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Les voix de la Parole. Échos d'un synode romain

Échos d’un synode romain

Marguerite Léna s.f.x.
Le synode sur «la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l'Église» qui s'est tenu à Rome du 5 au 27 octobre a vérifié l'affirmation de Lumen Gentium selon laquelle c'est dans les Églises particulières et «à partir d'elles qu'existe l'Église catholique une et unique» (LG, 23). Les interventions des Pères synodaux ont manifesté le travail et la fécondité de la Parole de Dieu à travers les situations les plus diverses, et combien le thème retenu pour ce synode et les perspectives qu'il ouvre contribuent à la réception des textes majeurs du Concile Vatican II.

Je savais d’expérience que la vie consacrée apostolique réserve bien des surprises, mais lorsque le Nonce me téléphona, en juin dernier, pour me demander si j’étais prête à participer à titre d’adjutor au synode sur « la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Église », je ne fus pas seulement surprise, mais stupéfaite, car je ne suis ni bibliste ni théologienne. Mais l’expérience m’avait aussi appris que, lorsque Dieu demande quelque chose, il donne les moyens d’y répondre, et c’est donc avec une grande confiance et beaucoup de joie que j’ai pris l’avion pour Rome, un matin d’octobre. Les trois semaines que j’y ai passées ne m’ont pas seulement mise au cœur de l’Église hiérarchique, parmi les évêques venus du monde entier participer à cette rencontre collégiale. Elles m’ont mise au cœur de l’Église tout court : son cœur souffrant, si présent dans les témoignages souvent bouleversants émanant des pays éprouvés par la guerre ou la persécution ; son cœur priant, au long des célébrations qui ont rythmé le temps du synode ; son cœur attentif, surtout, car la Parole de Dieu n’est pas tant un thème de travail qu’un appel à l’écouter et à l’accueillir. Le beau Message final ainsi que les 55 Propositions remises au Saint Père ont été rendus publics et permettent dès à présent une vue synthétique des travaux synodaux. D’autre part, ce synode est le premier dont Benoît XVI ait lui-même, après ample consultation, décidé le sujet, et il a assisté très souvent, attentivement, aux « congrégations générales » de l’assemblée. La place donnée au thème de la Parole de Dieu dans son discours aux Bernardins, à Paris, en septembre dernier, et surtout l’ensemble de son œuvre théologique permettent d’attendre beaucoup de l’Exhortation apostolique qui viendra probablement recueillir les fruits du synode.

Ces textes sont importants, comme en témoignent les documents nés à la suite des précédents synodes, d’Evangelii nuntiandi (Paul VI), en 1975, jusqu’à Sacramentum Caritatis (2007), en passant par Catechesi tradendae (1979), Familiaris consortio (1981), Christifideles laici (1988), Vita consecrata (1996), pour n’en citer que quelques-uns. Pourtant je ne m’arrêterai pas ici sur les Propositions ni même sur le Message. En effet, j’ai été personnellement surtout sensible à l’étonnante unité du particulier et de l’universel dont chaque intervention des Pères synodaux était l’expression. Je ne pense pas qu’une assemblée internationale, comme peut l’être l’ONU, puisse en donner l’équivalent car il me semble que cette donnée est profondément et spécifiquement liée à la réalité théologique et théologale de la collégialité épiscopale, telle que le Concile Vatican II la présente : « Les évêques sont, chacun pour sa part, le principe et le fondement de l’unité dans leurs Églises particulières : celles-ci sont formées à l’image de l’Église universelle, c’est en elles et à partir d’elles qu’existe l’Église catholique une et unique »1. Lorsqu’un évêque intervenait, c’était le plus souvent pour évoquer la situation et les questions que posaient l’annonce et la réception de la Parole de Dieu dans son diocèse. Mais, à travers ce témoignage particulier et l’accueil qui lui était fait, c’était vraiment l’Église qui se mettait à exister plus intensément, dans son unité plurielle et son universalité symphonique. Parce qu’elle est le Corps du Christ, l’universel et le particulier ne s’opposent pas en elle, et nous avons entendu battre le même cœur de l’Église catholique de Karachi à Sao Paolo, de Nairobi à Liverpool.

Inévitablement, les Propositions finales, obligées d’abstraire et de généraliser, n’ont pu recueillir toute cette diversité ni rendre compte du vécu synodal. Aussi ai-je fait ici le choix de me tenir au plus près des interventions des Pères, telles qu’elles ont été publiées dans les bulletins de presse du Vatican. À travers leurs interventions, qui nous faisaient faire plusieurs fois le tour du monde en une seule journée, nous avons entendu résonner la Parole de Dieu dans la diversité des langues, des situations et des cultures. De cette polyphonie j’aimerais égrener simplement quelques notes. J’évoquerai d’abord l’expérience de la Parole de Dieu, telle que nous l’avons vécue au quotidien ; puis je mettrai la thématique du synode en relation avec l’héritage du Concile Vatican II, tant il m’a semblé qu’il en poursuivait la réception créatrice. Enfin, j’essaierai d’ouvrir quelques perspectives en vue de sa mise en œuvre dans notre vie ecclésiale.

Une expérience de la Parole de Dieu

La Parole de Dieu n’était pas seulement le thème du synode. Elle en a été le milieu et l’élément, au sens maritime et atmosphérique de ces termes ! Nous avons expérimenté d’une part la « sacramentalité » de la Parole — son efficacité surnaturelle et sa réalité de signe sensible — et d’autre part sa pertinence anthropologique — la capacité qu’elle a de rejoindre tout homme et de l’atteindre dans la profondeur ultime de son humanité.

Il a été beaucoup dit au synode, et cette affirmation est essentielle, que la foi chrétienne ne porte pas d’abord sur un livre, mais sur une Personne. En rigueur de termes, la Parole de Dieu est le Christ venu dans la chair et non le livre des Écritures. Et parce que le Christ est le Ressuscité, présent dans chaque aujourd’hui de notre histoire, c’est lui qui fait de la Bible un livre, de ce livre une Parole, et de cette Parole une actuelle visitation de grâce pour le monde. Reprenant l’expression de Benoît XVI dans l’encyclique Spe salvi, beaucoup de Pères ont souligné le caractère performatif de la Parole de Dieu, comme une force de conversion et de transformation pour tous ceux qu’elle touche. Il était beau d’entendre un évêque de Lituanie, un pays pourtant éprouvé par des années de persécution, rappeler que l’« histoire de la grâce et de la vérité » appartient à la Wirkungsgeschichte de la Parole de Dieu et que « ce fruit abondant — “trente, soixante, cent pour un” (Mc 4,20) — ne peut être oublié ou caché sous l’ivraie »2. Il me semble que le synode lui-même a été une manifestation sensible et comme une page nouvelle de cette « histoire des effets » de la Parole. Succédant au synode sur l’Eucharistie, en 2005, il pouvait aborder la Parole de Dieu comme une réalité quasi sacramentelle, inséparable du mystère eucharistique et recevant sa force de l’épiclèse de l’Esprit Saint. Cette Parole se faisait Présence à travers le déploiement somptueux des liturgies d’entrée et de clôture du synode, dont le cœur était le Christ ressuscité, le même dans le faste des basiliques romaines que dans les favelas du Brésil ou les églises de brousse. C’est vers lui que nous nous sommes tournés, au début de chaque assemblée plénière, reprenant les mots du psalmiste et rejoignant ainsi la prière d’Israël et la prière monastique. Et c’est encore cet unique Visage qui se laissait pressentir, comme un secret de ressemblance, dans les visages des évêques du monde entier, africains ou asiatiques, européens ou latinos. Aussi serait-ce une erreur de limiter l’activité du synode aux assemblées plénières ou aux carrefours linguistiques. Le temps donné à prier ensemble, l’oratoire où venaient se recueillir de nombreux évêques avant les assemblées, et même la projection d’admirables œuvres d’art invitant à une contemplation silencieuse, tout cela a fait partie de l’expérience de la Parole — et de sa fécondité en chacun de nous.

Cette expérience n’avait rien de désincarné. Que la Parole de Dieu soit essentiellement le Verbe et non les Écritures ne diminue en rien le respect dû à celles-ci jusque dans leur matérialité sensible ; il l’augmente plutôt. Le jour de l’ouverture du synode, après la messe solennelle célébrée par le pape Benoît XVI dans la basilique Saint Paul hors les Murs, le hasard a voulu que je visite le musée juif de Rome. Dans une des salles étaient exposés des « manteaux de la Torah », certains datant de plusieurs siècles. Devant ces chapes tissées de fils de soies multicolores, étincelantes d’or et d’argent, je compris que je ne pouvais peut-être pas mieux aborder le synode qu’en recevant ainsi de nos frères juifs ce signe sensible et éclatant de la vénération qu’appelle l’Écriture. Car, comme le dit la Constitution conciliaire Dei Verbum, « les paroles de Dieu, passant par les langues humaines, ont pris la ressemblance du langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes »3. Il y a ainsi comme une analogie entre l’Incarnation du Verbe dans la chair et l’incarnation de la Parole de Dieu dans les mots et les graphies de nos langues. Dès lors, la vénération dont nous entourons le Corps du Christ dans l’Eucharistie ne doit-elle pas commencer par le respect dont nous entourons, non seulement les mots, mais le corps matériel de nos Bibles ? « L’Église, écrit encore la même Constitution, a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle l’a toujours fait aussi pour le Corps du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu et sur celle du Corps du Christ, pour l’offrir aux fidèles »4. Les nombreuses interventions des Pères concernant la dignité des lectionnaires, la qualité de la lecture publique et jusqu’aux conditions matérielles et techniques de l’audition ne relevaient pas seulement d’un réalisme de bon aloi ; elles manifestaient que l’efficacité de la Parole de Dieu ne fait pas fi des contraintes ordinaires de la communication.

Une autre réalité nous ramenait encore au corps matériel des Écritures, cette fois à travers les interventions de beaucoup d’évêques venus des pays les plus démunis de la planète. Nous qui disposons de nombreuses éditions de la Bible, nous oublions souvent combien l’accès au texte biblique est encore un privilège. Pour bien des populations sans ressources, pour des centaines de langues et de dialectes, et pour combien d’analphabètes, la Bible reste un trésor inaccessible, malgré l’effort considérable des sociétés bibliques, protestantes et catholiques, dont l’œuvre de traduction et de diffusion a été soulignée. D’autres évêques, venus des pays longtemps sous régime communiste, nous ont rappelé que leurs fidèles, interdits de tout accès aux livres religieux, ont sauvé la vie de la Parole en la mémorisant : « Notre peuple a fait ce qu’avaient fait les chrétiens des premiers siècles : il a appris par cœur des passages des saintes Écritures »5.

Au cours du synode, deux beaux symboles de cette matérialité de l’Écriture nous ont été donnés. Dans le hall d’entrée était exposé un des volumes de l’immense entreprise des bénédictins de l’Abbaye St John, dans le Minnesota : ils écrivent sur parchemin, à la plume d’oie, une Bible manuscrite et enluminée dont l’édition, commencée en 1996, s’achèvera en 2010 ! Personne n’avait réalisé de Bible manuscrite depuis l’invention de l’imprimerie … Et le dernier jour du Synode, le responsable de la Bibliothèque vaticane a présenté et offert aux membres du synode le plus ancien manuscrit du Nouveau Testament, le précieux papyrus Bodmer, découvert en Egypte vers 1950 et datant du début du troisième siècle. Comme le disait magnifiquement Maurice Blondel, « dans la lettre il y a l’esprit sans y prétendre ».

Expérience spirituelle du Christ présent au milieu de nous, conscience accrue des vecteurs matériels qui ont conduit jusqu’à nous l’Écriture sainte et qui aujourd’hui encore conditionnent sa diffusion : pour faire droit à l’expérience synodale de la Parole, il faut encore souligner sa pertinence anthropologique, inséparable du caractère « sacramentel » évoqué ci-dessus. Car c’est le propre de la vie sacramentelle de se greffer, à travers toutes les cultures, sur les réalités majeures de la vie humaine, naissance, amour, pardon, vie et mort, pour en faire un lieu de source, un lieu de grâce. Il en a été ainsi, analogiquement, de l’expérience de la Parole. Jour après jour, nous étions appelés et interpellés par elle, telle qu’elle venait à nous, non point seulement dans la lettre des Écritures, mais dans son actualisation par les communautés chrétiennes qui en vivent à travers le monde : lourde de toutes les situations de souffrance qu’elle draine avec elle, lumineuse de toutes les initiatives de service, de partage, de vie qu’elle suscite et entraîne dans son sillage. Nous avons pu vérifier qu’elle « trouve ses délices à être avec les enfants des hommes » (Pr 8,20) et à se colorer des mille nuances de leur humanité concrète. Car si chaque évêque disposait des mêmes cinq minutes de parole, quelle variété dans la manière de les remplir ! Chaque intervention renvoyait à l’histoire de la Parole de Dieu dans une culture particulière, auprès d’hommes et de femmes que tout semblait séparer : il y avait des riches et des pauvres, des analphabètes et des universitaires, des terres majoritairement chrétiennes et d’autres où les chrétiens sont moins de 1% de la population … La Parole de Dieu anime des communautés ecclésiales de base au Brésil ou aux Philippines, nourrit la prière contemplative des monastères à travers le monde, accompagne la formation des séminaristes, inspire ailleurs la création de spectacles et de publications, rassemble les enfants et les jeunes. « La Parole qui sort de ma bouche ne me revient pas sans résultat », écrivait déjà le prophète Isaïe (Is 55,11) …

Il a été souvent rappelé que non seulement la nature, mais aussi la culture peuvent être des lieux où découvrir et recueillir « des étincelles de la Parole », depuis l’alphabet arménien inventé au début du Ve siècle par les missionnaires pour permettre à l’Evangile de pénétrer en Arménie, en passant par l’art européen peuplé des images et des mots de la Bible, jusqu’à l’influence de l’Écriture dans l’œuvre de beaucoup de penseurs contemporains, de Levinas et Michel Henry à René Girard, pour ne citer que des francophones6. Comme nous l’a dit le Patriarche Bartholomeos Ier, lors des vêpres solennelles célébrées dans la Chapelle Sixtine, sous le regard des prophètes et des Sibylles : « chaque coup de pinceau d’un iconographe, comme chaque mot d’une définition théologique, chaque note musicale psalmodiée, et chaque pierre taillée d’une petite chapelle ou d’une superbe cathédrale, expriment la parole divine dans la création ». En ont témoigné d’émouvante façon cette auditrice russe qui a rencontré le Christ, dont nul ne lui avait jamais parlé, en écoutant la Passion selon saint Matthieu7, mais aussi cette autre auditrice, religieuse congolaise, évoquant le rôle des mères africaines dans la transmission de la Parole8, ou encore ces évêques soulignant combien les valeurs traditionnelles des cultures amérindienne, africaine ou asiatique pouvaient préparer l’accueil de l’Évangile.

D’où vient cette aisance de la Parole à parler tant de langues diverses ? « Notre existence personnelle est avant tout celle de personnes qui écoutent », nous a dit un évêque colombien9. La Relatio post Disceptationem, du Cardinal Ouellet, rapporteur général du synode, demandait que soit mis en évidence « le caractère éminemment vocationnel qu’implique une juste conception de la Parole de Dieu », constituant l’homme « en une identité responsoriale ». On ne pouvait écouter ces récits venus de partout sans y entendre cette puissance d’appel de la Parole, et sans y être soi-même directement confronté. Si le climat du synode a été si paisiblement heureux, comme beaucoup l’ont souligné, c’est que nous étions tous convoqués à cet acte d’écoute et de réponse qui est notre vérité essentielle. Si la Parole est capable de rejoindre des hommes et des femmes de toutes conditions, de toutes cultures, c’est qu’elle s’adresse en chacun à cette identité profonde qui le constitue en interlocuteur du Dieu vivant. Le synode n’a pas longuement développé les implications anthropologiques de cette identité dialogique et responsoriale, mais il l’a en quelque sorte mise en œuvre. Peut-être, à cet égard, aurait-il été heureux que parfois les paroles s’espacent et se taisent dans l’aula, qu’un peu de silence se glisse entre deux interventions, pour laisser simplement la mémoire du cœur recueillir ce qui venait d’être dit et que mûrisse une réponse. « Du silence ressort une prière qui garde le monde » nous a dit Andrea Riccardi10.

Une réception créatrice du Concile Vatican II

L’institution synodale a été créée par le Pape Paul VI à l’issue du Concile Vatican II, comme « une expression particulièrement féconde et un instrument de la collégialité des évêques » (Jean-Paul II). Nés du Concile, les synodes qui se sont succédé depuis lors sont autant d’occasions privilégiées de contribuer à la réception des orientations de Vatican II dans la conscience ecclésiale, et à leur actualisation en fonction des transformations du monde et de l’Église. C’est ainsi, par exemple, que la création de la Commission Théologique Internationale, la refonte du Code de Droit Canon, ou encore la rédaction du Catéchisme de l’Église Catholique sont nées des synodes de 1967 et de 1985. Qu’en est-il et qu’en sera-t-il en ce qui concerne le synode d’octobre dernier ? Sans prétendre anticiper sur l’avenir, je me contenterai d’analyser comment il a rempli la tâche que le cardinal Ouellet lui assignait lors de la séance d’ouverture : « faire le point sur la réception du Concile Vatican II concernant la Parole de Dieu dans son rapport au renouveau ecclésiologique, à l’œcuménisme et au dialogue avec les nations et les religions ». À la lumière des trois termes avec lesquels la même intervention dessinait le parcours à suivre, convocatio, communio, missio, on peut dégager quelques insistances majeures, en relation étroite avec les grands textes conciliaires.

Convocation

Comme la Constitution Dei Verbum, dont la mention a été récurrente dans les interventions, le synode a pris pour foyer « l’autocommunication personnelle de Dieu », « le mystère de Dieu qui nous parle », source première et permanente de la vie de l’Église et de l’intelligence des Écritures. Beaucoup d’interventions ont souligné combien nous sommes encore loin d’une réception effective de Dei Verbum, clé pour tenir ensemble « d’une manière juste et équilibrée l’aspect divin et l’aspect humain des Écritures », et par suite pour bien articuler les approches priantes, exégétiques et théologiques de la Parole. C’est à Dei Verbum 25 qu’a été empruntée l’expression de pia lectura, lecture sainte ou priante, que certains ont préférée à celle de lectio divina, trop vite assimilée à une méthode déterminée. Mais, quoi qu’il en soit du vocabulaire, il y eut accord unanime pour rappeler que l’Écriture est d’abord le lieu d’une rencontre entre Dieu et l’homme, un buisson ardent dont il faut s’approcher, « en ôtant ses sandales », dans une attitude de prière et non de simple curiosité, un feu qu’on ne peut transmettre que s’il nous brûle. De nombreux témoignages venus de tous les continents, du Sri Lanka au Honduras, ont évoqué les fruits de la lectio divina dans les cœurs et dans la vie de ceux qui s’y adonnent, laïcs et jeunes, communautés ecclésiales de base, séminaristes … et évêques ! Il y a là certainement une grâce pour notre temps, et un fruit de l’appel conciliaire, lui aussi largement orchestré au synode, pour que l’accès à la Bible soit ouvert à tous. Il s’agit de passer « d’une pastorale biblique à une animation biblique de toute la pastorale »11.

L’orientation du synode était délibérément pastorale mais cela n’a pas évincé les questions proprement exégétiques et théologiques, et là aussi la référence à Dei Verbum, en particulier à son chapitre 3, a été déterminante, ainsi que le recours aux documents romains parus depuis lors pour en déployer le sens, en particulier les deux textes émanant de la Commission Biblique Pontificale, « L’interprétation de la Bible dans l’Église » (1993) et « Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne » (2001). Parce qu’il a pris nos mots d’homme pour nous dire la pensée de Dieu, le Christ en a prodigieusement étendu la capacité expressive et signifiante, ouvrant à l’intelligence de l’Église un immense champ d’exercice. Certes, un certain nombre d’interventions ont déploré le fossé qui existe trop souvent entre l’exégèse littéraire ou historico-critique des textes et leur approche théologique, et donc aussi entre exégètes, théologiens et pasteurs. Mais il est clair qu’une assemblée si nombreuse et des interventions si courtes ne permettaient pas les développements requis par ces questions, ni même peut-être une suffisante prise en compte des nouvelles voies ouvertes, comme l’exégèse canonique ou la reprise à frais nouveaux de la doctrine traditionnelle des quatre sens de l’Écriture. Nous avons toutefois bénéficié sur ces sujets de deux interventions magistrales : la première fut celle du cardinal Vanoye, présentant dès le premier jour, juste avant la prise de parole du rabbin Cohen de Haïfa, invité spécial du synode, le texte de 2001 cité ci-dessus et décisif pour les relations entre juifs et chrétiens. La seconde fut celle de Benoît XVI, qui ne prit la parole qu’une fois dans les travaux de l’assemblée, pour l’inviter à dépasser toute opposition entre exégèse et théologie, et cela pour des raisons proprement théologiques : le respect du mystère de l’Incarnation exige une attention, scrupuleuse et amoureuse, inséparablement à la lettre de l’Écriture et au Verbe de Dieu qui, en elle, s’adresse à nous. Comme le déclare Dei Verbum, il s’agit « de lire et d’interpréter l’Écriture à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger »12. Cette insistance était bienvenue car de nombreux évêques ont attiré l’attention sur les dérives sectaires et fondamentalistes qui, faute d’opérer ce travail de l’intelligence croyante, violentent tout à la fois l’Écriture sainte et les consciences.

Communio

La cérémonie d’ouverture du synode a eu lieu sous l’immense mosaïque de la basilique Saint Paul hors les Murs, représentant le Christ en majesté et, à ses pieds, minuscule et prosterné, le pape Honorius III. Il y avait là comme une figuration de ce que nous avons effectivement expérimenté : le centre de gravité et le principe d’unité de l’Église ne sont pas en elle, mais dans le Christ, et c’est pourquoi cette unité ne peut être monolithique ou exclusive. A cet égard, un autre texte du Concile a été décisif tout au long du synode : la Constitution Lumen Gentium, dans laquelle l’Église scrute son propre mystère et sa mission dans l’histoire. Non que ce texte ait été abondamment cité, mais parce qu’il a été intensément vécu. Je ne reviens pas sur le fonctionnement synodal lui-même, qui est directement lié au chapitre 3 de Lumen Gentium, sur « la constitution hiérarchique de l’Église et spécialement l’épiscopat ». Je retiens plutôt, entre autres thèmes dont chacun mériterait mention, l’affirmation du no 8 : « Cette société organisée hiérarchiquement d’une part et le Corps mystique d’autre part, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin ». Nous avons rencontré l’Église terrestre, dans la variété de ses visages, dans ses souffrances, dans son exposition sans armes ni armures aux tentations et aux attaques du « monde » : une Église dont le message peine à être reçu là où font défaut les catégories élémentaires d’une vie humaine sensée — on a souligné que le défi à relever par la Parole de Dieu est avant tout anthropologique — ou encore là où règnent le consumérisme, la sécularisation de la vie sociale et des consciences, la violence, la guerre … Mais en même temps, et souvent dans les mêmes lieux, une Église rayonnante de la force de l’Evangile, capable de résister victorieusement à la violence mortifère des hommes — « Comment aurions-nous pu survivre au génocide si nous n’avions pas cru en la force de la Parole qui donne la vie ? » demanda Mgr Armash13 —, capable, aussi, de rendre une espérance aux paysans abandonnés des montagnes du Vietnam ou de redonner fierté aux Indiens oubliés de l’Amérique latine : « Dites au synode que la Parole de Dieu nous a rendu notre dignité »14.

Qu’en tous les lieux où elle pénètre, la Parole de Dieu soit à la fois un glaive qui tranche et un baume qui crée la communion, nous l’avons peut-être particulièrement vérifié lors des interventions des « délégués fraternels », venus des Églises orthodoxes et protestantes. Si l’interprétation de l’Écriture a été à la source de bien des divisions durcies par l’histoire, le partage de la Parole nous rassemblait au delà de ces divisions, opérait comme « une fusion de deux pièces d’or », selon la belle expression d’un évêque grec15, et nous avons pu mesurer combien, sans bruit, grâce à des rencontres comme celle-ci, le dialogue œcuménique a progressé depuis Vatican II.

À travers les évêques, mais aussi grâce aux interventions des « délégués fraternels » et des « auditeurs » et « auditrices », c’était réellement le peuple de Dieu tout entier qui témoignait de la puissance de communion et de vie dont la Parole est porteuse. Le sacerdoce commun des fidèles, si clairement affirmé en Lumen Gentium16, devient une réalité lorsqu’un catéchiste sénégalais17 ou un évêque du Gabon rendent sensible le fait que « l’Église d’Afrique doit son épanouissement et son extension en grande partie grâce à ces milliers de catéchistes (qui sont) les héros, les saints de l’évangélisation »18. Ou encore quand un évêque du Honduras évoque les dix mille laïcs « Delegados de la palabra de Dios » qui assurent des célébrations dominicales de la Parole, lesquelles, loin de tarir la soif de l’Eucharistie ou les vocations sacerdotales, les suscitent19. Ou quand le cardinal Vlk raconte comment des jeunes, dans la Tchécoslovaquie encore livrée au communisme, ont su témoigner d’une telle qualité d’amour fraternel qu’elle a d’abord intrigué, puis converti leurs camarades20. Et il faudrait aussi mentionner l’apport des nouveaux mouvements qui, à l’instar des Focolari, sont autant de « laboratoires de la Parole de Dieu », et celui des communautés de vie consacrée, en particulier féminines : « Il existe un lien mystérieux et très étroit entre la Parole et la femme … Dans une société orpheline et repliée sur elle-même, les femmes consacrées deviennent une exégèse vivante de la Parole de Dieu … Elles arrivent jusqu’aux replis les plus cachés de l’existence humaine, jusqu’aux espaces et aux situations dans lesquels on ne peut guère prononcer d’homélies, où on ne peut que crier avec la force d’un silence qui se fait présence »21. À plusieurs reprises enfin le rôle des familles dans l’accueil et la transmission de la Parole a été mis en valeur, depuis l’appel à lire l’Écriture en famille jusqu’à la coutume togolaise qui met une Bible dans la dot de la jeune mariée !

De même que la Constitution Lumen Gentium s’achève sur un chapitre consacré à la Vierge Marie, nous avons souvent entendu évoquer la figure de Marie, parfaite « écoutante » du Verbe, comme y invitait déjà, au seuil du synode, le Cardinal Ouellet dans une belle méditation sur l’Annonciation. C’est ainsi qu’un évêque du Kazakhstan a pu qualifier la vie de Marie de « clé pour comprendre la Parole de Dieu » et expliquer comment les innombrables catholiques déportés par le stalinisme en cette région ont pu préserver leur foi et leur dignité humaine : ils n’avaient ni prêtres ni Bibles, « mais ils avaient le Rosaire »22. « Les abstractions n’ont pas besoin de mère », disait un théologien. L’Église en synode, elle, parce qu’elle n’avait rien d’abstrait, en avait besoin et a su lui donner sa place.

Mission

Le chapitre de Lumen Gentium consacré au « peuple de Dieu » s’achève sur « le caractère missionnaire de l’Église ». C’est ce même dynamisme vers le monde, vers « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent »23 qui anime la Constitution Gaudium et Spes, témoignant d’une Église dont le seul but est de « continuer, sous l’impulsion de l’Esprit consolateur, l’œuvre même du Christ, venu dans le monde … pour sauver et non pour condamner, pour servir, non pour être servi »24. Plus de quarante ans après ces textes, alors que la face du monde a très radicalement changé, rendant moins pertinentes certaines des analyses de Gaudium et Spes, l’attitude de fond et le but visé, eux, n’ont pas changé, et le synode en a été une attestation magnifique. Le monde, avec ses problèmes et ses souffrances n’était pas à la porte de l’aula synodale. Chaque fois qu’un évêque ou un auditeur prenait la parole, la carte du pays d’où il venait s’affichait à l’écran, que ce fût un pays immense comme l’Inde ou l’Australie, que ce fût un petit pays comme le Togo ou la Belgique … ou même l’Etat du Vatican ! Cela avait une valeur symbolique forte : nul ne parlait uniquement en son nom propre, mais comme représentant de tout un peuple et comme envoyé à tout un monde. Nous avons entendu l’angoisse de l’évangélisateur : « Comment pouvons-nous apporter la Parole dans les marchés, les hôpitaux, les écoles, les universités, les parlements, … dans le monde du commerce, de la politique, de la science, de la bioéthique, des media, de l’art, du spectacle ? »25. Comment permettre à la Parole de retentir dans « un monde qui avance chaque jour davantage vers une culture de l’éclipse de Dieu »26, et dans les cœurs de ceux qui font, dans nos sociétés sécularisées, l’expérience douloureuse de son silence ? Comment rejoindre « les 99 brebis perdues »27 et « les modernes aréopages » ? Nous avons entendu bien des témoignages de la créativité de l’Esprit Saint dans les Églises locales pour répondre à ces questions, et combien la Parole vécue a plus de force dans ce domaine que les discours théoriques ou les stratégies pastorales.

Par ailleurs, il est clair qu’un certain nombre de thèmes récurrents au synode sont l’expression des avancées dans la conception de la mission opérées depuis Vatican II, en particulier en ce qui concerne l’inculturation de l’Evangile et le dialogue interreligieux. Si la question des traductions de la Bible a été si souvent reprise, c’est que l’inculturation commence là, dans l’accueil de la Parole de Dieu dans la langue qu’on appelle si justement maternelle. Elle se poursuivait sous nos yeux dans l’attention pleine de respect avec laquelle plusieurs évêques asiatiques ou africains évoquaient les semina Verbi cachés dans leurs cultures respectives. « La Parole éternelle du Père répand ses semences bien plus loin que ce qui s’est retrouvé dans la Bible »28.

C’est aussi cette conviction qui anime le dialogue interreligieux, dont les grâces et les difficultés ont été largement évoquées, en particulier par les évêques dont les diocèses sont en pays musulman ou à majorité hindouiste ou bouddhiste. Dans ce domaine aussi on pouvait constater que la Déclaration conciliaire Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes n’est pas restée lettre morte. Il y eut l’appel à la réciprocité dans l’estime et à la coexistence dans la paix, mais aussi l’invitation à une connaissance mutuelle directe de nos textes religieux fondateurs : « En partageant nos patrimoines spirituels respectifs, sans irénisme ni syncrétisme, nous serons amenés à découvrir que nous sommes tous des hommes et des femmes désireux d’être enseignés par Dieu »29. Il y eut le rappel de « cette parole propédeutique de Dieu » qu’on trouve par exemple dans la doctrine confucéenne et dans la culture sapientielle du peuple chinois30, ou encore dans les religions tribales indiennes31. Ces paroles étaient d’autant plus significatives que les conflits actuels pesaient de tout leur poids dans les interventions de plusieurs évêques, de l’Inde au Moyen Orient. « Vivre la Parole de Dieu signifie, pour nous, la témoigner aussi au prix de nos vies, comme cela est arrivé, et arrive jusqu’à présent avec le sacrifice des évêques, des prêtres et des fidèles. Ils continueront d’être en Irak, forts dans la foi et l’amour du Christ grâce au feu de la Parole de Dieu32. »

Ouvertures

À ce qui précède, on peut mesurer quelle magnifique rencontre le synode a été pour tous ses participants. Achevé, il nous invite à poursuivre la rencontre : non seulement entre nos paroles et la Parole, nos mots et ses mots, mais entre notre vie ecclésiale et la Parole. On peut évoquer cette tâche selon diverses directions, en prenant pour fil conducteur les éléments qui constituent en quelque sorte le code génétique de l’Église, et qui apparaissent dès la toute première communauté chrétienne, comme le manifestent les Actes des Apôtres (cf. 2, 42-47) : l’enseignement et le témoignage apostolique (didachè et marturia), le service des frères et le partage des biens (diakonia et koinônia), le culte chrétien (leitourgia).

Enseigner

Dans son rapport inaugural le cardinal Ouellet invitait, en se référant à la figure de Marie, à « un changement de paradigme » dans l’accueil de la Parole de Dieu, qui nous fasse passer d’une approche souvent notionnelle et abstraite à une intelligence de type interpersonnel et dialogal. À travers les interventions des Pères, bien des pistes se sont ouvertes en ce sens, souvent en relation avec une anthropologie centrée sur le caractère foncièrement relationnel de la personne humaine. Cela concerne au premier chef le kérygme, cœur et foyer de l’annonce évangélique. Il arrive, nous a-t-on dit avec humour33, que le raffinement des méthodes exégétiques et la complexité des questions qu’elles soulèvent viennent noyer l’événement pascal et en amortir l’impact dans la conscience de l’évangélisateur — et par suite dans celle du destinataire ! Cela concerne plus largement toute la catéchèse, dont la clé est, selon le cardinal Vingt-Trois, dans l’herméneutique chrétienne des Écritures, seule capable de lui donner « une structure théologique et anthropologique unifiée et unifiante ». S’il a été souvent et longuement question des homélies — ces 54 occasions annuelles d’annoncer la Parole de Dieu ! — le synode ne s’est pas attardé sur les méthodes catéchétiques. Par contre on a souligné combien la personne du prédicateur ou du catéchète, son implication de croyant et de serviteur de la Parole étaient décisives dans la transmission. « La juste utilisation de la Bible n’est pas fondamentalement une question de méthode, mais elle est la plus personnelle des questions : celle de mon rapport personnel avec la Parole de Dieu »34. On a dit aussi qu’il ne fallait pas craindre de laisser à la Parole de Dieu tout son tranchant et son radicalisme, sans la réduire aux évidences disponibles d’une culture ou d’une société, ou encore en censurant les passages bibliques jugés obscurs : « Dans la Bible il faut tout lire ! » a déclaré le cardinal Barbarin, tandis que d’autres alertaient face aux confiscations idéologiques de l’Écriture, qu’elles soient d’ordre politique, comme au Moyen Orient, ou commercial, comme dans certaines sectes. Quant au cardinal Danneels, méditant sur les paraboles du semeur et du grain de sénevé, il suggérait : « Peut-être le plus grand obstacle se situe-t-il dans le cœur de l’évangéliste lui-même : son manque de confiance et son ignorance quant aux lois de l’annonce de l’Evangile, qui sont différentes de celles du monde. »

Faut-il définir quelques tâches prioritaires ? J’ai personnellement été très sensible aux interventions d’évêques vivant dans des régions de grande précarité économique et politique, et soulignant, non seulement combien les pauvres sont les destinataires privilégiés de l’Evangile, mais aussi combien ils en sont eux-mêmes les porteurs. Il s’agit, comme le rappelait la supérieure générale des sœurs de Saint Vincent de Paul, de « lire la vie des pauvres à la lumière des Écritures, et de lire les Écritures du point de vue des pauvres »35. Lecture infiniment féconde : « Ces personnes qui ne savent ni lire ni écrire …comprennent le langage symbolique. De ce fait, beaucoup de livres de la Bible, notamment les Evangiles, ne sont pas étrangers aux pauvres gens de nos campagnes … Il leur est facile de commenter cette parole et on est souvent surpris par la profondeur de certains commentaires spontanés qui pourraient étonner bien des spécialistes. Parfois la richesse de ces commentaires, marqués par une profondeur spirituelle qui ne trompe pas, rappelle ceux des Pères de l’Église »36. À les entendre, il m’a semblé que bien des évêques latino-américains et asiatiques ont su recueillir les intuitions de la théologie de la libération sans pour autant en cautionner certaines dérives. Ainsi, le souci de « donner la priorité à une lecture de la Parole insérée dans son contexte, qui soit en mesure de transformer les personnes et les structures, (à) une interprétation qui promeuve la lecture à partir des plus pauvres et des exclus ; qui promeuve la naissance de communion et de communautés ; qui permette de dévoiler aux cultures la mystérieuse présence de Dieu dans leur histoire, pour que chaque sujet soit sujet vivant de son histoire et témoignage de l’expérience de Dieu »37. L’accent est le même en ce qui concerne les immigrés, dont beaucoup « apportent dans leurs bagages la Bonne Nouvelle »38 au bénéfice des sociétés souvent très sécularisées qui les accueillent.

Étant femme, j’ai été bien sûr attentive aux interventions concernant notre rôle dans l’accueil et la transmission de la Parole de Dieu, rôle souligné dans la Proposition 17. On peut y lire une invitation — discrète — à déployer toutes les résonances que la Parole de Dieu reçoit en nous. Car, pour retentir pleinement dans l’humanité, elle a besoin des femmes, comme en témoigne le Magnificat, cette histoire du salut relue dans un cœur de femme, don de Marie à la prière publique de l’Église. Peut-être aussi aurait-on pu rendre un hommage plus explicite aux « évangélisateurs anonymes » — si je peux risquer cette expression —, ces personnes dont la vie droite et l’engagement au service de leurs frères fait rayonner autour d’eux, le plus souvent à leur insu, la lumière de l’Evangile. Puisque la Parole de Dieu déborde le champ des Écritures, ne faut-il pas que notre Église lui prête l’oreille en ceux qui lui font porter du fruit par « un cœur droit et sincère » ? L’actuelle sensibilité de beaucoup de nos contemporains pour le service humanitaire n’est-elle pas un kairos, un moment favorable pour l’annonce de la philanthropie de Dieu39 ?

Servir

« Les Écritures ne peuvent être comprises qu’à travers une sorte d’herméneutique de la charité. » Cette formule d’un évêque irlandais40 résume ce qui a été un leitmotiv de nombreuses interventions : si je n’ai pas la charité, la Parole redevient livre, et le livre redevient lettre morte. Qu’il me suffise ici de citer une seule intervention, celle de l’archevêque de Yangon, au Myanmar, évoquant le récent passage du cyclone Nargis qui a fait 150 000 victimes et deux millions de sans abri : « Les églises sont devenues des camps de réfugiés. Dans ces camps, nous avons célébré une liturgie unique : celle d’annoncer la Parole par notre accompagnement et de partager le pain par notre assistance. Le monde est devenu notre autel et nous avons rompu le pain de la fraternité humaine avec les foules bouleversées. L’Evangile annoncé a été la nourriture donnée aux affamés qui a produit la vie et la lumière. »41 Mesurons-nous assez, dans nos pays privilégiés, l’urgence de cette « herméneutique de la charité » pour bouleverser les structures de péché qui, chez nous comme ailleurs, tiennent tant d’hommes captifs ? Il nous a été rappelé que la première homélie de Jésus, dans la synagogue de Nazareth, n’avait pas d’autre contenu.

Célébrer

Au cours du synode, un texte de l’Écriture est revenu très souvent dans les interventions des Pères : le récit des pèlerins d’Emmaüs en Luc 24. Car il nous met en présence de la plus parfaite pédagogie de la Parole, celle que les disciples recueillent du Ressuscité en personne, dans la discrète lumière pascale. Et surtout il articule exemplairement le temps de l’enseignement, celui du cœur brûlant, et le temps de la fraction du pain, celui de la pleine reconnaissance du Seigneur et, par là même, de la pleine restauration de leur identité de disciples. Nous avons entendu un évêque ukrainien rappeler que, dans la liturgie byzantine, la proclamation de l’Évangile est « un moment eschatologique de la révélation divine », ouvrant sur « la théophanie qui est Jésus »42, et un autre évêque exprimer le souhait que soit davantage mise en lumière la dimension mystagogique de la Parole de Dieu. Tous avaient conscience que « la présence du Seigneur dans sa Parole exige sa présence dans l’Eucharistie »43 car c’est ainsi qu’elle peut porter, en ceux qui l’accueillent, tous ses fruits de sainteté. D’où l’insistance, souvent magnifiquement déployée dans les prises de parole des évêques de rite oriental, sur la beauté et la dignité des célébrations.

D’où, surtout, l’évocation de ces fruits de sainteté qui mûrissent sous toutes les latitudes et que rendait si présents la canonisation, au milieu du synode, de quatre nouveaux saints appartenant à trois continents différents. Il a été rappelé que, dans la tradition rabbinique et biblique, « observer ou mettre en pratique la Parole est élevé au rang de catégorie herméneutique »44. Ce sont en effet les saints qui, en réalisant la Parole par toute leur vie, la font « chair et sang »45, accèdent à la plénitude de sa signification et la rendent intelligible pour les autres. « Si le monde actuel est fatigué d’écouter et d’entendre, il n’est pas fatigué de s’étonner et de s’émerveiller devant le témoin vrai, le témoin authentique qui vit la Parole de Dieu … Il a faim et soif des pasteurs qui vivent de ce qu’ils prêchent »46. Sans doute est-ce seulement sous cet horizon largement ouvert de la sainteté chrétienne que pouvaient être accueillis et compris les mots de l’archevêque de Téhéran : « Prions l’Esprit Saint afin qu’il donne à l’Église du troisième millénaire et en cette année de saint Paul, la grâce et la joie de faire une réelle expérience de la persécution à cause de sa fidélité à la Parole de Dieu »47.

Au seuil du synode, lors de la prière de Tierce qui ouvrait la première assemblée, le pape Benoît XVI a médité devant nous quelques versets du Psaume 118, ce long éloge de la Parole de Dieu qui nourrit la prière quotidienne des moines. Il en a retenu le thème de la solidité de la Parole, qui fait d’elle « la vraie réalité sur laquelle fonder notre vie », et qui définit le réalisme chrétien : il assume le cosmos tout entier, de l’alpha de la création, œuvre de la Parole divine, à l’oméga de l’histoire, tout entière récapitulée dans le Verbe en qui et pour qui tout a été créé. Mais loin que cette ample perspective dilue le sérieux de nos vies propres dans l’universalité du cosmos et de l’histoire, la méditation de Benoît XVI s’achevait dans l’intimité d’un cœur à cœur avec le Christ : « La Parole de Dieu est comme une échelle sur laquelle nous pouvons monter et, avec le Christ, également descendre dans la profondeur de son amour. C’est une échelle pour arriver à la Parole dans les paroles … Avant que nous puissions dire : “Je suis tien”, il nous a déjà dit : “Je suis tien” … Prions le Seigneur de pouvoir apprendre par toute notre existence à dire cette parole. Ainsi serons-nous au cœur de la Parole. Ainsi serons-nous sauvés. »

Par la grâce de cet apprentissage, puisse la Parole, en poursuivant sa route dans notre histoire, prendre vie dans nos vies, et voix dans nos voix.

Notes de bas de page

  • 1 Constitution dogmatique Lumen Gentium, 22-23. C’est moi qui souligne.

  • 2 Mgr Norvila, Lituanie.

  • 3 Constitution dogmatique DeiVerbum, 13.

  • 4 Id., 21.

  • 5 Mgr Justs, Lettonie.

  • 6 Cf. Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz, Allemagne.

  • 7 Natalja Fedorova Borovskaja, Russie.

  • 8 Sœur Euphrasie Beya, République démocratique du Congo.

  • 9 Mgr Gómez Rodriguez, Colombie.

  • 10 Communauté San Egidio, Rome.

  • 11 Cf. Proposition no30.

  • 12 Dei Verbum,12.

  • 13 Mgr Armash, Église arménienne.

  • 14 Mgr Diaz Diaz, Mexique.

  • 15 Mgr Papamanolis, Grèce.

  • 16 Lumen Gentium,10-12.

  • 17 M. Amel Diockel Sarr, Sénégal.

  • 18 Mgr Bonnet, Gabon.

  • 19 Mgr Plante, Honduras.

  • 20 Cardinal Vlk, Tchécoslovaquie.

  • 21 Sœur Viviana Ballarin O.P., Présidente de l’Union des Supérieures majeures d’Italie.

  • 22 Mgr Peta, Kazakhstan.

  • 23 Constitution pastorale Gaudium et Spes,°1.

  • 24 Id. no3.

  • 25 Mgr Menamparampil, Inde.

  • 26 Mgr Chakkalakal, Inde.

  • 27 Mgr Amendariz Jimenez, Mexique.

  • 28 P. Steckling, O.M.I.

  • 29 Cardinal Tauran, Conseil Pontifical pour le Dialogue interreligieux.

  • 30 Mgr Zen Ze-Kiun, Hong Kong.

  • 31 Mgr Soreng, Inde.

  • 32 Cardinal Emmanuel III Delly, Irak.

  • 33 Cardinal Humes, Congrégation pour le Clergé.

  • 34 Mgr Udvardy, Hongrie.

  • 35 Sœur Evelyne Franc, France.

  • 36 Mgr Ramaroson, Madagascar.

  • 37 Mgr Guzmán, Bolivie.

  • 38 Cardinal Scherer, Brésil.

  • 39 Cardinal Cordes, Conseil Pontifical « Cor Unum »

  • 40 Mgr Martin.

  • 41 Mgr Bo.

  • 42 Mgr Ukulak, Canada.

  • 43 Mgr Hanke, Allemagne.

  • 44 P. Rodriguez Carballo, ministre général de l’Ordre franciscain des Frères Mineurs.

  • 45 Mgr Amato, Congrégation pour la Cause des Saints.

  • 46 Mgr Mangkhanekhoun, Laos.

  • 47 Mgr Garmou, Iran.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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