Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

La collection «Jésus et Jésus-Christ» a achevé son parcours. À propos d'un ouvrage récent

À propos d’un ouvrage récent*

Bernard Sesboüé s.j.

Il est rare qu’une collection mette volontairement un terme à ses ambitions. Cette décision de l’arrêter au numéro 100 est parfaitement cohérente avec le propos déterminé que poursuivait son fondateur, Joseph Doré, alors professeur de christologie à l’Institut catholique de Paris. Il s’agissait en effet de remplir un certain programme christologique soigneusement répertorié dans l’ouvrage qui sert de bilan et de conclusion à la collection (n. 101) et qui réédite le fil conducteur fermement exprimé dans la présentation faite de chaque ouvrage par le directeur de l’entreprise : à travers le désordre chronologique inévitable des parutions — une collection ne se conduit pas comme un ouvrage collectif — une structure bien précise développe l’indication déjà donnée par le titre même de la collection. Il s’agissait d’aborder le mystère de la personne de Jésus sous tous les angles possibles et de faire place à la multiplicité des discours actuels le concernant :

1. D’abord la source biblique, bien évidemment, qui s’origine dans les annonces de l’Ancien Testament et s’épanouit dans le Nouveau par l’élaboration de la foi apostolique aux nombreux témoignages et donc aux nombreuses christologies : le problème, si prégnant aujourd’hui, du rapport de Jésus à l’histoire, le témoignage original de chacun des évangélistes et de Paul, son itinéraire de son enfance à la croix, sa foi et sa mère Marie, enfin le rapport vivant de Jésus à la Trinité.

2. La tradition patristique, dans son grand mouvement d’élaboration conciliaire d’une christologie qui passe des catégories bibliques aux catégories de la culture gréco-romaine, et la prise en compte des témoignages représentatifs d’Irénée, d’Origène, de Tertullien, d’Athanase et d’Augustin. Ces deux sections appartenaient aux points de passage obligé d’une telle collection.

3. Plus originale est l’ouverture, d’esprit œcuménique, aux christologies d’autres confessions chrétiennes : l’orthodoxie et la tradition russe, le protestantisme (Luther et Calvin), la théologie britannique et les marges de la Réforme. Tout ce premier ensemble appartient au témoignage proprement chrétien sur Jésus confessé comme Christ.

4. Mais il existe aussi un discours sur Jésus en dehors des repères de la foi chrétienne. Ce fait est déjà significatif de l’enjeu de la personne de Jésus au regard de toute l’humanité. Ce discours doit être pris en compte dans les grandes religions, le judaïsme, l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme. Il s’exprime également dans la philosophie occidentale qui a développé une christologie authentiquement philosophique, en analysant le sens et la portée de l’affirmation de l’intervention de l’Absolu dans la contingence de l’histoire. Plus récemment, la génération des théoriciens du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud, s’est intéressée à Jésus. Ce discours philosophique se double du discours de la culture, avec les témoignages de Pascal, de Teilhard de Chardin, de J. Guitton et les différents visages du Christ présentés à l’écran et dans la musique.

5. Mais la tradition proprement chrétienne ne s’arrête pas à l’époque patristique. Elle se continue à travers le Moyen-Âge et les Temps modernes. Thomas d’Aquin y a donc sa place normale, mais aussi toute la séquence des auteurs spirituels : François d’Assise, Ignace de Loyola, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, Bérulle, Newman, le père Chevrier, Charles de Foucauld, Thérèse de l’Enfant Jésus. Il est également fait place à ce que l’on peut appeler la tradition pastorale.

6. La collection, qui s’inscrit dans le grand mouvement de réflexion christologique de la seconde moitié du xx e siècle, ne pouvait pas passer à côté des nouvelles christologies. Elle fait droit à Y. Congar, K. Rahner, H. Urs von Balthasar, W. Kasper, R. Bultmann et à la nouvelle sotériologie. Elle n’oublie pas les témoignages désormais importants des autres continents, l’Afrique, l’Amérique et sa théologie de la libération, l’Asie, bref, les grands chantiers de la christologie contemporaine.

Au terme de ce parcours impressionnant, on se permettra d’exprimer un petit regret : que cette collection ne comprenne pas, parmi ses publications, celle du cours de christologie de son fondateur, hautement apprécié par ses étudiants à l’époque.

Tel est le contenu, patiemment mené à bonne fin de 1977 à 2011. La question qu’il est permis de se poser concerne l’apport effectif de la collection au mouvement christologique contemporain. L’idée même de la collection a été induite par la présence déjà active, dans la seconde moitié du xx e siècle, de ce grand mouvement de nouvelle recherche christologique, à la fois biblique, historique et systématique, qui s’est étendu à toute la planète. Le fait que les premiers livres publiés soient des traductions de l’allemand, signalés par A. Paul au fondateur, en est un indice. On peut en marquer l’origine avec Karl Barth et Rudolf Bultmann du côté protestant et Karl Rahner du côté catholique. La date de 1951, quinzième anniversaire de Chalcédoine, constitue un repère commode pour son point de départ, en raison des publications suscitées à l’époque et qui se livraient à une relecture critique de ce grand concile — on a pu parler d’un « procès » de Chalcédoine — évoqué à la fois comme un point d’arrivée et comme un point de départ. À partir de ce moment presque tous les grands théologiens, protestants et catholiques, y sont allés de leur christologie systématique, tandis que les études bibliques et historiques se multipliaient. J’ai pu parler à ce sujet, par analogie avec l’essor économique de l’après-guerre, des « trente glorieuses de la christologie »1, même si ce mouvement a occupé l’ensemble de la seconde moitié du xx e siècle. Le trait le plus caractéristique de ce mouvement est le passage, en particulier du côté catholique, de la christologie classique à un statut épistémologique nouveau. Elle était trop uniquement spéculative et se préoccupait peu des « mystères de la chair du Christ ». Elle traitait de manière quasi univoque le témoignage régulateur des conciles et le témoignage fondateur des Écritures. Sa considération de l’unique Médiateur était scindée en trois sections trop étanches les unes par rapport aux autres : le traité du Verbe incarné n’abordait que l’identité humano-divine du Christ ; le traité de la rédemption était confiné à l’intérieur de l’idée majeure de satisfaction ; enfin, la résurrection n’était approchée que d’un point de vue avant tout apologétique. Ces frontières sont tombées et la considération christologique a opéré un retour massif à l’Écriture. Elle prend désormais son point de départ dans le témoignage scripturaire dûment analysé par la critique ; le rapport de l’histoire à la foi intervient au premier plan ; l’articulation de la christologie d’en bas — expression nouvelle qui renvoie à la genèse de la foi en Jésus comme Christ et Seigneur chez les apôtres, depuis leur rencontre avec lui jusqu’à l’expérience de la résurrection — et de la christologie d’en haut — qui remonte à l’envoi du Fils ou Verbe préexistant par le Père — a trouvé progressivement son équilibre ; la résurrection a retrouvé sa situation centrale, la rédemption et le salut font place à des perspectives nouvelles, plus en harmonie avec le grand thème de la justification par la foi.

La collection « Jésus et Jésus-Christ » est une illustration convaincante de toutes ces caractéristiques dans le cadre francophone. Elle manifeste également un « œcuménisme christologique », la république des lettres théologiques franchissant volontiers les frontières confessionnelles. Le livre de Charles Perrot, Jésus et l’histoire, garde toute sa pertinence au regard de l’œuvre immense et encore inachevée de J.-P. Meier, Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire. La collection fait également une place importante au regard juif sur Jésus, qui s’est renouvelé au xx e siècle et permet de mieux situer sa figure concrète de prédicateur itinérant. Elle a été attentive au développement historique sur lequel bien des choses avaient été répétées, mais qui avait besoin de faire l’objet d’un examen neuf : ainsi, l’appréciation de l’hellénisation du christianisme est aujourd’hui beaucoup plus nuancée. Le regard sur Jésus des non chrétiens a quelque chose à apprendre à ceux-ci. Il faut signaler enfin la place importante donnée aux auteurs spirituels qui témoignent de leur relation de foi concrète et affective avec la personne d’un Christ vivant. Les différents aspects de la systématique récente sont très présents, ainsi que les points de vue des autres continents. La collection a largement contribué à l’ensemble de ces redécouvertes. Le désir de dire « tout » sur le Christ est évidemment irréalisable, mais on doit se réjouir que tant de choses aient été si bien exprimées. Une grande tâche a été ainsi accomplie au bénéfice de tous les hommes de bonne volonté sur la personne de Jésus confessé comme Christ, qui reste dans la foi chrétienne un mystère toujours à découvrir, le « paradoxe des paradoxes » au regard des Pères de l’Église, comme le rappelait Henri de Lubac.

Notes de bas de page

  • * J. Doré et B. Xibaut, Jésus, le Christ et les christologies, coll. Jésus et JésusChrist 101, Mame - Desclée, 2011.

  • 1 Cf. B. Sesboüé, Les « trente glorieuses » de la théologie (1968-2000), coll. Donner raison 34, Bruxelles, Lessius, 2012.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80