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Marc 16, 1-8 - Les femmes et le jeune homme dans le tombeau

Philippe Wargnies s.j.
Les versets 16,1-8 de l'évangile selon saint Marc en constituent une première conclusion, dont la finale est surprenante. Après avoir donné une transposition littérale de la péricope, l'article la resitue d'abord dans le fil du deuxième évangile et plus spécialement par rapport à ses chapitres 14 et 15 (points 1 et 2). Il retraverse ensuite le récit pour nous rendre attentifs à ce qui s'y donne à voir et à entendre (3 et 4). Il s'attarde enfin davantage sur les deux derniers versets, en raison des questions qu'ils soulèvent et de la richesse d'interprétation à laquelle ils se prêtent (5 et 6). Il se termine sur une brève réflexion plus explicitement ecclésiologique (7).

Les versets 16,1-8 de l’évangile selon saint Marc en constituent une première conclusion1. Finale courte et sobre : un récit dépouillé, pour dire l’objet central de notre foi. Pour nous inviter à croire en la résurrection de Jésus de Nazareth et à vivre de cet événement décisif : « Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi », a déjà écrit Paul, au moins huit ans sans doute avant la parution des premiers évangiles, en 1 Co 15, son grand chapitre sur la résurrection. L’Apôtre commençait par s’y reconnaître au nombre des bénéficiaires d’apparitions du Ressuscité. Le récit des trois femmes au tombeau remonte à ce qu’elles d’abord, avant d’autres dont Paul, vécurent ce matin-là : une bouleversante approche de la réalité pascale dont elles ne purent d’emblée témoigner, comme l’atteste l’abrupt du dernier verset : « et elles ne dirent rien à personne, car elles craignaient ». Face à ce mutisme, le lecteur est presque aussi perturbé que les femmes ...

Nous retraverserons cette péricope après l’avoir resituée dans le fil du deuxième évangile ; nous nous attarderons ensuite davantage sur les deux derniers versets, en raison des questions qu’ils soulèvent et de la richesse d’interprétation à laquelle ils se prêtent.

Voici une transposition littérale du passage2. Relisons-le bien.

16,

1.

Et comme le sabbat était arrivé à terme,

Marie Madeleine, et Marie, la (mère) de Jacques, et Salomé

achetèrent des aromates

afin que, étant venues, elles l’oignent.

2.

Et tout à fait au matin,

le premier [= l’un] (jour) de la semaine [= des sabbats],

elles viennent au monument, comme le soleil se levait.

3.

Et elles se disaient à elles-mêmes :

Qui nous déroulera la pierre

hors de la porte du monument ?

4.

Et ayant levé le regard,

elles considèrent que la pierre a été déroulée ;

pourtant [= car] elle était fort grande.

5.

Et étant entrées dans le monument,

elles virent un jeune homme, assis à la droite,

enveloppé d’une robe blanche,

et elles furent saisies de stupeur.

6.

Celui-ci leur dit :

Ne soyez pas saisies de stupeur.

Vous cherchez Jésus, le Nazarénien, le crucifié ?

Il s’est réveillé, il n’est pas ici.

Voici [= vois] le lieu là où on l’avait posé.

7.

Mais partez, dites à ses disciples et à Pierre :

Il vous précède en Galilée ;

là vous le verrez, selon (ce) qu’il vous a dit.

8.

Et étant sorties, elles s’enfuirent du monument,

car les tenaient [= avaient] tressaillement et effroi ;

et elles ne dirent rien à personne,

car elles craignaient.

1 Une résurrection annoncée

À trois reprises, Jésus avait annoncé à ses disciples que le Fils de l’Homme, au terme de souffrances infamantes et d’une mort violente, se lèverait après trois jours (8,31 ; 9,31 ; 10,33). Il avait entre-temps parlé de se lever des morts, à l’issue de la Transfiguration (9,9). Précédemment, endormi dans une barque menacée, il s’y était réveillé, dit Marc, pour conjurer la perdition, laissant ses disciples tout craintifs, d’une grande crainte (4,37 sv.). Il avait peu après réveillé et fait se lever une fillette morte, mais que lui disait endormie, et provoqué alors, de nouveau, extase et grand effroi (5,39 sv.). À l’issue de la Transfiguration, où non point trois femmes (16,5) mais trois disciples avaient été saisis de crainte (9,6) et au retour de laquelle, en le voyant, la foule avait été prise de stupeur (9,15), il avait réveillé et fait se lever un petit enfant exorcisé mais laissé tout comme mort (9,26), un fils (9,17) cher à son père … (9,21.24).

Plus récemment, le Christ avait courageusement mis en scène, dans une parabole annonciatrice, un unique fils bien-aimé — désignation déjà rencontrée dans la théophanie du Baptême et la Transfiguration —, tué par d’indignes vignerons (12,1-8). Mais Jésus avait, dans la foulée, convoqué la parole psalmique sur la pierre exclue devenue tête d’angle, œuvre du Seigneur étonnante à nos yeux (12,11). Il avait encore entretenu les sadducéens de morts qui se lèvent et se réveillent par la puissance de Celui qui n’est pas un Dieu de morts mais de vivants (12,25-27). Jean-Baptiste, lui, en proto-martyr, l’avait précédé dans la mort et la mise au tombeau (mnèmeion, [6,29]). Lui aussi participera de sa force de vie. Une vie transfigurée, comme en vivra cet Élie qu’il fut en précurseur (9,13). Des gens, dont Hérode, avaient d’ailleurs pris Jésus pour Jean-Baptiste réveillé des morts (6,14-16). Fût-ce à rebours de l’annonce « Il vient le plus fort que moi, derrière moi », l’opinion ainsi formulée n’en éveillait pas moins l’attention du lecteur. Entrés avec les femmes dans le tombeau du Christ, cet autre mnèmeion ou « mémorial » (15,46), gardons-nous de l’oublier.

Serions-nous en effet dispensés de nous réentendre dire nous aussi : « Et vous ne vous souvenez pas … ? » (9,19), comme les disciples jadis, mais dans un autre contexte ? Sans doute, arrivant au chapitre 16, le lecteur déjà chrétien de Marc n’est-il pas stupéfait de la même stupeur que les femmes. Toujours est-il que l’évangéliste l’invite à prendre la mesure de leur surprise à elles, surprise matinale et maximale, et à se laisser, quant à lui lecteur, surprendre et interpeller par ce choix narratif de nous relater crûment la réaction — ou la paralysie — de ces femmes, à savoir ce que dit le verset 8 pour clore le récit … ou pour mieux l’ouvrir à son épilogue. Un épilogue non dit jusqu’au bout, et encore méconnu aujourd’hui de tant d’hommes et de femmes auxquels est pourtant promise la proclamation dans le monde entier de cette Bonne Nouvelle du Ressuscité (14,9 ; cfr 13,10). Un épilogue à accueillir dans la Galilée de nos vies pour le proclamer, là où le Ressuscité nous précède après nous avoir précédés dans nos morts à venir.

2 Un récit qui rebondit

Ce premier volet du chapitre 16 marque bien sûr un revirement radical par rapport au drame de la Passion. Mais non pour ignorer désormais ces jours douloureux, comme une page pénible à tourner au plus vite. De ce drame aussi, « ne vous souvenez-vous pas ? », nous est-il signifié. Car nos versets sont bien reliés narrativement à ce qui précède. On l’observe dans l’articulation du temps et des lieux et dans l’apparition des personnages, en rapport avec les événements et les paroles rapportées. Rappelons les plus manifestes de ces liens, à partir de ces divers points de vue.

À partir du temps

Deux jours plus tôt, au matin, Jésus comparaissait devant Pilate. Le soir du même jour, Joseph d’Arimathée demandait et ensevelissait son corps avant le début du sabbat. Ce sabbat écoulé, donc le soir suivant, soit après un peu plus de vingt-quatre heures dont rien ne nous est dit — alors même que ce jour de sabbat proche de la Pâque devait être « grand » (cfr Jn 19,31) —, au terme de ce sabbat, donc, les femmes achètent des aromates : complément féminin à l’achat3, par Joseph, du drap pour l’ensevelissement. Ce corps, elles ont décidé de venir l’honorer une douzaine d’heures plus tard, tôt le matin, en ce jour ici qualifié comme le premier de la semaine, littéralement « l’un des sabbats ». Premier jour aux éclats de Genèse, comme quand la lumière fut. Dans cette aube nouvelle, les femmes viennent pour oindre ce corps, pourtant déjà parfumé d’un nard précieux quatre ou cinq jours plus tôt, à Béthanie, par une femme anonyme et décriée, mais dont on se souviendra à jamais, en lien avec la Bonne Nouvelle. Jésus l’avait dit alors pour interpréter la justesse et le pressentiment de son geste comme une avance prise sur son ensevelissement. En évoquant ce dernier, il annonçait implicitement sa mort.

À partir de l’espace

À la fin du chapitre 15, nous étions avec Marie-Madeleine et Marie mère de Joset à l’extérieur du « monument », la pierre ayant été roulée, mais notre regard intérieur continuait avec elles à considérer l’endroit où le corps venait d’être posé (cfr 15,47). Avec ces mêmes Marie et Salomé cette fois, nous allons revenir vers le monument, nous en approcher, lever le regard pour considérer la pierre roulée, entrer dans le monument, nous trouver invités à le constater vide du cadavre à l’endroit où il avait été posé, et à en ressortir pour nous en éloigner aiguillés cette fois vers le lieu de présence nouvelle d’un crucifié désormais « réveillé ».

À partir des personnages présents ou mentionnés

Ce sont les femmes d’une part ; le jeune homme parlant de Jésus d’autre part ; les disciples et Pierre enfin.

En 15,40, trois femmes étaient nommées parmi d’autres qui considéraient4 de loin Jésus mort, et nous apprenions alors après coup leur ‘suivance’, de longue date, au service de Jésus. Le verset 47 nous montrait deux d’entre elles considérant — de nouveau ce verbe — le tombeau scellé. Le chapitre 16 s’ouvre avec les mêmes trois femmes qui vont bientôt considérer la pierre, mais « déroulée » cette fois.

Le jeune homme du v. 5, dont la robe blanche offre un écho à la Transfiguration, nous renvoie en contraste à celui de 14,51 abandonnant juste avant son pseudo-procès Jésus, l’absent tellement présent. Sa mention comme « le Nazarénien, le crucifié » convoque dans notre esprit, en deux qualifications, l’origine et le terme de son ministère. Ce faisant, voilà que se récapitule dans notre mémoire l’ensemble de son parcours entre sa venue au départ de Nazareth (1,9) et sa mort sur un gibet en Judée. On rappelle aussi le lieu où on l’avait posé il y a peu. Le corps, à tout le moins, n’est plus ici. Les femmes sont invitées à croire qu’il n’est plus non plus sans vie. En effet, la déclaration « Il fut réveillé » affirme comme accompli ce que Jésus avait annoncé à quatre reprises en parlant du Fils de l’Homme (8,31 ; 9,9 ; 9,31 ; 10,33), puis une fois encore en « je » (14,28), et l’assertion « Il vous précède en Galilée » énonce comme réalisé ce qu’il avait aussi promis en « je » trois jours plus tôt. La promesse « vous le verrez » renoue aussi avec ce que pouvait préfigurer la Transfiguration.

Les disciples et Pierre, enfin. Tristement absents du chapitre 15, ils sont ramenés à notre souvenir — dans l’indulgence du Christ fidèle par-delà nos défections — par le jeune messager (16,7) en même temps que nous revient cette promesse, désormais en voie de réalisation, de se voir précéder en Galilée.

Tous ces éléments de rappel nous disposent à franchir l’abîme de la crucifixion vers la Résurrection à la suite du Christ. Le fil de l’histoire n’est pas rompu qui pourtant le semblait dans le dernier cri du crucifié. D’autres échos nous reliant au passé du texte et du récit nous apparaîtront encore en reprenant certains détails de ces versets. Nous n’allons pourtant pas les commenter pas à pas : nous venons d’en toucher déjà plusieurs éléments. Nous retraverserons sobrement l’ensemble avant d’approfondir les versets 7 et 8.

3 Voir et entendre

Habiter le récit

C’est avec les femmes que nous venons au tombeau. Dans cette péricope, elles sont les plus constants sujets des verbes. Le jeune homme inattendu et assis à la droite n’est sujet que du verbe dire, au v. 6. Et Jésus, lui, s’il sera sujet de verbes d’apparitions à partir du v. 9, n’est ici sujet qu’indirectement, dans les propos du jeune homme — brefs mais déterminants, certes —, aux versets 6 et 7. Tout le reste nous associe aux femmes : leur démarche, leur découverte, leurs réactions.

Le récit nous appelle, avec les femmes, à voir et à entendre. Et pas seulement dans l’immédiateté du sens littéral, mais aussi dans la profondeur symbolique de la narration. Cette dernière est enracinée dans l’histoire mais, en l’occurrence, autour de l’événement historique qui transcende l’histoire, la focalise et la finalise. Conséquemment, le récit ne peut que déployer aussi une dimension parabolique, dans la façon qu’a Marc de mettre en œuvre les matériaux reçus de la tradition. Ce qui s’offre au regard des femmes et ce qui s’y dérobe, ce qui leur est dit d’inouï et de presque inaudible excède de toutes parts ce sur quoi peut reposer d’ordinaire un témoignage oculaire et auditif. Les femmes approchent le plus grand mystère. Le mystère central. Elles y entrent à petits pas. Nous-mêmes devons y entrer. Le narrateur nous met en position potentielle de spectateurs de ces femmes et de ce qui leur arrive, et nous pourrions rester à distance, dans le recul, en un regard surplombant, pour juger de leurs réactions, sans ressentir la transcendance de ce qui s’offre à leur accueil, sans nous laisser toucher par ce qui nous dépasse autant qu’elles.

Mais le style direct des paroles rapportées nous rend contemporains de la scène ; il nous amène à en devenir acteurs, à y prendre part, à entrer dans le tombeau avec Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques et Salomé, à ne pas rester sur le seuil, au dehors. Souvenons-nous ici de la parole : « À vous, le mystère du Royaume de Dieu est donné ; or, à ceux-là, qui sont au dehors, c’est en paraboles que tout arrive, afin que, en regardant, ils regardent et ne voient pas, et en entendant, ils entendent et ne comprennent pas » (4,12). À ce point décisif du témoignage évangélique, n’allons pas trop vite ignorer le reproche fait aux disciples : « Ayant des yeux, vous ne regardez pas et ayant des oreilles vous n’entendez pas ? » (8,18). Cette mise en garde vaut éminemment pour l’accueil de la Résurrection. Il faut entrer par amour dans ce tombeau qui nous ramène à la mort de Jésus, pour voir et entendre ce qui prépare à entrer dans sa vie.

Voir, d’abord

À l’intérieur du regard global qui nous fait appréhender la totalité de la scène, pointons les verbes de vision, au nombre de cinq : « ayant levé le regard », « elles considèrent », « elles virent un jeune homme », « Vois le lieu où on l’avait posé », « là vous le verrez ». Ces verbes sont déclinés sur le mode énonciatif d’abord : ayant levé le regard, elles considèrent. Elles virent. Puis sous un impératif présent d’invitation : voici, littéralement ‘vois’. Enfin, comme une affirmation au futur, promesse pour les disciples et Pierre qui relaieront les femmes comme sujet du voir : « vous le verrez ».

Une gradation est également perceptible dans ce qu’il y a à voir : d’abord la pierre déroulée et, pour le lecteur, l’information sur sa grandeur, peut-être déjà suggestive de la seule puissance qui puisse la dérouler. Pierre trouvée déroulée au « premier des sabbats », non tant pour que puisse sortir « le Fils de l’Homme Seigneur du Sabbat » (2,27), lequel est désormais libre d’aller et venir toutes portes ou pierres closes, mais plutôt pour qu’elles puissent entrer dans le tombeau. Pour y voir d’abord une présence : un jeune homme qui, s’il n’est pas le Ressuscité, diffère déjà bien du jeune homme de 14,51 qui s’enfuyait nu. Ce jeune homme-ci apparaît dignement et posément « assis à la droite » et blanchement vêtu : mode d’évocation qui présage d’une connivence avec le divin, le céleste, la gloire annoncée de Jésus et par Jésus. Puis on se rapproche de Jésus lui-même par la prise en compte du lieu où on l’avait posé, qui ravive en creux le souvenir du regard le plus récent posé sur lui, et ce, dans l’affirmation même de son absence : « il n’est pas ici ». Osons gloser : « il est, mais plus ici ». Cette négation dit le dépassement définitif de l’immobilité cadavérique apparemment irréversible où l’avait saisi ce dernier regard. Enfin, la promesse de le voir en personne — « vous le verrez » —, ressourcée à sa propre parole — « selon qu’il vous a dit ». En quatre versets, nous sommes passés de la question sur la lourde pierre à son déroulement constaté, qui délivre de l’enfermement inerte d’un espace clos ; puis à la dynamique inépuisable invitant à rejoindre le vivant qui précède les siens ailleurs, dans la Galilée des débuts, sous ses larges horizons, pour un nouveau départ.

Les femmes croyaient avoir à trouver quelqu’un pour dérouler la pierre, mais celle-ci l’est déjà. Elles pensaient entrer seules dans le monument pour y oindre le corps du défunt. Mais un autre, un vivant, s’y trouve déjà pour dire et montrer qu’il n’y a plus là de corps à oindre pour en prolonger la conservation : Il s’est réveillé. Ces éléments de vision montrent les femmes elles-mêmes débordées, précédées plus encore que sur le chemin de Jérusalem5. Devancées par un inattendu bouleversant qui rend vain leur projet sans dévaloriser leur intention. Une folle espérance s’ouvre là même où elles croyaient conclure, respectueusement mais définitivement, leur suite du Christ jusqu’à l’ultime à leurs yeux : son tombeau. Ce monument n’est plus son dernier lieu, le dernier mot. Car elles y entendent parler en son nom.

Écouter, aussi

Il n’y a donc pas seulement à voir. Pour voir vrai, il faut aussi entendre des paroles qui donnent d’interpréter ce qui est vu et ce qui n’est pas vu ; accueillir ces mots pour voir d’un regard de foi.

Qui parle, en ces versets ? Les femmes d’abord, se posant à elles-mêmes une question apparemment incongrue. Cette grosse pierre qu’elles ont vu rouler la veille, n’ont-elles pas eu le temps d’y penser tout un sabbat et de prévoir de l’aide pour la dérouler ? Leur question ne trahit-elle pas quelque pressentiment d’une réponse venue d’ailleurs, de plus grand que cette pierre taillée de main d’homme, d’un infiniment grand suggéré dans la sobriété d’un passif divin6 : la pierre « déroulée » ? Grammaticalement, c’est un parfait passif. Déroulée pour toujours. « Christ réveillé des morts ne meurt plus » (Rm 6,9). D’autres que les femmes — les lecteurs du récit — pourront, à pierre déroulée, visiter le sépulcre, y entrer à leur tour pour y faire à l’avenir mémoire de foi et d’espérance.

Après les femmes, et plus qu’en une question à soi-même, cette fois, le jeune homme parle ; il leur parle, il nous parle. Entendons ces paroles hors du commun, dites ou rappelées en un tombeau normalement voué à jamais, par définition de destin commun, à l’obscurité et au silence. Si déjà la vue du jeune homme a sidéré les visiteuses matinales, combien plus ses paroles. Celles-ci se veulent pourtant d’apaisement, d’abord, comme en tant d’épisodes bibliques, face à l’incommensurable d’une révélation, d’une intervention ou d’une mission divines. Paroles qui cherchent à les rendre à elles-mêmes, toutes déboussolées qu’elles sont, en leur signifiant qu’on mesure leur désarroi pour les en détromper, et en manifestant simplement, par une question — qui n’en est pas tout à fait une — qu’on connaît leur désir, et leur projet désormais périmé : vous cherchez Jésus le Nazarénien, le crucifié ? Cette question recèle un autre parfait passif, le participe « crucifié », passif tout humain, lui : crucifié par la lourde main des pécheurs. Dire « crucifié », et pas seulement « mort » ou « décédé », c’est rappeler l’odieux du faux procès et du genre de mort qui s’ensuivit. Mais des paroles de vie emplissent alors ce sépulcre à l’endroit laissé vide, pour que s’amorce dans le cœur des femmes l’intelligence croyante des indices de résurrection. Le jeune messager conclura en s’effaçant derrière la parole remémorée de Celui qu’il atteste : « selon qu’il vous a dit ».

4 Le crucifié réveillé

Le Nazarénien, réveillé, n’en restera pas moins désigné pour toujours comme « le crucifié » ; ce rappel nourrira la mémoire de ceux qui, pour le suivre, auront à prendre leur croix, parfois littéralement. Cela aussi, il l’avait dit. Prendre la croix du crucifié, mais pour le suivre jusqu’à son réveil, qui dit la promesse du nôtre comme salut : « Jeune fille, je te le dis, réveille-toi ! » (5,41). La mémoire du crucifié, en tant qu’il est mort et ressuscité pour notre salut, fondera désormais la véracité de ce qu’il avait dit : « qui perdra sa vie à cause de moi et de la Bonne Nouvelle la sauvera » (8,35) ; « …des persécutions, et dans le siècle qui vient, la vie éternelle » (10,30) ; « Celui qui aura tenu ferme jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé » (13,13). Voilà ce qu’exprime — avec force d’annonce pour nous aussi appelés à prendre notre croix — la juxtaposition en contraste extrême, dans le verset 6, du participe estaurômenon et, accolé à lui sans transition aucune, de l’aoriste passif ègerthè : « …le crucifié ? Il fut réveillé … ». Formule lapidaire, affirmative, nullement descriptive. Sa sobriété n’a d’égale que sa calme assurance à dire une vérité pourtant moins évidente que nulle autre.

« Il fut réveillé ». Ce passif-là7 ne peut être que divin, paternellement divin. « C’est là l’œuvre du Seigneur », disait le psaume cité par Jésus pour la pierre devenue tête d’angle (12,11) ; c’est le fait de cette « puissance de Dieu » qu’il affirmait contre la méconnaissance des contradicteurs sadducéens concernant la résurrection (12,26). « Il fut réveillé », à l’aoriste, temps de l’action ponctuelle. Dieu a agi souverainement pour son Fils en un point de l’espace et du temps pour le rendre à la vie, d’une présence dès lors offerte en tout temps, en tout lieu. Dieu a agi dans ce tombeau singulier, à l’heure que Lui seul sait. Peut-être encore dans la nuit noire, en ce moment où, selon le chapitre 1, verset 35, Jésus, au lendemain d’un sabbat, « se levant », sortait pour prier en un lieu désert. Pour se recueillir sans témoin avant que Pierre et ses compagnons lui disent « tous te cherchent ». Il n’est pas interdit de méditer comment, à l’aube de Pâque, Jésus prie sans témoin dans le lieu de l’amour trinitaire, tandis que des femmes « cherchent » elles aussi, Jésus le Nazarénien. Il entraînera les siens ailleurs : « Il n’est pas ici (…) Là vous le verrez » (16,6.7), comme en accomplissement pascal de ce qu’il répondait à Pierre et ses compagnons : « Allons ailleurs (…), car c’est pour ceci que je suis sorti » (1,38). Sortie dernière et définitive, celle du tombeau, pour nous faire aussi sortir des nôtres, comme jadis un certain Gérasénien (5,3.5).

5 La mission confiée aux femmes. Verset 7

Venons-en au verset 7. Par une approche un peu technique d’abord ; plus théologique ensuite, pour dégager l’enjeu interprétatif des données posées.

Une difficulté textuelle

« Il vous précède en Galilée ; là vous le verrez, selon ce qu’il vous a dit ». On peut se demander qui vise le vous. (A) les disciples et Pierre ? Ou (B) les disciples, Pierre et les femmes ? On trouve ici des options différentes.

(A)

tob : « Ne vous effrayez pas (…). Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : “Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit”. » Dans les propos “Il vous précède …”, le vous s’adresse nécessairement aux disciples et à Pierre, en discours direct.

(B)

bj : « Ne vous effrayez pas (…). Mais allez dire à ses disciples et à Pierre8 qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. ». Dans la proposition subordonnée « qu’il vous précède … », véhicule d’un discours indirect cette fois, le vous inclut nécessairement les femmes. Sinon, on aurait : « qu’il les précède … ».

On peut expliquer l’origine, dans le grec, de l’ambiguïté possible, et la lever par une étude sur les habitudes stylistiques de Marc9. La conclusion de l’enquête est la suivante. Au niveau du sens littéral, l’option (A) est préférable, du reste en accord avec nombre de traductions vénérables telles que la tob, Sœur J. d’Arc, Chouraqui, Lagrange, Radermakers, Focant, Delorme, Zerwick. Les paroles « Il vous précède, etc. » sont celles que les femmes sont chargées de dire aux disciples et à Pierre, et non pas avant tout, comme telles, des paroles où le « vous » engloberait ces femmes.

Outre l’argumentation philologique donnée dans la note 9, remarquons ceci. Le « selon qu’il vous a dit » se réfère, dans le texte de Mc, à ce que Jésus a dit spécifiquement aux douze en 14,28, entre l’annonce du scandale d’eux tous et celle du reniement de Pierre : « Mais après m’être réveillé, je vous précéderai en Galilée ». Concernant la promesse « là, vous le verrez » : nulle part les évangiles ne rapportent une apparition du Ressuscité aux femmes en Galilée. Aux disciples et à Pierre, par contre, oui : cfr la finale matthéenne et Jean 21.

L’enjeu interprétatif

Pourquoi insister sur ce point ? Parce que l’option (A) souligne comment les femmes, premières bénéficiaires de l’annonce « Il s’est réveillé », sont en même temps dépositaires d’une parole spécifiquement destinée aux disciples et à Pierre, personnages auxquels Marc nous a toujours rendus attentifs. Ceci fait ressortir le contraste entre d’une part l’enjeu de la mission reçue (« Mais partez, dites … ») à destination de ceux que Jésus s’était choisis comme compagnons les plus directs, et d’autre part l’incapacité au moins temporaire à s’acquitter de cette mission : « et elles ne dirent rien à personne ».

Expliquons-nous. Cette mission est d’autant plus importante que les douze ont été dispersés par l’épreuve de la Passion, selon l’annonce de Jésus citant l’Écriture : « Je frapperai le pasteur et les brebis seront éparpillées » et malgré leurs protestations de fidélité — Pierre en tête — suite à cette annonce (14,27-31). Or, c’est entre la citation annonciatrice de dispersion et les protestations qu’elle allait susciter que Jésus avait dit : « Mais après m’être réveillé, je vous précéderai en Galilée ».

Jésus était apparu en Marc au verset 1,9 et d’emblée signalé comme Nazarénien : « Et il arriva, en ces jours-là : Jésus vint de Nazareth de la Galilée ». Au matin de Pâque, « Jésus, le Nazarénien », comme dit le jeune homme, « n’est pas ici » à Jérusalem. Le crucifié réveillé précède les siens dans sa région d’origine. Dans leur commune région d’origine, là où a débuté, en même temps que son ministère à lui, leur cheminement à sa suite. Origine d’une vocation que Pierre a reniée lorsqu’on lui a dit : « Toi aussi tu te trouvais avec le Nazarénien Jésus » (14,67), puis « Vraiment, tu es l’un d’entre eux, car tu es aussi galiléen ! ». Par-delà cette grande fracture de l’abandon et du reniement, Jésus doit renouer avec les siens, rétablir leur relation. Il avait choisis les douze d’abord « pour qu’ils soient avec lui » (3,14, début). Cet être-avec a été mis à mal : « Et le laissant, ils s’enfuirent tous » (14,50) ; « Je ne connais pas cet homme ! » (14,71).

Les femmes sont précisément appelées à servir la réintégration, la restauration de cet être-avec pour qu’il soit désormais vécu sous la modalité de la présence pascale. Ces femmes, elles, ont suivi Jésus sans défection signalée, de la Galilée jusqu’au Golgotha et au sépulcre. Ce sont elles qui reçoivent pour grâce et pour mission d’apporter leur contribution au retour des disciples dispersés. Comment ? En leur disant d’abord, peut-on supposer, qu’elles ont vu au tombeau vide un messager de réveil ; en tout cas en leur rappelant de la part de ce messager la promesse de celui qui allait être crucifié : « Mais après m’être réveillé, je vous précéderai en Galilée ». Ceci inclut tacitement l’invitation à croire, de telle sorte que Pierre et les disciples regagnent bien la Galilée avec l’espérance d’y vivre effectivement ce que Jésus leur avait promis et puissent commencer à s’engager dans la mission en vue de laquelle, aussi, il les avait choisis, à savoir : « proclamer et avoir autorité pour chasser les démons » (3,14, fin). Cette mission, ils en ont déjà expérimenté un avant-goût du vivant terrestre de Jésus selon Mc 6,12-13, et ils en ont fait un heureux rapport lors de leur retour auprès de Jésus, comme le montre le v. 6,30 (juste après que le récit nous a relaté la déposition de Jean-Baptiste au tombeau …). C’est également avec cet élan missionnaire qu’ils doivent renouer, dans son extension et sa profondeur pascales cette fois.

Sans doute la plupart des femmes qui avaient suivi Jésus ont-elles ensuite regagné elles aussi la Galilée. Mais le message confié à ces trois-là à Jérusalem insiste sur ce qu’il en sera en Galilée pour les disciples et Pierre, et cela, conformément à l’attention privilégiée que le récit de Marc a constamment porté à la formation et à l’évolution de ces compagnons, depuis l’appel des quatre premiers, Simon en tête, « le long de la mer de la Galilée » (1,16).

Ainsi, les personnages des femmes, des disciples et de Pierre sont-ils respectés dans leurs parcours et leurs rôles spécifiques. Ils sont distingués en même temps que reliés par la parole que ces trois femmes reçoivent mission de transmettre au moins à ces onze hommes. Le jeune homme invite les femmes à le croire sur parole, sans avoir vu Jésus vivant. Et à se faire messagères auprès de ceux dont il leur est dit qu’ils Le verront, eux. Qu’ils Le verront, mais en s’étant mis en route vers la Galilée, sur la foi en la parole rappelée qu’elles ont comme mission propre de leur transmettre. Subtil entrelacs des grâces et des appels proches mais différents accordés respectivement à celles-ci et à ceux-là, aux unes par les autres et réciproquement. Marc 19,6-7 souligne la complémentarité sans confusion unissant les situations respectives des femmes et des disciples. « Parce que tu m’as vu, tu as cru ? Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20,29). Marc décline à sa manière la version johannique du rapport de la foi à la vision dans le témoignage ecclésial donné et reçu.

Une surprise nous attend pourtant au dernier verset.

6 La réaction des femmes. Verset 8

Un abrupt indéniable

Passons à la vraie et fausse coda de l’épisode, une coda de fugue, de fuite, dont les deux « car » explicatifs10 ne lèvent pas si vite la difficulté qu’elle présente : les explications données par le narrateur peuvent elles-mêmes intriguer le lecteur. Pour le moment, ces femmes sont comme paralysées par la grandeur d’une telle révélation et d’une telle responsabilité de transmission. De même, mutatis mutandis, que tous les disciples s’étaient enfuis lors de l’arrestation, y compris le jeune homme au drap (14,51.52), voilà qu’elles s’enfuient du monument (c’est le même verbe de fuite, ephugon) plutôt que d’en repartir avec joie pour porter la Bonne Nouvelle.

Certes, c’est du monument vide qu’elles s’enfuient, et non pas de la présence de Jésus, lequel n’est plus ici. On ne peut pourtant esquiver la question : l’évangile ne se termine-t-il pas ici sur une impasse radicale ? Face à l’annonce « ta fille est morte », cette fille qu’il allait réveiller, Jésus avait dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, aie foi seulement ». Sortant du tombeau, les femmes manquent-elles de foi ? Ce n’est pas dit. Mais ce qu’on semble nous rapporter comme un blocage nous préserve en tout cas d’idéaliser quelque parcours que ce soit quand il s’agit d’adhérer au Christ en sa vie, sa mort et sa résurrection. Suite aux annonces de la Passion et de la Résurrection, les disciples répugnaient à la perspective de la souffrance et de la mort. À l’annonce de la Résurrection advenue et du message confié, les femmes, saisies de « tressaillement et effroi », s’enfuient, et se taisent d’abord « car elles craignaient ». On trouve ici comme un curieux contre-pied du « secret messianique » concernant Jésus en Marc : certains parlaient trop tôt, qui auraient dû se taire ; celles-ci tardent à parler, qui pourtant le devraient.

Un abrupt à respecter

À l’issue de la Transfiguration, où les trois disciples avaient été dits « saisis de crainte » (ekphoboi, 9,6), nous lisions : « Et comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda qu’à personne ils ne racontent ce qu’ils avaient vu, sinon quand le Fils de l’Homme se serait levé des morts ». Et Marc avait en propre d’ajouter : « Et ils gardèrent la parole, discutant entre eux-mêmes11 : Qu’est-ce que ‘se lever des morts’ ? » (9,10). Le même Marc nous dit, d’une manière qui lui est tout aussi propre, qu’au sortir du monument les trois femmes « ne dirent rien à personne car elles craignaient ». Cette formulation semble suggérer une perplexité semblable à celle du chapitre 9, mais cette fois face au tombeau dont le jeune homme leur a commenté le vide : oui, vraiment, « qu’est-ce que ‘se lever des morts’ ? », peuvent-elles se demander elles aussi, quelques instants seulement après être arrivées porteuses d’aromates pour honorer le corps d’un défunt enseveli. D’un crucifié qu’elles ont vu de leurs yeux mettre au tombeau, et qu’un jeune homme céleste leur dit réveillé.

Ce que nous dit ce verset, c’est donc aussi ceci : le message décisif qu’elles se voient confier, les femmes en sont d’abord elles-mêmes intimement touchées, submergées par la profondeur du mystère de résurrection à partager. Elles n’avaient pas reçu en première ligne la triple annonce de la Passion-Résurrection qui avait été faite aux disciples, voire aux douze seuls (la troisième ; cfr 8,27.31 ; 9,31 ; 10,32b.33.34). Le message du jeune homme les bouleverse d’autant plus qu’elles aussi, à leur manière propre, s’étaient profondément attachées à Jésus pour le suivre de la Galilée jusqu’à Jérusalem.

Évitons de réprouver trop vite l’attitude des femmes en jugeant de haut leur mutisme. Qui n’eût craint d’une stupeur révérentielle, en de telles circonstances ? Déjà, en bien des épisodes, les disciples peinaient à rejoindre ce que le Christ attendait d’eux, et cela, sans doute, par défaut ou lenteur de compréhension d’un mystère trop grand, au moins autant que par inertie ou refus. L’humanité n’accède pas aisément aux pensées et à l’agir de Dieu, ni dans la mort ni dans la vie de son Fils. Par deux fois, dans la première partie de l’évangile, nous avons entendu Jésus dire aux disciples : « ne réalisez-vous pas ? » (7,18 ; 8,17). Au terme de la deuxième annonce de la Passion-Résurrection, le narrateur note : « Ceux-ci ne réalisaient pas le fait ». Quelque chose du même ordre se passe ici. Les femmes restent interdites, abasourdies. Elles ne réalisent pas encore le fait incroyable et pourtant offert à l’adhésion de foi. Elles sont prises de tressaillement, tromos, comme la femme de Mc 5,33, craignant et tressaillant, phobètheisa kai tremousa. D’effroi, aussi, ektasis, comme Jésus lui-même à Gethsémani, avant que sa prière instante lui fasse surmonter l’épreuve. L’annonce de la Résurrection est à ce point hors de leur champ d’expérience et même hors de l’horizon imaginable qu’elles la vivent d’abord comme une épreuve. Ainsi donc, c’est une émotion faite de surprise, d’incompréhension et de crainte religieuse qui leur noue alors la gorge.

Un abrupt surmontable

Cependant, la force d’attestation du Ressuscité ne se laisse pas mesurer par nos limites, en l’occurrence leur mutisme d’alors ou l’incrédulité des disciples, que la « seconde finale » ne taira en rien (16,11.13.14). C’est toujours le Christ qui précède ceux qu’il ne cesse d’appeler à le suivre, dans sa vie comme dans sa mort. Les femmes, déjà précédées par l’imprévu de la pierre roulée et l’intervention du jeune homme, ont aussi à se laisser précéder par le Ressuscité présent à son Église. La Bonne Nouvelle fut tôt proclamée, avant la rédaction des évangiles mis au service de sa transmission et de son intelligence. Que cet épisode nous soit raconté — or, qui en fut témoin, hormis ces femmes ? — atteste qu’un moment vint où, d’une manière ou d’une autre, ces deux Marie et Salomé parlèrent, témoignèrent de ce qu’elles avaient vécu au matin de Pâques. Elles aussi, tôt ou tard, virent le Ressuscité, sinon de leurs yeux de chair, du moins de ce regard qu’annonçait l’épisode de l’aveugle guéri, Jésus devant d’ailleurs s’y reprendre à deux fois, comme souvent … (8,22sv). Alors leur langue se délia, comme jadis celle du sourd-bègue (7,35) et de son entourage12.

7 Les femmes et le jeune homme dans la vie ecclésiale

Nombreuses sont les interprétations concernant les deux jeunes hommes13 des chapitres 14 puis 16, qui apparaissent tous deux enveloppés14, l’un du drap qu’il va abandonner, l’autre d’une robe blanche. On y a vu notamment des figures de catéchumènes15, saisis sous deux points de vue différents : un catéchumène qui, comme nous tous, peine à suivre le Christ en sa Passion et préfère s’enfuir ; un baptisé qui, affermi, devient témoin de la Résurrection. Analogiquement, les femmes selon Marc 16,8 peuvent être considérées elles aussi selon deux points de vue différents : d’une part, en tant « qu’elles ne dirent rien à personne », elles sont saisies au moment d’abord éprouvant de leur entrée désarçonnante dans le mystère de la Résurrection, et, d’autre part, dans la mesure où le jeune homme assis à la droite représenterait le chrétien suffisamment affermi, son évocation suggère qu’elles ont finalement pu comme lui partager le message, puisque sans cette diffusion il n’y aurait pas eu de catéchumènes ni de baptisés, ni donc non plus de possibilité pour le narrateur évangélique de présenter sous des traits de jeune témoin l’indescriptible messager de l’inénarrable. Ce messager prend figure dans les témoins ecclésiaux de la résurrection du Christ. Comme messager divin, le jeune homme aux allures célestes dit que seule la grâce divine donne de croire en la Résurrection. Comme figure des témoins ecclésiaux, il dit notre coopération à cette grâce pour que soit proclamée la Bonne Nouvelle.

Quelle prière donna aux femmes de vaincre leur mutisme ? Peut-être celle que beaucoup de chrétiens redisent quotidiennement au point du jour, dans la clarté naissante, au sortir du sommeil : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange » (Ps 51,17). Au lecteur d’ouvrir la bouche après s’être tu, de contribuer à ce que l’épilogue en suspens se résolve en proclamation continuée de la Bonne Nouvelle, à partir du « commencement » de cette Bonne Nouvelle (Mc 1,1) et de sa finale canonique : « Ceux-ci, cependant, étant sortis, proclamèrent partout … » (16,20).

Notes de bas de page

  • 1 Les vv. 9-20, canoniquement validés, s’avèrent postérieurs mais complètent bien cette « première finale ».

  • 2 Transposition d’après J. Radermakers s.j., La Bonne nouvelle de Jésus selon saint Marc, Bruxelles, Éditions de l’Institut d’Études Théologiques, 1974.

  • 3 Même verbe agorazô, acheter, en 15,46 et 16,1.

  • 4 Verbe theôreô.

  • 5 Cfr 10,32 en lien avec 15,41.

  • 6 On appelle « passif divin » un passif qui suppose Dieu comme agent actif de l’action dont bénéficie le sujet passif. Déroulée … par la puissance divine, sous-entendue.

  • 7 Nous préférons retenir l’aspect ‘passif’ du verbe (il fut réveillé ; sous-entendu : par le Père) plutôt que son possible sens ‘moyen’ ou ‘passif intransitif’ (il se réveilla). Du reste, corrélativement, on a de très nombreux emplois d’egeirô à l’actif, chez Paul et dans les Actes surtout, pour dire la résurrection du Christ, avec pour sujet du verbe, explicitement, le Père.

  • 8 La virgule que la bj met ici après ‘Pierre’ est une erreur, malheureusement courante : en français, on ne met pas de virgule entre un verbe et la complétive qui en dépend.

  • 9 L’origine de l’ambiguïté, c’est la présence dans le texte d’une petite conjonction pouvant signifier « que » (hoti dans le grec) : littéralement : « Mais allez, dites à ses disciples et à Pierre ‘que’ il vous précède vers la Galilée … ». En fait, cette conjonction hoti peut introduire soit effectivement un propos indirect, comme dans : « Je lui avais dit que j’arriverais à dix heures » (= option B), soit un propos direct, le que étant dans ce cas équivalent à : deux points, ouvrez les guillemets (hoti dit « récitatif »), comme dans : « Je lui avais dit : “J’arriverai à dix heures.” » (= option A). Dans ce cas, la transposition de Marc du P. Radermakers ne reprend pas ce ‘que’ et le remplace par deux points.Chez Marc en général, il y a quelques cas où l’ambiguïté subsiste sans inconvénient, c’est-à-dire où l’on peut entendre le hoti soit comme un vrai « que », soit comme équivalent à « : », sans hésitation pour le sens. Par ex. en Mc 6,4 : « Et Jésus leur disait ‘que’ un prophète n’est pas sans honneur, sinon dans sa patrie … » ou 7,20 : « Or il disait ‘que’ ce qui s’en va de l’homme, cela souille l’homme, … ». Mais, bien plus fréquemment, ce ‘que’ ne peut qu’équivaloir à « : » et introduit manifestement du discours direct (= l’option A signalée plus haut). On le voit aisément à l’usage des temps et/ou des personnes dans le discours ainsi introduit. C’est par ex. le cas en 1,15.37.40 ; 2,12 ; 3,22 ; 5,23.28 ; 6,35 ; etc. Soit, comme exemple tiré du chap. 14 : (nous mettons le ‘que’, hoti, entre crochets) : 14,27-28 : « Et Jésus leur dit [que] : Tous vous serez scandalisés, parce qu’il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis seront éparpillées. Mais après m’être réveillé, je vous précéderai en Galilée ».Signalons les options de quelques versions et commentaires en français, en notant qu’une difficulté analogue se présente pour le parallèle en Mt 28,7. On voit les versions hésiter entre les options A (= le style direct : le ‘vous’ concerne les disciples et Pierre) et B (= le style indirect : le ‘vous’ englobe aussi les femmes) :

    tob, bj et Crampon changent d’option en passant de Mt à Mc … Aucune version ne signale en note l’hésitation possible, alors que les différences d’options attestent implicitement cette difficulté. Or, il n’y va pas d’une nuance sans importance. Quant aux traductions proposées par les commentateurs, Delorme, Focant et Lagrange entre autres représentent pour Mc 16,7 l’option (A). Parmi ces auteurs, Lagrange est le seul à commenter sa traduction, en disant : « hoti est récitatif : les femmes devront répéter les paroles qui suivent » (p. 447). Dans le même sens, Zerwick donne ici l’indication : « hoti = “… » (A Grammatical Analysis of the Greek New Testament, p. 165). Lamarche offre un exemple d’option B dans sa traduction, alors que son commentaire présuppose comme sens l’option A …

  • 10 « Et étant sorties, elles s’enfuirent du monument, car les tenaient tressaillement et effroi ; et elles ne dirent rien à personne, car elles craignaient ».

  • 11 « entre eux-mêmes », pros heautous : expression typique des débats de perplexité : 1,27 ; 9,10 ; 10,26, 11,31 ; 14,4 ; 16,3 (les trois femmes entre elles).

  • 12 … cet entourage fût-il, lui, trop pressé : « Et Jésus leur recommanda de ne dire la chose à personne ; mais plus il le leur recommandait, de plus belle ils la proclamaient » (7,36).

  • 13 Même terme neaniskos, 14,51 et 16,5 et là seulement en Marc.

  • 14 peribeblèmenos, aux mêmes versets respectifs et là seulement en Marc.

  • 15 Cfr P. Lamarche, Évangile de Marc : Commentaire, coll. Études bibliques : Nouvelle série 33, Paris, Gabalda, 1996, p. 395-96.

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