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Los caminos de una teología sistemática

C. Theobald, Selon l’Esprit de sainteté. Genèse d’une théologie systématique, coll. Cogitatio fidei 296, Paris, Cerf, 2015, 14×21, 544 p., 29 €. ISBN 978-2-204-10586-6

Michel Fédou s.j.
Palabras clave. - Christoph Theobald (1946), Karl Rahner (1904-1984), Hans Urs von Balthasar (1905-1988), hermenéutica, apologética, realización, cumplimiento, misión

Après avoir publié il y a quelques années son ouvrage Le christianisme comme style, Christoph Theobald vient de rassembler en 2015, sous le titre Selon l’Esprit de sainteté, dix-huit études qui représentent pour lui un nouveau jalon dans la « genèse d’une théologie systématique ». L’introduction pose un diagnostic sur l’actuelle situation de cette « théologie systématique » ; elle reconnaît la complexité d’une telle discipline, mais indique surtout par quel chemin et à quelles conditions il est possible d’y faire droit aujourd’hui. La première partie montre comment les grands « classiques » du xxe siècle, en particulier l’œuvre de Rahner, représentent un « terrain fertile » d’où peuvent encore germer de nouvelles semences. La deuxième partie explore des « chemins nouveaux » dans les champs de la théologie fondamentale et de la théologie dogmatique. La troisième partie, enfin, propose les « éléments » qui doivent entrer dans la « composition » d’une théologie systématique : la sainteté du Christ et sa communication universelle ; le symbole du Règne de Dieu ; l’Église et son identité missionnaire.

L’intérêt du livre tient d’abord à la manière dont l’auteur relit, dans la première partie, ces deux géants de la théologie du xxe siècle qu’ont été Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar. Il s’agit d’une herméneutique personnelle, qui certes nous éclaire sur la pensée de ces deux grands « classiques » de la théologie au xxe siècle, mais à travers laquelle se dévoile aussi, par ce chemin même, la pensée originale de leur interprète. On mesure à travers ces pages la dette profonde de C. Theobald vis-à-vis de la théologie rahnérienne, mais on perçoit en même temps comment la fréquentation assidue de cette théologie, loin de conduire à quelque répétition stérile, conduit à « repenser aujourd’hui le “geste” de Rahner » (p. 101), par exemple en ne se contentant pas de poser une continuité entre la foi des disciples et la foi « anonyme » que l’on pourrait rencontrer en tout être humain, mais en montrant comment le Christ se révèle unique dans sa manière même d’être en relation avec tout être humain – et donc d’abord avec ceux-là mêmes qui témoignent de la foi la plus « élémentaire ». On mesure aussi la dette de C. Theobald vis-à-vis de Balthasar, à qui il est reconnaissant d’avoir donné une telle importance à la notion de « style » et d’avoir tant souligné la centralité unique du Christ, mais on comprend également pourquoi il est ici conduit à prendre distance par rapport au théologien de Lucerne : le « christianisme de la première heure » que Balthasar invoquait avec ferveur ne doit pas induire, selon l’auteur, une extériorité surplombante de l’Église par rapport à la culture (avec le type d’apologétique qui en résulterait), mais doit se situer plutôt dans la relation entre Jésus de Nazareth et les siens qui, elle-même, a vocation d’advenir au sein même de nos sociétés pluralistes. Ces deux herméneutiques de l’œuvre rahnérienne et de l’œuvre balthasarienne (auxquelles il faudrait ajouter la réévaluation de l’œuvre de Loisy) sont exemplaires de ce qui devrait être une juste relation aux « classiques » du xxe siècle : une attitude d’accueil et de reconnaissance, mais nullement servile, et tout entière ordonnée à un véritable « suntheologein », c’est-à-dire à la capacité de cheminer en compagnie de ces théologiens du passé pour penser soi-même de manière nouvelle, dans une situation historique qui est désormais différente de la leur.

L’intérêt de l’ouvrage tient aussi, précisément, à la manière dont nombre de questions traditionnelles se trouvent reconsidérées de façon neuve – qu’il s’agisse de la théologie de la foi, de la christologie, de la sotériologie ou de la théologie trinitaire. L’auteur est certes lucide sur ce qui semble faire obstacle au projet d’une « théologie systématique ». Mais il considère que celui-ci est néanmoins possible et nécessaire, moyennant une transformation du concept de « système » (d’une manière qui fasse droit à l’exigence de communication fraternelle au sein d’un monde pluraliste, à l’exigence d’une concordance entre la forme même de la théologie systématique et son fond – d’où l’importance de la catégorie de « style » –, et à la compréhension de la tradition christologique et trinitaire comme d’une « grammaire générative » qui puisse être explicitée et qui puisse contribuer à dire l’unité de la foi catholique sans pouvoir faire nombre avec les langues particulières dans lesquelles elle s’exprime). Il faut saluer le courage de cette position, qui, malgré ou par-delà la fragmentation des disciplines théologiques, reconnaît la possibilité et la nécessité d’une théologie systématique – du moins dans les conditions qui viennent d’être rappelées.

L’intérêt de l’ouvrage tient enfin à cette alliance, si rare en théologie, entre la vigueur spéculative du propos et l’attention aux Écritures, et plus précisément à la forme, unique entre toutes, des récits évangéliques. Une telle alliance est liée à ce qui constitue l’axe central de la « vision » développée par l’auteur : cet axe n’est autre que « l’unicité du Christ Jésus, son rôle et celui de son Église au sein même de l’ouverture messianique de la création » ; C. Theobald se veut attentif à « l’identité missionnaire de la personne de Jésus et de son entourage bigarré (Ep 3,10) » – identité qui est « approchée en fonction de la sainteté hospitalière, esquissée dès les débuts de l’humanité dans la création (Gn 18-19) comme sa visée utopique devant l’arrière-plan de frontières apparemment infranchissables et de violences innombrables » (p. 36). Cet ancrage dans la « sainteté hospitalière », et plus que tout dans la sainteté hospitalière de Jésus lui-même qui se manifeste de manière unique comme le Saint dans sa manière d’être en relation avec autrui, est ce qui fonde et féconde le travail du théologien, le conduisant à reprendre de manière nouvelle les questions les plus fondamentales de sa discipline. Le dernier chapitre permet de relire l’ensemble du parcours, moyennant une vigoureuse interprétation de l’« analogia fidei » comme « analogia regni » – le règne de Dieu étant « l’horizon ultime de la présence de Jésus parmi ses contemporains et de celle de l’Église et des “prophètes” chrétiens au sein des sociétés d’hier et d’aujourd’hui » (p. 443-444).

Accomplissement et mission

Sur le fond de cette appréciation générale, il vaut la peine de s’arrêter à titre d’exemple sur deux questions qui bénéficient ici d’un éclairage spécifique.

La première est celle de l’accomplissement, particulièrement cruciale dans le contexte des débats entre christianisme et judaïsme. D’un côté, la tradition chrétienne est habitée par la conviction que Jésus-Christ a « accompli » les Écritures ; d’un autre côté, cependant, on a aussi attiré l’attention sur le risque d’une certaine conception de l’accomplissement qui signifierait une prétention indue de la part du christianisme, au risque de reproduire subtilement une nouvelle forme d’exclusion vis-à-vis du judaïsme. Comment interpréter, dès lors, la relation entre l’alliance de Dieu avec Israël et la nouvelle alliance en Jésus-Christ ? Deux schèmes de pensée ont vu le jour. Certains mettent en avant l’idée d’une unique alliance, expliquant que les chrétiens sont inclus dans cette unique alliance avec Israël – quitte à préciser que l’Église constitue un élargissement d’Israël. D’autres considèrent plutôt qu’il faut reconnaître deux alliances distinctes ou parallèles, le peuple héritier de la première alliance devant être uni à l’Église de Jésus-Christ. Or C. Theobald montre qu’aucun de ces schèmes de pensée n’est vraiment satisfaisant. Pour sortir de l’aporie, la seule issue est que les chrétiens consentent à « adopter le point de vue de l’autre, sans quitter le leur » ; il s’agit de retrouver la situation communicationnelle ou relationnelle dont témoignent les évangiles, situation dans laquelle se joue un conflit d’interprétation au sujet du Messie ; ce conflit doit être compris comme faisant lui-même partie de l’accomplissement et comme étant donc, par là même, révélateur du dessein de Dieu (p. 275-276). Par conséquent, la question ne porte plus d’abord sur la position du christianisme par rapport au judaïsme et vice versa, mais sur ce qui s’est joué en amont même de cette différenciation, là où des hommes et des femmes ont été conduits au sein même du peuple juif à se prononcer sur l’identité de Jésus – une situation qui se retrouve analogiquement en d’autres lieux et en d’autres temps. Une telle perspective permet du même coup de ne pas occulter le mystère de la violence, là où la sainteté « hospitalière » de Jésus est refusée, mais de comprendre aussi comment Jésus triomphe de cette violence par sa manière même de se rapporter à sa propre mort en faisant de celle-ci l’expression ultime de son propre don – ce qui, ici encore, fait partie intégrante de l’accomplissement même.

La seconde question sur laquelle on voudrait revenir a trait à la mission de l’Église. C. Theobald relève ici un certain affaiblissement de la conscience missionnaire ; un tel affaiblissement, certes, risque lui-même d’être étayé par des acquis en soi légitimes et importants de la théologie postconciliaire (le souci, par exemple, de ne pas céder à quelque forme de « prosélytisme »), mais il n’est pas ajusté à la situation culturelle d’une Europe qui ne peut plus être simplement comprise comme une Europe sortant de chrétienté mais qui est elle-même terre de mission au même titre que l’ont été d’autres continents dans le passé ; surtout, cet affaiblissement ne reflète plus la conscience missionnaire que partageaient les premiers chrétiens : « malheur à moi, disait Paul, si je n’annonce pas l’Évangile » (1Co 9,16). Or comment penser la mission à laquelle l’Église demeure appelée aujourd’hui même ? L’auteur, ici, n’hésite pas à inverser la problématique classique : là où celle-ci affirme avant tout la nécessité de l’Église pour l’accès des êtres humains au salut et ajoute simplement, mais à titre second, que Dieu peut néanmoins amener à la foi d’autres hommes qui, « sans faute de leur part », ne connaissent pas l’Évangile, il faut plutôt considérer en premier lieu que tous les êtres humains sont l’objet de la bonté surabondante de Dieu et se trouvent pris dans la « sphère de la grâce christique » (p. 430), étant entendu que, d’autre part, les baptisés qui croient en Jésus-Christ et forment l’Église « ont accès à l’intimité même de Dieu » (p. 430). À cette inversion de perspective correspond la distinction que pose C. Theobald entre ce qu’il appelle la « foi élémentaire » et la « foi christique et baptismale ». De même que Jésus de Nazareth reconnaissait une forme authentique de foi en des personnes qui, par ailleurs, n’allaient pas se retrouver dans le groupe de ses disciples, le chrétien peut reconnaître une telle foi chez des hommes ou femmes qui ne sont pas membres de l’Église mais qui, en des moments décisifs de leur existence, s’avèrent habités par une confiance existentielle dans la vie (au point que puisse s’appliquer à eux la parole de Jésus : « ta foi t’a sauvé »), et il n’y a pas de passage nécessaire de cette foi élémentaire à la foi proprement « christique » et « baptismale », un tel passage ne pouvant être que « gratuit » ; mais, pour autant, celui ou celle qui opère ce passage, loin de voir là un alibi pour ne pas annoncer l’Évangile, trouve dans sa propre expérience de Dieu « le désir de partager ce qu’il ne cesse d’y puiser, de le partager avec quiconque se présente sur son chemin et, surtout, de le reconnaître avec étonnement chez lui » (p. 435-436). Nous avons là un bel effort pour repenser inséparablement la théologie de la foi et la théologie de la mission ; ajoutons que cette tentative est en parfaite consonance avec l’appel que le pape François a adressé dans son exhortation apostolique La joie de l’évangile (et il est d’ailleurs significatif que la conclusion de l’ouvrage porte précisément sur cette exhortation).

« Foi élémentaire », « grammaire générative »

Bien d’autres thèmes mériteraient assurément d’être repris et développés. Mais on se contentera de formuler, pour finir, deux questions qui peuvent légitimement se poser au lecteur.

La première concerne le statut de la « foi élémentaire », dans son rapport à la foi « baptismale » ou « christique ». Le concile de Trente avait jadis décrit l’itinéraire de l’être humain avant l’instant de la « justification », et il déclarait ceci : les hommes « sont disposés à la justice » quand ils « vont librement vers Dieu », et c’est le cas lorsqu’ils « croient », « s’élèvent à l’espérance » et « commencent à aimer » Dieu1. On pourrait être tenté de mettre la « foi élémentaire » en relation avec cette foi qui, selon le concile de Trente, caractérise l’être humain alors même qu’il n’est pas encore justifié. Mais ce serait sans doute erroné, car, précisément, C. Theobald souligne que l’on est déjà sauvé par cette foi élémentaire (selon la parole de Jésus « ta foi t’a sauvé ») et que, d’ailleurs, celui ou celle qui a été ainsi atteint par le salut ne se retrouvera pas nécessairement parmi les disciples du Christ. La différence peut se comprendre ainsi : le concile de Trente se situait dans la perspective d’un accès à la foi au sein de la chrétienté, tandis que C. Theobald prend acte d’une situation nouvelle qui n’est plus de chrétienté, et nous reconduit plutôt vers la situation évangélique de la rencontre entre Jésus et des hommes ou femmes qui sont habités par une foi existentielle dans la vie. Mais la question rebondit : ne doit-on pas néanmoins reconnaître un lien entre cette foi existentielle et la foi christique ou baptismale, et comment caractériser alors ce lien (sans pour autant retomber dans la problématique du « christianisme anonyme ») ?

Une seconde question pourrait porter sur la référence à la tradition dans la perspective qui est ici développée, celle d’une « grammaire générative ». Il faut tout d’abord savoir gré à l’auteur pour les précisions qu’il tient à apporter. Si, dans son ouvrage antérieur Le christianisme comme style, il a voulu mettre l’accent sur la « forme » de la théologie et sur une certaine manière de la pratiquer, s’il a explicité cette « manière » à partir du centre de la foi chrétienne envisagée dans une perspective « stylistique » et non pas « en termes doctrinaux », il précise dans son nouvel ouvrage qu’il n’a pas pour autant exclu ces « termes doctrinaux » (p. 10). Il déclare même qu’il refuse la qualification de « dogmatique négative » qui a pu être employée pour caractériser son approche, car, écrit-il, « ce que l’Église croit être le mystère du monde, à savoir la “sainteté”, relève de la positivité de la Révélation christique » (p. 173). Il souligne en tout cas que, s’il adopte l’expression « théologie systématique », « c’est en y intégrant ce qui relève de la normativité catholique et œcuménique » et en comptant sur « l’enracinement ecclésial » de sa proposition (p. 13). Ajoutons que, sur ce fond, l’idée d’une « grammaire générative » (empruntée au linguiste Noam Chomsky, et ici transposée dans le champ de la théologie) semble vraiment apte à rendre compte de ce que peut être l’engendrement d’une théologie dans une langue ou une culture particulière. La question pourrait néanmoins être celle-ci : suffit-il à la théologie européenne de mettre en œuvre cette « grammaire générative », ou, plus exactement, peut-elle opérer cela sans faire plus largement connaître les plus hautes expressions que la pensée chrétienne a jadis atteintes sur le pourtour du Bassin méditerranéen et sur les terres de l’Europe médiévale ou moderne ? Non point qu’une « déméditerranéisation » de la foi chrétienne ne soit pas nécessaire au profit d’une véritable inculturation de cette foi dans d’autres continents (cf. p. 23), voire dans l’Europe elle-même du fait de ses propres mutations ; mais justement, dans la situation culturelle et religieuse de cette Europe qui risque à certains égards d’oublier ses racines et son histoire, la théologie chrétienne n’est-elle pas plus que jamais appelée, non seulement à extraire de la tradition les éléments fondamentaux d’une « grammaire » qui puisse être honorée par les théologies aujourd’hui dans d’autres contextes, mais aussi à faire davantage connaître et goûter les grandes œuvres du patrimoine littéraire, artistique et spirituel qui ont surgi autour de la Méditerranée et dans l’Europe médiévale ou moderne, et qui, comme telles, ont la chance d’être inspiratrices pour nos contemporains en dehors même du monde européen ? C. Theobald en conviendrait certainement, et la question que nous venons de formuler est plutôt l’occasion d’attirer l’attention sur son propre souci de convoquer, au service même de la théologie, les magnifiques ressources dont le christianisme est porteur dans sa tradition bimillénaire – comme il l’a montré à travers les publications qu’il a consacrées, avec P. Charru, à l’œuvre de J.-S. Bach2.

On saura gré à l’auteur, en tout cas, de partager ainsi la « genèse » de sa « théologie systématique » – promesse d’une composition future que nous attendons et espérons. Plus encore, notre gratitude tient à ce que l’ouvrage invite le lecteur à ne pas considérer les questions ici traitées comme purement académiques mais à s’interroger lui-même sur sa propre relation à Jésus. Car s’il est vrai que nous disposons des écritures néo-testamentaires alors même que Jésus n’a rien écrit (p. 163), et que ces écritures ont donc pour visée de rendre possible une expérience analogue à celle qui fut faite par les disciples de Jésus en son temps, ne faut-il pas comprendre que l’ouvrage de C. Theobald appelle le lecteur à se laisser atteindre – au-delà de l’écrit – par la présence de Celui qui vient frapper à sa porte et désire entrer en relation avec lui ? La « théologie systématique » de C. Theobald ouvre à une telle expérience ; si elle procure joie et gratitude, n’est-ce pas, en définitive, parce qu’elle donne rendez-vous avec l’Évangile ?

Notes de bas de page

  • 1 Décret sur la justification, chap. vi.

  • 2 Voir par exemple P. Charru et C. Theobald, Johann Sebastian Bach interprète des Évangiles de la Passion. Approche stylistique des Passions selon saint Jean et selon saint Matthieu, Paris, Vrin, 2016.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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