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Le sacrifice eucharistique dans la Somme de Théologie

Florent Urfels
Cet article tente une reprise critique de l'enseignement de Thomas sur le sacrifice eucharistique à partir de la IIIa pars de la Somme de Théologie. Après avoir rappelé les bases de la sacramentaire thomiste qui, dans la Somme, renoue avec la doctrine augustinienne du signum sacrum, nous nous arrêtons à la formule que Thomas énonce dans la Q. 73: l'Eucharistie «commémore la Passion du Seigneur qui fut un véritable sacrifice, et à ce point de vue elle est appelée un sacrifice». Mais tous les sacrements ne font-il pas mémoire de la Passion? Thomas avait conscience de l'insuffisance de sa formule et il s'efforce de la compléter à l'aide de la catégorie de l'oblation. Faute de prendre en compte la commémoration de la Cène par l'Eucharistie, sa synthèse demeure inaboutie.

Dans sa Somme de Théologie, saint Thomas d’Aquin ne consacre aucune Question au thème spécifique du sacrifice eucharistique1. L’expression même de « sacrifice de la messe » (dont l’inventeur pourrait bien être Luther2) n’apparaît pas sous sa plume, tant il est vrai que la nature sacrificielle de l’Eucharistie ne constituait pas, à son époque, un problème théologique. La catégorie à partir de laquelle Thomas organise sa réflexion sur l’Eucharistie n’est donc pas le sacrifice mais le sacrement. Telle est bien la conviction qu’Anschaire Vonier (1875-1938), abbé de Buckfast et un des inspirateurs du « mouvement liturgique », a exprimée dans un ouvrage qui a fait date.

Saint Thomas a eu le grand mérite de penser qu’il lui était possible de donner une théologie de l’Eucharistie parfaitement achevée sans jamais abandonner un instant son concept de sacrement. Il établit les fondations de sa théologie sacramentaire générale sur des bases si larges qu’il n’est à aucun moment contraint d’étayer les splendeurs de chacun des sept sacrements par des considérations étrangères, par des spéculations ou des théories qui n’auraient rien à voir avec la notion de sacrement. [...] La Sainte Eucharistie est le sang de la Nouvelle Alliance, le sacrifice de l’Agneau sans tache. Mais toutes ces splendeurs, pour déconcertantes qu’elles soient, ne prennent pas saint Thomas au dépourvu ; elles sont toujours le Sacrement ; on peut les exprimer en termes sacramentels, et l’Eucharistie sous son double aspect de culte et de nourriture, de sacrifice et de communion, n’est pas un sacrement étranger aux six autres, elle est le sacrement par excellence3.

En quoi consistent ces « fondations » de la sacramentaire établies par saint Thomas ?

I Le retour au sacrement-signe

De ses devanciers le docteur angélique a hérité d’un double paradigme.

Tout d’abord le sacrement est un signe, et même plus précisément un signum sacrum selon la définition qu’Augustin donne du sacrifice dans le livre X de La Cité de Dieu4. Les signes sont à la base du langage et donc appartiennent à la rationalité et l’expressivité humaines. Mais quand ils entrent dans la sphère du sacré, c’est-à-dire le domaine proprement divin, ils acquièrent un statut particulier : signa quæ ad res divinas pertinent sacramenta appellantur5. Par la foi ils conduisent l’esprit de l’homme jusqu’aux réalités invisibles en lesquelles Dieu communique le salut. Et puisque ce salut ne se trouve en rien d’autre que la personne du Christ, c’est à lui que se réfèrent tous les sacrements. Ceux de l’Ancien Testament le signifient comme devant venir tandis que les sacrements du Nouveau Testament le signifient comme déjà venu6.

La définition augustinienne des sacrements doit être interprétée dans le contexte du platonisme chrétien de l’Antiquité tardive. Le signe dans sa matérialité visible participe ontologiquement de la réalité invisible à laquelle il se réfère, c’est-à-dire le monde des raisons éternelles qui viennent de Dieu par l’intermédiaire de son Verbe Créateur et Sauveur. Aussi bien Augustin ne se pose pas la question de l’efficacité des sacrements car elle est inhérente à la nature même du signum sacrum7. À l’époque médiévale cependant il n’en ira plus ainsi parce que les catégories philosophiques utilisées par les théologiens ne dérivent pas seulement du platonisme mais aussi de l’aristotélisme. La métaphysique conjugue un axe vertical (Platon : comment les idées se relient-elles à la matière ?) à un axe horizontal (Aristote : comment les étants du monde peuvent-ils changer tout en restant eux-mêmes ?), ce qui nécessite un gigantesque travail de réappropriation rationnelle de la foi. Pour ce qui concerne les sacrements, les scolastiques ont l’impression que la présentation d’Augustin limite le sacrement au registre de l’expression subjective de la foi. Ils éprouvent le besoin de la compléter à l’aide de la catégorie aristotélicienne de causalité pour montrer que le sacrement est certes une confession de foi par l’homme, mais surtout une action de Dieu en lui. Déjà discernable chez les victorins, cette préoccupation est clairement exprimée par Pierre Lombard : « on appelle sacrement au sens propre ce qui est signe de la grâce de Dieu et forme de la grâce invisible, de telle sorte qu’il porte la similitude de celle-ci et qu’il en soit la cause »8. D’où la définition générale des sacrements de la Nouvelle Alliance que propose la scolastique du xiiie siècle : sacramentum est et causa et signum, le sacrement est à la fois signe et cause du salut. Par comparaison, les sacrements de l’Ancienne Alliance ne sont que des signes du salut. Ils annoncent prophétiquement le Christ mais ils ne causent pas la grâce découlant de sa Passion encore à venir.

Dans ses premières œuvres, Thomas fait sienne cette définition mais on peut déjà déceler chez lui une gêne liée à son caractère composite. Il est clair qu’un signe peut être cause de quelque chose (un coup de trompette cause le repli des soldats) et qu’une cause peut être un signe (l’accumulation des nuages est signe de l’orage), donc la définition du Lombard n’est pas contradictoire. Mais comment s’articulent, à l’intérieur du sacrement, son aspect de causalité et son aspect de signification ? « Ces deux formalités peuvent-elles s’unir dans une même définition essentielle, c’est-à-dire faire partie, en même temps, de l’essence d’une chose ? »9 Bien conscient de la difficulté, Thomas s’efforce de la résoudre en donnant le primat à une des deux formalités sur l’autre. Son Commentaire des sentences utilise la doctrine des sacrements-remèdes pour montrer que la signifiance est impliquée par la causalité, mais c’est finalement le point de vue inverse qui prévaudra dans la Somme de Théologie10. Renouant avec la définition augustinienne, quoique dans un tout autre contexte philosophique, Thomas exprime donc la définition du sacrement à l’aide de la seule catégorie de signe11. Mais cette définition est trop large puisqu’elle s’applique aussi aux sacrements de l’Ancienne Alliance ou aux sacramentaux. Il s’agit de la préciser en mettant en lumière la spécificité des sacrements de la Nouvelle Alliance du seul point de vue de la signification.

C’est véritablement ici que Thomas fait un pas de plus par rapport à ses prédécesseurs. Il remarque d’abord que les sacrements ne sont pas des signes du sacré en général, mais du sacré (ou plutôt de la sainteté) qui se communique aux hommes : signum rei sacræ inquantum sanctificantis homines12. Or cette sanctification n’est pas intemporelle, bien plutôt est-elle dispensée par Dieu selon les étapes de l’histoire du salut. Ainsi l’Ancien Testament comporte des signes sacrés en deux sens différents : ceux qui signifient la sainteté du Christ (que l’on appelle aussi des types ou des figures, comme le sacrifice d’Isaac par Abraham) et ceux qui signifient la sainteté que le Christ communiquera aux hommes (les sacrements de l’Ancienne Alliance, comme la circoncision ou les sacrifices du Temple). Quant aux sacrements de la Nouvelle Alliance, ils signifient la sainteté que le Christ communique hic et nunc aux fidèles13. Autrement dit, les sacrements de la Nouvelle Alliance ne sont pas « plus efficaces » que ceux de l’Ancienne par une sorte de dictat divin mais parce qu’ils signifient au présent ce que les sacrements de l’Ancienne Alliance signifiaient prophétiquement au futur14.

Cependant la réalité signifiée par les sacrements de la Nouvelle Alliance ne peut pas être circonscrite à la grâce actuelle parce qu’alors ils n’entretiendraient aucun rapport avec les paroles et les gestes de Jésus pendant son existence terrestre, ni même avec sa Passion. Ils nous mettraient bien en contact avec le Ressuscité mais en faisant l’impasse sur la trajectoire historique du Fils de Dieu en sa forme d’esclave, pour parler comme Augustin. À la limite, c’est la raison d’être de l’incarnation qui se trouverait remise en cause ! Et pareillement les sacrements de l’Église ne sont pas sans posséder un aspect prophétique. Tournés vers la consommation de l’histoire, lorsque le Christ viendra dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, ils entretiennent l’espérance de cette venue et, d’une certaine manière, ils la hâtent. D’où la définition des sacrements selon les trois extases du temps : passé, présent et futur, que propose finalement saint Thomas dans la Question 60 de la IIIa pars.

Nous venons de le dire, on appelle sacrement à proprement parler ce qui est ordonné à signifier notre sanctification. Or, on peut distinguer trois aspects de notre sanctification : sa cause proprement dite, qui est la Passion du Christ ; sa forme, qui consiste dans la grâce et les vertus ; sa fin ultime, qui est la vie éternelle. Les sacrements signifient tout cela. Un sacrement est donc un signe commémoratif de la cause passée, la Passion du Christ ; un signe démonstratif de l’effet de cette Passion en nous, la grâce ; et un signe annonciateur de la gloire future15.

L’ordre d’énonciation des trois aspects signifiants du sacrement n’est pas une simple convention mais correspond à une logique spirituelle de l’être chrétien16. En son origine la sanctification procède d’un événement historique, à savoir la mort de Jésus sur la Croix. Celle-ci embrasse virtuellement la totalité de l’humanité pour l’orienter vers Dieu, ce dont le sacrement est le signe quand il communique une grâce actuelle à telle personne concrète. Mais un reste demeure disponible, les mérites acquis par le Christ en sa Passion dépassent toujours l’application qui en est faite hic et nunc aux chrétiens. L’écart entre les deux ne doit pas être pensé sur le mode de l’indigence mais sur celui du surcroît, de la plénitude. Ainsi l’existence de chaque baptisé reçoit-elle des sacrements une impulsion qui déborde le cadre étroit de la célébration liturgique. Insérée dans la mission universelle de l’Église, elle confère un sens à l’histoire humaine pour l’orienter vers la parousie où Dieu sera tout en tous et, par anticipation, témoigne de cet accomplissement futur aux yeux du monde.

II La commémoration de la Passion

Sur la base de cette définition générale des sacrements, Thomas peut envisager maintenant le cas particulier de l’Eucharistie dans la Question 73 de la IIIa pars.

Ce sacrement a une triple signification : la première à l’égard du passé, en tant qu’il commémore la Passion du Seigneur, qui fut un véritable sacrifice, nous l’avons vu ; et à ce point de vue il est appelé un sacrifice. Il a une deuxième signification à l’égard de la réalité présente, qui est l’unité ecclésiale à laquelle les hommes s’agrègent par ce sacrement ; et à ce titre on l’appelle communion ou synaxe. […] Ce sacrement a une troisième signification à l’égard de l’avenir, en tant qu’il préfigure la jouissance de Dieu dans la patrie. À ce titre, il est appelé viatique parce qu’il nous donne ici-bas la voie pour y parvenir. À ce titre encore il est appelé eucharistie, c’est-à-dire « bonne grâce », parce que « la grâce de Dieu c’est la vie éternelle », selon l’Épître aux Romains.

L’article 4 de cette Question 73 a pour titre : « Convient-il que ce sacrement soit désigné par plusieurs noms ? » Thomas répond par l’affirmative en remarquant que les désignations traditionnelles de l’Eucharistie saisissent à chaque fois le signe sacramentel sous l’une de ses instances temporelles. L’Eucharistie comme sacrifice regarde celle du passé. Elle commémore la Passion du Christ « qui fut un véritable sacrifice », et en tant que telle elle peut à bon droit être appelée sacrifice.

En son sens premier le sacrifice appartient au champ lexical du culte. Même s’il n’est guère aisé d’en donner une définition générale valable pour toutes les époques et toutes les cultures, il se laisse reconnaître à un certain nombre de caractéristiques rituelles : nécessité de se rendre dans un temple, obligation de pureté de l’offrant et de la victime, intervention d’un prêtre, ritualisation de la mise à mort, utilisation de l’autel et du feu sacré, accompagnement par des chants liturgiques ou des prières, tenue d’un banquet sacré. Aucune de ces caractéristiques ne se retrouve dans la mort de Jésus parce que, prise en son objectivité historique, celle-ci n’était pas un sacrifice rituel mais une exécution pénale. Si le Nouveau Testament et la Tradition qualifient cette mort de sacrifice, c’est par un emploi métaphorique du terme.

Gardons-nous cependant d’une méprise : parler ici de « métaphore » n’implique pas un sens mal défini ou vide ontologiquement, une sorte d’image poétique sans rapport avec la réalité. Il s’agit simplement de prendre acte d’un déplacement langagier lié au fait que l’on ne peut manifester la portée salutaire de la Croix sans dépasser un premier niveau d’objectivité de l’événement. Seule la foi permet de mener à bien cette interprétation de la Passion. En ce sens la sotériologie, c’est-à-dire l’acte de langage par lequel la raison croyante accède au fait central de la Révélation biblique — le salut par la Croix —, est forcément métaphorique. Parler de la Croix comme d’une rédemption (le rachat des prisonniers ou des esclaves) ou d’une satisfaction (la prestation fournie par un vassal à son seigneur offensé) est tout aussi métaphorique que d’en parler comme d’un sacrifice. Et pourtant, on peut dire en toute vérité : « la Croix est notre rédemption » ou : « la Croix est le sacrifice parfait », pourvu que l’on soit prêt à s’interroger sur la nature de la vérité ici engagée. Au fond, ce phénomène est inhérent au langage humain, créé, relatif et fini, lorsqu’on l’applique à des réalités divines. La théologie en rend traditionnellement compte à travers la catégorie de l’analogie, mais ce terme métaphysique gagne à être complété par celui plus littéraire de métaphore pour nous forcer à ne pas délier l’être et le langage.

Notre problématique requiert une telle précaution parce que trop d’auteurs, en sacramentaire, emploient le syntagme « sacrifice de la Croix » comme une donnée première, indécomposable. L’oubli de la métaphore langagière qui sous-tend cette expression conduit alors à une pré-compréhension du sacrifice qui peut fausser ou du moins orienter toute la perspective sans que l’on en ait conscience. Même un théologien aussi remarquable que Vonier prête le flanc à cette critique.

Nous accordons sans autre discussion que le sacrifice est le mode le plus parfait du culte rendu à Dieu. Nous tenons également pour certain que le Fils de Dieu, lorsqu’il mourait sur la croix, constituait un vrai sacrifice offert à Dieu. Ce divin sacrifice, et avec lui tous les sacrifices rituels qui le précédèrent et le préfigurèrent dans l’ancienne économie, nous devons les appeler des sacrifices naturels puisqu’ils présentent des caractéristiques connaissables par nos facultés naturelles. La mort, qui est l’élément le plus universel du sacrifice, est une réalité facilement connaissable. La mort du Christ sur la croix a pu être constatée par tout le monde. […] Le sacrifice naturel est essentiellement un objet d’observation humaine et d’humaine expérience. Mais le sacrifice eucharistique est tout à l’opposé. Aucune expérience ne nous dit la nature de ce sacrifice, un tel sacrifice ne peut tomber sous l’expérience humaine. Le sacrifice, qui est un sacrement, appartient à un ordre de réalités que nous ne pouvons connaître que par la foi18.

Dans ces quelques lignes, l’abbé de Buckfast cherche à montrer en quoi la dimension sacrificielle de l’Eucharistie n’est pas une évidence. Selon lui, ce n’est pas la présence ou l’absence de rite sacrificiel qui pose problème, mais la présence ou l’absence d’une mise à mort. Celle-ci fait clairement partie du « sacrifice naturel », alors que dans le sacrifice sacramentel le sang ne coule pas. Par conséquent seule la doctrine de la foi garantira que la messe est effectivement un sacrifice. Le rite dans sa matérialité (c’est-à-dire abstraction faite des paroles qui en explicitent le sens) ne joue ici aucun rôle parce que, de lui-même, il exprime le contraire de ce qui est cru. Rituellement personne ne meurt, sacramentellement la Passion est là tout entière.

Vonier a bien perçu quelque chose d’une réelle difficulté. De fait, le rite eucharistique n’est pas un rite sacrificiel parce qu’aucun geste ne vient matérialiser qu’une part de l’offrande est donnée à Dieu. Mais ce point est totalement indépendant du fait que la victime soit ou ne soit pas mise à mort, sinon il faudrait pareillement nier l’évidence sacrificielle des offrandes végétales et des sacrifices d’encens. Cependant Vonier n’arrive pas à exprimer cette difficulté parce qu’il saisit spontanément la Passion de Jésus et les sacrifices rituels dans une seule et même catégorie, au point d’affirmer que la Croix est un sacrifice naturel ! Comme le seul élément commun entre les deux est la mort de la victime, il en déduit que « la mort est l’élément le plus universel du sacrifice ». Or la réduction du sacrifice à la mort inscrit la problématique du sacrifice eucharistique dans un cadre très déterminé dont rien ne prouve a priori qu’il soit le bon. On s’évertuera alors à expliquer comment l’Eucharistie rend présente la mort de Jésus, à laquelle participent réellement les fidèles, sans pour autant affecter son être actuel puisque, « ressuscité des morts, le Christ ne meurt plus » (Rm 6,9). La question est pertinente d’un point de vue sacramentel mais, une fois résolue, a-t-on vraiment rendu compte de la dimension sacrificielle de l’Eucharistie ? Il est permis d’en douter, ne serait-ce que parce que la même phrase s’applique, inchangée, au baptême dont personne n’a jamais parlé en terme de sacrifice… Revenant à la définition de saint Thomas : « l’Eucharistie commémore la Passion, qui fut un véritable sacrifice », on constate que l’on s’est bien davantage concentré sur le problème de la commémoration que sur celui du sacrifice, ce qui explique que la solution s’applique uniformément à tous les sacrements de la Nouvelle Alliance d’après la Question 60 de la IIIa pars.

III Le sacrifice de la Croix

Pour sa part Thomas est très conscient que l’on ne peut parler de manière univoque des sacrifices rituels célébrés dans un temple et du sacrifice de la Croix. Il évoque explicitement ce problème dans la Question 48 de la IIIa pars.

Offrir un sacrifice, c’est faire du sacré, comme le mot même de sacrifice le montre. Or ceux qui ont tué le Christ n’ont pas fait quelque chose de sacré, mais ont agi avec une grande méchanceté. La passion du Christ fut donc un maléfice, un crime, plutôt qu’un sacrifice19.

Pourtant le Nouveau Testament parle en plusieurs endroits de la Passion comme d’un sacrifice, Thomas se contentant ici de citer Ep 5,2 : « [le Christ] s’est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d’agréable odeur ». La difficulté est résolue à l’aide d’une autorité traditionnelle, en l’occurrence saint Augustin et sa célèbre définition du sacrifice tirée du livre X de La Cité de Dieu.

Le vrai sacrifice est toute œuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans une sainte société, c’est-à-dire rapportée à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux20.

Augustin met bien en valeur la finalité du sacrifice, à savoir la béatitude réalisée par l’union des hommes à Dieu et des hommes entre eux. Mais comment expliquer que l’aspect rituel soit passé sous silence alors qu’il connote le sens premier, immédiat, du sacrifice ?

Cette omission découle du fait qu’Augustin ne s’intéresse pas au sacrifice à la manière d’un ethnologue mais d’un philosophe. Il veut définir le « vrai sacrifice », c’est-à-dire ce qui fait la vérité du sacrifice. Or celle-ci ne réside pas dans la matérialité d’un acte de culte mais dans l’attitude intérieure, spirituelle, de celui qui offre un de ses biens à Dieu21. La perspective augustinienne, marquée par le platonisme, donne naturellement la première place à cet être idéal « localisé » dans l’âme de l’homme. Le sacrifice dans sa manifestation extérieure participe de cet être et en reçoit toute sa vérité. Aussi bien Augustin n’entend-il nullement suggérer que le sacrifice rituel serait faux ou déficient par rapport à des formes plus spiritualisées de culte, mais il le subordonne au « vrai sacrifice » ou au « sacrifice véritable » qui s’extériorise en lui ainsi que dans une multitude d’autres actes humains.

Si, esclave ou instrument de l’âme, ce corps, autant qu’un bon et légitime usage le rapporte à Dieu, est un sacrifice, combien plutôt l’âme elle-même lorsqu’elle s’offre à lui, embrasée du feu de son amour ? […] Ainsi les œuvres de miséricorde soit envers nous-mêmes soit envers le prochain sont de vrais sacrifices en tant qu’elles se rapportent à Dieu22.

Fort de cet appui Thomas justifie maintenant sans difficulté l’assertion qu’il réutilisera dans la Question 73 à propos du sacrifice eucharistique : « la Passion fut un véritable sacrifice ».

Cette œuvre : supporter volontairement sa Passion, fut souverainement agréable à Dieu, comme provenant de la charité. Il est donc évident que la Passion du Christ fut un véritable sacrifice. […] La Passion, considérée de la part de ceux qui ont tué le Christ, fut un maléfice, un crime. Mais de la part du Christ qui a souffert par charité, elle fut un sacrifice. Aussi dit-on que c’est le Christ lui-même qui l’a offert, et non pas ses meurtriers23.

La réflexion menée par Augustin dans La Cité de Dieu unit heureusement deux aspects de l’existence chrétienne que la modernité aura tendance à séparer ou même opposer, l’éthique et le liturgique. L’éthique parce que « ce que l’on appelle communément sacrifice est le signe du sacrifice véritable : finalement le sacrifice véritable est la miséricorde »24. Le liturgique parce que le rapport entre le sacrifice intérieur (ou plutôt, dans la terminologie d’Augustin, le sacrifice véritable) et le sacrifice rituel est rendu à travers la catégorie du sacrement-signe : « le sacrifice visible est le sacrement ou signe sacré du sacrement invisible »25. Sur cette même base Thomas peut parler dans un unique mouvement du sacrifice de la Croix et du sacrifice de la messe parce que le deuxième n’est autre que le signum sacrum du premier. L’Eucharistie ne se réfère pas à la Passion dans sa dimension objective, extérieure, d’une peine juridique, mais dans sa composante subjective, spirituelle, qui fut celle du Christ « souffrant par charité ». Ainsi comprend-on que l’Eucharistie est appelée sacrifice « en tant qu’elle commémore la Passion du Seigneur, qui fut un véritable sacrifice »26.

À côté de ses indiscutables mérites, la définition augustinienne du sacrifice, devenue bien commun de toute la théologie latine, présente malgré tout un sérieux inconvénient, d’ailleurs inhérent au platonisme (même christianisé) en général : celui de situer la vérité du phénomène totalement en dehors de celui-ci. En l’espèce, Augustin n’aurait sans doute pas nié que le sacrifice dans sa phénoménalité originaire soit lié au culte rituel, mais à ses yeux ce fait ne doit pas entrer en ligne de compte quand il s’agit d’en exprimer la vérité. Ce faisant il perd de vue ce que le rite a de spécifique parmi tous les actes humains susceptibles de signifier le « vrai sacrifice ». Or même quand on emploie métaphoriquement le terme en l’appliquant à un acte non rituel, il n’est pas a priori exclu qu’à l’idée de miséricorde se rajoute une autre idée véhiculée par le rite sacrificiel et donc absente de la définition augustinienne. Au sujet du sacrifice de la Croix Thomas a échappé à « l’oubli de la métaphore », mais pas à « l’oubli du rite », ce qui l’amènera à sous-évaluer le rôle joué par la Cène dans la célébration eucharistique.

IV Immolation et oblation

S’il est vrai que tous les sacrements font mémoire du sacrifice du Christ, c’est-à-dire de sa Passion supportée dans une charité parfaite, pourquoi l’Eucharistie est-elle la seule à être appelée sacrifice ? C’est précisément ici que l’on ne peut se contenter d’une description essentialiste du sacrement, mais que l’on doit chercher dans le rite eucharistique lui-même sa raison sacrificielle. Il s’agit d’une question très délicate parce que ce rite n’est pas un rite sacrificiel. Le feu sacré ne brûle pas sur l’autel et rien, dans le déroulement de la messe, ne représente visiblement qu’une partie des offrandes est donnée à Dieu. La meilleure preuve de cette difficulté est que Thomas « a eu tendance à chercher d’un bout à l’autre de la cérémonie sacrée » l’élément rituel constituant l’Eucharistie en sacrifice.

Il l’a vu, comme Pierre Lombard et les auteurs plus anciens, dans le rite de la fraction de l’hostie, considéré en lui-même, indépendamment de tout rapport avec la communion. Puis à la suite d’Amalaire et de ses successeurs, dans l’extension des bras après la consécration, les inclinations, la jonction des mains, surtout les multiples signes de croix faits sur l’hostie et le calice au cours du canon. Enfin s’engageant résolument dans la voie entrouverte jadis par Paschase Radbert et nouvellement frayée par Alexandre de Halès il déclare cette représentation réalisée plus essentiellement dans la consécration, en tant que le corps et le sang du Christ y apparaissent rendus présents séparément l’un de l’autre27.

Marius Lepin relève à juste titre que la consécration séparée s’entend de deux manières différentes28. On peut la comprendre comme juxtaposition statique des deux éléments humains, le corps et le sang, qui se distinguent au niveau du signe sacramentel quand bien même le Christ est tout entier présent, par concomitance, sous chaque espèce. L’autre interprétation fait jouer la curieuse dissymétrie du binôme corpus / sanguis que l’on trouve dans les récits d’institution de l’Eucharistie (mais pas dans le « Discours du Pain de vie » de Jn 6 qui utilise le binôme plus naturel caro / sanguis). Du fait que le corps humain contient normalement du sang, la consécration séparée pourrait signifier l’acte par lequel le deuxième est tiré du premier. Dans la Somme de Théologie c’est cette deuxième interprétation, plus dynamique, que Thomas semble privilégier.

La représentation de la Passion du Seigneur se réalise dans la consécration même de ce sacrement, dans laquelle on ne doit pas consacrer le corps sans consacrer le sang. […] Bien que le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux espèces, cela n’est pas en vain qu’il se rend présent sous deux parce que cela sert à représenter la Passion du Christ, dans laquelle son sang fut séparé de son corps. C’est pourquoi, dans la forme de la consécration du sang, on mentionne l’effusion de celui-ci29.

La représentation dynamique de l’immolation par le signum sacrum serait donc le mode propre qu’a l’Eucharistie de se référer à la Passion. Mais « comment peut-on dire qu’un sacrifice est réellement offert dans la consécration [si] la consécration n’offre qu’une image représentative de l’immolation du Calvaire »30 ? Thomas n’a malheureusement pas fourni d’explications détaillées à ce sujet. Cependant plusieurs passages de la Somme laissent penser qu’à ses yeux la consécration séparée n’épuise pas la raison sacrificielle de l’Eucharistie. « Ce sacrement est tout ensemble sacrifice et sacrement mais il a raison de sacrifice en tant qu’il est offert. » « Consommer l’eucharistie ressortit à sa raison de sacrement mais l’offrir ressortit à sa raison de sacrifice. »31 L’immolation représentative doit être complétée par une oblation qui, en tant que telle, dépasse l’ordre de la signification du passé parce que le prêtre en est, au présent, le sujet actant. Par un tel dépassement, l’Eucharistie n’est pas seulement le sacrement d’un sacrifice (comme le sont au fond tous les sacrements) mais un véritable sacrifice. Une conséquence de ce fait est que la célébration eucharistique garde toute sa valeur même en l’absence de fidèles pour communier. « Les autres sacrements sont accomplis dans l’usage qu’en font les fidèles, […] ce sacrement est accompli dans la consécration eucharistique, où l’on offre le sacrifice à Dieu. À cela le prêtre est obligé envers Dieu, par l’ordre qu’il a reçu »32.

L’Épître aux Hébreux affirme que l’excellence du sacrifice du Christ entraîne son unicité. « Par une offrande unique, il a mené pour toujours à la perfection ceux qu’il sanctifie. » (He 10,14) Les sacrifices rituels célébrés au Temple de Jérusalem en perdent leur raison d’être. Mais les arguments avancés par l’auteur d’Hébreux ne s’appliquent-ils pas également au sacrifice eucharistique ? Comment comprendre que ce rite n’ajoute pas, de l’extérieur, quelque chose au sacrifice de la Croix, ce qui reviendrait à nier sa perfection et son unicité ? La solution ne saurait être trouvée que dans le rapport du sacrifice au sacrement ou, si l’on veut, dans la subordination de l’oblation à l’immolation. La première doit dépendre de la seconde, faute de quoi le sacrifice eucharistique ne serait plus lié intrinsèquement à la mort salutaire du Christ. Il est donc nécessaire que la grâce sacramentelle élargie à l’Église célébrant l’Eucharistie ait pour premier effet de l’unir au Christ comme sujet offrant son sacrifice au Père. En d’autres termes, offrir le sacrement de l’Eucharistie en sacrifice est une grâce découlant du sacrement lui-même ! L’Eucharistie, tout en étant un sacrifice, ne cesse pas d’être prioritairement un sacrement. L’intuition de fond de saint Thomas, mise en évidence avec force par Vonier, est sur ce point parfaitement exacte. On peut la résumer en disant que l’Eucharistie est un vrai sacrifice, mais un sacrifice sacramentel. Tout procède du signum sacrum et de sa diffraction temporelle, de sorte que la commémoration de l’immolation passée (le Christ en Croix) démontre la grâce de l’oblation présente (l’Eucharistie de l’Église).

Force est de constater que Thomas n’est pas allé jusqu’au bout de son raisonnement. S’il a privilégié une interprétation dynamique de la consécration séparée du pain et du vin et s’il y a vu la raison principielle du sacrifice eucharistique, c’est peut-être qu’il y cherchait le moyen de passer d’un acte à un acte, d’un acte de Jésus mourant sur la Croix à un acte de l’Église unie au Ressuscité. Mais, malgré tous ses efforts, immolation et oblation sont chez lui juxtaposés plutôt qu’articulés. Sans doute le point névralgique réside-t-il dans la volonté du Christ d’intégrer dans sa mort salutaire sa célébration future par l’Église. Le Christ s’est offert à Dieu sur la Croix parce qu’il voulait que les hommes offrent ensuite sa propre mort au Père, en union avec lui. Cette volonté, sans laquelle la Croix ne serait guère plus qu’un accident de l’histoire, est exprimée lors de la Cène. La consécration du pain et du vin, en même temps qu’elle signifie la Croix, signifie l’institution du sacrement et donc aussi la responsabilité nouvelle que le Christ a alors confiée à ses apôtres : « vous ferez cela en mémoire de moi ». De là découle l’implication active de l’Église au côté du Ressuscité à chaque Eucharistie qu’elle célèbre. Or la Cène ne joue aucun rôle dans la théologie thomiste du sacrifice eucharistique, sinon comme autorité garantissant son origine divine33. Thomas saisit l’importance qu’elle a eue pour le futur, mais pas dans le temps où Jésus l’a vécue au Cénacle, entouré de ses disciples. Ce manque expliquera pour partie la réaction de la Réforme à la doctrine catholique de l’Eucharistie. Mais, par un curieux paradoxe, c’est précisément sur la base de la Cène que Luther cherchera à prouver que l’Eucharistie n’est en aucune manière un sacrifice ! Pas plus que Thomas, il ne tient compte du fait que Jésus a institué l’Eucharistie de l’intérieur de la Pâque juive. Or l’Eucharistie n’est constituée en sacrifice de la Nouvelle Alliance que dans la mesure où elle accomplit, à travers la Pâque du Messie, tous les sacrifices de l’Ancienne Alliance. Sur ce point précis la doctrine catholique gagnerait sans doute à intégrer les résultats récents de l’exégèse biblique relatifs au culte sacrificiel d’Israël34 mais un tel travail reste encore à mener.

Notes de bas de page

  • 1 P. Gervais, L’Eucharistie, Bruxelles, IET (cours non publié), 2004, p. 102.

  • 2 P.-M. Gy, « Avancées du traité de l’eucharistie de saint Thomas dans la Somme par rapport aux Sentences », dans Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 77 (1993), p. 227.

  • 3 A. Vonier, La clef de la doctrine eucharistique, Paris, Cerf, 1941, p. 53-54.

  • 4 Augustin, La Cité de Dieu, X, 5. Cf. infra, p. 383.

  • 5 Augustin, Ep. 138, 7 (PL XXXIII, 527).

  • 6 J.-H. Nicolas, Synthèse dogmatique, Fribourg – Paris, Éditions Universitaires – Beauchesne, 1991, p. 730.

  • 7 J.-Ph. Revel, Traité des sacrements : I. Baptême et sacramentalité. 1. Origine et signification du baptême, t. 1, Paris, Cerf, 2004, p. 439.

  • 8 Sentences, dist. 1, n. 7, cité par J.-Ph. Revel, dans Traité des sacrements… (cité supra n. 7), p. 475.

  • 9 J.-Ph. Revel, Traité des sacrements… (cité supra n. 7), p. 481, qui s’inspire ici d’une étude inédite de Daniel Bourgeois.

  • 10 Ibid., p. 482-492.

  • 11 S.T. IIIa Q. 60 a. 1.

  • 12 S.T. IIIa Q. 60 a. 2.

  • 13 J.-Ph. Revel, Traité des sacrements… (cité supra n. 7), p. 490.

  • 14 S.T. IIIa Q. 61 a. 4.

  • 15 S.T. IIIa Q. 60 a. 3.

  • 16 J.-M. Tillard, « La triple dimension du signe sacramentel », dans NRT 83 (1961) 226.

  • 17 S.T. IIIa Q. 73 a. 4.

  • 18 A. Vonier, La clef de la doctrine… (cité supra n. 3), p. 86-87.

  • 19 S.T. IIIa Q. 48 a. 3.

  • 20 Augustin, La Cité de Dieu, X, 6.

  • 21 J.-H. Nicolas, Synthèse dogmatique… (cité supra n. 6), p. 926-927.

  • 22 Augustin, La Cité de Dieu, X, 6.

  • 23 S.T. IIIa Q. 48 a. 3.

  • 24 Augustin, La Cité de Dieu, X, 5.

  • 25 Ibid.

  • 26 S.T. IIIa Q. 73 a. 4.

  • 27 M. Lepin, L’idée du sacrifice de la messe, Paris, Beauchesne, 1926, p. 185-186.

  • 28 Ibid., p. 186-187.

  • 29 S.T. IIIa Q. 80 a. 11 et Q. 76 a. 2, cité par M. Lepin, L’idée du sacrifice… (cité supra n. 27), p. 186.

  • 30 Ibid., p. 189.

  • 31 S.T. IIIa Q. 79 a. 5 et a. 7.

  • 32 S.T. IIIa Q. 82 a. 10.

  • 33 P. Gervais, L’Eucharistie … (cité supra n. 1), p. 102. Pierre Gervais note deux pages plus loin : « Si équilibrée soit-elle, la synthèse [de Thomas] reflète la sensibilité spirituelle d’une époque pour laquelle la célébration eucharistique est d’abord la représentation dramatique de la Passion. »

  • 34 Contentons-nous de citer les auteurs les plus importants de la spécialité : Adrian Schenker, Rolf Rendtorff, Jacob Milgrom, Alfred Marx. On peut y ajouter les travaux de l’ethnologue anglaise Mary Douglas, dont le célèbre livre Purity and danger a été complété en 1999 par son remarquable Leviticus as Literature.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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