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L'Aujourd'hui de Dieu Présentation de «L'Esprit, à la lettre» et «La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre», d'Albert Chapelle

Présentation de « L’Esprit, à la lettre » et « La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre », d’Albert Chapelle

Marie-Laetitia Calmeyn o.v.
Le dixième anniversaire de la mort du père Albert Chapelle (1929-2003) est l'occasion de présenter quatre courts textes inédits tirés de sa lecture des Écritures et de son enseignement à l'Institut d'Études Théologiques à Bruxelles, fondé sous son impulsion en 1968. Ces textes appliquent en vérité l'adage de Vatican II: «que l'Écriture soit comme l'âme de la théologie». Dans un séminaire consacré à «l'Écriture dans la Tradition», il alerte par deux fois les étudiants sur les enjeux du rapport entre l'esprit et la lettre (présentés par M.-L. Calmeyn). À partir des Exercices spirituels de saint Ignace étudiés théologiquement, il propose une herméneutique scripturaire (présentée par N. Hausman). La méditation de Job lui permet de réfléchir au mystère de la souffrance.

Albert Chapelle a rédigé et exposé ces deux textes dans le cadre du séminaire « Écriture et tradition », donné en 2000 à l’institut d’études théologiques à Bruxelles. Le premier, intitulé « l’Esprit, à la lettre », se présente comme un commentaire de Lc 4,14-22. L’auteur y déploie l’actualité spirituelle de la lettre telle qu’elle se manifeste dans la vie de l’Église1, comme dans le cœur de celui qui se met nouvellement à l’écoute de la Parole de dieu. Le second texte, « La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre » explicite l’exégèse spirituelle mise en œuvre. C’est pourquoi nous avons choisi de les présenter ensemble. C’est à la lumière de la doctrine des sens de l’Écriture qu’a. Chapelle reconnaît comment la lettre ancienne, reçue dans la « tradition du Christ », se présente comme un « testament nouveau »2.

Suivre « l’Esprit à la lettre » dans la « tradition du Christ », tel est le chemin que nous désirons emprunter pour présenter ces textes. Quelques références à la Constitution dogmatique Dei Verbum et à l’exhortation post-synodale Verbum Domini donneront de percevoir la façon dont ce théologien jésuite belge s’inscrit dans l’élan prophétique suscité par Vatican II.

I « L’Esprit, à la lettre »

« Jésus retourna en Galilée, avec la puissance de l’Esprit (…). Il vint à Nazareth où il avait été élevé, entra, selon sa coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour faire la lecture. On lui remit le livre du prophète Isaïe… »

(Lc 4,14-22)

Ce passage, tiré de l’évangile de saint Luc, a été choisi par a. Chapelle pour introduire un séminaire « consacré », selon ses mots, « à la vie de l’Écriture Sainte dans la tradition de la révélation et de la foi en Israël, donc de l’Église »3. Affirmation audacieuse, qui ne se comprend qu’à la lumière du titre donné à l’exposé : « l’Esprit, à la lettre ». Mais de quelle lettre s’agit-il ?

Les versets lucaniens nous situent dans le cadre liturgique de la synagogue, lieu à partir duquel le Christ interprète les Écritures. On insiste trop rarement sur le geste de remise du livre à Jésus. À chaque étape de son évangile, saint Luc met en lumière la façon dont le Fils entre dans la tradition qui le précède, la reçoit, et nous en révèle nouvellement le sens. Déroulant le livre, Jésus trouva donc le passage où il est écrit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur » (Lc 4,18-19). Ensuite, il replia le livre, le rendit au servant et s’assit. L’Écriture nous décrit ce geste de Jésus qui replie le livre et le remet au servant. « tous dans la synagogue tenaient les yeux fixés sur lui », et c’est en ayant les yeux fixés sur l’évangile, que nous entendons Jésus dire : « aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture » (Lc 4,21). Fait, qui à première vue paraît paradoxal : Jésus ferme le livre et c’est parce que le livre est ouvert que ce geste et cette parole nous sont communiqués. D’une part, il s’agit du livre d’Isaïe, de l’autre, il s’agit de l’évangile de saint Luc. Mais ce qui semble, selon les mots mêmes du récit, suggérer l’unité de l’un et l’autre livres, c’est le Christ lui-même sur qui les yeux sont fixés.

C’est dans cet « Esprit, à la lettre » qu’a. Chapelle interpelle son auditoire :

Aujourd’hui, quand ? Pour entrevoir une réponse, déplacez votre regard (…). Regardez Jésus. Il est debout vêtu de l’Écriture hébraïque. Il a lu, revêtu de la Parole qui l’habite et qui se vérifie à neuf en Lui qui, en la proclamant, se présente. En disant l’Écriture ancienne, il se dit, Lui rempli de l’Esprit saint » (Lc 4,14) « qui a parlé par les prophètes » (symbole de Nicée-Constantinople), par Isaïe le Prophète4.

« Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture » (Lc 4,21). La parole du Christ s’enracine dans « l’aujourd’hui » de l’accomplissement de la Parole de dieu, mettant ainsi son auditoire, l’auditoire que nous sommes, c’est-à-dire tous ceux qui ont les yeux fixés sur Lui, face à l’actualité spirituelle de la lettre, face à l’événement de l’accomplissement de la grâce en sa Personne. « et tous5 lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche » (Lc 4,22). Saint Luc relate l’effet quelque peu paradoxal de la Parole. Tant l’étonnement que le questionnement, la fureur que le rejet, témoignent de l’effectivité de la Parole de grâce. Nous en faisons l’expérience plusieurs fois par jour : le premier effet de la grâce, c’est la révélation du péché. En ce sens, la réaction des auditeurs montre à quel point ils sont les premiers bénéficiaires de la grâce de libération annoncée par Isaïe, accomplie dans le Christ. Comme l’indiquent les références au livre des rois (cf. 1r 17-18) dans la suite du récit lucanien, le péché dénoncé serait celui de se croire exclu d’une grâce qui déborde sur les nations : « aucun prophète n’est accueilli dans sa patrie » (Lc 4,24) ; cependant, Jésus « passant au milieu d’eux, allait son chemin…. » (Lc 4,30). La grâce est première et demeure donnée, puisque Jésus passe au milieu d’eux, tandis que le péché de jalousie qui traverse l’histoire sainte y est révélé et assumé par la parole de dieu faite chair. Jésus va son chemin… et c’est sur ce chemin tracé par l’Esprit de la lettre qu’a. Chapelle inscrit son auditoire. Évoquant les événements qui marquent la vie de l’Église, il met en lumière l’actualité spirituelle de la lettre, « l’aujourd’hui de dieu ». Nous sommes alors en l’an 2000, « année jubilaire en mémoire de l’incarnation de Jésus Christ », « année de grâce du Seigneur » (Lc 4,19), placée sous le joug du pardon. Cette « tradition de la grâce et de la foi » est « une première raison d’invoquer ce texte », au « temps d’aujourd’hui » quand « s’est accomplie à vos oreilles cette Écriture prophétique » (Lc 4,21)6.

Aujourd’hui, l’Esprit saint parle aux prophètes d’Israël. Aujourd’hui, l’Esprit descend sur le messie et l’emplit de la « puissance » divine (Lc 4,14). Aujourd’hui dans le temps de l’Église, l’Esprit fait parvenir à nos oreilles les mêmes « paroles de grâce » de Jésus Christ. Ce « même et triple aujourd’hui dans le jour de l’éternité, quand dieu dit son unique Parole dans la complaisance de l’Esprit.

(Lc 3,22)7

En situant son évangile dans le cadre liturgique juif et en le communiquant dans la liturgie de l’Église, saint Luc témoigne en acte de cet accomplissement de la Parole. Pensons à la place donnée au temple au début de son récit, enracinant l’événement de l’incarnation dans le cycle liturgique du prêtre Zacharie (cf. Lc 1,8), et à la fin de l’évangile, lorsqu’après l’ascension les apôtres vont bénir dieu dans le temple (cf. Lc 24,53), tandis que l’institution de l’eucharistie est explicitement présentée par Luc comme s’inscrivant dans la liturgie pascale juive. Ainsi, dans les récits d’apparition, c’est au moment où Jésus rompt le pain, après avoir expliqué aux disciples d’Emmaüs tout ce qui le concernait dans les Écritures, qu’ils le reconnurent. Apparente discontinuité dans l’histoire qui repose, aux yeux de l’évangéliste, sur une unité plus profonde : l’actualité de la Parole de dieu dont nous devenons dans le Christ les témoins vivants, puisque nous recevons les Écritures dans la tradition, en leur accomplissement, puisque chaque jour le livre nous est remis, nous en lisons un passage et nous le refermons, disant ou entendant « Parole du Seigneur ».

En définissant l’Écriture et la tradition dans leur rapport à la Parole de dieu (cf. DV 9), la constitution Dei Verbum témoigne de cet enracinement dans le mystère de la révélation. Le document ne semble se référer que discrètement à la mission de l’Esprit. Si l’expression « assistance de l’Esprit » (cf. DV 8) signifie que l’œuvre suppose que dieu coopère avec l’homme, elle n’indique pas explicitement comment l’Esprit a l’initiative du témoignage rendu. Selon A. Chapelle, si c’est l’Esprit saint qui atteste « l’actualité, si ancienne, dès lors toujours nouvelle, de la Parole divine », c’est Lui aussi « qui, pour nous, en fait maintenant une grâce, comme c’est Lui qui éternellement, dans l’aujourd’hui de dieu, en atteste la gloire »8.

C’est à cette vie dans l’Esprit, qu’a. Chapelle se réfère d’emblée en termes de « tradition de la révélation et de la foi en israël, donc dans l’Église ». C’est à cette vie qu’il advient à travers son commentaire et c’est de cette vie qu’il témoigne en intégrant son auditoire dans la lettre de son exposé : « notre lettre, c’est vous (2 Co 3,2) »9.

Cette lecture du Christ (cf. Lc 4,14-21), cette lecture dans le Christ, nous invite à redécouvrir l’actualité spirituelle de la lettre ancienne. C’est à cette tradition de la grâce qu’A. Chapelle nous initie dans son deuxième exposé « La loi, les Prophètes et les psaumes à la lettre » : « Comment recevoir l’Écriture dans la tradition de la révélation et de la foi, dans la tradition des prophètes et des apôtres ? »10

II « La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre »

Les différentes étapes de ce deuxième texte sont indiquées par l’auteur lui-même. Il reprend de manière nouvelle et dans un ordre propre à sa démonstration la typologie traditionnelle des quatre sens de l’Écriture — lettre, allégorie, tropologie, anagogie. Partant de l’allégorie (1), il conduit son lecteur à redéfinir l’anagogie (3) en fonction de la présence de l’Esprit dans la lettre (2) pour aboutir à la conversion qui s’y attache (4). Nous reprenons simplement la conclusion de l’exposé, paragraphe par paragraphe, en explicitant la façon dont nous la recevons « aujourd’hui ».

Comment recevoir la torah, entendre les prophètes et prier les Psaumes comme Jésus lisait les Écritures ?

Lire l’Écriture comme le Christ, c’est l’interpréter, avec Lui et en Lui, sous la mouvance du saint Esprit de la charité divine. L’Écriture ancienne et nouvelle nous est livrée du mouvement même où se livre le Christ, puisqu’elle est son Corps, dans la puissance de son Esprit. Accueillir l’Écriture dans la tradition du Christ, c’est la recevoir de son Esprit qui a parlé par les Prophètes et est descendu sur les apôtres de son Église11.

Lorsque nous lisons l’Écriture, lorsque nous nous engageons dans notre lecture, pas seulement avec notre intelligence, mais avec tout ce que nous sommes (liberté, mémoire, intelligence, volonté, affectivité, imagination, sens), nous découvrons comment cette parole prononcée, peut-être pour la ixième fois, est porteuse d’un sens nouveau, d’un sens spirituel, cela, parce que nous la recevons dans l’Esprit qui l’anime, ce même Esprit qui nous anime comme peuple, comme personnes. C’est à partir de cette vie donnée par dieu au principe et au terme de l’histoire, de la création, que l’écrivain biblique relit l’histoire sous une lumière nouvelle, qu’il relit l’histoire dans l’Esprit. Il s’agit de l’Esprit d’unité, Esprit de vie qui rassemble le peuple et auquel il accède en faisant mémoire de la grâce faite.

À la demande du légiste, « maître que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle », Jésus répond par une double question : « dans la loi que lis-tu et comment lis-tu ? » (cf. Lc 10,25-28). La référence qui suit au double commandement de l’amour semble donc bien correspondre, non seulement à ce que dit la Loi, mais aussi à la manière dont il convient de lire l’Écriture pour que celle-ci devienne véritablement source de vie. C’est l’amour de dieu et du prochain qui est source d’unité, de vie pour le peuple et qui donne à la lettre son poids, sa puissance révélatrice12. C’est donc dans cet Esprit d’unité, source de vie pour l’Église, source de communion, qu’il convient de relire l’histoire, parce que c’est dans cet Esprit qu’elle a été rédigée (cf. DV 12). Ainsi, comprenons-nous l’affirmation de Benoît XVI dans Verbum Domini reprenant la proposition 29 du synode sur la Parole de dieu dans la vie et la mission de l’Église : la perspective chrétienne a pour ultime clé herméneutique « l’évangile et le Commandement nouveau de Jésus Christ accompli dans le mystère pascal » (VD 42). Nous reviendrons sur ce rapport au mystère pascal, ou, selon les mots d’a. Chapelle, à « la tradition du Christ », mais retenons pour l’heure, que « c’est l’Esprit saint qui anime la vie de l’Église et qui la rend capable d’interpréter authentiquement les Écritures. La bible est le Livre de l’Église et, de son immanence dans la vie ecclésiale, jaillit aussi sa véritable herméneutique » (VD 29). On ne lit l’Écriture qu’à partir de ce qui l’anime, c’est-à-dire la vie du peuple, la vie de l’Église, la vie de dieu, à laquelle on accède par ce lien d’unité qu’est la charité. « Celui qui aime », dit saint Jean, non seulement « ne pèche pas » (cf. 1 Jn), mais est engendré de dieu, dit autrement, participe à cette grâce de vie qui anime la lettre de l’histoire, comme ce corps qui est l’Église.

La lecture chrétienne et filiale des Écritures est ecclésiale. Elle se déploie au fur et à mesure que la plénitude des temps reconduit les siècles de l’histoire à leur origine. La lecture spirituelle et chrétienne des Écritures ne s’invente pas, elle se découvre dans la tradition de l’Église, dans le développement de sa doctrine comme dans le renouvellement toujours neuf de sa prière.

Le Christ s’est livré pour son Église. Il demeure l’agent et le contenu, l’objet et le sujet de la révélation divine confiée, livrée à son Église. Il est dès lors l’objet de la foi ecclésiale que suscite et assiste son saint Esprit. La foi chrétienne donne accès à la Vérité de la Parole consacrée dont les Prophètes et les apôtres de l’Église nous attestent la Gloire originelle. C’est dans l’Église suivant la tradition des Apôtres (et de leurs successeurs) que s’obtient l’intelligence spirituelle des Écritures inspirées. C’est grâce à la tradition de la foi dans le dieu d’Israël et en son Fils Jésus Christ que la Parole a été consignée par écrit, lors même que sa révélation débordait ceux qui donnaient leur foi et lui consacraient leur langue et leurs talents. C’est dans la tradition apostolique de l’Église que la Sainte Écriture s’offre encore et toujours aux croyants comme la lettre comblée et débordante de l’Esprit de Vérité13.

Nous retrouvons dans ce passage « les trois critères de base pour tenir compte de la dimension divine de la bible » (VD 34), c’est-à-dire : l’unité de l’ensemble de l’Écriture, la tradition vivante de toute l’Église, l’analogie de la foi. La communion ecclésiale se fonde dans l’unité divine qui ne cesse de se révéler nouvellement à travers l’Écriture. Cette communion est l’acte de tradition vivante, apostolique (cf. 1 Jn 1, 1-4), qui dans l’amour (dans l’Esprit) intègre nouvellement les données de l’histoire sainte, elle suppose et implique l’analogie de la foi, autrement dit, cet acte de foi qui nous donne accès à cette parole d’en haut (ana-logos), à cette parole de dieu que l’Écriture ne cesse de signifier, en même temps qu’elle la contient14. Se référant à saint Jérôme, Benoît XVI rappelle que « l’ecclésialité de l’interprétation biblique n’est pas une exigence imposée de l’extérieur. Le Livre est vraiment la voix du Peuple de dieu pérégrinant, et c’est seulement dans la foi de ce Peuple que nous sommes, pour ainsi dire, dans la tonalité juste pour comprendre la sainte Écriture » (VD 30). Cette « tonalité juste » nous rappelle que la lecture dans la foi n’implique pas d’abord de grandes découvertes intellectuelles, mais elle nous réfère à cette « harmonie » qui caractérise la catholicité. La lumière acquise me permet-elle de grandir dans la foi, l’amour et l’espérance ? si ce n’est pas le cas, alors il ne s’agit pas d’une lecture chrétienne de l’Écriture. Il ne s’agit pas ici de mettre en contradiction les acquis de l’exégèse scientifique et la lecture spirituelle, mais de rappeler que ces acquis méthodologiques ne porteront du fruit que lorsqu’ils seront intégrés dans une perspective proprement théologale, suivant le principe chrétien formulé dans l’évangile selon saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14). Ainsi, les « lecteurs, en recevant le Verbe dans l’histoire, contemplent, accomplie, la Gloire de l’origine »15 : « au commencement, dieu dit… » (Gn 1).

C’est en mettant en lumière l’actualité spirituelle de la parole de dieu que l’exégèse devient théologique, le passé y accède au présent de dieu, fondement de toute l’histoire et lieu de notre réconciliation. Reprenant la proposition 8 du synode, Benoît XVI précise que l’on ne doit jamais oublier que « la Parole de dieu est parole de réconciliation parce qu’en elle dieu réconcilie en lui toutes choses (cf. 2Co 5,18-20 ; ep 1,10) » (VD 61). C’est dans la tradition du Christ que nous passons de l’histoire du salut au salut présent dans toute la lettre de l’Écriture et à son effectivité dans nos vies. Ce passage implique un acte de foi. Sans la foi, notre lecture se complaît dans le passé du péché au risque de sombrer d’une part dans le doute face aux effets de la grâce (miracles, eucharistie, résurrection) et, d’autre part, dans la complaisance critique. Retenons que c’est la foi qui nous fait passer du passé au présent de la grâce.

Dans son encyclique Fides et Ratio, Jean Paul ii précise que c’est avec toute l’Église (n. 55, repris en VD 36) que l’on accède au sens plénier des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Comment comprendre cette référence à la totalité de l’Église, sinon à partir de l’eucharistie de Jésus, de son action de grâce en tant qu’elle intègre toute l’Église, toute la création, toute l’histoire et donc aussi l’Écriture sainte, lui communiquant cette vie qui vient du Père, cette « gloire de l’Évangile » ?

La Gloire de l’évangile, rayonnant sur le Visage du Christ, fait de l’Écriture ancienne, comme un testament nouveau, le même et unique instrument de la révélation. C’est par le Christ et en son Église que nous est ouverte la pleine intelligence de la torah, des Prophètes et des Psaumes, à la lettre. Le sens spirituel de l’ancien testament comme du nouveau se donne dans l’intelligence ecclésiale de leur harmonie suivant la tradition apostolique de la Vérité 16.

C’est à partir de la tradition de la grâce, de l’action de la grâce que l’on peut aussi parler de la totalité des Écritures, de leur unité telle qu’elle s’exprime, selon les mots de Benoît XVI, en termes de processus vital. Cet accès à la Parole de Dieu, source de vie, comporte « un caractère dramatique profond » (VD 38) puisqu’il s’agit d’abord de mourir au péché. « La lettre tue, l’Esprit vivifie » (2Co 3,6). Nul ne peut voir dieu sans mourir. C’est pourquoi il faut passer par cette mort révélée par la lettre ; c’est pourquoi il n’y a que dans le Christ, en sa mort et sa résurrection, que nous accédons à l’Esprit de la lettre, à l’Esprit qui vivifie17.

Dans la lettre où repose le Verbe incarné, veille l’Esprit. Il jaillit de son Corps crucifié à l’heure de sa Gloire, de son sacrifice et de son eucharistie. La tradition de la révélation et de la foi se recueille et rejaillit en chaque eucharistie, quand le Verbe et son Corps récapitulent dans la communion du saint Esprit les bienfaits du Père et nos actions de grâce18.

C’est l’action de grâce du Christ, l’eucharistie de Jésus à laquelle l’Église s’associe, qui donne sens, qui renouvelle toutes choses, l’histoire du salut et l’Écriture elle-même, de telle manière que la Parole devient porteuse de ce salut qui nous rejoint et qui nous donne, à la suite des disciples d’Emmaüs, de reconnaître le Christ, de le confesser de façon toujours nouvelle.

Ce n’est que grâce à ce salut qui se communique dans l’eucharistie que nous pouvons non seulement écouter la Parole, mais aussi l’intérioriser et goûter son sens profond (cf. VD 54). Ce goût spirituel, la suavité dont parle a. Chapelle dans « L’Esprit, à la lettre »19, ne s’avère possible que dans la mesure où les sens corporels sont intégrés spirituellement, c’est-à-dire s’unissent aux sens corporels du Christ ressuscité qui se révèle à nous. Qui mieux que Jésus a écouté la Parole, a goûté en son humanité la bonté de dieu dont parle le psalmiste ? C’est donc par Lui, en Lui et avec Lui, dans l’Esprit, que nous engageons toute notre personne dans l’action de grâce, de l’écoute de la Parole jusqu’à la vision béatifique, et donc que nous accédons à l’intelligence de cette Parole. Mais ce qui précède cette vision, cette « pleine intelligence » de l’Écriture, c’est le goût spirituel. Ce goût spirituel est le signe de notre union au Christ dans l’Esprit, en qui nous accédons à « la compréhension » de la Parole de dieu. C’est lorsque nous goûtons la Parole de dieu que nous la comprenons réellement, que nous découvrons qu’elle est source de vie. L’accomplissement de la torah, sa mise en pratique était déjà et demeure source de vie. « Qu’elle est douce à mon palais ta promesse, plus que le miel à ma bouche » (Ps 119). Jésus permet de découvrir la manière dont il nous est donné d’accomplir parfaitement la Loi, en recevant la promesse, en devenant, par le don de l’Esprit, des fils dans le Fils. Il ne s’agit pas seulement d’écouter la loi, mais de se conformer par le Christ à la manière dont dieu lui-même accomplit cette loi en donnant sa vie pour la vie du monde (VD 54). Ce don de vie anime la lettre de l’Écriture. Chaque eucharistie communique de manière renouvelée la Présence de Jésus à la création, à l’histoire, présence qui lui donne sens ; chaque parole de l’Écriture nous associe au corps de Jésus. C’est pourquoi, selon les mots de saint Jérôme, repris par Benoît XVI, « quand nous écoutons la Parole de dieu, c’est la Parole de dieu et le Corps et le sang du Christ qui tombent dans nos oreilles et nous, nous pensons à autre chose. Pouvons-nous imaginer le grand danger que nous courons ? » (VD 56).

La Parole de dieu devient notre nourriture, dans la mesure où nous y communions au corps du Christ en nous laissant sauver par Lui, dans la mesure où nous devenons ce corps du Christ qui se donne en nourriture. Je ne peux écouter la Parole que si le Seigneur se dit en moi, je ne peux la goûter que si la bonté de dieu s’exprime en moi, c’est ainsi que je deviens bon, nourriture pour les autres. Je ne pourrai accéder à la pleine intelligence de l’Écriture que si je participe de toute ma personne à la vie de dieu communiquée dans le Christ et en son corps qui est l’Église. C’est ainsi que nous comprenons ces mots d’A. Chapelle :

La vie, ce n’est pas notre vie, ce n’est pas notre expérience, ce n’est pas ce que nous avons vécu même au niveau intellectuel ou au niveau spirituel, mais notre vie c’est d’abord l’Esprit de dieu. C’est lui qui donne vie. Notre vie, c’est d’abord la réalité du corps de l’Église, et la réalité de l’Église qui, à travers son langage, nous fait exister. À ce niveau-là, c’est une vie. Non pas que cela puisse être les mots de tout le monde. Mais le fait que ce puisse être les mots d’un homme peut donner à beaucoup l’espérance, la certitude que l’Esprit de dieu donne à chacun, selon ce qu’il est, de parler en Église20.

Notes de bas de page

  • 1 On notera dans le premier texte les références à Origène, Paul Beauchamp et Henri de Lubac dont les œuvres ont nourri la démarche d’A. Chapelle. Ces auteurs figurent aussi au programme de ce séminaire.

  • 2 A. Chapelle, « La Loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre » (dorénavant LPPL), NRT 135 (2013), p. 53.

  • 3 Id., « L’Esprit, à la lettre » (dorénavant EL), NRT 135 (2013), p. 48.

  • 4 Ibid., p. 49.

  • 5 Il ne s’agit plus seulement de « tous ceux qui sont dans la synagogue », mais de « tous », c’est-à-dire aussi du lecteur que je suis et qui se laisse rejoindre par « l’aujourd’hui » de la grâce, la grâce de dieu étant toujours actuelle.

  • 6 A. Chapelle, EL, p. 48.

  • 7 Ibid., p. 50.

  • 8 Ibid.

  • 9 Cf. ibid., p. 48 ; 51.

  • 10 A. Chapelle, LPPL, p. 53.

  • 11 Ibid., p. 58.

  • 12 Ibid., p. 56.

  • 13 Ibid., p. 59.

  • 14 Ibid., p. 56.

  • 15 Ibid.

  • 16 Ibid., p. 59.

  • 17 Ibid., p. 55.

  • 18 Ibid., p. 59.

  • 19 Cf. Id., EL, p. 51.

  • 20 Id., Au creux du rocher. Itinéraire spirituel et intellectuel d’un jésuite, coll. Au singulier, 9, Bruxelles, Lessius, 2004, p. 128.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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