telos, la fin, et par là d’éclairer la situation des chrétiens — rassemblés symboliquement au ch. 11 — en qui se réédite le scandale du Messie crucifié. De fait les arrière-plans vétéro-testamentaires constituent une chaîne homogène où se répètent des crises suivies de délivrances, et ceci dès l’origine (cf. Gn 3). Au long de l’histoire, l’ennemi prend le visage des puissances païennes orgueilleuses et dévastatrices. La persécution que le peuple de Dieu endure de la part de Rome est évoquée en référence à l’Égypte, à Babylone, et enfin aux menées d’Antiochus Épiphane. Aider à reconnaître les voies de Dieu pour éveiller à la reconnaissance dans l’action de grâces, tel est le but de la démarche de Jean à travers la totalité du livre. Or, pour dire cette unité du dessein de Dieu et en manifester l’accomplissement à la lumière de Pâques, Jean recourt à deux procédés littéraires. Le premier est de l’ordre de la réminiscence littéraire, le second, du recours à une matrice vétéro-testamentaire préexistante pour donner forme à son message.

a Les réminiscences

Ne citant jamais formellement l’AT, Jean en modifie les textes et les combine avec une souveraine liberté, puisant simultanément à la Torah, aux Prophètes et aux Écrits, de manière à dégager des constantes dans l’agir divin. Un exemple parmi beaucoup d’autres illustre ce procédé, c’est celui du cantique à la fois de Moïse et de l’Agneau (15,3-4), dans lequel interviennent des passages du Deutéronome (Dt 32,4), de Jérémie (Jr 10,6-7) et du psaume 86,9.

b La matrice littéraire préexistante

Jean semble avoir structuré l’ensemble du corps de l’Apocalypse à partir du livre d’Ézéchiel, la vision inaugurale d’Ez 1 –3 étant dédoublée entre les chapitres 4 –5 et 10 de l’Apocalypse, et celle, finale, d’Ez 40 –48, entre les ch. 11,1-2 et 21,1 –22,5. Pourquoi ce choix ? Sans doute Jean a-t-il discerné une parenté entre la situation tragique des communautés juives au temps de l’exil et celle que connaissent ses destinataires. Appeler Rome « Babylone » est significatif à cet égard. Face aux Israëlites déportés atteints dans leur espérance (cf. Ez 37), le prophète annonçait la restauration de Jérusalem. Le rapprochement opéré par Jean avec Za 1,7-17 vient appuyer cette interprétation. Après la vision des cavaliers, une question est posée : « Seigneur, jusques à quand tarderas-tu à prendre en pitié Jérusalem ? ». Est alors donnée « une réponse encourageante, consolante » : le cordeau sera tendu sur Jérusalem. On en retrouve l’écho, en Ap 6, dans l’enchaînement des quatre premiers sceaux, puis du cinquième qui donne lieu à la plainte des martyrs : « Jusques à quand … ? » (6,10), et enfin dans l’image de la mensuration, reprise plus loin dans le texte. Ici l’exil n’est pas matériel mais spirituel, lié au sentiment d’abandon. D’où les modifications apportées par Jean qui opère une universalisation et une eschatologisation du cadre vétéro-testamentaire, liées à l’œuvre pascale de l’Agneau.

Mais la situation finale où intervient la mensuration par l’ange (21,15-17 ; cf. Ez 40,3 et Za 2,5-6), geste ici entièrement positif, est l’aboutissement de tout le processus qui la prépare, mis en abîme dans les ch. 10 –11. En 11,2, pour illustrer sa mission de prophète, Jean a transféré et reporté sur lui-même le geste symbolique de l’ange séparant le sacré et le profane en Ez 42,20. Son geste de mensuration/protection distingue entre l’intérieur du temple et ceux qui y adorent d’une part, et de l’autre, la cour extérieure rejetée et livrée aux païens. On peut y lire l’expression d’une diakrisis, d’un jugement. Les adorateurs de Dieu sont opposés aux nations ressenties comme hostiles et impures. Ce rôle de diakrisis qu’assume Jean est prolongé par l’histoire des deux témoins dont l’issue comporte un jugement, mais parmi les ennemis, certains se convertissent. Ainsi s’amorce le jugement eschatologique et le dénouement ultime. Cette tension entre deux camps, propre au régime terrestre, sera totalement résorbée dans la cité sainte, la Jérusalem nouvelle où les nations guéries n’introduiront plus aucune souillure. Par ce jeu de réécriture, Jean souligne l’importance du témoignage/martyre pour l’avènement du Règne. La matrice littéraire d’Ap 11,3-13 est sans doute à chercher du côté de Dn 3 où se trouve le même schéma de base à quatre temps que nous avons déjà relevé : refus d’adorer la statue-idole, supplice de la fournaise, jugement de Dieu en faveur de ses fidèles, et, à cette vue, confession du roi païen. Mais Jean donne un fondement nouveau à sa « théologie du martyre » : la relation au Christ dans sa passion suivie de sa glorification (11,8.12). Tout ce travail de relecture biblique propre au livre de l’Apocalypse se situe dans une seule et même perspective : celle de dégager une théologie pascale de l’histoire.

En effet, cette relecture de l’histoire se fait à la lumière du Christ pascal, ce à quoi Jean rend sensible par la figure de l’Agneau qui domine le livre. Cette figure renvoie à la fois aux figures vétéro-testamentaires d’Isaac lors de l’Aqueda (Gn 22 ; cf. He 11,17-19), de l’agneau pascal (Ex 12), du Serviteur souffrant d’Isaïe (Is 52,13 –53,12) et du Juste persécuté de Sg 3. Il y a là autant de préparations qui donnent à voir le dépassement imprévu de l’attente qu’opère le Christ. Dans l’Apocalypse, la relecture de l’Exode par exemple fait ressortir la nouveauté du mystère pascal. Les plaies sont impuissantes à convertir Pharaon (cf. Ap 9,20-21). Il faut le passage de la mer — symbole pascal par excellence — pour qu’intervienne le triomphe définitif sur les ennemis et la rédemption d’Israël. Ce passage implique la mort des Égyptiens pour qui il n’est pas question de conversion. Or, la différence entre ces textes et l’Apocalypse saute aux yeux : l’Agneau, puis les deux témoins, endurent la mort qui dans l’Exode a valeur de châtiment des méchants, en triomphent, et par là même ouvrent le salut aux païens. Ainsi se produit le déplacement dans lequel se résout le scandale de la mort des justes.

Jean participe à sa manière propre et originale au travail de relecture des Écritures à la lumière de l’événement pascal qu’opère tout le Nouveau Testament. À l’Agneau revient d’ouvrir le Livre scellé. A. Lacocque fait remarquer avec profondeur que « le secret de l’histoire est le sens même de l’histoire »3. Seul l’Agneau est digne d’ouvrir le Livre, non par un pouvoir extérieur, mais parce qu’en lui-même et dans son mystère pascal, il est le secret de l’histoire et en donne le sens. Rectifiant la liberté humaine et triomphant de sa récalcitrance, il l’ouvre à nouveau au dessein salvifique universel de Dieu et invite les hommes à le suivre. Dans le grand arc que dessine l’Apocalypse depuis la création (ch. 4) jusqu’à la consommation (ch. 21 –22,5), la clef de voûte est constituée par 14,1-5 où sont évoqués ceux qui suivent l’Agneau partout où il va.

II Appropriation et actualisation du message

Les auditeurs de Jean sont invités à s’identifier à ces 144.000 (chiffre ecclésial symbolique) du ch. 14,1-5, comme aussi aux deux témoins du ch. 11, à la Femme et à sa descendance persécutée du ch. 12, ainsi qu’aux vainqueurs de la Bête du ch. 15. Ils sont inscrits en filigrane dans le corps de l’Apocalypse, clairement visés par les incises de 13,10 et de 14,12 qui les exhortent à la persévérance, directement interpellés dans le prologue (1,1-8) du livre, dans son épilogue (22,6-7.10.18-19), ainsi que dans les lettres aux Églises (ch. 2 –3).

En leur révélant « ce qui doit advenir bientôt », Jean ne donne pas aux auditeurs un enseignement de type gnostique pour satisfaire leur curiosité, mais un enseignement de type prophétique pour stimuler leur fidélité. Ceux-ci sont impliqués dans ce qui leur est révélé, sans déterminisme ni passivité. Le jugement n’est pas réservé à la Fin ; il intervient dès maintenant. Les lettres prémunissent contre un danger courant dans la tradition apocalyptique : le dualisme qui opposerait sans nuances le camp des bons et celui des méchants. Elles manifestent que la ligne de fracture traverse les Églises elles-mêmes et chaque fidèle.

Au centre des lettres (2,23) comme au centre de l’épilogue (22,12), revient la diakrisis de Celui qui scrute les reins et les cœurs pour rendre à chacun selon ses œuvres. Une parenté se discerne entre la dynamique globale des lettres et celle des ch. 4,1 à 22,5. Les promesses faites au vainqueur anticipent les biens eschatologiques de la Jérusalem nouvelle. Le futur s’enracine dans le présent de la vie ecclésiale, le terrestre débouche sur le céleste. L’atteste la subtile et forte soudure entre la finale des lettres et la vision inaugurale (ch. 4) qui ouvre le corps du livre de l’Apocalypse. En 3,20 « quelqu’un », c’est-à-dire tout un chacun, est invité à ouvrir sa porte à Jésus et il lui est promis alors de siéger en vainqueur avec le Christ sur le trône divin. Ainsi chacun doit-il se sentir personnellement concerné par la porte ouverte dans le ciel et par la vision grandiose de Celui qui y siège sur le trône.

Ce tout un chacun, c’est vous, c’est moi, car l’appropriation ne s’arrête pas aux auditeurs de Jean. Nous ne cessons d’être les contemporains de l’Apocalypse, comme le rappelait Claudel. Et peut-être l’humanité de notre temps « qui a souvent la sensation d’être seule et abandonnée dans les landes désolées de l’histoire »4 (Jean-Paul II) a-t-elle besoin plus que jamais d’entendre ce message d’espérance.

La difficulté propre au livre de l’Apocalypse ne réside pas en surface comme on le croit communément, c’est-à-dire dans des mises en scènes fantastiques, des agencements insaisissables, et un langage énigmatique. Car, même une fois ces obstacles levés et ces obscurités éclaircies, le mystère demeure. Celui-ci plonge au cœur même du message commun à toute la Révélation exprimé avec une intensité maximale dans le Nouveau Testament : à travers l’histoire se manifeste une Sagesse divine qui nous dépasse infiniment et à laquelle il faut se laisser introduire pour pouvoir enfin l’épouser. C’est là que se situe notre véritable difficulté à accéder au livre de l’Apocalypse, notre récalcitrance aussi à y entrer.

Notes de bas de page

  • 1 Schneiders S., Le texte de la rencontre, coll. Lectio Divina 161, Paris / Montréal, Cerf / Fides, 1995, p. 238.

  • 2 Alter R., L’art du récit biblique (1981), Bruxelles, Lessius, 1999, p. 155.

  • 3 Lacocque A., Daniel et son temps, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 166.

  • 4 Jean-Paul II, audience générale du 7 février 2001.

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