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La culture de la vie et la promotion du pardon en Afrique

Adrien Lentiampa Shenge s.j.
Prenant prétexte du dernier Synode Africain qui a eu pour thème «l'Église en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix», cette réflexion aborde la question du rapport entre la culture africaine et le pardon. La thèse centrale qui y est défendue est que, puisque la culture africaine se caractérise par la primauté de la vie sur toute autre valeur, le pardon devrait y trouver une place importante, et sa promotion devenir une préoccupation qui mobilise les énergies des Africains.

Il est heureux que le dernier Synode Africain se soit penché sur le trinôme « réconciliation, justice et paix ». L’actualité d’un tel thème n’est pas à démontrer. En effet, dans plusieurs coins du continent africain se vivent actuellement des tensions, des conflits et des guerres fratricides. Il est vrai que ces situations déplorables, qui caractérisent aujourd’hui beaucoup de pays africains, n’ont pas que des causes endogènes, en tant que la plupart de ces conflits et guerres, malencontreusement qualifiées de « guerres ethniques », ont pour une bonne part des motivations économiques et politiques : leurs racines sont souvent à chercher du côté de l’histoire coloniale ou de la cupidité des multinationales et des hommes politiques africains. Une analyse approfondie de plusieurs conflits armés en Afrique révèle que beaucoup d’entre eux ne sont « ethniques » que de nom, car souvent les différences ethniques sont exploitées par les seigneurs de guerre (soutenus la plupart du temps par des multinationales) aux fins non-avouées1.

Mais ces causes exogènes ne doivent pas nous empêcher de chercher dans le vivier de la culture africaine des éléments susceptibles de nourrir la réflexion dans sa recherche de solution. En attendant l’exhortation apostolique, il apparaît déjà, d’après l’Instrumentum Laboris et le Message final du deuxième Synode africain, que les Pères Synodaux ont mis l’accent sur la force du pardon, non seulement dans le sacrement de la réconciliation, mais aussi à travers la palabre africaine, comme une des voies pour parvenir à conjuguer le trinôme « réconciliation, justice et paix ».

Dans ces pages, nous voudrions réfléchir sur ce point, en partant des apports propres de la culture africaine. Il s’agira de fonder le lien (de conséquence) que l’on est en droit d’établir entre la culture africaine et la promotion du pardon. La thèse que nous défendrons est la suivante : si, comme il sera établi, la culture africaine peut être caractérisée par la centralité de la vie comme valeur primordiale, le pardon, valeur chrétienne par excellence, devrait trouver une place importante dans la culture et dans la mentalité africaine, et la promotion du pardon devenir une préoccupation qui mobilise les énergies du peuple africain. D’où l’intitulé : « la culture de la vie et la promotion du pardon en Afrique ».

La réflexion se déroulera en deux temps. Dans un premier temps, nous établirons ce que nous entendons par « culture africaine » et en analyserons ensuite les éléments essentiels. Il s’avérera alors que, dans la conception de l’homme qui s’en dégage, la vie occupe une telle place qu’on peut la considérer comme l’élément qui conditionne et régit toutes les autres composantes. Dans un deuxième temps, nous chercherons à montrer qu’une telle culture basée sur la vie implique nécessairement une promotion du pardon, en tant que celui-ci est source de renouveau et de renforcement de vie. Pour ce faire, il faudrait alors préciser la spécificité et l’importance du pardon pour la vie en société.

I La notion de vie dans la culture africaine

Lorsqu’on parle de la « culture africaine », la question qui vient naturellement à l’esprit est la suivante : « de quelle Afrique, de quel Africain parle-t-on ? » Il faut reconnaître qu’il est difficile et hasardeux de réduire le continent africain à telle ou telle caractéristique. Par son étendue, l’Afrique foisonne de réalités qui diffèrent du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Et la géographie de cette vaste étendue a certainement influencé la manière de vivre des peuples qui l’habitent. Ainsi les peuples de la savane et de la forêt n’ont pas les mêmes mœurs que ceux des zones arides du Sahara ; les tribus de pasteurs connaissent davantage une vie de nomades que les peuples de cultivateurs ou ceux qui vivent de la cueillette. Par ailleurs, l’Afrique a connu des fortunes diverses, relatives à la colonisation dont elle fut victime. Ainsi, une bonne partie de l’Afrique du Nord s’est « arabisée », au point de n’avoir aujourd’hui presque plus rien en commun avec le reste de l’Afrique, même plus la couleur de la peau. C’est pourquoi notre analyse cherchera davantage à se focaliser sur « la culture de l’Afrique subsaharienne », le Maghreb actuel posant, par son arabité et son islamisation, un problème différent du point de vue culturel2.

Il n’en reste pas moins que, même dans l’Afrique subsaharienne, les mœurs se sont modelées selon la pénétration plus ou moins profonde de l’islam ou du christianisme. Si, pour le géographe, l’expression « Afrique Noire » signifie quelque chose d’assez clair (l’Afrique pouvant être dite « noire » depuis le 15e parallèle septentrional jusqu’à son extrême austral), « du point de vue ethnographique, elle demeure imprécise, à cause des contacts et des mélanges intervenus entre un substrat de populations anciennes et divers envahisseurs dont l’impact fut puissant (…), [de sorte que cette expression] couvre en fait bien des diversités »3.

Cependant, comme l’a souligné Elias T. Olawale4 à la suite d’Hilda Kupper, ces divergences peuvent facilement être surestimées : dans le vaste continent africain existent des centaines (sinon des milliers) de tribus, dont chacune a son histoire propre et son mode de vie propre… Cette diversité culturelle est importante, mais ne doit pas être exagérée si l’on ne veut pas sous-estimer les répercussions considérables des contacts réciproques qui ont eu lieu dans le passé, et donner trop d’importance au conservatisme africain. De plus, l’accumulation de détails ethnographiques donne une impression chaotique, alors qu’il s’agit la plupart du temps de variations autour de quelques thèmes généraux. C’est ainsi que l’on trouve des ressemblances frappantes, au moins pour ce qui concerne l’essentiel, entre des ensembles de coutumes aussi différentes que celles des Yoroubas, des Soudanais, des Ashantis, des Congolais. De ce point de vue, ce que Charles Dundas avait constaté à propos du droit en Afrique peut valoir pour l’ensemble des aspects de la vie de ces peuples : « dans toutes les tribus j’ai observé une similitude des conceptions du droit et de la pratique, qui m’a suggéré l’idée que certains principes sont peut-être communs à tous les Bantous de cette région. J’ai eu la chance de trouver en Afrique orientale allemande un certain nombre d’ouvrages allemands sur d’autres tribus, que personnellement je connais peu ou pas du tout, et dans lesquels j’ai trouvé des observations qui coïncident avec les miennes »5.

C’est à ce même constat que les recherches de J. Masson ont abouti, du point de vue restreint qui était le sien (celui de la croyance au Suprême et le recours à son intervention). Je le cite : « la croyance au Suprême et le recours à son intervention sont répandus dans toute l’Afrique Noire, encore qu’à des degrés divers. On touche là […] une catégorie fondamentale qui permet de grouper des populations diverses »6.

Il est donc possible de relever certaines similitudes dans les cultures de différents peuples africains, qui nous donnent le droit de tenir un discours général sur le continent noir. Ce faisant, nous nous situons à l’opposé de l’attitude qui va du scepticisme vague de ceux qui pensent qu’aucune culture n’existait en Afrique avant le contact avec l’Occident jusqu’à la position de ceux qui, tout en admettant l’existence de ces cultures, exigent leur remplacement par des concepts importés d’Europe ; attitude qui consiste à tout juger à l’aune des critères européens.

Nous pensons, en effet, que l’on est en droit de parler des cultures proprement africaines dans la mesure où, comme l’a affirmé l’Académicien sénégalais Léopold Sédar Senghor, la culture « est une certaine façon, propre à chaque peuple, de sentir et de penser, de s’exprimer et d’agir. Et cette “certaine façon”, ce caractère […] est la symbiose des influences de la géographie et de l’histoire, de la race et de l’ethnie »7. Une telle définition rejoint parfaitement celle qu’ont retenue les participants à la Conférence mondiale sur les politiques culturelles organisée en 1982 au Mexique par l’UNESCO8 : « la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».

À en croire cette déclaration de l’UNESCO, la culture donne à l’homme une capacité de réflexion sur lui-même. Elle fait de lui un être spécifiquement humain, rationnel, critique et éthiquement engagé9. C’est par elle que l’homme discerne des valeurs et effectue des choix, qu’il s’exprime, prend conscience de lui-même, se reconnaît comme un projet inachevé, remet en question ses propres réalisations, recherche inlassablement de nouvelles significations et crée des œuvres qui le transcendent. C’est donc dire que la culture se constitue en manières distinctes d’être, de penser, d’agir et de communiquer, « réservoir commun » d’un peuple qui évolue dans le temps par la force des échanges.

Il serait illusoire de croire que la culture africaine serait restée statique au cours des siècles. Elle a connu des changements. Notons, toutefois, qu’un changement peut s’opérer à différents niveaux, du plus superficiel au plus profond. Ainsi, une culture peut connaître un changement au niveau de sa morphologie (changement superficiel), au niveau de ses institutions (changement plus ou moins profond) ou au niveau de sa donation de sens (changement radical). Ce dernier niveau est le plus résistant, car il est le domaine des certitudes inaliénables, « “le socle” qui porte tout agir […]. Ce qui explique que l’on ne puisse mieux comprendre quelqu’un qu’à partir de “ce à quoi il croit”, c’est-à-dire à partir de son “socle”, du socle de ses certitudes les plus profondes, un socle qui est “invisible”, plus intérieur à lui-même et qui porte à la fois la vision du visible et la conviction de l’“invisible” »10. C’est dans ce sens que Fabien Eboussi Boulaga parle de « mémoire vigilante », d’« élan créateur » et de « modèle topique »11.

En ce qui concerne la culture africaine, les travaux du Professeur Oscar Bimwenyi ont montré que ce niveau profond, ce « socle de résistance » n’a jamais cédé. Il parle, lui, du « bosquet initiatique qui n’a jamais pris feu ». Ce qui lui fait dire qu’il y a une sorte « d’actualité de l’Afrique “traditionnelle” dans la vitesse différentielle » du changement apporté par la “modernité”12.

Quel est donc ce « socle de résistance », ce « bosquet initiatique » qui caractérise la culture africaine d’hier et d’aujourd’hui ? Pour l’identifier, nous nous tournerons d’abord vers un des documents majeurs de l’Église en Afrique, en l’occurrence, l’exhortation post-synodale du Pape Jean-Paul II, Ecclesia in Africa. L’intérêt du document réside en ce qu’il reprend les interventions des Pères synodaux venus pratiquement de toute l’Afrique, comme l’atteste le Pape lui-même en traitant des « valeurs positives de la culture africaine ». Les valeurs que le Pape relève dans ces pages peuvent donc être considérées comme représentatives de tout le continent africain, et d’une manière particulière, de l’Afrique noire.

Que remarque-t-on précisément à la lecture de ce chapitre sur « les valeurs positives de la culture africaine » ? Après avoir fait mention du profond sens religieux du peuple africain, et de sa conscience de la réalité du péché sous ses formes individuelles et sociales, ce chapitre évoque la vie comme valeur capitale dans la culture du continent noir. L’ensemble du paragraphe 43 de l’exhortation tourne pratiquement autour de la centralité de la vie comme « manière distinctive » de l’Africain. Un simple exercice grammatical de contraction du paragraphe le met en évidence : c’est autour du concept de « vie » que la réflexion s’élabore.

Dans la culture et la tradition africaines, le rôle de la famille est universellement considéré comme fondamental. Ouvert à ce sens de la famille, de l’amour et du respect de la vie, l’Africain aime les enfants, qui sont accueillis joyeusement comme un don de Dieu. « Les fils et les filles de l’Afrique aiment la vie. De cet amour de la vie découle leur grande vénération pour leurs ancêtres. Ils croient instinctivement que les morts ont une autre vie, et leur désir est de rester en communication avec eux. Ne serait-ce pas, en quelque sorte, une préparation à la foi dans la communion des saints ? Les Africains respectent la vie qui est conçue et qui naît. Ils apprécient la vie et rejettent l’idée qu’elle puisse être supprimée, même quand de soi-disant civilisations progressistes veulent les conduire dans cette voie. Des pratiques contraires à la vie leur sont toutefois imposées par le biais de systèmes économiques qui ne servent que l’égoïsme des riches ». Les Africains manifestent leur respect pour la vie jusqu’à son terme naturel et, au sein de la famille, ils gardent une place aux anciens et aux parents. Les cultures africaines ont un sens aigu de la solidarité et de la vie communautaire. On ne conçoit pas en Afrique une fête sans partage avec tout le village. De fait, la vie communautaire dans les sociétés africaines est une expression de la famille élargie13.

Or les Pères synodaux ne sont ni les premiers ni les seuls à relever la centralité de la vie dans la culture africaine. Les religions africaines traditionnelles, ainsi que les cultures qui les portent, se sont toujours fondées sur cette conviction profonde : rien ne vaut la vie. Plusieurs intellectuels africains (ou africanistes) l’ont redit chacun à leur manière et avec leurs mots. On se rappellera ainsi que le célèbre ouvrage de Placide Tempels, La philosophie bantoue, s’est construit sur la conviction que la vie constitue la valeur suprême du peuple Bantu : « Il est, dans la bouche des Noirs, des mots qui reviennent sans cesse. Ce sont ceux qui expriment les suprêmes valeurs, les suprêmes aspirations. Ils sont comme des variations sur un leitmotiv qui se retrouve dans leur langage, leur pensée et dans tous leurs faits et gestes. Cette valeur suprême est la vie, la force, vivre fort ou force vitale »14. Il est vrai que La Philosophie bantoue de Tempels a connu de multiples critiques de la part de plusieurs intellectuels africains, dont les plus virulentes sont celles de Fabien Eboussi Boulaga15 et de Paulin Hountondji16. Mais ces critiques portent davantage sur le caractère « ethno-philosophique » de cet ouvrage. Car, aujourd’hui encore, les chercheurs les plus affirmés de la culture africaine s’accordent sur la place prépondérante qu’occupe la vie dans l’échelle des valeurs de la culture africaine. Il suffirait de citer ici Engelberg Mveng ou Gérard Buakasa.

Du Jésuite Camerounais Engelberg Mveng, par exemple, nous pouvons retenir cette belle page d’un de ses nombreux ouvrages :

La réalité fondamentale, dans la tradition africaine, c’est la vie. Cette vie, à l’état pur, ne se trouve qu’en Dieu seul, auteur et source de toute vie. L’univers, le cosmos, sont au contraire constitués par le combat qui oppose la Vie à la Mort. Voilà pourquoi, par définition et par essence, Dieu est au-delà du cosmos, au-delà de tout affrontement. L’homme apparaît comme un microcosme au sein du macrocosme. Il est la récapitulation du cosmos. Tous les mythes, depuis les cosmogonies de l’Égypte pharaonique, le montrent comme l’aboutissement de la genèse même du monde. Comme le monde il est l’affrontement Vie-Mort ; mais il doit assurer la Victoire de la Vie sur la Mort17.

Gérard Buakasa partira de cet idéal de vie et du devoir de sauvegarder et de renforcer celle-ci pour définir la « personne humaine » dans la culture africaine : « La notion de personne désigne d’abord un être humain distinct des autres êtres, des animaux, des plantes, des choses ; qui vit, qui, en vivant là, travaille pour vivre et faire vivre les siens ; qui meurt (quitte cette vie pour une autre) en laissant sa progéniture et son clan le reproduire, le représenter et le continuer en vie sur terre »18.

Il est possible de lier les autres valeurs que connaît la culture africaine : le sens de l’absolu, sa promotion de la fécondité, son sens de la famille, son respect des morts ou encore son sens aigu de la solidarité, à cette valeur suprême qu’est la vie. Le texte du synode que nous avons cité établissait déjà un tel lien à propos de la vénération des ancêtres : « de cet amour de la vie découle leur grande vénération pour leurs ancêtres ». En vérité, non seulement la vénération des ancêtres découle de l’amour de la vie pour l’Africain, mais bien toutes les valeurs qu’énumère l’exhortation. Dans la vision du monde africain, la réalité est spontanément perçue à partir de ses aspects dynamiques liés à l’éclosion et à la promotion de la vie.

Ainsi, à travers la fécondité (c’est-à-dire la procréation), l’Africain se réalise comme valeur, tant sur le plan individuel que sur le plan social. À travers elle, il croit atteinte la fin ultime de son existence dans le monde : désormais, il peut « survivre » dans ses enfants ; son « moi » connaît un peu plus de plénitude d’être, puisque sa progéniture le reproduira, le représentera et le continuera sur terre19. Bien plus, dans plusieurs régions africaines, la fécondité est plus qu’une affaire de survie personnelle et individuelle ; elle est l’affaire de toute la communauté. Aussi Marie Viviane Tsangu Makumba peut-elle affirmer que, « dans la filière clanique, l’enfant vient d’abord des ancêtres, sources de fécondité avant de provenir de l’union conjugale des parents […]. Dans la société, l’enfant ne dépend pas seulement de ses propres parents, mais encore de toute la parenté du clan »20.

On le voit, c’est par la famille, et surtout par la communauté à laquelle il appartient, que l’Africain reçoit la vie. C’est aussi pour cette communauté qu’il est tenu de la préserver. D’autant plus qu’il est lui-même toujours et nécessairement identifié comme membre de sa famille, de son clan, de sa communauté (et donc par rapport à elle). Son sort est lié à celui de la communauté dont il a reçu la vie. Pour celui qui est seul, la vie n’a pas de sens, elle n’a pas de chance de subsister longtemps. Divers proverbes et adages du terroir africain le signifient. On dit par exemple : « mosapi moko esokolaka elongi te ! », c’est-à-dire : « seul, un doigt ne peut laver le visage ». C’est dire à quel point l’identité de l’individu est intimement liée à celle de sa famille et de sa communauté. C’est ce qu’on appelle le “bisoïsme”, “biso” signifiant en lingala la première personne du pluriel “nous”.

Dans ce cadre, même l’initiation traditionnelle est au service de la vie. Elle est la grande école où l’homme apprend ce qu’est la vie et ce qu’est la mort et où il revit le geste magnifique de la vie surgie du néant primitif, entourée d’embûches et assaillie par la mort. L’homme découvre ainsi qu’il n’est pas un destin, jouet d’un déterminisme aveugle et absurde, mais plutôt une destinée, un projet en perpétuel accomplissement. De la sorte, il apprend à déchiffrer le grand livre du monde, à reconnaître le visage de ses alliés et de ses adversaires dans le drame qui oppose en lui la vie et la mort, et à mobiliser ses alliés dans l’assaut définitif qui doit conduire à la victoire de la vie sur la mort21. C’est ce même désir de survie et de renforcement de la vie qui lie l’Africain à ses ancêtres et aux défunts. Situés dans le circuit de communication de la vie et des valeurs, ceux-ci représentent un idéal, un archétype toujours vivant et actuel22. Ce sont eux qui ont transmis à leurs descendants la vie qui vient de Dieu, ainsi que la “culture”23.

Quoi de plus normal, dans cette vision qui accorde l’importance première à la vie, que la société et la religion soient centrées sur l’homme et son bien-être dans ce monde et dans l’au-delà ? Dans ce contexte, il est tout à fait possible que même l’intérêt pour “Dieu” soit profondément lié à sa capacité à aider l’homme dans ses propres intérêts terrestres, et fondé sur cette capacité24. Quoi qu’il en soit, dans la tradition africaine, le sens religieux et la référence à l’Absolu semblent intimement liés à la question de la vie : « dans l’esprit des anciens africains, la maîtrise de la vie et de la mort est l’attribut du pouvoir le plus élevé. Elle ne peut être le fait que d’une instance souveraine, antérieure à tout et fondement premier de tout, Source première de laquelle chaque vivant, et plus largement chaque existant, tient son origine, son maintien dans l’être, sa destinée, son “sens” »25.

II La vie comme valeur suprême et la promotion du pardon

C’est donc dans un contexte où la vie se présente comme la valeur suprême à partir de laquelle toutes les autres valeurs trouvent sens que se donne à penser la signification que peut avoir le concept de pardon en Afrique.

Si énigmatique que reste le concept de pardon, il se trouve que la scène, la figure et le langage qu’on tente d’y ajuster appartiennent à un héritage religieux26. C’est donc dans le cadre du religieux que cette notion finira par trouver son sens définitif, dans un rapport entre Dieu et l’homme pécheur. Le christianisme, religion du pardon par excellence, a certainement facilité sa divulgation. Son étymologie tardive, pour les langues d’origine latine à l’époque médiévale, en est une preuve.

En effet, en français comme dans plusieurs langues d’origine latine, la notion de pardon semble s’être construite sur le modèle du latin, perdonare, dont l’usage est déjà attesté vers l’an 400 dans le sens de « concéder, accorder une grâce ou la vie ». Un autre mot latin, en l’occurrence ignoscere, se traduit aussi en nos langues par le « pardon » — c’est le mot qu’utilise Cicéron pour exprimer l’idée du pardon. Or, fait intéressant à souligner, cette dernière occurrence donne au mot « pardon » le sens d’une « ignorance volontaire », dans la mesure où il signifie la « volonté de ne pas connaître, de ne pas tenir compte, ou encore de ne pas fixer son regard sur quelque chose ». On comprend dès lors pourquoi le dictionnaire latin donne à ce mot ignoscere (privatif du gnoscere) la signification de « passer outre » (passar sopra), à côté de celle de « concéder la grâce », de « compatir », ou encore de « se montrer indulgent ».

Cela dit, nous retiendrons volontiers l’idée que le pardon se fonde sur une prise de distance par rapport à ce qui s’est passé ; il se fait au nom de quelque chose d’autre. Ce n’est pas qu’on oublie, ni qu’on ignore, ni non plus qu’on « ferme les yeux » : on regarde ailleurs, au-delà de l’acte commis.

La référence à quelques textes de philosophie nous aidera à approfondir la signification du pardon. Les réflexions de Hannah Arendt27sur l’irréversibilité de l’action dans la Condition de l’homme moderne sont ici éclairantes. Cette philosophe juive américaine postule qu’on ne peut se défaire de ce qu’on a fait. Si donc il n’y avait pas pardon, nous serions comme enfermés dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever, victimes à jamais de ses conséquences. L’irréversibilité de l’action, laissée à elle-même, finit par annihiler toute possibilité de l’action, car les conséquences de l’action irréversible nous tiennent prisonniers. C’est seulement en se déliant mutuellement de ce qu’ils font que les hommes peuvent rester de libres agents. Le pardon apparaît ainsi comme la rédemption possible de la situation d’irréversibilité.

Il reste que, dans l’esprit de Hannah Arendt, le pardon ne peut concerner que les crimes de droit commun, les péchés de tous les jours, c’est-à-dire ceux qui peuvent souffrir un châtiment proportionné. Ce qui fait du pardon une faculté essentiellement politique, Arendt fondant sa pensée uniquement sur le lien qu’unit l’acte à ses conséquences. Or, cette jointure ne constitue qu’un aspect de l’action, en l’occurrence son côté extérieur, objectif. Mais l’action suppose aussi un lien entre l’acte et son agent ; cette jointure est première et originelle par rapport à celle qui lie l’acte à ses conséquences28.

Si nous nous tournons vers Paul Ricœur, philosophe chrétien, nous voyons que c’est précisément à ce niveau intérieur et antérieur où l’agent est directement lié à son acte que se joue le destin du pardon. Autrement dit, autant le pardon délie l’acte de ses conséquences, autant il délie l’agent de son acte. Mieux, on ne peut parler de déliement de l’acte à ses conséquences que parce qu’il y a déliement de l’agent à son acte : celui-là suppose celui-ci. Or ce constat conduit Ricœur à introduire un découplage originel au cœur même de la puissance d’agir, c’est-à-dire entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Ce qui permet à Ricœur d’établir — mieux, de « professer », car il s’agit, pour ce philosophe, d’un « acte de foi », d’un « crédit adressé aux ressources de régénération du soi » — que la capacité d’engagement du sujet ne s’épuise pas dans ses inscriptions diverses dans le cours du monde29. De la sorte, Ricœur invite à nuancer la position de Derrida qui, au nom de son absoluité, refuse qu’un repentir puisse précéder le pardon, au motif que le pardon serait alors accordé à un autre, meilleur, que celui qui a commis l’acte30. En ramenant le pardon sur le terrain du lien originel entre l’acte et son agent, Ricœur trouve les ressources nécessaires pour répondre à Derrida : le coupable reste bel et bien le même et nullement un autre, bien que potentiellement autre31. Il trouve un appui à sa thèse dans la distinction que propose Kant entre le penchant au mal qui peut être « radical », et la disposition au bien qui est primitive par rapport au mal et reste en place malgré la radicalité éventuelle de ce dernier. Ce qui n’est pas sans rappeler la « véhémence ontologique » de Jean Nabert, ou encore l’« affirmation originaire de l’être » de Gabriel Marcel.

Pardonner au coupable qui reconnaît son tort, le délier de son acte répréhensible, c’est donc réaffirmer que cet acte n’entame pas sa « disposition primitive au bien ». Et, puisque sa « disposition au bien » reste intacte, le coupable reste capable d’un acte d’un autre genre que l’acte répréhensible qu’il a posé. Le pardon est donc une manière de réaffirmer la capacité du coupable à faire le bien et de lui accorder l’occasion d’actualiser celle-ci.

Si tel est le sens du pardon, il devrait trouver un écho favorable dans le cadre d’une culture basée sur la primauté et le renforcement de la vie. En effet, qu’est-ce qui appelle le pardon, sinon une situation de conflit ? Et qu’est-ce qui est à la base d’un conflit sinon une faute, un préjudice ou, plus simplement, un mal ? Et que veut dire, dans la conception africaine, le mal, sinon l’acte d’affaiblir et de briser l’union vitale au sein du groupe familial, clanique, tribal ou autre ? Placide Tempels l’avait déjà compris et exprimé en peu des mots : « pour les Bantous [mais ceci vaut aussi pour les autres peuplades d’Afrique], la pire malice, et en somme la seule vraie, se trouve dans l’atteinte portée à la force vitale »32. Toute injustice, si minime soit-elle, même si elle porte simplement sur le bien matériel, sera considérée en tout premier lieu comme une atteinte à l’intégrité de l’être, à l’intensité de la vie.

C’est que la vie de l’Africain ne se borne pas à sa seule personne, mais s’étend à tout ce qui est paternalisé par son influence vitale, et qui lui est ontologiquement subordonné : progéniture, terre, possessions, bétail et tout autre bien. Tout bienfait, toute aide valent avant tout comme appui et accroissement de vie pour celui qui en bénéficie. L’animal, la plante, voire le cosmos, sont, pour lui des « alliés » dans le maintien et le renforcement de la vie33. Gérard Buakasa exprime la même idée, lorsque, parlant de la notion de personne en Afrique, il affirme que « la personne est un ordre dans un ordre ; elle est une relation d’être et de vie au monde, une vie reçue, participée à partir d’une même source. Elle n’est pas en dehors du monde, elle n’est pas seulement dans le monde, elle est tissée, fabriquée, faite du monde, dont cependant elle est à la fois archétype et centre. Aussi ne peut-elle résoudre ses problèmes que par ses attaches au monde »34.

Il apparaît ainsi que ce qui est atteint dans l’offense, ce n’est pas uniquement ce que possède la victime, mais aussi et surtout sa vie même, c’est-à-dire son besoin de s’approuver elle-même en tant qu’existant et de se savoir approuvée comme telle par ceux avec qui elle partage le même espace vital. Autant dire que le crime touche fondamentalement le registre de l’être, quand bien même c’est souvent le cas sous le registre de l’avoir — à travers la confiscation de ce qui est mien ou de la violence à l’endroit de mon corps — que l’offenseur atteint l’être de l’offensé35.

Ainsi donc, dans la tradition africaine, toute injustice est en premier lieu un attentat à la vie. Elle touche tout d’abord la « peau » même de l’offensé, sa vie ou, pour parler un autre langage, son « être », plus que son avoir. C’est dire que le droit traditionnel africain est « essentiellement un droit des personnes, bien plus qu’un code des biens, de leur propriété et de leurs translations »36. De ce point de vue, les fondements du droit africain sont loin de ceux de Kant37 ou de Hegel38, pour qui tout le droit peut être réduit à la question de la différence entre ce qui est mien et ce qui est tien.

Rien d’étonnant donc que les recherches d’Elias Olawale sur la nature du droit coutumier africain aient abouti à la conclusion selon laquelle le droit coutumier africain est caractérisé par la flexibilité des sanctions prononcées39, flexibilité juridictionnelle à comprendre en référence au contexte général où s’inscrit la procédure coutumière africaine, à savoir la primauté et le renforcement de la vie.

C’est cette logique qui fait que le droit africain permet, admet, l’exécution sommaire des sorciers par le groupe social, car la sorcellerie s’attaque à la vie en la détruisant. Face à ce mal, il n’est qu’un remède : l’élimination de la méchanceté au nom des droits de la vie. « Celui qui est le mal, celui qui est par essence force destructrice, doit être paralysé par tous les moyens dans son action malfaisante »40. C’est pourquoi le sorcier doit être éliminé de la communauté. La pratique de ce qu’on appelle le « meurtre rituel » obéit à cette même logique de protection et de renforcement de la vie. Celle-ci justifie cet autre fait relevé dans les travaux d’Elias Olawale : dans plusieurs droits coutumiers africains, la peine de mort est commuée en une amende, là où le meurtre ne perturbe pas profondément l’équilibre de la communauté41. Il y va toujours de la promotion de la vie.

Or cette même logique devrait promouvoir le pardon, précisément dans la mesure où celui-ci permet le maintien, la protection et le renforcement de la vie. En effet, si, pour l’Africain, l’offensé est tel parce que le mal subi atteint sa vie et menace celle-ci de diminution et d’annihilation, l’offenseur n’est qu’en apparence dans une situation meilleure. Si le bourreau renforce par son action son énergie vitale au détriment de celle de sa victime, il n’est pas sans savoir qu’il vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : il sait qu’à tout moment, il peut être exclu de la vie de la communauté, symboliquement, en étant banni ou, physiquement, en étant tué. Sa vie est donc en suspens. Si bien que celui-ci ne vit jamais en paix ; « marginalisable », sa vie n’est plus vie. Seul le pardon pourrait le libérer de ce poids qui pèse sur lui.

On peut espérer en effet que la miséricorde qui lui est ainsi manifestée le rende meilleur et le conduise à participer au renforcement de la vie de la communauté. C’est ce que nous enseignent les pages de l’Évangile sur l’amour des ennemis, et, comme le fait remarquer Ricœur, « ce qu’on attend de l’amour, c’est qu’il convertisse l’ennemi en ami »42. C’est en cela que réside justement la hauteur du pardon ; car, telle la grâce, le pardon, en rejoignant le coupable, lui apporte une certaine transformation intérieure qui le rend capable de « faire de même ».

De cette manière, l’Africain qui pardonnerait à l’ennemi qui menace sa vie le libérerait du pouvoir maléfique qui s’était emparé de lui, lui permettant ainsi de reprendre sa place dans le chœur de la symphonie de et pour la vie. Ainsi, le sorcier qui détruit la vie peut se transformer en « bon sorcier », comme l’est par exemple le prêtre, « sorcier de Dieu » (nganga-Nzambe), dans la culture africaine, et devenir bénéfique pour sa communauté en en devenant le protecteur43. De même, le criminel pardonné peut comprendre qu’il lui faut orienter désormais autrement l’usage de sa force physique en la mettant au service du bien-être de la communauté, dans les travaux des champs par exemple, ou même en en devenant un élément important dans le dispositif de sa défense. Dans l’un et l’autre cas, ce qui menaçait la vie se transforme, par la « sorcellerie du pardon », en source, non seulement de la préservation de la vie, mais plus encore de son renforcement.

Dans une Afrique marquée par tant de conflits qui conduisent à des pertes de vie qui se comptent en millions, il ne serait pas inutile d’utiliser cette ressource du pardon pour construire un continent plus rayonnant et plein de vie. Non pas que le pardon puisse remplacer l’exercice de la justice. Comme l’a souligné dans un autre contexte Vladimir Jankélévitch, ne pas juger certains crimes gigantesques — et c’est le cas d’atrocités inimaginables et incommensurables commises en Afrique dans certains conflits — constituerait en soi un autre crime44. La justice doit passer ! D’ailleurs, nous pensons avec Derrida que « le pardon n’est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible : comme s’il interrompait le cours ordinaire de la temporalité »45. Ainsi, plus que jamais, il convient de laisser la justice faire son œuvre dans les cas d’atrocités que connaît l’Afrique.

Cela étant dit, l’Afrique d’aujourd’hui a tout intérêt à exploiter cette ressource de sa culture propre que paraît être le pardon, promoteur de la vie. Car si la justice permet de restaurer l’équilibre de vie mis à mal dans le conflit, le pardon y ajoute une touche spéciale dans la mesure où, par-delà la simple restauration, il permet un réel renforcement et une véritable augmentation de la « force vitale ».

En effet, comme nous l’avons montré dans notre ouvrage qui traite de la justice, celle-ci, laissée à elle-même ne dispose pas de cette alchimie qui permette à la société d’être non seulement un espace public qui sauve la vie, mais aussi un espace commun où peut naître, grandir et se renforcer la vie46. Seul le pardon, demandé et accordé en pleine conscience, peut produire la véritable réconciliation en récréant un lien positif avec le passé, en le « renouvelant » par un surcroît de bien sur le mal, de vie sur la mort. Seul le pardon accomplit véritablement ce que vise la justice, c’est-à-dire la restauration du lien social et le renforcement de la vie en société.

Si, en tant que tel, le pardon ne peut devenir institution, l’esprit qu’il promeut peut servir d’inspiration dans l’instauration d’institutions appelées à gérer le vivre ensemble d’une société soucieuse de promouvoir la vie en abondance. En ce sens, on peut se demander si ce ne fut pas cette ressource propre au pardon tel qu’il est appelé par la culture africaine qui sous-tendit l’effort de la commission « Vérité et Réconciliation » au sortir de l’apartheid et qui a épargné à l’Afrique du Sud un bain de sang. Ricœur affirme à ce propos que « c’est bien sous l’égide du modèle du [pardon compris comme échange d’un type particulier] que cette expérience alternative d’apurement d’un passé violent mérite d’être évoquée »47.

L’ambiguïté que Derrida48 pense détecter dans cette expérience sud-africaine se résout alors d’elle-même si on la situe dans la perspective de la culture africaine promotrice de la vie. De fait, il s’agit moins de se venger que de chercher à réaffirmer et à renforcer la vie. En plein exercice du droit moderne, nous retrouvons ici la particularité de l’ordre juridique propre à la tradition africaine, tel que nous l’ont appris les travaux d’Elias Olawale, c’est-à-dire sa flexibilité dans les décisions juridictionnelles au profit de la primauté et du renforcement de la vie. L’Instrumentum Laboris qui a servi de base aux travaux du dernier Synode Africain voit d’ailleurs dans cette expérience sud-africaine un exemple de réussite du mariage entre le modèle traditionnel africain de « l’arbre à palabre » et des éléments chrétiens de l’octroi du pardon à celui qui avoue son péché49. Les analyses de Sophie Pons sont là pour confirmer cette lecture de la commission : « Il ne s’agissait pas d’effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir […]. Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C’est au bout du continent africain, à l’initiative d’un ancien prisonnier politique et sous la direction d’un homme d’Église, qu’un pays a exploré une nouvelle voie, celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses »50.

La conception africaine de la personne humaine toujours liée à sa vie communautaire permet à la notion du pardon d’échapper à l’étroitesse d’une relation exclusive à deux. Nous savons en effet que c’est cette caractéristique du pardon, à savoir le fait qu’en principe le pardon doit toujours engager deux singularités : le coupable et la victime51, qui en rend difficile l’intelligence, lorsqu’il s’agit de le demander ou de l’accorder au nom d’une autre personne, d’un groupe ou d’une autre génération. L’Africain, quant à lui, n’aura donc pas de difficulté à comprendre que quelqu’un puisse demander pardon au nom de la communauté dont il est issu, car celle-ci le définit et fait partie de son identité. De la même manière, on pourra concevoir dans la culture africaine que quelqu’un accorde le pardon au nom de toute sa communauté, sachant que celle-ci englobe les vivants et les morts. L’inscription du pardon dans la perspective d’une culture de la vie permet d’élargir sa compréhension et de dépasser les difficultés éprouvées à penser cette notion transculturelle dans les seules limites d’une conception individualiste de la personne.

III Conclusion

Cette réflexion est partie d’un constat : la vie est l’élément fondamental de la culture africaine. Tout y est fait pour la préserver et la renforcer. Les autres caractéristiques de la culture africaine sont au service de cette préservation et de ce renforcement de la vie. L’analyse de la notion du pardon faite dans un deuxième temps, si sommaire soit-elle, a montré que, de par son essence, le pardon promeut l’être de l’homme, sa « capacité à agir », sa vie. Bien plus, par l’énergie qu’il transmet à celui qui en bénéficie, le pardon est à même d’amener celui qui menaçait la vie à devenir à son tour promoteur de la vie.

Face à ce double constat, il y a lieu d’établir un lien de conséquence et d’implication, comme il est apparu avec le texte de l’exhortation post-synodale, Ecclesia in Africa, entre la culture africaine passionnée pour la vie et la promotion du pardon. Celui-ci apparaît alors comme l’un des (multiples) moyens qui se donnent à l’Africain dans sa culture pour la vie.

Cette culture de la vie devrait amener l’Africain à promouvoir l’esprit du pardon au sein de la société. En effet, comme la vie, le pardon est appelé à devenir un élément constitutif de la culture africaine dans sa manière de parler, de vivre et d’agir et, par là, de façonner son histoire et son être-au-monde52.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. M. Cheza (éd.), Le Synode africain. Histoire et textes, Paris, Karthala, 1996, p. 44-46.

  • 2 Signalons tout de même les travaux de Léopold Sédar Senghor qui semblent établir les fondements communs entre la négritude et l’arabité (Cf. L. S. Sen Ghor, Les fondements de l’Africanité ou négritude et arabité, Paris, Présence Africaine, 1967).

  • 3 J. Masson, Père de nos pères, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1988, p. 10.

  • 4 Cf. E. T. Olawale, La nature du droit coutumier africain, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 10-12.

  • 5 C. Dundas, « Native Laws of some Bantu Tribes of East Africa », dans Journal of Royal Anthropological Institute 51 (1921), cité par E. T. Olawale, La nature… (cité supra n. 4), p. 12.

  • 6 J. Masson, Père de nos pères… (cité supra n. 3), p. 15.

  • 7 L. S. Senghor, Les fondements de l’Africanité … (cité supra n. 2), p. 47.

  • 8 Unesco, « Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles », Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982.

  • 9 Telle que définie par l’UNESCO, la culture semble essentiellement constituer des valeurs « positives », c’est-à-dire qui promeuvent l’humanité dans l’homme. Mais il s’avère qu’aujourd’hui, les modèles présentés par certaines cultures modernes ne conduisent pas nécessairement à plus d’humanité. D’où l’intérêt de souligner, comme l’indique la même déclaration de l’UNESCO, que la notion de culture contient en elle-même un aspect critique qui l’oblige à faire des choix et à remettre en question certaines de ses réalisations.

  • 10 Ntima Nkanza, « La quête du divin en Afrique : autopsie d’une crise et grille possible de lecture », dans Telema 128 (Janvier-Mars 2007), p. 10.

  • 11 F. Eboussi Boulaga, La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977, p. 144-160.

  • 12 Cf. O. Bimwenyi Kweshi, Discours théologiques négro-africain. Questions de fondement, Paris, Présence Africaine, 1981.

  • 13 Cf. Exhortation apostolique post-synodale de Jean-Paul II, Ecclesia in Africa. Sur l’Église en Afrique et sa mission évangélisatrice vers l’an 2000, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 1995, § 43, p. 45.

  • 14 P. Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 19653, p. 30. On peut se demander, soixante ans après, si ce que Tempels appelle « force vitale » ne correspondrait pas à la notion malgache de Fihavana (lien vital) dont a parlé Mgr Armand Razafindradandra au cours du premier Synode Africain en 1994 (Cf. M. Cheza (éd.), Le Synode africain… (cité supra n. 1), p. 110-111).

  • 15 Cf. F. Eboussi Boulaga, La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977, et « Le Bantou problématique », dans Présence Africaine 66 (1968), p. 4-40. Dans un récent article, j’ai essayé de mettre en évidence l’essentiel de la critique du philosophe camerounais à l’endroit de Tempels et, ainsi, d’ouvrir une perspective de rapprochement entre les deux pensées (Cf. A. Lentiampa Shenge, « Le point focal de la philosophie de Fabien Eboussi Boulaga », dans Revue Philosophique de Kimwenza 2 (Septembre 2009), p. 83-94).

  • 16 Cf. P. Hountondji, « Histoire d’un mythe », dans Présence Africaine 91 (1974), p. 3-13.

  • 17 E. Mveng, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 53.

  • 18 G. Buakasa T.K.M., Comprendre la religion africaine traditionnelle, Kinshasa, Éd. NORAF, 1994, p. 15.

  • 19 Ibidem, p. 15 et 20 ; voir aussi J. Mbiti, Concepts of God in Africa, London 1969, p. 218.

  • 20 M.-V. Tsangu Makumba, Pour une introduction à l’africanologie, Fribourg, Editions Universitaires de Fribourg, 1995, p. 135-136.

  • 21 Cf. E. Mveng, L’Afrique dans l’Église… (cité supra n. 17), p. 37.

  • 22 Cf. S. P. Boka M. L., Théologie africaine de la Onzième heure, Abidjan, INADES, 2002, p. 128.

  • 23 Cf. E. Dammann, Les religions de l’Afrique, Paris, Payot, 1978, p. 241.

  • 24 Cf. Ntima Nkanza, « La quête du divin…. (cité supra n. 10), p. 14-15.

  • 25 J. Masson, Père de nos pères…. (cité supra n. 3), p. 29.

  • 26 Jacques Derrida parle à ce propos d’héritage abrahamique, rassemblant le judaïsme, le christianisme et l’islam (Cf. J. Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2000, p. 104). À propos du caractère énigmatique de la notion du pardon, le même Derrida soutient que cela lui vient du fait que, au sein même de cet héritage, sont affirmés comme éléments essentiels du pardon, deux caractéristiques hétérogènes et pourtant irréductibles : « l’inconditionnalité et la conditionnalité » (Ibidem, p. 119). C’est ce qui fera dire à Paul Ricœur que, « s’il est difficile à donner et à recevoir, [le pardon] l’est tout autant à concevoir » (P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 593).

  • 27 Cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Parys, Calmann-Lévy, 1983, p. 301-310.

  • 28 Les idées exprimées dans ces lignes sont amplement développées dans mon dernier livre, Paul Ric œur. La justice selon l’espérance, Bruxelles, Lessius, 2009, p. 383-384.

  • 29 P. Ricœur, La mémoire… (cité supra n. 26), p. 638.

  • 30 Cf. J. Derrida, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, Herne, 2005, p. 24.

  • 31 Cf. P. Ricœur, La mémoire… (cité supra n. 26), p. 638, note 45.

  • 32 P. Tempels, La philosophe bantoue… (cité supra n. 14), p. 96, dont s’inspire une bonne partie de ce paragraphe.

  • 33 Cf. E. De Rosny, Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Cameroun), Paris, Plon, 1981.

  • 34 G. Buakasa T.K.M., Comprendre la religion… (cité supra n. 18), p. 21.

  • 35 Cf. P. Ricœur, Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 232.

  • 36 P. Tempels, La philosophe bantoue… (cité supra n. 14), p. 96.

  • 37 Cf. E. Kant, Métaphysique des m œurs. Tome II : Doctrine du droit & Doctrine de la vertu, Paris, Flammarion, 1994.

  • 38 Cf. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2003.

  • 39 « Sauf cas exceptionnels, les sanctions prononcées ne sont (souvent) pas considérées comme définitives et irréversibles. Les éléments qui entrent en jeu dans leur détermination sont la capacité de la partie perdante de s’acquitter de l’amende ou de la compensation à laquelle elle a été condamnée, l’attitude de la partie gagnante elle-même, peut-être prête à accepter une réparation équivalente d’une autre sorte (par exemple cinq moutons à la place d’une vache), le sentiment des juges qui peuvent estimer qu’eu égard à certaines circonstances de fait il n’est pas souhaitable que la sanction prononcée soit irréversible » (E. T. Olawale, La nature du droit … [cité supra n. 4], p. 276).

  • 40 P. Tempels, La philosophe bantoue… (cité supra n. 14), p. 106.

  • 41 Cf. E.T. Olawale, La nature du droit … (cité supra n. 4), p. 144.

  • 42 P. Ricœur, La mémoire… (cité supra n. 26), p. 625.

  • 43 À ce sujet, on lirait avec intérêt le petit livre de Nzuzi Bibaki, Approches africaines de la sorcellerie, publié aux Éditions Loyola (Kinshasa), en 1997. Précisons ici que les Africains peuvent attribuer le titre de “sorcier” à celui qui exerce une action particulièrement bénéfique dans la société dont il fait partie : c’est le « nganga Nzambe » (“nganda” signifiant le “sorcier” et “Nzambe” renvoyant à “Dieu”).

  • 44 Cf. V. Jankélévitch, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 25.

  • 45 J. Derrida, Foi et savoir … (cité supra n. 26), p. 108.

  • 46 Cf. A. Lentiampa Shenge, Paul Ric œur… (cité supra n. 28), p. 328 et 361.

  • 47 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire… (cité supra n. 26), p. 627.

  • 48 Cf. J. Derrida, Foi et savoir (cité supra n. 26), p. 117. Pour sa part, Ricœur parlera de « perplexités » (Cf. P. Ricœur, (cité supra n. 26), p. 626-629).

  • 49 Cf. Synode Des Evêques, l’Église en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix, Instrumentum Laboris §8.

  • 50 S. Pons, Apartheid. L’aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, p. 17-18.

  • 51 Cf. J. Derrida, Foi et savoir (cité supra n. 26), p. 117.

  • 52 C’est justement en ces termes que l’anthropologue congolais Pamphylie Mabiala ma Ngoma définit la culture (Cf. P. Mabiala ma Ngoma, « Les fondements de la compétence culturelle », dans Culture africaine, Démocratie et développement durable, Kinshasa, FCK, 2005, p. 13).

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