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Résister à l'épreuve du temps. La théorie newmanienne du développement et son importance pour l'Église contemporaine

La théorie newmanienne du développement et son importance pour l’Église contemporaine

Terence Merrigan
John Henry Newman était profondément conscient de ce que la vérité contenue dans le christianisme ne peut être discernée que dans et par une interprétation formée, en partie, par des processus historiques. De plus, il reconnaissait que la manifestation de la vérité chrétienne est toujours influencée, pour le meilleur ou pour le pire, par la vie et l'histoire concrètes de l'Église. Ceci signifie que l'Église doit sans cesse se réapproprier la vérité du christianisme (c'est-à-dire que cette vérité n'est jamais simplement «donnée»); que chaque expression de cette vérité est déterminée par son contexte; que l'échec de l'Église à donner une expression adéquate de cette vérité défigure l'«Image» du Christ; et que chaque chrétien est appelé à assumer la responsabilité de manifester le Christ dans l'histoire.

Introduction : Newman en tant que théologien de l’histoire

John Henry Newman est parfois décrit comme l’un des premiers théologiens catholiques « modernes ». Parmi d’autres raisons, cette perception s’explique par le fait que Newman a abordé les questions théologiques dans une perspective qui n’était pas en phase avec la tradition de la théologie catholique du dix-neuvième siècle, mais qui devint commune au vingtième siècle. Ainsi, par exemple, l’une des principales ressources théologiques de Newman était la pensée des Pères de l’Église à une époque où la philosophie et la théologie scolastiques dominaient la pensée catholique. De ce point de vue, il anticipa la redécouverte des Pères par ceux qui pratiquèrent ce qu’on appelle la nouvelle théologie dans la seconde moitié du vingtième siècle. Autre exemple : Newman était très intéressé par le fonctionnement de l’esprit individuel, sensible aussi aux mentalités de personnes particulières vivant à des époques très précises ; et cela à un moment où la théologie catholique abordait la personne humaine de façon beaucoup plus abstraite. On pourrait dire que Newman a été l’un des premiers théologiens à concevoir une psychologie de l’acte de foi.

Cependant, il me semble que ce qui caractérise Newman comme un penseur véritablement moderne — et peut-être même postmoderne — est sa profonde compréhension du caractère historique du christianisme. Sur ce point, je veux dire deux choses. Tout d’abord, Newman a reconnu que la vérité contenue dans le christianisme — ce que nous appelons la révélation chrétienne — ne peut être discernée que par et dans un engagement qui se situe dans une perspective historique. En second lieu, et plus profondément, Newman a reconnu que la vérité chrétienne — ce que nous appelons la révélation chrétienne — a sa propre histoire, et que cette histoire est inextricablement liée à la vie et au destin de l’Église.

Dans l’exposé qui suit, je voudrais m’arrêter sur ces deux affirmations et réfléchir à la façon dont elles ont façonné la théologie de Newman. Dans ma conclusion, j’envisagerai brièvement comment ces affirmations pourraient éclairer la crise actuelle que traverse l’Église.

1 La Révélation en tant que processus de discernement dans l’histoire

À première vue, affirmer que la Révélation chrétienne ne peut être discernée que dans et par un engagement dans une perspective historique pourrait paraître fort banal. En définitive, toute religion est un phénomène historique et porte l’empreinte des efforts de l’homme pour se relier à la transcendance à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel, par des rites, des pratiques éthiques et des concepts conditionnés par l’histoire. En tant que phénomène dans l’histoire, la religion chrétienne ne diffère donc pas des autres religions. Elle est aussi caractérisée par un système complexe de vie et de pensée par lequel l’homme cherche à entrer en relation avec la transcendance.

Pourtant, tout comme une partie du grand héritage qu’il a reçu du judaïsme, le christianisme a nettement situé dans l’histoire l’événement de la Révélation — c’est-à-dire la manifestation de Dieu par lui-même. Les Juifs et les chrétiens partagent la conviction que Dieu a révélé la vérité à propos de lui-même dans et par des processus historiques concrets, dans des événements et des personnalités historiques. Le christianisme a radicalisé cette approche juive en désignant le sommet de la Révélation dans l’histoire particulière de Jésus de Nazareth.

Ainsi, le christianisme — comme Newman en était bien conscient — pose une équation directe entre la Révélation et une personnalité historique, entre ce que Dieu souhaite communiquer à l’humanité, et la chair et le sang de Jésus de Nazareth. Dans l’incarnation du Christ, affirme Newman, « la doctrine révélée… prend sa véritable forme et reçoit une réalité historique ; et le Tout-Puissant est introduit dans son propre monde à une certaine époque et d’une manière définie », à savoir « dans la forme et l’histoire d’un homme »1. Pour Newman, le Christ est la parfaite réalisation du principe sacramentel. En Lui, Dieu est actif dans l’histoire, de façon visible et tangible. « Sa présence même était sûrement un sacrement » écrit Newman. « En Lui, Dieu a amené l’histoire à être doctrine »2. L’affirmation est très remarquable. Nous pourrions la traduire ainsi : « L’histoire de Jésus de Nazareth est la vérité sur Dieu ». Dans cette vision des choses, la vérité est aussi tangible et aussi mystérieuse qu’une vie humaine vécue au milieu de toutes les complexités et de toutes les ambiguïtés de l’histoire.

Pour Newman, l’incarnation est un fait « théologico-historique » incomparable, c’est-à-dire un événement historique à portée théologique. En tant qu’événement théologique, elle est l’objet de la foi. En tant que fait historique, elle est l’objet d’une enquête historique, soumise par conséquent aux contraintes du poids de l’interprétation et de l’ambiguïté qui l’accompagne. Nous reviendrons à la dimension de foi. Pour le moment, réfléchissons au poids qu’impose au christianisme le caractère historique de la Révélation.

Pour le chrétien, l’accès à la Révélation ne se fait qu’au prix d’une lutte — si l’on peut parler ainsi — pour comprendre des paroles, des actes et des événements qui sont susceptibles d’une multitude d’interprétations. Le travail d’interprétation — et de fausse interprétation — était déjà à l’œuvre durant la vie terrestre de Jésus, ainsi que le rapportent les évangiles. En effet, ces derniers sont une chronique des incompréhensions, une relation des fausses interprétations répétées des buts et des intentions de Jésus. Même le don de l’Esprit à la Pentecôte n’a pas libéré l’Église primitive des efforts pour saisir la signification et les implications de la vie de Jésus, de sa mort et de sa résurrection. Dans ses épîtres, saint Paul porte un ample témoignage sur les tensions et les conflits qui caractérisaient la première communauté chrétienne ; de plus, l’histoire des conciles de l’Église confirme le fait que la tâche de discerner la signification de l’événement-Christ est une mission permanente et onéreuse.

Comme anglican, Newman avait soutenu que le contenu de la foi apostolique au Christ pouvait être tiré de la considération attentive de la vie et de l’enseignement de l’Église primitive. Il était aussi convaincu que l’Église anglicane avait préservé cette foi, même si celle-ci avait été quelque peu obscurcie par la compromission de l’anglicanisme avec le protestantisme. Le Mouvement d’Oxford était conçu pour retrouver la tradition apostolique et placer celle-ci au centre de la vie et du culte anglicans.

Pourtant, la détermination de Newman à prendre l’Église primitive comme le modèle de la vérité chrétienne était une épée à double tranchant. Plus il examinait de près l’histoire primitive de l’Église, plus il devenait troublé par les parallélismes qu’il découvrait entre l’anglicanisme et certains mouvements schismatiques des quatrième et cinquième siècles, spécialement les monophysites, les donatistes et les ariens. Newman était particulièrement impressionné par le refus obstiné de ces mouvements d’accepter l’enseignement et l’autorité de l’Église universelle. Désormais, la question de la catholicité de l’Église prendrait sa place à côté de celle de son apostolicité. Newman devint ainsi de plus en plus troublé par ce qu’il considérait comme la position isolée de l’anglicanisme à l’intérieur de l’Église catholique universelle — qui inclut naturellement les Églises orthodoxe et catholique romaine.

En 1841, Newman fit une dernière tentative pour démontrer que l’enseignement de l’Église anglicane était compatible avec l’ancienne tradition catholique. Ses thèses furent accueillies par une vive opposition ; Newman en vint ensuite à conclure que l’anglicanisme était de caractère intrinsèquement protestant. Or, si l’anglicanisme n’était pas le « lieu » — si l’on peut dire — de la tradition apostolique et catholique, où celle-ci pouvait-elle être trouvée ? La seule alternative viable pour Newman semblait être le catholicisme romain. Il éprouvait cependant une difficulté : le fait que la doctrine et la pratique de l’Église catholique romaine n’étaient pas simplement identiques à celles de l’Église primitive. Newman était résolu à prendre au sérieux cette « difficulté ». Concrètement, cela signifiait examiner le « témoignage » fourni par ce qu’il décrit comme « notre source d’information la plus naturelle concernant la doctrine et le culte du christianisme, à savoir l’histoire de mille huit cents ans ». Newman était déterminé à « consulter l’histoire » — ainsi qu’il l’affirme — afin d’établir si la foi apostolique avait été préservée dans l’Église catholique romaine3. Ses années d’étude et de réflexion ont abouti à son célèbre Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845). Dans ce livre, Newman défend la thèse selon laquelle la vérité chrétienne (ou Révélation) exige du temps — ou l’histoire — pour se manifester. Cela signifie, bien entendu, que cette vérité a besoin d’interprètes capables d’en discerner le contenu et d’en donner une expression en chaque lieu et à chaque époque. Pour lui, ces interprètes constituent l’Église. Ce sont eux qui façonnent pour ainsi dire l’histoire de la Révélation. Ce qui nous amène au second point, à savoir le fait que la Révélation a une histoire.

2 La Révélation comme histoire

Comme nous l’avons déjà souligné, Newman fut l’un des premiers penseurs à réfléchir sur ce que nous appellerions aujourd’hui la psychologie de la foi. La description que fait Newman de la façon dont les croyants en viennent à connaître la Révélation chrétienne et ses réflexions sur ce que cela signifie pour la vie et la pratique chrétiennes constituent quelques-unes des parties les plus originales et les plus stimulantes de son œuvre.

Parlant de l’appropriation chrétienne de l’auto-manifestation divine par l’incarnation, Newman observe que « l’instrument originel » de conversion et le « principe d’association » parmi les premiers chrétiens étaient la « Pensée ou Image du Christ ». En outre, argumente-t-il, cette « Image centrale » continue de fonctionner comme l’« idée vivifiante à la fois du corps chrétien et des individus en lui »4. En accord avec son principe général selon lequel Dieu agit habituellement « par, avec et au-dessous des lois physiques, sociales et morales dont notre expérience nous informe »5, Newman insiste sur le fait que, de façon générale, les membres de l’Église acquièrent une « idée » ou « image » du Christ en se plongeant dans la tradition chrétienne. Ce processus d’immersion inclut, entre autres, l’étude de l’Écriture, les contacts avec des chrétiens fervents, l’étude de la théologie dogmatique, la pratique intense de la prière et ainsi de suite6.

L’« image » ou « idée » du Christ (Newman utilise indifféremment ces mots) est le principe de la fraternité chrétienne. Ce qu’il exprime ainsi :

… (le Christ) est montré, par ses prédicateurs, comme ayant imprimé l’Image ou l’idée de Lui-même dans les esprits de ses fidèles individuellement ; et cette Image, comprise et vénérée dans les esprits individuels, devient un principe d’association et un réel lien de ces fidèles l’un avec l’autre. Ils sont donc unis au corps en étant unis à cette Image ; et en outre, cette Image, qui est leur vie morale quand ils ont déjà été convertis, est aussi l’instrument originel de leur conversion. C’est l’Image de Celui qui comble la grande aspiration de la nature humaine, Celui qui guérit ses blessures, le Médecin de l’âme ; c’est cette Image qui à la fois crée la foi et ensuite la récompense7.

L’« idée » chrétienne du Christ, dans sa plénitude, est la propriété de l’Église vue dans sa totalité. Elle existe dans « la pensée de l’Église » comme la correspondance du « fait de la révélation ». L’« idée » dans l’esprit des croyants n’est pas, à proprement parler, l’objet de la foi. Elle est néanmoins le moyen par lequel l’objet de la foi est saisi. Suivant l’expression de John Coulson, « une ‘idée’ n’est pas le réel à son point le plus extrême de réalité mais une image de ce qui agit sur nous à la manière des objets de perception sensorielle »8.

Le christianisme est tout à la fois possession de et possédé par l’« idée » du Christ incarné9. Cette « idée » était communiquée aux apôtres per modum unius dans et par la vie, la mort et la résurrection de Jésus (même si la connaissance qu’ils en avaient était largement implicite). Elle est préservée dans l’Église par l’opération du Saint-Esprit. Newman utilise une variété de termes pour décrire l’« idée » telle qu’elle existe dans la pensée de l’Église : « impression » ou « image » (1843)10 ; un « profond sens intérieur » (1847)11 ; une « appréhension réelle » (1870)12. Tous ces termes suggèrent que ce qui est en jeu ici est une profonde conscience ou saisie de la réalité que l’« idée » représente.

Cependant, une grande « idée », telle que l’« idée » du christianisme, ne se déploie pas seulement dans l’esprit. Ainsi que le dit Newman : « Dans la mesure où elle sera douée de vigueur originelle et de pénétration, elle s’introduira dans le cadre et les détails de la vie sociale » et engendrera toute une série de formes sociales, ce qui inclut les codes de conduite éthique, les structures de gouvernement et d’organisation, les systèmes philosophiques et théologiques, les rituels, les doctrines et ainsi de suite13. C’est de cette façon que l’« idée » chrétienne devient une religion. Le christianisme, écrit Newman, est d’abord apparu « comme un culte, jaillissant et se répandant dans les rangs inférieurs de la société… Ensuite, il s’est emparé de la classe intellectuelle et cultivée et a créé une théologie et des établissements d’enseignement. Enfin il s’est établi parmi les princes comme une administration ecclésiastique et a choisi Rome comme centre »14.

Dès lors, le christianisme est un fait historique complexe, vaste, et la manifestation de son « idée » vivifiante est déterminée par les changements et les vicissitudes de l’histoire15. C’est le cas de toute « philosophie ou de tout régime politique qui prend possession de l’intelligence et du cœur et a quelque autorité large ou étendue »16. Dans le cas du christianisme, pourtant, la question de l’impact de l’histoire sur l’« idée » est particulièrement aiguë. C’est parce que les Églises prétendent à — et justifient leur existence en faisant appel à — une continuité réelle et ininterrompue entre « la religion enseignée par le Christ et ses apôtres » et la leur. Les manifestations publiques d’une « idée » influencent inévitablement la façon dont l’« idée » est reçue et comprise, pour le meilleur ou pour le pire, suivant le cas17.

Newman se débattait avec l’incontournable ambiguïté de la Révélation chrétienne, à savoir que — quoique cette Révélation soit largement une question de paroles et d’histoire humaines — c’est en définitive l’histoire de la Parole et dès lors une histoire divine. Après tout, comme Nicholas Lash l’a montré, en dernière analyse, le dynamisme et la capacité d’organisation de l’« idée » chrétienne sont nés du fait qu’elle est fondée dans le Christ ressuscité, Parole vivante de Dieu dans l’histoire. C’est cet enracinement dans le Christ qui rend compte de la tendance de Newman à « exprimer la transcendance de l’« idée » en lui conférant une hypostase ou une personnalité »18. Le véritable « objet » de l’« idée » chrétienne est alors le Christ lui-même, Parole vivante de Dieu qui « existe sous et avant toutes les expressions que les chrétiens ont imaginées pour l’expliquer »19. Ceci dit, le sort du Christ dans le monde est encore, d’une façon très réelle, entre les mains des hommes et des femmes.

Newman n’était pas disposé « à abandonner la tension entre l’immuabilité et le changement, la transcendance et l’histoire », que cela impliquait20. Il était donc obligé de veiller à expliquer comment la Révélation pouvait être préservée dans un monde changeant marqué par le péché de l’homme. Ce n’est qu’en faisant cela qu’il pouvait justifier la thèse présentée dans l’Essai sur le développement, selon laquelle toute la « superstructure » de la tradition chrétienne était la « représentation adéquate d’une idée, identique en substance à sa signification primitive ; ce sera son image complète vue dans la synthèse de ses différents aspects, enrichie des suggestions et des corrections de nombreux esprits, et illustrée par de nombreuses expériences »21. Lui-même pose la question de façon très directe :

Si le christianisme est une religion sociale — et il l’est à n’en pas douter —, s’il est fondé sur certaines idées reconnues comme divines — sur un Credo (ce que nous supposons ici) —, si ces idées ont des aspects divers, font une impression différente sur divers esprits et aboutissent en conséquence à une multitude de développements vrais, faux ou mêlés… quel pouvoir sera suffisant pour répondre à cette situation pleine de conflits, pour en juger… ?22

La réponse de Newman à cette question qu’il se posait était l’Église, comprise comme une communauté investie d’autorité. Il y avait besoin, affirmait-il, d’une « autorité suprême, apte à régir et à concilier les opinions individuelles en vertu d’un droit divin et d’une sagesse reconnue »23, « d’un interprète infaillible » de la vérité chrétienne24. Comme il l’avance : « Une révélation n’est pas donnée s’il n’y a pas une autorité pour décider ce qui est donné »25 et pour agir de façon à préserver cette révélation de « la perversion et de la corruption »26. Dans son Essai sur le développement, il observe que, tout au long de l’histoire du christianisme, une diversité de solutions ont été proposées quant à la nature d’une telle autorité27. En choisissant de devenir catholique romain, Newman accepta cette solution de l’Église. En effet, comme nous le savons, à l’intérieur de la tradition catholique romaine, les chefs de l’Église ne sont pas seulement les garants de la vérité de la Révélation ; ils sont aussi les premiers moteurs pour déterminer les formes concrètes au moyen desquelles l’« idée » chrétienne arrive à s’exprimer dans le monde. Quelle lumière la pensée de Newman jette-t-elle sur leurs réalisations à cet égard durant les deux dernières décennies ?

Conclusion : L’Église et le poids de l’histoire de la Révélation

Comme nous le savons, Newman considérait l’Église — et en particulier l’Église catholique romaine — comme l’extension sacramentelle du Christ incarné dans l’histoire humaine. Idéalement, donc, l’histoire de l’Église est destinée à manifester — à chaque époque, en chaque lieu et dans chaque contexte — la vérité faite chair en Jésus Christ, la vérité qui est Jésus Christ — incarné, crucifié et ressuscité.

De nos jours, il est difficile même d’entendre — sans parler d’être prêt à l’accepter — l’affirmation qu’un lien direct existe entre la beauté et la vérité révélées en Jésus Christ et l’institution déchirée et maltraitée de l’Église catholique romaine. Et pourtant, si nous sommes fidèles à la pensée de Newman, nous devons reconnaître l’Église visible comme le véhicule de la manifestation et de la concrétisation contemporaines de la vérité salvatrice qui parcourait les chemins de Palestine au premier siècle de notre ère. Dans notre contexte contemporain, pouvons-nous comprendre cette affirmation ? Et celle-ci nous aide-t-elle à accepter la crise épuisante que l’Église affronte dans un si grand nombre de parties du monde ? Pour répondre à ces questions, je voudrais avancer trois points.

En premier lieu, à l’intérieur du cadre de l’ecclésiologie de Newman, il faut reconnaître que l’échec et le péché des pasteurs de l’Église ont compromis la mission de révélation qui a été confiée à celle-ci. Cela signifie que le visage du Christ lui-même a été obscurci, sinon défiguré, par ceux qui parlent et agissent en son nom. C’est un appel à l’humilité, à la contrition et — autant que possible — à la réparation.

Deuxièmement, Newman était conscient que toute expression concrète de l’idée chrétienne, qu’elle concerne la structure de l’Église ou sa discipline ou même sa doctrine, est en quelque sorte liée au contexte. Ce n’est pas une fin en soi. Il est donc légitime de remettre en question des traditions et des pratiques particulières, et de se demander si elles sont toujours au service de l’« idée » ou, plus exactement, du Christ vivant qui est l’origine de l’« idée », ou si, au contraire, elles ont besoin d’être repensées et reconfigurées de façon radicale.

Troisièmement, toujours à l’intérieur du cadre de l’ecclésiologie de Newman, nous ne pouvons pas prétendre que les péchés et les défauts de nos frères et sœurs ne doivent pas être portés par nous. Nous pouvons déplorer ce qui a été fait, mais nous ne pouvons pas esquiver les responsabilités que leurs déficiences manifestes nous imposent. Ces responsabilités incluent l’appel à une bonté et à une sainteté plus grandes même. Le Bienheureux John Henry Newman aurait certainement approuvé cette suggestion.

Notes de bas de page

  • 1 J.H. Newman, Discourses Addressed to Mixed Congregations, London, Longmans, Green, and Co., 1891, p. 347. Cf. Id., Parochial and Plain Sermons, 8 vols, London, Longmans, Green, and Co., 1868 ; vol. 2, p. 32, 39 et 155 ; vol. 3, p. 156.

  • 2 Id., Parochial and Plain Sermons… (cité supra n. 1) vol. 2, p. 62 et 227 ; vol. 3, p. 114-15.

  • 3 Id., An Essay on the Development of Christian Doctrine, London, Longmans, Green, and Co., 1885, p. 29-30.

  • 4 Id., An Essay in Aid of a Grammar of Assent, London, Longmans, Green, and Co., 1885, p. 464.

  • 5 Id., Essays Critical and Historical, Vol. 2, London, Longmans, Green, and Co., 1885, p.190 et 192.

  • 6 Cf. Id., Fifteen Sermons Preached before the University of Oxford (University Sermons), London, Longmans, Green, and Co., 1872, p. 333. Voir aussi Id., The Theological Papers of John Henry Newman on Faith and Certainty (éds H. M. de Achaval, J. D. Holmes), Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 132-3 et 138 ; Id., Parochial and Plain Sermons, vol. 3, p. 160-1 et 169 ; Id. Grammar of Assent, p. 118-9. Newman reconnaît que les « impressions religieuses » peuvent être exceptionnellement produites dans l’esprit par des opérations « surnaturelles » comme celles qui sont manifestes dans le processus de l’« inspiration » ou par la « grâce illuminatrice » au baptême. Voir Id., University Sermons, p. 333.

  • 7 Id., Grammar of Assent… (cité supra n. 4), p. 464.

  • 8 J. Coulson, Newman and the Common Tradition, Oxford, Clarendon, 1970, p. 64.

  • 9 Cf. N. Lash, Newman on Development : The Search for an Explanation in History, London, Sheed and Ward, 1975, p. 140-1 : « Alors que, en 1845, Newman insistait sur le fait que la tâche d’établir l’“idée maîtresse” du christianisme, ainsi qu’elle a été appelée,… est au-delà de nous…, en 1878, il admettait l’opportunité “par souci d’ordre”, de considérer l’Incarnation comme la vérité centrale de l’Évangile et la source d’où nous avons à tirer ses principes » (cf. J.H. Newman, An Essay on the Development…(cité supra n. 3), p. 324). Lash observe que « en explicitant le caractère central du fait et de la doctrine de l’incarnation qui caractérise le plus profondément sa conception du christianisme, Newman ne revenait pas, en 1878, sur le jugement fait en 1845 concernant l’impossibilité d’établir l’« idée maîtresse du christianisme ». Lash voit l’insistance plus tardive comme étant partiellement la conséquence de « considérations apologétiques » (à savoir le refus du libéralisme) et comme étant en tout cas cohérente avec la constante « conviction théologique » de Newman. Il remarque que Newman parle de la doctrine de l’incarnation comme de l’idée « centrale », et non comme de l’idée « maîtresse ».

  • 10 J.H. Newman, An Essay on the Development… (cité supra n. 3), p. 316, 320, 321, 323, 327, 329 et 330.

  • 11 Id, Roman Catholic Writings on Doctrinal Development, translation and commentary by J. Gaffney, London, Sheed & Ward, 1997, p. 19 : « Au début, la parole de Dieu entre dans la pensée du monde catholique par les oreilles de la foi. Elle pénètre cette pensée, s’y installe et y reste cachée, devenant une sorte de profond sens intérieur. Elle est mise en jeu par le ministère et l’enseignement de l’Église ».

  • 12 Id, Grammar of Assent… (cité supra n. 4), p. 22-30. Pour une discussion du rôle de l’« appréhension réelle » dans l’assentiment de la foi, voir T. Merrigan, « Newman on Faith in the Trinity », dans I. Ker, T. Merrigan (éds), Newman and Faith, coll. Louvain Theological and Pastoral Monographs 31, Leuven - Grand Rapids MI, Peeters - W.B. Eerdmans, 2004, p. 93-116, spécialement p. 96-99.

  • 13 Id, An Essay on the Development… (cité supra n. 3), p. 37.

  • 14 Id, The Via Media of the Anglican Church, vol. 1, London, Longmans, Green, and Co., 1885, p. 41 ; voir aussi Id, An Essay on the Development… (cité supra n. 3), p. 77-78.

  • 15 Ibid., p. 39.

  • 16 Ibid., p. 29.

  • 17 Ibid., p. 38-39 et 92. Cf. T. Merrigan, « Revelation », dans I. Ker and T. Merrigan (éds), The Cambridge Companion to John Henry Newman, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 47-72.

  • 18 N. Lash, Change in Focus, London, Sheed & Ward, 1973, p. 92 ; Id., Newman on Development… (cité supra n. 9), p. 48 et 74-75.

  • 19 H. F. Davis, « Newman and the Theology of the Living Word », dans Newman Studien 6 (1964), p. 171 et 173.

  • 20 N. Lash, Newman on Development… (cité supra n. 9), p. 53.

  • 21 Cf. J.H. Newman, An Essay on the Development… (cité supra n. 3), p. 36, où Newman assimile une « idée vivante » à un « principe actif ». Ailleurs dans ses écrits (Discussions and Arguments on Various Subjects, London, Longmans, Green, and Co., 1885, p. 379 ; Grammar of Assent, p. 465-466 ; Lectures on the Doctrine of Justification, London, Longmans, Green, and Co., 1874, p. 53 et 198 ; Parochial and Plain Sermons, vol. 2, p. 288 ; vol. 4, p. 170 et 315 ; vol. 5, p. 41 et 93 ; vol. 7, p. 208-209 ; University Sermons, p. 29), il se réfère à la présence du Christ et de son Esprit comme au « principe » du christianisme. Voir N. Lash, Newman on Development… (cité supra n. 9), p. 106-109. Il y a au moins quelques raisons de penser que « complet » (J. H. Newman, An Essay on the Development… [cité supra n. 3], p. 38) signifie ici moins « définitif » que « adéquat ». Vue à cette lumière, la vie de l’Église contemporaine peut être considérée comme une « représentation » adéquate de l’« idée », tout comme l’était l’Église patristique (et Newman pensait clairement qu’elle l’était). En d’autres mots, il semblerait qu’il y a, chez Newman, une tendance à voir l’Église comme une « réalisation » de l’idée, à la façon d’une sorte de « continuum », c’est-à-dire en tant que « suffisante » à n’importe quel moment.

  • 22 Id., An Essay on the Development… (cité supra n. 3), p. 89.

  • 23 Ibid., p. 89.

  • 24 Ibid., p. 90.

  • 25 Ibid., p. 89.

  • 26 Ibid., p. 92.

  • 27 Ibid., p. 31, 86, 87-8 et 92.

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