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La mère de l'Emmanuel. « Le Seigneur lui-même vous donnera un signe » (Isaïe 7,14)

Jean Radermakers s.j.
Le livre d'Isaïe (7,14) ne spécifie pas quelle est la mère de l'Emmanuel, cet enfant dont il annonce la naissance et le destin prometteur. On pense à la reine, femme d'Akhaz, ou bien à l'épouse d'Isaïe. Mais le reste du livre du prophète parle souvent de Sion comme d'un personnage féminin, épouse infidèle ou prostituée, que Dieu reprend en son Alliance, revirginise et rend féconde, ouvrant ainsi la symbolique initiale. Matthieu (1,23) y reconnaît Marie, mère de Jésus, en qui s'accomplissent ces figures superposées. Par Marie, un voile se lève sur la maternité virginale comme grâce fécondante de Dieu, et sur la fécondité divine de la virginité.

« Le Seigneur lui-même vous donnera un signe »

(Is 7,14)

Transportons-nous un instant par l’imagination à Jérusalem. Ce n’est encore qu’une toute petite capitale coincée entre des nations autrement importantes. Nous sommes au VIIIe siècle av. J.-C. Plus précisément en 733, trois ou quatre ans après l’accession au trône du roi de la minuscule tribu de Juda. Le roi s’appelle Akhaz (= le « saisi » de Dieu). Il a 25 ans et déjà sa réputation est déplorable, car il a fait passer son fils par le feu, l’aîné sans doute (cf. 2 R 16,3), pour tenter de conjurer la menace qui vient du nord. En effet, l’empire assyrien s’accroît impitoyablement, et Téglat-Phalasar III (= le maître du Tigre) grignote petit à petit les territoires qui l’environnent. L’heure est à la panique : on craint l’invasion, et les gens font des provisions. Ce n’est vraiment pas le moment de procréer : à quoi bon mettre au monde des enfants qui risquent de périr à la guerre ? Le livre d’Isaïe, aux chapitres 7 à 11, nous place au cœur de ces événements, que nous retrouvons au chap. 16 du 1er livre des Rois (et en 2 Ch 8). L’instant est grave.

Et voilà qu’Isaïe (Yesha ‘yahû = Dieu sauve), le prophète attitré de la cour royale, apparaît auprès du roi. Celui-ci est torturé par la crainte, car une coalition des peuples araméens (ou syriens) et de la tribu d’Ephraïm essaie de s’opposer à l’envahisseur qui approche, sans avoir réussi à embrigader Akhaz, à qui Isaïe a conseillé la neutralité. Le roi a peur de se voir écrasé soit par cette « coalition syro-ephraïmite » comme on l’appelle, soit par le géant assyrien. Il est justement en train de visiter les travaux entrepris pour fortifier Jérusalem, et notamment pour protéger l’unique source de la ville, afin qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi. Le prophète est accompagné par son fils dans sa démarche auprès du roi ; il lui a donné un nom symbolique Shé’ar yashûv (= un reste reviendra) ; sa femme lui enfantera bientôt un second fils (Is 8,3) qui sera appelé Mahér-shalal Hash-baz (= Prompt butin, proche pillage). Ainsi le père a toujours devant les yeux le destin de son peuple : un reste se convertira au Seigneur, mais il faudra passer par le pillage de la ville et être emmené comme butin de guerre : bonheur et malheur conjugués. Car tel est le réel de nos histoires visitées par le Seigneur.

Que doit dire le prophète au roi ? Qu’il n’aille pas redouter les événements qui s’annoncent, car cette coalition se disloquera bientôt. Et le prophète laisse Akhaz sur une parole d’avertissement de la part de Dieu : « Si vous ne tenez à moi (= si vous n’avez pas foi en moi), vous ne tiendrez pas ! » (Is 7,9).

Il revient bientôt à la charge, car il sent le roi hésitant. Il l’interpelle vivement : Tu veux des garanties ? Alors « demande un signe à Yhwh ton Dieu, un signe qui vient d’en bas (terre) ou d’en haut (ciel) » (Is 7,11), c’est-à-dire selon toute la gamme de tes moyens. Mais le roi panique encore davantage : « Non, je ne mettrai pas Yhwh au défi ! ». Sa foi en Dieu est bien fragile et il essaie de masquer la culpabilité qui le ronge. « Tu ne veux pas de signe ? » reprend Isaïe ; « le Seigneur t’en a préparé un, le sien ». Et dans un mouvement d’impatience, il laisse échapper le fameux oracle :

« Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici, la jeune femme/vierge est enceinte ; elle va enfanter un fils et on l’appellera Emmanuel (= avec nous Dieu) ».

(Is 7,14)

Telle est la phrase énigmatique qui a inspiré Matthieu au début de son évangile (Mt 1,23) pour parler de l’enfantement virginal de Jésus. Et le prophète d’expliquer qu’il ne faudra pas longtemps — quelques années à peine, quand ce fils aura atteint l’âge de raison — pour que le pays des deux comploteurs (Aram et Ephraïm, c’est-à-dire la Syrie et une tribu d’Israël) soit réduit à rien.

La question se pose à nous. Comment interpréter ce texte, et surtout son application par Matthieu à la Vierge Marie ?

Nous allons procéder en trois étapes : Quel sens pouvait avoir l’oracle d’Isaïe au VIIIe siècle ? (cf. infra I) ; le contexte du livre d’Isaïe porte-t-il un éclairage sur la tradition scripturaire ? (cf. infra II) ; comment évaluer la citation d’accomplissement chez Matthieu ? (cf. infra III).

I L’oracle d’Isaïe au VIIIe siècle

Il conviendrait d’abord d’identifier « la jeune femme » ou « vierge » dont parle Isaïe, car l’oracle demeure évasif. Tout d’abord, le mot hébreu qui la désigne (‘almah) signifie normalement « jeune femme » attirante par sa beauté, mariée ou non mais généralement sans enfant encore tout en étant en puissance de maternité, et peut-être membre de la cour royale — ou éventuellement femme du prophète — ou encore appartenant au groupe des prostituées sacrées d’un temple païen1.

On a dénombré une bonne douzaine d’interprétations émises au cours de la double tradition juive et chrétienne.

  • Ainsi on a souvent compris qu’il s’agissait d’une des femmes du roi Akhaz avec son fils, peut-être Ézéchias, considéré comme un « bon roi » par la tradition juive et potentiellement « Messie » (= oint)2.

  • L’interprétation chrétienne traditionnelle croyait que la Vierge Marie était désignée par avance en cette jeune femme, puisque saint Matthieu voyait en elle l’accomplissement de la prophétie. D’où la traduction de jeune femme en parthenos, c’est-à-dire vierge. Ce qui est clair, c’est que le terme hébreu pouvait aussi avoir le sens de vierge puisque la Septante l’a traduit ainsi. Interprétation devenue classique, christologique ou messianique qui est encore suivie aujourd’hui.

  • Certains considèrent cette jeune femme comme l’épouse d’Isaïe en raison du surnom d’Emmanuel, car déjà ses deux fils en portaient un. Plusieurs interprètes juifs anciens, dont Rachi et Ibn Ezra, et des modernes vont dans ce sens ; ils estiment que cette femme était présente à l’entrevue avec le roi. Mais cette grossesse était-elle suffisante pour constituer un « signe » pour le roi ?

  • On y voit aussi une fille ou jeune femme de la famille royale ; des rabbins songent à une fille d’Akhaz, mais celui-ci était probablement trop jeune pour avoir une fille en âge de se marier.

  • Se basant sur un texte du Cantique des cantiques (6,8) parlant de la cour royale de Salomon avec ses 60 reines, 80 concubines et des « jeunes femmes » sans nombre, on en a fait une des courtisanes d’Akhaz dans une situation de grossesse anormale.

  • On a encore parlé d’une femme connue d’Isaïe et du roi, qui nous demeure cependant inconnue, à moins qu’il ne s’agisse d’une vision prophétique, la femme, cette fois, n’étant plus réelle mais imaginée ou mythique.

  • Des commentateurs ont pensé à une collectivité, le singulier en hébreu pouvant avoir cette acception. Telle est l’exégèse rationaliste de la fin du XVIIIe siècle. On a parfois traduit le « voici » (hinnéh) par si ou supposé que. Mais comment cette généralité aurait-elle pu émouvoir le roi et devenir pour lui un signe, s’il n’y avait pas un support personnel, réel ?

  • Quelques auteurs, dont E. Drewermann, ont franchement parlé de « mythologie » à l’instar des histoires de dieux et déesses chez les Égyptiens ou les Grecs, les Romains ou à Ougarit. On recourt alors au parallèle d’Apocalypse 12 avec le signe de la femme. Ainsi Isaïe aurait-il emprunté l’idée au mythe de la naissance d’un enfant merveilleux, fils d’une déesse. Cette interprétation « surnaturelle » qui trouve des parallèles dans le folklore mythologique aurait de quoi séduire et donnerait un fondement à la traduction de parthenos de la Septante. Mais comment comprendre pareille adoption d’un mythe en Israël dans la bouche d’un prophète ?

  • À moins que l’on ne comprenne, avec R. Kittel, qu’il s’agisse là de « l’annonciation d’un héritier royal en termes mythologiques », la femme en question présentée comme une déesse ayant une existence réelle dans la personne de la reine.

  • Une variante de ce type d’interprétation serait le recours au texte de la Genèse, évoquant l’arbre de la connaissance du bien et du mal, à cause d’Is 7,15 où le texte parle du discernement de l’enfant. Le prophète y aurait fait allusion en signalant la nourriture de l’Emmanuel. On penserait alors à Ève, la femme de l’Éden, à qui fut promise la victoire sur le serpent. Isaïe aurait donné consistance à cette évocation en voyant dans l’enfant à naître l’accomplissement de ce récit primordial.

  • Dans un sens analogue, on a multiplié les interprétations symboliques, d’autant que les personnages féminins dans la Bible désignent souvent des allégories comme la Sagesse, ou la Fille de Sion représentant Jérusalem, ou la prostituée symbole de Tyr ou de Babylone. Nous serions alors dans l’ordre symbolique exploité par nombre d’exégètes, au XIXe siècle notamment.

  • Enfin, au siècle passé, en raison d’une meilleure connaissance des cultes païens, notamment à Ougarit, on a émis l’hypothèse de représentations religieuses cultuelles même en Israël, célébrant l’union de Yhwh avec Israël ; la jeune femme en question serait alors actrice ou hiérodule, voire prêtresse, et pourquoi pas la reine elle-même en cette fonction, mais uniquement sous cet angle et non comme épouse du roi.

Cette diversité des interprétations embarrasse l’exégète moderne : Que choisir ? Mais faut-il choisir ? N’y a-t-il pas dans plusieurs des thèses avancées des traits ouvrant à la méditation ? Si le texte demeure ouvert, gardons-lui cette ouverture. Pourquoi la Septante a-t-elle traduit le terme de « jeune femme » par « vierge » ? Faut-il s’étonner qu’Isaïe ait pu parler de la grossesse prodigieuse d’une fille vierge ? Le prophète en effet présente le fait comme un « signe » et qui plus est : un signe donné par Dieu lui-même. C’est à prendre au sérieux ! D’autant plus que, quand la guerre menace, on ne se presse pas d’engendrer. Dans son commentaire d’Isaïe, saint Jérôme se prend à dire : « le Seigneur lui-même vous donnera un signe. Celui-ci doit être inouï et stupéfiant. Si celle qui enfante est, comme le veulent les (commentateurs) juifs, une jouvencelle ou une jeune fille, et non une vierge, cela peut-il être appelé un signe ? Ce mot indique l’âge, non la virginité ! »3. En tout cas, la Septante a traduit par parthenos alors que les autres versions juives le faisaient par néânis (jeune fille), peut-être d’ailleurs en opposition à la compréhension chrétienne du texte.

L’interprétation rationaliste — que souvent nos contemporains continuent d’emprunter — essaie « d’expliquer » pour évacuer ce que le texte suppose d’extraordinaire. Or, Isaïe nous parle d’une grossesse miraculeuse, de soi invraisemblable, qui puisse vraiment être un signe venant de Dieu.

On peut, avec G. Brunet encore, rapprocher ce texte du verset aussi énigmatique des Proverbes où il s’agit de sentences numériques (Pr 30,17-18). « Trois choses me sont inouïes et quatre que je ne connais pas : Trace du vautour dans les airs, Trace du serpent sur la pierre, Trace de l’esquif au sein des mers, Et trace de l’homme dans la jeune femme/vierge ». Quatre réalités imperceptibles au regard de l’humain, mais que Dieu peut connaître.

En Israël, la prostitution était appelée qedéshah qui veut dire « sacrée » ; il s’agissait alors de la hiérogamie liée, à l’origine, aux cultes de fécondité dans le Proche-Orient : des femmes à la disposition des pèlerins s’unissaient à eux pour leur donner la sensation d’être réellement en contact avec la vie liée au divin. Sublimation du « métier le plus ancien du monde » dont on observe la naissance à Sumer : « C’était l’agréable devoir du roi d’épouser l’ardente et désirable déesse de la fertilité et de la fécondité, la séduisante divinité qui présidait à la richesse du pays et à la fécondité du sein humain et animal »4. En Assyrie en tout cas, ces femmes étaient réputées stériles ; on en trouve la trace dans les livres d’Osée et d’Ézéchiel.

Le fait qu’Isaïe parle de la jeune femme (avec article) semble supposer qu’elle était, ou bien unique, ou bien d’un rang élevé. La grossesse révélée par Isaïe devait apparaître comme un événement grave et dont le sens pouvait être double : ou de mauvais augure parce que ces femmes devaient demeurer infécondes pour que la hiérogamie ne soit pas manquée, ou de bon augure s’il faut l’interpréter comme un signe de vie donné par Dieu alors que l’heure est sombre et que le roi a déjà sacrifié l’un de ses descendants au dieu de l’ennemi.

II Le contexte du livre d’Isaïe

Forts de tous ces éléments qui contribuent à nourrir notre réflexion et à nous éloigner du simplisme, nous pouvons nous transporter à l’époque d’après l’exil, au moins deux siècles plus tard, vers 520. La situation a bien changé : il n’y a plus de roi, le temple a été pillé et incendié, la population a été partiellement emmenée en exil et le pays se relève difficilement de ses ruines : reconstruction du temple, introduction d’une morale plus austère et d’une religion rituelle plus scrupuleusement observée, effort pour faire la paix entre les familles. C’est une activité fébrile dans les écoles où l’on se met à collationner les oracles des prophètes et à les rédiger en livres suivant une intention théologique bien précise : montrer la continuité de la révélation du Dieu unique à Israël, comme un message pour le monde. La composition définitive du livre d’Isaïe va encore prendre de deux à trois siècles et de nombreux connaisseurs de la Parole de Dieu vont s’assembler pour élaborer ce chef-d’œuvre littéraire et religieux qui s’appelle « le livre d’Isaïe ». Car, c’est bien d’un livre qu’il est question, parcouru par le même dynamisme spirituel. Ce livre comprend trois parties.

On regroupe d’abord les souvenirs d’avant l’exil et les oracles du grand prophète que la mémoire extraordinaire des gens de l’époque avait préservés. On compose ainsi la première partie du recueil, avec au début les interpellations d’Isaïe sur la vie des gens sous la royauté d’Akhaz, puis surtout à l’époque d’Ézéchias. Font partie de cet ensemble le récit de la vocation du prophète et les oracles de l’époque de la guerre syro-ephraïmite, avec ceux de l’Emmanuel. Suivent les oracles concernant les pays d’alentour et finalement toute la création. Plus tard viendront s’ajouter quelques passages apocalyptiques, c’est-à-dire de révélation. On adjoint aux premiers oracles ceux des disciples et successeurs du grand prophète. Cet ensemble forme les chapitres 1 à 39.

Les scribes rassemblent ensuite les oracles d’autres prophètes écrits dans la même ligne que le « fondateur » ; on nomme parfois ce second recueil le deuxième Isaïe, soit les chapitres 40 à 55. Œuvre mieux charpentée qui représente l’histoire du monde de l’époque comme un grand procès où Dieu, l’Unique, prend à partie les faux-dieux des païens parmi lesquels il s’est choisi un libérateur Cyrus, appelé « serviteur de Dieu ». Celui-ci va renvoyer dans leurs foyers les captifs de Babylone qui le désirent. En Israël également, Dieu se choisit un témoin prophétique, appelé lui aussi « serviteur de Dieu ». Il doit rassembler la partie croyante d’Israël et la ramener à reconnaître et à servir le Dieu unique, le Dieu des pères, et il paie de sa vie sa fidélité. Le récit en est fait dans ce qu’on appelle « les quatre chants du Serviteur souffrant ». C’est ce dernier qui, par son sacrifice, tire vraiment Israël de l’idolâtrie et restaure spirituellement la Ville sainte, Jérusalem, appelée couramment « la fille de Sion » ; cette désignation évoque sans cesse un personnage féminin.

Mais la situation d’après l’exil n’est pas brillante. Les gens se montrent mécontents de la pénurie dans laquelle ils vivent, les dissensions sont nombreuses parmi le peuple où les classes sociales se disputent, et les reconstructions de la Ville sainte tardent. Néanmoins, un ou plusieurs prophètes, successeurs encore du grand Isaïe d’autrefois, exhortent la population à se restructurer et à vivre douloureusement une fidélité difficile à Yhwh. Ce sont les derniers chapitres du livre d’Isaïe (chap. 56 à 66), qui s’inscrivent nettement dans une perspective universaliste : s’il y a un seul Dieu, celui de la Création et de l’Histoire, il est le Dieu unique de tous les hommes.

Bref, le livre d’Isaïe dans son entier devient le manifeste du Dieu Sauveur qui passe avec son peuple à travers toutes ses vicissitudes et qui patiemment le reconstruit, non seulement en restaurant Jérusalem dans ses murs, mais en rétablissant dans la vie des personnes et dans celle de la collectivité, la présence véritable du Dieu Un. Le livre d’Isaïe constitue ainsi le mémorial de l’action du salut de Dieu pour Israël et à travers lui pour l’humanité entière.

Dans le début de ce livre, au premier chapitre, la ville de Jérusalem — fille de Sion — est comparée à une femme infidèle qui s’est prostituée en courant après les faux dieux et en cherchant des alliances chez les païens. Du milieu de cette situation pénible, surgit le jeune Ézéchias, fils d’une jeune femme et du roi Akhaz, devenu le bénéficiaire d’un oracle étonnant mentionné plus haut (Is 7,14). Ce jeune futur roi à la naissance merveilleuse, appelé Emmanuel par le prophète, est porteur d’une promesse : grâce à sa neutralité, il échappera aux conflits. Sa naissance (chap. 9) est gage de paix, et son intronisation (chap. 11) est promesse de réconciliation pour le peuple divisé. Jérusalem deviendra un jour centre de rassemblement des hommes de bonne volonté et lieu de paix et de justice pour tous quand les exilés seront rapatriés. Et dès la première partie du livre, on voit ainsi se profiler l’œuvre de restauration entreprise par Ézéchias.

Vers la fin de ce premier recueil centré sur la personne d’Ézéchias qui aurait pu devenir le roi idéal, voire le Messie5, mais qui manifestement ne l’a pas été, on voit reparaître le prophète Isaïe au moment où le roi assyrien Sennacherib envahit le territoire (en 701) et vient exhorter la population de Jérusalem à se rendre. Le prophète lance un nouvel oracle adressé à l’envahisseur : « Elle te méprise, elle te raille, la vierge, fille de Sion ; elle hoche la tête après toi, la fille de Jérusalem » (Is 37,22). Puis, il prédit le retrait des troupes ennemies et termine sur un nouveau signe donné à Ézéchias où il s’agit encore de fécondité d’une vierge : « De Jérusalem sortira un reste, et des rescapés du mont Sion. L’amour jaloux de Yhwh des armées fera cela » (Is 37,32). Peu après, le roi Ézéchias est atteint d’un mal réputé incurable et Isaïe intervient à nouveau pour obtenir de Dieu sa guérison. Un célèbre cantique d’action de grâce du roi « ressuscité » termine cette belle histoire : « C’est toi qui as préservé mon âme de la fosse, car tu as rejeté derrière ton dos tous mes péchés » (Is 38,17).

Mais après l’exil, tout est à recommencer. La royauté a été détruite parce qu’elle s’est alliée à la violence de ses voisins. Sa neutralité première s’est changée en agressivité. Le résultat a été la privation de tous ses avantages. Et dans les ténèbres de l’exil peu à peu Israël a fait amende honorable et a retrouvé la présence de son Seigneur : « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ». Le mystérieux « serviteur » a médité longuement sur la réalité du Dieu unique et il a encouragé ses frères et sœurs qu’il console en les engageant à servir dans la vérité : « Ne crains pas, car je suis avec toi (= évocation d’Emmanuel !), ne guette pas anxieusement, car je suis ton Dieu … Ne crains pas, Jacob, pauvre larve, Israël, chétif vermisseau. Moi, je viens à ton secours — oracle de Yhwh — le Saint d’Israël ton Rédempteur » (Is 41,10-14).

Relayant l’Emmanuel et sa mère, la deuxième partie d’Isaïe met en scène la ville de Jérusalem comme une femme qui s’éveille et renaît à la liberté pour accueillir ses enfants captifs qui reviennent : « Oui, le Seigneur a pitié de Sion … de toutes ses ruines » (51,3) ; « Vêts-toi de ta force, Sion ! Revêts tes habits les plus magnifiques … Dégage ton cou de ses liens, fille de Sion, ô captive ! » (52,1-2). Puis : « Éclatez en cris de joie, ruines de Jérusalem ! Car le Seigneur console son peuple, il rachète Jérusalem » (52,9). Et voilà : grâce à la mort du Serviteur « qui porte (ou enlève) nos souffrances et nos douleurs » (53,4), l’annonce est faite à la femme symbolisant la Ville sainte : « Crie de joie, stérile, toi qui n’enfantais pas, éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui n’as pas eu les douleurs ! » (54,1) … « Ne crains pas, car tu ne seras pas confondue … Car ton Époux, ce sera ton Créateur … ton Rédempteur, ce sera le Saint d’Israël qui s’appelle le Dieu de toute la terre » (54,4-5) … « Dans un débordement de fureur, un instant, je t’avais caché ma face. Mais dans un amour éternel, j’ai pitié de toi » (54,7-8). Et finalement : « Je conclurai avec vous une alliance éternelle, faite des grâces à David promises » (55,3). C’est la perspective proprement messianique. Ainsi la tradition chrétienne semble avoir été fidèle dans son interprétation à l’ensemble du livre d’Isaïe.

En lui rendant son Amour, Dieu reconstitue à Sion sa virginité et la prépare à enfanter de nouveau. C’est l’objet de la troisième partie du livre prophétique placé toujours sous le nom d’Isaïe, dont le sommet se situe aux chapitres 60 à 62 : « Debout, rayonne, car voici ta lumière, et sur toi se lève la gloire de Yhwh … » (60,1). « Tu seras radieuse, ton cœur sera gonflé d’émotion : tes fils arrivent de loin et tes filles sont portées sur les bras » (60,4-5). « Ils t’appelleront Ville-Yhwh, Sion du Saint d’Israël » (60,14) … « le Seigneur sera ta lumière éternelle et ton Dieu sera ta beauté » (60,19) … « J’exulte de joie dans le Seigneur, mon âme jubile en mon Dieu » ; tel est le cantique entonné par la fille de Sion : « Car il m’a revêtue des vêtements du salut ; il m’a drapée dans le manteau de la justice … comme une mariée se pare de ses bijoux » (61,10) … Et le prophète de reprendre, en soulignant la profondeur de l’Alliance : « Tu seras une couronne brillante entre les doigts du Seigneur … Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera, et comme le mari se réjouit de son épouse, ton Dieu se réjouira de toi » (62,3-5).

Ce dernier recueil, une fois encore, se clôt par une réflexion prophétique sur la ville de Jérusalem comme mère des nations. Elle est comparée à une vierge qui enfante : « Avant d’être en gésine, elle a enfanté. Avant de ressentir les douleurs, elle a accouché d’un garçon ! … Réjouis-toi, Jérusalem, jubilez à cause d’elle, vous tous qui portiez son deuil ! Afin que vous soyez allaités et rassasiés par son sein consolant, afin que vous savouriez avec délices sa mamelle plantureuse … Comme un fils que sa mère console, moi aussi (dit Dieu), je vous consolerai ; par Jérusalem, vous serez consolés » (66,7.10.13).

Que conclure de cette perspective qui traverse le livre d’Isaïe jusqu’à en constituer la trame continue ? Que la promesse présente dans l’oracle de l’Emmanuel se perpétue à travers l’histoire de Yhwh avec son peuple présenté comme une femme. Une femme dont Dieu est amoureux et qu’il rend féconde à partir d’une virginité intacte ou retrouvée. Fidélité gracieuse du Seigneur qui traverse l’infidélité des hommes sous le couvert d’une figure féminine que l’amour divin revirginise et revivifie : le Créateur épouse la vierge, fille de Sion et la gratifie d’une multitude d’enfants. On pourrait presque dire que nous sommes en présence du mystère de l’Immaculée Conception qui chemine et se déploie progressivement à travers ces femmes qui donnent la vie dans un monde de guerre et de destruction : la grâce de Dieu se fait jour afin d’éclater en Marie, à la fois rachetée par son Fils et sans tache pour en être la mère virginale.

Ces textes ont façonné la mémoire d’Israël. On peut alors comprendre que les esprits aient été préparés à découvrir le Messie sauveur, non plus de façon allégorique, dans une vision merveilleuse bien qu’inaccessible, mais dans le concret d’une existence de femme, la mère de Jésus. L’annonce de ce salut, en saint Luc, se précise par le message de l’ange aux bergers : « Aujourd’hui, dans la cité de David, — Bethléem, le lieu d’origine de la royauté — un sauveur vous est né qui est le Christ, Seigneur » (Lc 2,11). Luc a ainsi intériorisé le livre d’Isaïe ; il parle avec la mémoire d’Israël dont Marie de Nazareth avait nourri sa méditation.

III L’accomplissement en Marie

Deux récits nous sont offerts dans les évangiles concernant la conception virginale de Jésus : celui de l’annonciation à Marie en Lc 1,26-38 et celui de l’annonce à Joseph en Mt 1,18-25 qui cite explicitement l’oracle de l’Emmanuel d’Is 7,14. Deux récits parallèles signalant deux vocations conjointes qu’il ne faudrait pas séparer.

Dès la fin du premier siècle après Jésus-Christ, et davantage encore aux IIe et IIIe siècles, comme dans les évangiles apocryphes, on a voulu en quelque sorte « vérifier » les données évangéliques en se représentant comment les choses ont pu se passer. L’imagination aidant, on tente aujourd’hui encore de réduire le mystère à ce qu’on peut en percevoir de l’extérieur, et l’on supplée à ce que les évangiles ne disent pas. Ainsi, tout un courant d’interprétation, du côté juif puis du côté chrétien, a fait de Jésus le fils d’un certain Pantère (Yeshu ben/bar Pantera), un soldat ou un officier romain qui aurait été l’amant de Marie ou l’aurait violée6. Par ailleurs, les évangiles apocryphes font parfois mention d’une sage-femme appelée pour constater la virginité de Marie après son accouchement. Il y a là une indécence lamentable par mécompréhension des évangiles : sous prétexte d’historicité (c’est-à-dire de réalisme dans l’histoire), on voudrait « prouver » l’exactitude des faits rapportés par l’Écriture et se donner par cette prétendue preuve comme une assurance de la véracité des détails transmis, ou bien on chercherait à réduire le mystère à ce que notre imagination nous suggère. Or les textes sacrés, nous l’avons vu à partir d’Isaïe et de la difficulté d’interpréter historiquement ses textes, s’ils fournissent un cadre historique pour montrer qu’il ne s’agit pas d’inventions humaines ou de vues de l’esprit, prennent distance par rapport aux détails concrets de cette histoire pour en faire une « lecture croyante », la seule complètement vraie en somme.

Les textes scripturaires, et singulièrement ceux des évangiles, nous transmettent une perception de foi sur la réalité vécue par les humains. Ils nous découvrent ce qui est expérimenté entre l’homme et Dieu et qui n’est accessible que dans la foi, c’est-à-dire à l’intérieur de ce même rapport. Quand il s’interroge sur le miracle, saint Thomas d’Aquin en distingue deux types : il y a des faits observables étonnants qui servent de « signes » pour mener à la foi, comme les guérisons effectuées par Jésus ; il y a aussi les « signes » qui sont objet de foi, connaissables uniquement dans l’acte de foi : ainsi la naissance virginale de Jésus, sa résurrection, sa présence dans l’Eucharistie et son action dans les sacrements7. Ici l’interprétation rationaliste doit être dépassée.

Nous pourrions comparer la prétention rationaliste de tout vouloir expliquer et contrôler au dragon rouge-feu mentionné par l’Apocalypse de Jean (chap. 12), qui parle d’abord du « signe » grandiose de la femme enceinte revêtue de soleil et la lune sous les pieds, la tête couronnée d’étoiles. Vient un second « signe » : ce dragon « en arrêt devant la femme en travail s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (Ap 12,4). Or l’enfant échappe, enlevé auprès du trône de Dieu, et la femme se réfugie au désert. C’est aussi pour nous le « signe » que la réalité intime de la Parole de Dieu échappe à celui qui veut la posséder, la rationaliser, sans se laisser éclairer par elle pour en découvrir le mystère en profondeur. Le but des évangiles est de nous introduire dans le mystère de Dieu fait homme en la personne de Jésus de Nazareth. Et les évangélistes écrivent à la lumière des Écritures d’Israël, lesquelles nous entretiennent des rapports d’Alliance entre Dieu et les hommes.

Nous avons donc deux récits. Matthieu et Luc n’écrivent pas aux mêmes destinataires ; l’un écrit pour des juifs, l’autre pour des païens. Ainsi, les perspectives sont différentes, modulées par leurs auditoires respectifs. Mais les deux récits se recoupent et la même vérité humaine et divine est engagée de part et d’autre.

Comme le signale P. Grelot dans un article éclairant qui répond au livre de J. Duquesne8, les deux évangélistes sont d’accord sur quatre points essentiels, et c’est important.

  • Jésus a été conçu de la Vierge Marie avant de cohabiter avec Joseph ; c’est l’œuvre de l’Esprit saint en elle.

  • Le mariage de Joseph et Marie a constitué Jésus comme héritier des promesses faites à la maison de David ; dès lors, celles-ci sont messianiques.

  • La naissance de Jésus a eu lieu à Bethléem.

  • Le foyer familial de Jésus était établi à Nazareth.

Chacun des deux évangélistes opère une construction littéraire sur base de faits traditionnels mais en utilisant l’Écriture de manière différente. De toute façon, nous n’avons pas affaire à des journalistes modernes en quête de sensations ou à des historiens positivistes, friands de détails anecdotiques dits « authentiques ». Il s’agit d’auteurs sacrés faisant œuvre de théologiens, attentifs à montrer « la solidité des enseignements reçus » comme le certifie Luc à Théophile dans le prologue de son évangile (Lc 1,4). Il faut montrer comment ce Jésus de Nazareth est vraiment le Messie attendu par Israël (Mt) et le Fils de Dieu révélant la nature profonde de tout homme (Lc) ; il vient en ce monde pour ramener l’humanité à son Père. Quant à ses parents Marie et Joseph, ils sont engagés dans le mystère de sa naissance, chacun selon son appel.

Réfléchissons d’abord sur la virginité dans le contexte biblique à partir du livre d’Isaïe. Certes, la Bible met l’accent sur la fécondité du foyer, signe de bénédiction divine invitant l’homme et la femme à procréer des êtres vivants avec lui. Procréer, c’est le premier commandement de Dieu fait à l’homme dès la création du couple : « Croissez ! Multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1,28).

La virginité n’est donc pas comprise comme un idéal ou un modèle pour Israël. Cependant l’enfant apparaît toujours comme un don gratuit venant de Dieu, qui seul donne la vie. De la sorte, l’union de l’homme et de la femme devient, au temps des prophètes, le « signe » privilégié de l’Alliance entre Dieu et son peuple. Isaïe nous l’a rappelé, lui qui la présente comme des épousailles. La sexualité est saisie comme l’expression de l’image de Dieu. Ainsi dans l’acte conjugal, l’homme et la femme, en s’accueillant l’un l’autre, s’offrent ensemble à la fécondité venant de Dieu.

Dans les évangiles, Marie apparaît comme une femme de foi : « Qu’il me soit fait selon ta Parole … Heureuse celle qui a cru ! ». Elle symbolise l’obéissance amoureuse à l’action de Dieu. Son désir d’être toute à lui l’orientait personnellement à cette relation d’épousailles avec lui, d’autant que la perspective de devenir mère du Messie, à l’instar de ce qu’Isaïe disait de la mère de l’Emmanuel, ne devait pas être absente de ses pensées. Désir d’appartenir entièrement à Dieu et tout ensemble espérance d’être mère ; n’est-ce pas dans ce but qu’elle était fiancée à Joseph ? Mais n’y avait-il pas là comme une contradiction ?

Marie ne pouvait la lever seule. Dieu vient l’apaiser en lui révélant le mystère auquel il la destine. Il l’invite à lui consacrer sa virginité qu’il veut lui-même féconder. Le Fils de Dieu choisit sa mère, déterminant le caractère unique de cette maternité. Une maman choisie par son enfant, c’est inouï ! Ainsi, devenir mère de Dieu, c’était y engager sa virginité. Les deux réalités ne s’opposent pas pour Dieu. Dire oui à la proposition du messager céleste, c’est pour Marie ouvrir sa virginité à la fécondité divine. Il s’agit là d’une absolue nouveauté.

En fait, la Bible recèle d’autres textes susceptibles de nous éclairer, et qui ont peut-être inspiré Marie. Luc d’ailleurs nous renseigne grâce à plusieurs allusions vétérotestamentaires en son texte concernant le sens de l’intimité particulière des rapports de la femme avec Dieu. Du même coup, il nous éclaire discrètement sur la profondeur des rapports virginaux entre Marie et Joseph.

Un beau livre du Père Ph. Lefèbvre9 nous rend attentifs à certaines harmoniques présentes dans le texte lucanien de l’enfance. Luc aurait-il pu les évoquer sans la méditation de Marie, et peut-être ses confidences ?

Nous avons déjà examiné la prophétie d’Isaïe sur l’Emmanuel. Il est significatif qu’à Jésus est donné ce nom : « Dieu avec nous », manifestant par là qu’il est le fruit de la fécondité divine. Déjà au jardin d’Éden, la femme tirée du côté d’Adam avait été façonnée ou édifiée par Dieu, en tant que signe de sa sollicitude particulière pour celle qui devait représenter l’humanité comme le corps de Dieu (cf. Gn 2,22). Ève d’ailleurs ne saluait-elle pas la naissance de Caïn comme un cadeau divin : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur » ? (Gn 4,1) ? Être mère signifie d’abord rencontrer Dieu, donateur de vie, l’épouser en quelque sorte, et recevoir de lui d’être féconde. N’est-ce pas le sens profond du mariage révélé par l’Alliance, tel que le présente Paul en Ep 5,32 : « mystère d’une grande portée » ?

Marie connaissait ces vieux textes qui trottaient en sa mémoire : ses fiançailles avec Joseph étaient promesse d’Alliance. En même temps, des figures de femmes vierges se présentaient sur l’écran de ses pensées, l’invitant à réfléchir sur l’expérience féminine de Dieu. Il y avait l’histoire de la fille de Jephté dans le livre des Juges (chap. 11). Son père avait fait ce vœu inconsidéré d’offrir au Seigneur le premier être qu’il rencontrerait s’il rentrait victorieux de ses ennemis. Or c’est sa fille qui vient en dansant accueillir son père (Jg 11,34). Après avoir « pleuré sa virginité » avec ses amies (Jg 11,37), elle s’était soumise à ce que Jephté avait voué (Jg 11,39), s’offrant tout entière à Dieu, comme l’avait fait Isaac s’abandonnant au couteau d’Abraham son père (Gn 22). Par sa mort, pour ainsi dire, elle était devenue épouse en appartenant entièrement à Dieu, elle « qui n’avait pas connu d’homme » comme le précise le récit (Jg 11,39).

Dans le même livre des Juges, il y avait aussi une femme, Aksa, donnée en mariage par son père au conquérant d’une ville du Néguev : Othniel, sauveur d’Israël. Il y avait encore la mère de Samson (Jg 13) : une femme mariée à Manoah, visitée par un ange, qui mit au monde un autre sauveur d’Israël, lequel devait être consacré au Seigneur (Jg 13,3-5), un peu comme Jean-Baptiste. Le texte présente cet ange comme le représentant de Dieu qui l’envoie, et comme tenant la place de Manoah. Et en parlant de Jean, fils de Zacharie et d’Élisabeth, le récit de Luc renvoie discrètement à celui de Samson, habité lui aussi par l’Esprit de Dieu.

Signalons encore, dans le premier livre des Rois cette fois, cette jeune fille recherchée dans tout Israël pour servir d’infirmière et réchauffer le vieux roi David dans son sommeil. Cette beauté le soigna fidèlement mais, ajoute le texte, « il ne la connut pas » (1 R 1,4). C’était Abishag de Shunem, vierge qui se trouve au départ de la descendance messianique de David. Et Salomon, selon une tradition, prit Abishag dans son harem.

Ainsi, par petites touches, nous retrouvons ces histoires en filigrane des récits de l’enfance de Jésus en Luc, à côté de l’annonce à Joseph reprise par Matthieu, pour montrer par là que Marie et Jésus accomplissent l’oracle de l’Emmanuel en Isaïe 7, lui-même orchestré par les harmoniques de toute la Bible. Femmes vouées à Dieu, donnant par grâce le fruit de leur intimité avec lui à travers une fécondité merveilleuse, signe de l’action divine. Maternité virginale …

Conclusion

La virginité de Marie, annoncée dans l’Ancien Testament par quelques figures féminines collectives (la vierge Sion) ou individuelles (fille de Jephté, Abishag) est d’un nouveau type parce qu’elle donne naissance au Christ Fils de Dieu ; elle est donc strictement « chrétienne ». La présence réelle de Dieu existe là où des hommes et des femmes acceptent de vivre uniquement pour Dieu. Marie ne devient pas une mère célibataire et Joseph ne devient pas son concubin, mais tous deux et chacun pour sa part sont conjoints par l’Amour de leur Dieu. C’est Jésus, fils de Dieu, qui fait l’unité du couple, tandis que Joseph tient la place visible de l’Époux invisible. En conséquence, « ils ne se connurent pas ».

Ainsi la virginité de Marie n’apparaît pas comme un manque. Elle est au contraire plénitude, cette plénitude qui constitue la personne, et qui n’est pas égoïsme ou suffisance. Marie représente la femme à qui Dieu suffit, image de l’humanité entière, et pas seulement d’une ville ou d’un peuple. C’est en cela que réside le mystère même de la féminité. De la sorte, l’amour de son Fils lui suffit : sa maternité englobe tous ceux auxquels s’unit le Fils de Dieu en devenant homme, c’est-à-dire tous les hommes et chacun en particulier. Point n’est besoin pour elle d’enfanter encore. La présence de Jésus suffisait à unir concrètement Marie et Joseph qui ne faisaient qu’un dans le Corps du Christ. Plus n’était besoin de se connaître charnellement pour procréer encore, puisque Dieu leur donnait en Jésus l’unité en sa chair fragile. La prophétie d’Isaïe prenait ainsi un sens nouveau : « La vierge est enceinte et elle enfantera un fils et on lui donnera le nom d’Emmanuel, qui signifie ‘Dieu avec nous’ ». Nous sommes à la fin de l’histoire humaine, aux temps derniers du salut, comme le souligne le début de l’épître aux Hébreux. La virginité chrétienne prend ici sa source : elle est décision d’amour, d’un amour personnel qui répond totalement à l’Amour de Dieu. C’est ce qu’exprime la virginité spirituelle : la virginité n’existe pas d’abord à partir d’un fait corporel, mais à partir d’un choix spirituel, d’une décision d’amour envers le Christ ressuscité et suscitée par lui, laquelle s’inscrit dans la réalité vécue en la chair.

Comme l’écrit le Concile Vatican II en Lumen Gentium n° 57, sans s’étendre en explications, tout en reprenant la doctrine traditionnelle de l’Église : « En sa naissance, son Fils n’a pas diminué mais consacré son intégrité virginale » ; la formule est empruntée à la liturgie festive de la Vierge.

Une plongée dans les Écritures d’Israël nous a permis de redécouvrir le mystère de la grâce de Dieu traversant toute l’histoire du peuple de Dieu pour être pris en compte par la Vierge Marie dans son propos paradoxal de virginité lié à ses fiançailles avec Joseph. Et le Oui de Marie à l’Annonciation ouvre sur la totalité de l’humanité qui se trouve ainsi insérée dans le dessein salvateur de Dieu.

Bibliographie

  • Amiot Fr., Évangiles apocryphes, coll. Textes pour l’histoire sacrée (D. Rops), Paris, Fayard, 1952, p. 60-62, 82-83, 135-136. – Rahner K., Marie mère du Seigneur. Méditations théologiques, Paris, L’Orante, 1960, p. 68-78 et 79-90. – Ratzinger J. - von Balthasar H.U., Marie, première Église, Montréal, Médiaspaul, 31998, p. 35-59, 61-76, 83-98, 149-161. – Bérère M.-J., Marie … tout simplement, Paris, L’Atelier, 1999, p. 81-93. – Académie mariale pontificale internationale, La Mère du Seigneur, Paris, Salvator, 2005, p. 82-86.

Notes de bas de page

  • * Conférence donnée en la fête de sainte Bernadette, le samedi 18 février 2006, lors des Journées de Mariologie à Luxembourg.

  • 1 Nous nous appuyons ici sur l’étude détaillée et précise de G. Brunet, Essai sur l’Isaïe de l’histoire, Paris, éd. A. & J. Picard, 1975, p. 35-100, notamment p. 55-77.

  • 2 Voir à ce sujet les réflexions d’A. Neher, « La politique prophétique : Isaïe, 7e et 8e chapitres », dans La conscience juive. Données et Débats, Paris, PUF, 1963, p. 413s.

  • 3 Comment. in Isaiam Prophet., l. III, éd. Vivès, t. V, 101 ; cité par G. Brunet, Essai … (cité supra n. 1), p. 79.

  • 4 Ainsi s’exprime encore G. Brunet, Essai … (cité supra n. 1), p. 84.

  • 5 Suivant A. Neher, « La politique prophétique … » (cité supra n. 2).

  • 6 Voir le développement sur l’origine de ce nom dans Jaffé D., Le judaïsme et l’avènement du christianisme, coll. Patrimoines – Judaïsme, Paris, Cerf, 2005, p. 223-234. Peut-être cette appellation est-elle la transcription erronée de « fils de la vierge » (bar/ben Parthénou).

  • 7 Cf. Somme Théologique III 29 a. 1 ad 2.

  • 8 Grelot P., « La conception virginale de Jésus et sa famille », dans Esprit et Vie 46 (17 novembre 1994) 625-633. Le livre de J. Duquesne s’intitule Jésus, Paris, DDB-Flammarion, 1994. Même interprétation réductrice dans son livre intitulé Marie, Paris, Plon, 2004, p. 46-98.

  • 9 Lefebvre Ph. op, La Vierge au Livre. Marie et l’Ancien Testament, Paris, Cerf, 2004, p. 143-181.

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