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Cette homélie, prononcée à l'occasion d'un colloque sur J.H. Newman, relève trois traits de sa physionomie spirituelle. D'abord, un sens de l'invisible allié à un réalisme suprasensible étonnant. Ensuite, une conception radicalement surnaturelle du christianisme qui lui a permis d'adopter dans ses combats une attitude qui relève de son eschatologisme. Enfin, une force à toute épreuve qu'il a puisée dans l'amitié divine et humaine.

À la suite de Louis Bouyer1, je voudrais souligner trois éléments de l’univers spirituel de Newman, et les mettre en rapport avec les trois lectures de ce jour2. D’abord la vocation extrêmement précoce de Jérémie, qui proteste : « Je ne suis qu’un enfant ! », que je mettrai en rapport avec le sens de l’invisible et de la réminiscence chez Newman. Ensuite, le combat de Paul et celui de Timothée, jusqu’au bout de la route, qui me permettra de souligner l’eschatologisme de Newman. Enfin, le mot si consolant et si précieux de Jésus chez Jean : « Je vous appelle mes amis », m’invitera à évoquer la capacité d’amitié mystique et d’amour-agapè de Newman pour le Christ et pour les siens.

« Ne dis pas : ‘Je suis un enfant !’ » (Jr 1,7)

Newman fut un enfant d’une précocité à peine croyable. Et pourtant, si par la profondeur et l’intelligence il prenait de l’avance sur son âge, jamais il n’a rompu avec cette enfance qui a toujours rendu son regard si doux. On dépeint souvent l’enfance du petit Newman comme déjà paradoxale : sa solitude pensive et, en même temps, son action. Il fonde un club et un journal d’école alors qu’il a onze ans à peine. Cet aîné trop admirable et trop admiré dans le groupe de ses frères et sœurs gagne le cœur de tous.

Son regard d’enfant jouit d’une vision spontanée, immédiate, de l’invisible, plus réel déjà que le visible. Et pourtant la vie concrète ne l’épargne pas. Il est marqué très jeune par la ruine de son père qui était banquier, et dont la fortune s’effondre en conséquence de la bataille de Waterloo en 1815. Très tôt et jusqu’à la fin, il est habité par un réalisme suprasensible étonnant, il possède ce pouvoir évocateur capable de rendre intensément présent le monde spirituel par une accumulation de détails si fins et si authentiques, si personnels et si universels, qui trouvent dans l’âme profondément poétique de Newman une expression qui vous saisit. Newman passe à juste titre pour l’un des meilleurs prosateurs de la littérature anglaise. La cause première de la fascination persistante que Newman produit chez tous ceux qui s’approchent de lui et qui s’appliquent à sa lecture provient de ceci : il est à la fois le plus personnel et le moins personnel des auteurs — Kierkegaard lui-même n’est pas aussi existentiel. Newman est l’auteur le plus détaché qui soit de lui-même, tant il voit l’invisible les yeux grand-ouverts. Ce qui explique sans doute le titre du premier article que Bouyer lui consacra en 1936 : Newman et le platonisme de l’âme anglaise.

Vers la fin de 1827 — il a 26 ans —, Newman est soudain confronté à la mort de Mary, sa sœur la plus jeune et la plus chère. Il se trouve à ce moment dans une nouvelle phase d’effondrement nerveux en raison de ses excès de travail intellectuel, et cet événement funeste laisse émerger une couche secrète de sa personnalité. Elle révèle un Newman non seulement aimé et aimable, mais totalement aimant. Cet amour blessé à mort va réveiller pour toujours la blessure d’un amour divin que l’intelligence, une fois de plus, avait risqué de cicatriser. Il fait son deuil en se souvenant, encore et encore. Le regard en arrière de la mémoire n’est rien d’autre, une fois de plus, qu’un regard sur l’invisible. Ainsi Mary devint la Béatrice de Newman. Cette perte le touche et l’affecte profondément, mais de manière invisible. Chez lui en effet rien de brusque ni de violent ne se produit jamais : c’est dans une lenteur sage et mesurée que sa maturation se fait, laissant à peu près inchangée sa vie extérieure. En toutes choses d’ailleurs, Newman était prudent, réservé, mesuré dans les gestes comme dans le langage, précis et scrupuleux dans chacun de ses jugements, subtil et élégant jusque dans son ironie.

Il faut aussi évoquer les dons de psychologue exceptionnels de Newman. Il pénètre le cœur de tout homme. Devant lui les masques tombent, les fausses attitudes chancellent. La mauvaise conscience est troublée définitivement par son seul regard immensément calme. L’autobiographie la plus célèbre de la littérature anglaise, son Apologia pro vita sua (1864), se mue bien vite en un soliloque d’une intensité que nul, après Augustin, n’avait su exprimer. Cette autobiographie a pu effectivement avoir une influence déterminante pour l’ouverture de la cause de béatification : il y est vraiment question de sainteté.

« Je t’adjure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne » (2 Tm 4,1)

Newman avait une conception radicalement surnaturelle du christianisme, ce qui lui permit d’adopter dans ses combats une attitude toute particulière, celle que j’apelle son eschatologisme.

On pourrait dire à première vue que la vie de Newman n’est rien d’autre que la succession de deux splendides échecs : l’écroulement d’un édifice élevé en dehors de l’Église véritable, puis, après sa conversion à cette véritable Église, la paralysie de tous ses efforts en elle et pour elle. Et pourtant, il n’est pas de puissance indéfiniment créatrice, sinon celle de la croix. Toute la vie intellectuelle, émotionnelle et littéraire de Newman exprime la certitude de cet humanisme eschatologique si délicat à définir : son refus d’opposer les valeurs de l’humanisme au dépouillement radical qu’exige le Christ de ceux qu’Il aime. Seuls les saints sont témoins de cet humanisme eschatologique qui peut réaliser dès aujourd’hui les aspirations humaines les plus profondes. Cet équilibre entre le renoncement et le plein épanouissement est surnaturel. Il est un alliage de réalisation humaine et de perte de soi que l’Évangile exige et promet à la fois.

Très tôt, Newman a été nourri de l’idée d’une présence de Dieu dans tout le détail de la vie humaine. Il s’est même attaché jusqu’à l’âge de 21 ans à la doctrine de la prédestination. Pour lui, il existait une certitude aussi évidente que celle d’avoir deux mains et deux pieds, comme il dit : celle d’avoir été élu pour la gloire éternelle. Le mot célèbre de Newman : Moi-même et mon créateur (1816), ne trahit aucunement un individualisme romantique, mais au contraire une indépendance virile de la pensée, une radicale autonomie de l’esprit à l’égard du monde.

Les premières années du mouvement d’Oxford sont les plus heureuses de la vie de Newman. En revanche, la période la plus sombre de sa vie fut celle qui suivit immédiatement son passage au catholicisme. Mais heureusement, il y a l’amour et l’amitié. Nous avons déjà vu son attachement à sa sœur Mary. Il avait aussi des amis d’exception. En 1832, il fit une croisière en Méditerranée en compagnie de son ami Froude ; celui-ci fut touché d’une grave maladie dont il mourra. Cet ami l’avait convaincu de ce que l’amour exige dans toute sa pureté de diamant : détachement, renoncement, départ.

De même, la vraie Église devance la parousie par un libre renoncement au siècle présent, sans aucune impatience oublieuse de la Providence. Converti en 1845, ordonné prêtre à Rome en 1846, Newman passe du statut de prédicateur en vue à celui de converti anonyme, voire suspect. Il ne fut guère compris. Les théologiens d’école étaient dans une radicale incapacité d’apprécier le génie théologique du nouveau venu. Les longues années d’épreuves entre 1838 et 1845 avaient été usantes pour Newman. Il avait perdu sans retour cette alacrité qui fait la jeunesse de l’âme.

L’étrangeté de Newman à la pensée scolastique et à la métaphysique classique et son optique de démonstration par probabilité exposée dans la Grammaire de l’assentiment le mettaient à l’écart. Mais pour ceux qui subissent son charme, c’est précisément cela le charisme de Newman et qui convainc, bien plus profondément que ses arguments. Newman est toujours le premier à reconnaître qu’il n’est pas un spécialiste, malgré son immense érudition. Il est trop créateur, son génie est trop libre pour accepter les raideurs qui caractérisent tant de scholars, rançon, chez l’homme de science, d’une technique rigoureuse. Newman n’a jamais eu qu’une faible confiance envers la démonstration formelle. L’approche la plus valable de la vérité théologique est pour lui celle qui en exalte tous les paradoxes et toutes les tensions internes. Accumulation de faits remarquables et d’éléments merveilleusement observés : voilà la forma mentis de Newman.

« Je vous appelle mes amis » (Jn 15,15)

Newman est essentiellement un prédicateur. Non pas un faiseur de sermons, encore moins un rhéteur ou un tribun ; Newman ne peut prêcher autre chose que sa propre oraison d’intimité avec son Dieu et son Christ. Myself and my creator (1816). Il a puisé dans l’amitié divine et humaine une force à toute épreuve. Que ce soit dans son contact avec son ami Froude, avec sa sœur Mary ou tant d’autres, il vit le don entier de soi à l’autre dans la vie intérieure.

De 1841 à 1845, Newman se réfugie dans le passé de l’Église qu’il étudie, d’abord sans démissionner de son ministère. Ces nouvelles réflexions le confortent toujours plus dans le refus de la voie moyenne, Via Media. Newman pose les bases de son Essai sur le développement du dogme (les fameuses sept ‘notes’), mais il anticipe aussi quelques intuitions profondes de la Grammaire de l’assentiment. Il démissionne en septembre 1843. Au cours des deux années suivantes il reste en retrait dans la condition de laïc. Il jeûne, il prie de plus en plus longuement, il cherche la lumière non seulement avec toute son intelligence, mais avec toute son âme. Enfin le soir du 8 septembre 1845, il s’agenouille au pied d’un passioniste italien de passage, lui demandant de l’accueillir dans l’Église catholique romaine. Jamais Newman n’a été aussi grand, mais non plus aussi seul, humainement et psychologiquement.

Et pourtant, nombreux sont ses lecteurs posthumes qui se prennent pour lui d’une amitié indéfectible. Une fois qu’on a rencontré cet ami, une fois qu’il nous a introduits dans son secret, qui est son amitié pour le Christ, on ne peut plus lui être indifférent ou l’oublier. De loin en loin, on reprend la conversation, comme aujourd’hui.

En octobre 1988 à New York, se tint un colloque sur Newman3. Bouyer y était présent. Il surprit tout le monde en indiquant des influences possibles de Newman sur Wittgenstein et sur Jaspers. Je suis curieux de savoir quel type d’amitié ces esprits si différents sont arrivés à tramer avec notre homme. Car si l’on se prend d’amitié pour Newman, on ne peut rester indifférent au Christ qui nous dit : « Je vous appelle mes amis ».

Notes de bas de page

  • * Homélie prononcée à l’occasion d’un colloque organisé par l’Association française des Amis de Newman et la Faculté de Théologie de la Compagnie de Jésus à Bruxelles sur « Le Bienheureux Newman, théologien et guide spirituel pour notre temps ».

  • 1 Je me suis inspiré d’une thèse défendue dans notre Faculté et publiée par la suite : D. Zordan, Connaissance et Mystère. L’itinéraire théologique de Louis Bouyer, Cerf, Paris, 2008. Cf. le chapitre 5, « Sur les traces de J.-H. Newman », p. 471-538.

  • 2 Ces lectures sont celles de la messe du Bienheureux J.H. Newman, à savoir pour la première lecture, au choix : Jérémie 1,4-9 ou 2 Timothée 4,1-5 ; pour l’évangile : Jean 15,9-17.

  • 3 Cf. D. Zordan, Connaissance et Mystère… (cité supra n. 1), p. 531.

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