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Le sens spirituel de la lettre. Présentation de «Le rayon de miel», d'Albert Chapelle

Présentation de « Le rayon de miel », d’Albert Chapelle

Noëlle Hausman s.c.m.
Le dixième anniversaire de la mort du père Albert Chapelle (1929-2003) est l'occasion de présenter quatre courts textes inédits tirés de sa lecture des Écritures et de son enseignement à l'Institut d'Études Théologiques à Bruxelles, fondé sous son impulsion en 1968. Ces textes appliquent en vérité l'adage de Vatican II: «que l'Écriture soit comme l'âme de la théologie». Dans un séminaire consacré à «l'Écriture dans la Tradition», il alerte par deux fois les étudiants sur les enjeux du rapport entre l'esprit et la lettre (présentés par M.-L. Calmeyn). À partir des Exercices spirituels de saint Ignace étudiés théologiquement, il propose une herméneutique scripturaire (présentée par N. Hausman). La méditation de Job lui permet de réfléchir au mystère de la souffrance.

Quand le Père Albert Chapelle intervint, en juin 2001, dans la dernière séance du séminaire sur les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola donné à l’institut d’études théologiques à Bruxelles, il scellait en quelque sorte cette mare magnum des commentaires qu’il avait consacrés, durant des décennies, au petit livret ignatien, dont il avait par ailleurs largement transmis la pratique littérale, dans des retraites de trente jours individuellement guidées.

Parmi d’autres, une étude de P. Gervais1 rend compte de la cohérence désormais établie des quatre « semaines » ignatiennes avec les quatre sens de l’écriture, mais également, de leur homologie avec la biographie intellectuelle du Père a. Chapelle lui-même, à savoir sa traversée (heuristique) de Fessard (pour la deuxième semaine), ensuite d’Heidegger (pour la première) et d’Hegel (pour la troisième), enfin, de Blondel et de Bruaire (pour la quatrième). On étudierait certes également avec profit et de manière contraposée ce que le père G. Fessard développe de la coïncidence des quatre semaines avec la doctrine des quatre sens2 et ce que le père H. de Lubac en rapporte dans ses derniers écrits3.

Plus précisément encore, selon notre auteur, il n’y a, dans les Exercices, d’accès au corps de chair du Christ (à ses mystères, donc) qu’en raison du saint sacrement de l’eucharistie, qui assure la première semaine, unifie la seconde, ouvre la troisième et demeure, dans la quatrième, la forme de la contemplation ecclésiale. En d’autres termes encore, le sens littéral de l’écriture ne se livre qu’à partir d’une expérience spirituelle dont la tradition nous donne le langage, et dont la Vierge marie offre la figure première. Les Exercices ignatiens ouvrent à la Pentecôte quotidienne de l’amour — cet autre nom du saint esprit — où il s’agit de « voir dieu en toutes choses », parce qu’en toutes choses, dieu déjà s’est rendu présent.

Partant de la huitième apparition pascale, A. Chapelle y trouve un rayon de miel :

La huitième apparition (Jean, dernier chapitre, 1-17).

Premier. Jésus apparaît à sept de ses disciples qui étaient en train de pêcher et qui, de toute la nuit, n’avaient rien pris et, jetant le filet sur son ordre, « ils ne pouvaient le retirer à cause de la grande quantité de poissons ». Deuxième. À ce miracle, saint Jean le reconnut et dit à saint Pierre : « C’est le seigneur », lequel se jeta à la mer et vint vers le Christ.

Troisième. Il leur donna à manger une part de poisson grillé et un rayon de miel (un panar de miel). Et il confia les brebis à saint Pierre d’abord interrogé par trois fois sur la charité, et lui dit : « Pais mes brebis »4.

Remarquons qu’Ignace a sans doute hérité ce « rayon de miel » de saint Jérôme, à travers la Grande Vie de Jésus-Christ de Ludolphe le Chartreux5. Mais « cette explication est peu satisfaisante ». C’est que, identifiant — selon l’interprétation chapellienne de si 24,19-20 — « le pain de Jésus et le miel de la sagesse », Ignace fait voir « ce que dit l’écriture », ou encore, ce que, dès l’apparition à la « Vierge marie », elle « tient pour dit » (ES 299).

La question « comment cela se peut-il faire ? », issue du texte lucanien de l’annonciation, rythme les avancées du raisonnement (faut-il dire, de la poésie lyrique ?), distinguant une « pieuse méditation » qui imagine de la « contemplation » qui rend présent au mystère. Lire l’écriture dans l’esprit qui l’a inspirée (une formule issue de Dei Verbum) revient ainsi à « découvrir dans sa lettre le fondement vrai de l’histoire » — qui est, en fin de compte, son sens spirituel : en chaque fragment, l’esprit du Christ fait reconnaître le Verbum consummans et abbreviatum (selon le mot de saint bernard6), le tout du dessein divin, « l’intégralité du récit total ». Faisant « acte de réminiscence », le « sens spirituel de l’unité de l’écriture » donne de « goûter le miel de la sagesse dans le pain qui est l’eucharistie du Verbe incarné ».

Ainsi, l’exégèse spirituelle (qu’elle soit tropologique ou, sans doute, plutôt anagogique) donne « à voir, entendre, goûter, toucher » le Verbe incarné, « mystère de la sagesse », dès lors que le texte ignatien des mystères laisse l’esprit appliquer nos sens à la Personne de Jésus, l’unique engendré de « dieu » — le Père n’est pas autrement nommé dans ces lignes. Le « comment ? », bientôt cinq fois repris, burine la question de la Vierge marie à l’ange qui la salue — et tout autant, de la mère bénie consolée par son Fils en sa résurrection.

La clé de cette herméneutique spirituelle est donc livrée dans la première apparition. Car c’est à « l’épouse dans l’esprit » que le Verbe crucifié mais glorieux se manifeste en corps et en âme. C’est de la mère bénie (ES 219 et déjà 273) que le Corps du Christ se reçoit dans l’esprit ; c’est dans l’apparition à la Vierge marie que viennent au jour « les théophanies et les attentes de toute l’écriture ». Dans le regard de la Vierge sur son Fils, l’Église regarde le Verbe « fait lettre et chair » ; « la mère bénie de toute intelligence ecclésiale de son Fils, enfante en sa béatitude notre intelligence spirituelle des écritures ».

C’est dire qu’il est donné, dans l’audition et la lecture de la parole, de « prendre part au mystère », de découvrir dans la lettre le fondement vrai de l’histoire racontée : le doigt de dieu qui nous touche, l’esprit saint qui applique nos sens à la Personne de l’unique. Tout « regard porté par l’humanité sur Celui qui la sauve pour dieu » ne peut qu’emprunter et reprendre « l’inimitable pénétration de la contemplation de Notre-Dame » ; notre mère « se retire » en quelque sorte (en son cœur) de la lettre de l’évangile, pour laisser à ses enfants « le temps et la liberté » de goûter dans la contemplation l’histoire du seigneur qui est esprit. Comme d’autres aphorismes, ciselés peu avant ce texte, le suggéraient déjà, « dans la lettre où repose le Verbe incarné, veille l’esprit » ; ou encore, « dans la lettre, l’anagogie »7.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. P. Gervais, « La place des Exercices spirituels de saint Ignace dans la pensée et dans l’enseignement d’Albert Chapelle », dans B. Pottier (dir.), Dieu à la source. La théologie d’Albert Chapelle, bruxelles, Lessius, 2010, p. 79.

  • 2 Cf. G. Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace. III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux, 1984, p. 397-410.

  • 3 Cf. H. de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, namur, Culture et Vérité, 1989, p. 83-86.

  • 4 Ignace de Loyola, Exercices spirituels (désormais ES), n. 306 (trad. de l’espagnol).

  • 5 Voir la traduction de dom F. Broquin, t. Vii, Paris, C. Dillet, 1873, p. 106107, à propos de Lc 24,41-42. Ludolphe, lui, fait grand cas du poisson rôti, cuit sur le gril de la croix « dans son humanité » et devenu pour nous dans sa résurrection, comme un très suave rayon de miel « par la douceur que sa divinité avait conservée ».

  • 6 Bernard emprunte en effet son expression à la Vulgate traduisant la citation d’is 10,22-23 dans Rm 9,28 (voir V. Lossky, Études sur la terminologie de saint Bernard, Bruxelles, union académique internationale, 1942, p. 89). A. Chapelle se réfère certainement aussi à la recherche qu’H. de Lubac a consacrée à la formule, comprise comme une « double récapitulation » : celle de la Parole éternellement prononcée dans le sein du Père et celle de la Parole adressée aux hommes dans la suite des âges, la première étant pour permettre la seconde, et la seconde aussi bien pour révéler la première » (Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 2, 1, Paris, aubier, 1961, p. 190).

  • 7 A. Chapelle, « La loi, les Prophètes et les Psaumes à la lettre », NRT 135 (2013), p. 59 ; 56.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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