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Sur les pas du Fils de l'homme: la christologie selon saint Marc

Amaury Begasse de Dhaem s.j.
En suivant l'Évangile selon Marc, depuis le «prologue» jusqu'aux deux finales, l'auteur laisse se déployer au fil du récit la christologie ascendante et contrastée de Marc, où le portrait humain de Jésus et sa mission révélatrice, suscitant le questionnement sur son origine, sont lieu de manifestation de sa relation au Père et à l'Esprit. Les titres humains et seigneuriaux (Christ, Fils de Dieu, Seigneur) de Jésus prennent sens dans l'autorévélation du «Fils de l'homme», crucifié et ressuscité, permettant d'éclairer les grands symboles de foi de l'Église.

Qu’est-ce qui étonne le lecteur, habitué aux formules christologiques de la Tradition, quand il s’interroge sur l’identité de Jésus révélée au fil du second Évangile ? Il est frappé à la fois par la richesse paradoxale de sa figure et par la relative pauvreté des titres christologiques que lui offre saint Marc, s’il les isole de l’ensemble du récit. Leur caractère polysémique, le contexte souvent ambivalent de leur énonciation ou la qualification parfois ambiguë de leur émetteur, laissent un sentiment d’indétermination : on ne sait trop quel sens leur donner, sauf à y projeter les déterminations ultérieures de la tradition ecclésiale. Mais en réalité, la christologie de Marc se dit en chaque verset et dans la totalité du récit, à travers les paroles et les gestes qui révèlent peu à peu l’identité du protagoniste, dans un jeu subtil de voilement/ dévoilement qui préserve la part du mystère dans l’acte même où le lecteur/auditeur de la Parole y est introduit.

Dès le prologue, Marc déroule ce qu’il va déployer dans la suite, mais en entrelaçant si finement les contrastes qu’il nous empêche d’emblée de tomber dans le faux-savoir dénué de foi, d’amour et d’espérance qui, pour lui, est l’apanage des esprits impurs : « Je sais qui tu es, toi » (1,24 ; cf. 1,34). Jésus va se révéler au long de son chemin. Il se dira à travers quelques confessions de foi explicites, mais aussi d’autres implicites, qui sont souvent le fait de « personnages mineurs ». Seul le récit pris dans son ensemble donne sens aux titres christologiques qui le parsèment, tout en gardant la distance analogique qui révèle au lecteur leur inadéquation conceptuelle à exprimer pleinement la personne singulière de Jésus.

En conséquence, pour découvrir la christologie marcienne il faut suivre la séquence narrative, en interrogeant l’enchaînement des péricopes, pour ensuite lui laisser dessiner, dans ses entrelacs, le visage de Jésus. Dans les limites du présent article, nous étudierons d’abord le prologue (narrativement délimité en 1,1-13), en raison de son statut particulier, avant de retraverser l’Évangile, d’abord pour saisir le portrait humain de Jésus, ensuite le mystère divin de sa personne qui s’y livre. Avant de conclure, nous verrons l’éclairage marcien sur le Symbole des Apôtres et celui de Nicée-Constantinople.

I Le « prologue » : une prolepse christologique ?

Marc entame son Évangile en en révélant déjà la fin et les étapes. En effet, le premier verset parle d’un « commencement de la Bonne nouvelle de Jésus, Christ, [Fils de Dieu] » (1,1). Le lecteur toutefois s’interroge : que doit-il mettre sous ces termes ? Il ne tarde pas à être introduit au cœur de l’énigme. Si le jeu des pronoms « mon » et « ton », dans la citation des v. 2-3 (Ex 23,20 ; Ml 3,1 ; Is 40,3), semble attribuer implicitement le terme « Seigneur » à Jésus, le fait qu’elle soit mise par le narrateur sous le chapeau d’Isaïe, au livre de la consolation, semble déjà y profiler la figure du serviteur, qui réapparaîtra à la fin du v. 11. L’irruption de Jean lui permet ensuite de présenter celui qui vient comme « le plus fort », mais semble le faire apparaître aussi disciple de Jean : « il vient derrière moi » (1,7). Jean, qui vient pourtant d’être rapproché de la figure d’Élie (1,6), creuse un abîme entre lui et celui qu’il annonce (1,7 : « je ne suis digne, me courbant, de délier la courroie de ses sandales ») et dont il dit qu’il baptisera d’Esprit Saint (1,8), ce qui relie à nouveau l’annoncé à la sphère de Dieu. Cependant, après une déclaration à tonalité eschatologique (« en ces jours-là »), on voit venir Jésus adulte, de Nazareth en Galilée, sans généalogie — ce qui semble contredire l’idée de Messie du v. 1 — et c’est lui qui est baptisé (1,9) d’un baptême de conversion pour un pardon de péchés (1,4). Toutefois, nouveau renversement, les v. 10-12 introduisent dans le regard de Jésus qui voit se déchirer les cieux et descendre sur lui l’Esprit comme une colombe, puis dans son ouïe, qui lui fait entendre une voix « hors des cieux ». Celle-ci, en convoquant implicitement le Ps 2,7, Gn 22,2 et Is 42,1 (premier chant du serviteur), affirme : « Toi, tu es mon fils, le Bien-aimé, en toi je me suis complu » (1,11). La théophanie paraît le mettre au plus près de l’Esprit, par sa descente sur lui, et au plus près du Père innomé, par la voix venue des cieux. Mais l’Esprit le chasse au désert, comme s’il avait un ascendant sur lui et comme si Jésus avait à son tour, sur fond des v. 2-3, à être le messager d’un Autre. Il y est tenté par le Satan, sans qu’on dise s’il lui résiste, mais il vit avec les bêtes sauvages, ce qui le situe dans le temps messianique de la création réconciliée, et servi par les anges, ce qui le met du côté de Dieu.

Le prologue ne livre donc pas seulement deux des titres majeurs des confessions de foi explicites. Il fait aussi pressentir, en attribuant au seul Isaïe la citation des v. 2-3, en mettant en scène la relation complexe de Jean et de Jésus et en évoquant Is 42,1 en lien avec le Ps 2 (drame messianique) et Gn 22 (sacrifice d’Isaac), que Jésus ne sera « Christ » et « Fils de Dieu » qu’en tant qu’il aura part à l’abaissement et à la souffrance. La figure du « Fils de l’homme » glorieux et souffrant, qui émergera au fil du récit, n’est pas présente. Mais il est bien question d’un mystérieux fils d’homme, dont le nom humain est « Jésus », surgi de Nazareth en Galilée, qui en revêt déjà les traits contrastés.

II Le portrait humain de Jésus

Dans l’Évangile selon Marc, l’évocation du mystère divin de Jésus est inséparable de son humanité : l’un apparaît dans l’autre, non à côté ou par-delà. Nous allons donc, dans un premier temps, regarder le portrait humain de Jésus que nous trace l’évangéliste, pour y découvrir ensuite ce qui s’y dit de la présence et de l’œuvre de Dieu.

1 Le prénom, l’origine et la famille de « Jésus »

Jésus entre en scène avec son prénom humain, par lequel il sera le plus souvent désigné1. Au lecteur/auditeur connaisseur des Écritures, celui-ci évoque Josué, qui fait entrer le peuple de l’alliance dans la Terre promise à travers le Jourdain, et son sens étymologique indique sa mission salvifique, puisqu’il signifie « le Seigneur sauve ». Mais si l’on peut trouver des allusions à l’alliance ou au Jourdain et si le thème du salut traverse l’Évangile, Marc, à la différence de Matthieu (1,21) ou de Luc (1,31), n’exploite pas le sens de ce prénom, dont la signification se construit plutôt à mesure que son personnage prend forme et visage.

Dès le prologue, nous connaissons le lieu d’origine de Jésus, Nazareth de Galilée (1,9), appelé plus loin sa patrie, qui lui fera mauvais accueil (6,1-4). Il y est connu comme charpentier, fils de Marie, frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon (6,3). Son père humain est passé sous silence. Les siens l’estiment « hors de lui » et sortent pour le saisir (3,21), est-il dit juste avant la référence au blasphème contre l’Esprit. Immédiatement après celle-ci, sa mère et ses frères le cherchent, mais il ne semble pas les recevoir, désignant sa famille en ceux qui font la volonté de Dieu (3,35). Sa famille charnelle disparaît alors du récit2. Plus tard, Jésus promettra le centuple à ceux qui auront quitté à cause de lui et de l’Évangile ou frères ou sœurs ou mère ou père ou enfants, sans évoquer toutefois le cas de l’épouse (10,29-30).

2 Les relations de Jésus

Incompris par les siens, Jésus semble en revanche un homme dont la vie est tissée de relations. À peine a-t-il commencé à proclamer qu’il appelle des disciples qui le suivent (1,16-20 ; 2,13-15) et le laissent rarement seul (1,35 ; 6,12.30 ; 6,46), sauf au moment de la passion où tous l’abandonnent (14,50). En 2,15 (première mention du mot « disciples » en commensalité avec les publicains et les pécheurs), il est dit que « ils étaient nombreux et ils le suivaient », ce qui peut se référer soit aux « disciples », soit plus vraisemblablement aux « publicains et aux pécheurs » : dans ce dernier cas, nous aurions un élargissement de la notion de sequela. Parmi ce groupe apparemment plus vaste, il en désigne Douze (3,14.16) auxquels, selon certains manuscrits, il donne le nom d’apôtres (3,14). Il les envoie en mission (6,7-11) et à leur retour ils sont à nouveau appelés apôtres (6,30). On découvrira, tardivement dans le récit, qu’il était aussi entouré de femmes qui le suivaient et le servaient depuis la Galilée et étaient montées avec lui à Jérusalem (15,40-41). Les frontières de ceux qui participent à la mission évangélisatrice de Jésus sont encore plus mouvantes si l’on y ajoute celui qui ne suit pas le groupe des Douze, mais parle de Jésus et chasse des démons en son nom (9,38-39), le lépreux (1,44-45), le gérasénien (5,19-20 ; cf. 8,26 : l’aveugle de Bethsaïde), Bartimée qui le suivait sur le chemin (10,52), la femme de Béthanie (14,9), Simon de Cyrène (15,21), le centurion (15,39), Joseph d’Arimathée (15,43), et ceux que Jésus vise peut-être au-delà du groupe des Douze quand il dit à Pierre, Jacques, Jean et André : « ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez » (13,37). Le champ de la mission ne cesse par ailleurs de s’élargir. Déjà, les va-et-vient sur les deux rives du lac, juive et païenne, ouvraient le chemin des nations, ce que confirmait l’étonnant dialogue avec la syrophénicienne (7,25-30). La référence devenait explicite à propos du Temple, « maison de prière pour toutes les nations » (11,17, cf. Is 56,7), puis dans les trois dernières mentions de la « Bonne Nouvelle », dans la bouche de Jésus3.

Dans l’exercice de sa mission, Jésus va à la rencontre des foules qu’il enseigne, ou les voit venir à sa rencontre, au point parfois de se sentir pressé par elles (1,9), d’avoir à monter dans la barque pour leur parler (4,1) et de n’avoir guère le temps de se reposer (6,31-34). Viennent à lui ou sont conduits vers lui de nombreux malades et des possédés, qui sont guéris en le touchant ou avec lesquels il entre en dialogue avant de les guérir. Fréquemment aussi, il entre en débat, presque toujours tendu, avec les représentants du monde religieux. Sa relation avec eux est toujours négative et sa critique acerbe, sauf dans le cas d’un scribe4.

3 Jésus et la foi d’Israël

Marc montre Jésus inséré dans la tradition de son peuple, non sans marquer subtilement une certaine distance5. Il souligne la liberté intérieure qui le distingue des scribes, pharisiens, sadducéens et grands-prêtres, qui très vite l’accuseront de blasphème (2,7) et de possession (3,22.30) et tiendront conseil contre lui (3,6). Jésus respecte le sabbat, mais il en conteste l’interprétation pour en proposer une autre, qui inclut en particulier le devoir de guérison (1,25-26 ; 3,4-5) : « Le sabbat arriva en raison de l’homme, et non pas l’homme en raison du sabbat, de sorte que le Fils de l’homme est Seigneur même du sabbat » (2,27-28). Cette dernière expression semble le poser au-dessus de la Torah. S’il n’est pas dit qu’il transgresse lui-même, comme ses disciples ou certains d’entre eux, diverses prescriptions6, le fait qu’il approuve leur conduite ou stigmatise ceux qui la leur reprochent laisse planer un doute sur sa propre observance. Il touche des impurs (1,44) ou se laisse toucher par eux (5,28-34), mange avec les publicains et les pécheurs (2,15), fréquente les terres païennes ou mêlées, entre en relation avec un possédé gérasénien (5,6-13), se laisse enseigner par une syrophénicienne (7,27-29), guérit un aveugle dans la région de Bethsaïde (8,22-26). Il déclare purs tous les aliments (7,19), paraissant suspendre les lois de pureté de la Torah, et conteste ce qu’il appelle le « commandement »7 de la répudiation (10,2.5), qu’il attribue à Moïse, mais estime dû à la dureté de cœur des israélites et contraire au dessein créateur de Dieu (10,5-6). Il ne se rend au Temple qu’à la fin de son ministère, en chasse les vendeurs et les acheteurs, renverse les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de colombe et ne laisse personne y transporter d’affaire, ce qui, au moins pour un temps, rend impossible l’accomplissement des sacrifices prévus par la loi (11,15-16). Il n’y entretient que des controverses (sauf avec un scribe), affirme que le Seigneur de la vigne la donnera à d’autres (12,9) et annonce la destruction prochaine de l’édifice (13,2). Mais il y récite le Sh’ma Israël (12,29) et son résumé de la loi est approuvé par un scribe (12,32-33). Le Jésus de Marc apparaît donc comme un juif croyant, soucieux de préserver la quintessence de la foi et la pureté du cœur, mais critique par rapport aux rites, aux pratiques, à plusieurs prescriptions explicites de la Torah orale et écrite. Semblant jouir du discernement de celui qui dispose de toutes choses, il n’a pas le même accent que celui de Matthieu, venu accomplir et non abolir la loi (Mt 5,17).

4 Les sentiments de Jésus

Marc laisse souvent entendre l’intimité du cœur de Jésus. Face aux esprits impurs ou aux démons, s’instaure une relation de franche opposition. Il les rabroue (1,21 ; 3,12 ; 4,49 ; 9,25), les chasse (1,14-26 ; 1,34.39 ; 5,13 ; 9,25) et ne les laisse pas parler (1,34). Une même tonalité de combat entache presque toujours ses rencontres avec les autorités religieuses. Il devine les pensées des scribes et les leur reproche (2,8-9), entend leurs récriminations et y répond (2,17). À la synagogue, avant de guérir l’homme à la main desséchée, il regarde l’assistance avec colère, contristé de l’endurcissement de leur cœur (3,5). Il qualifie ses interlocuteurs pharisiens d’hypocrites (7,6 ; cf. 12,14), avant de les apostropher (7,7-13), ou pousse un soupir, de lassitude ou de colère, face à leur demande d’un signe, à laquelle il oppose une fin de non-recevoir (8,12). Il en sera de même pour la demande des grands-prêtres, scribes et anciens relative à son autorité (11,27-33). Plus loin, il stigmatise à nouveau l’endurcissement de leur cœur (10,5). Il invective le figuier (image d’Israël) qui, hors saison, ne porte pas de fruits (11,13), ce que Pierre entendra comme une malédiction (13,20). Il « purifie » le Temple, accusant ses responsables d’en avoir fait une caverne de brigands (11,17, cf. Jr 7,11). Il leur adresse la parabole de la vigne (autre image d’Israël), où les vignerons jouent un rôle de meurtriers (12,1-11). Aux sadducéens, il dit qu’ils s’égarent beaucoup, ne connaissant ni les Écritures, ni la puissance de Dieu (12,24). Enfin, il ne semble pas accueillir sa mère et ses frères qui le cherchent (3,31-35) et s’étonne de la non-foi de ceux de sa patrie (6,6).

En présence des autres personnes rencontrées, la gamme des sentiments est plus étendue. Il accueille la supplication des disciples pour la belle-mère de Simon (1,31) et accepte de soigner ceux qu’on lui amène à la fin du sabbat (1,34). Il est impressionné par la foi des porteurs du paralytique (2,5). À la venue du lépreux, Jésus est « irrité » ou, selon d’autres manuscrits, « ému de compassion » (1,41) ; il le rudoie et le chasse (1,43). Il laisse ceux qui se précipitent sur lui le toucher (3,10 ; 6,56) et accepte d’entrer en dialogue avec un gérasénien possédé (5,8-13). Il accueille aussi bien la supplication de Jaïre (5,22) que le toucher impur de la femme (5,34), fait des reproches aux pleureuses qui entourent le corps de la jeune fille (5,39), mais dit de lui donner à manger (5,43). Il répond durement à la syrophénicienne, qui ne semble pas s’en émouvoir (8,27), avant de se laisser fléchir par elle. Il soupire en guérissant le sourd-bègue en Décapole (8,34). Il empoigne la main de l’aveugle de Bethsaïde (8,22) et lui intime de ne pas entrer dans le village (8,26). Il est ému de compassion sur les foules qui sont comme des brebis sans pasteur (6,34) et sur celles qui ont trouvé leur pasteur depuis trois jours, mais sont à jeun et risquent de défaillir en chemin (8,2). Par contre, il apostrophe cette « génération sans foi » qu’il paraît las de fréquenter et de tolérer (9,19) et il semble faire reproche au père du fils épileptique de son expression : « si tu peux » (9,23). Une seule fois, Marc dit qu’ayant fixé son regard sur quelqu’un, Jésus l’aima : il s’agit de l’homme riche (10,21). Enfin, il est prêt à arrêter sa marche vers Jérusalem pour entendre le cri de l’aveugle Bartimée (10,49), ou à se laisser émouvoir par l’obole d’une veuve (12,43-44) ou le geste d’une femme au flacon d’albâtre (14,6-9).

Avec ses disciples, on devine même affection et même rudesse. Il leur fait des reproches avec vivacité, sévérité ou lassitude (4,13 ; 4,40 ; 7,18 ; les huit questions de 8,17-21 ; 14,6.37), ou s’indigne de leurs actions (10,14). Il les contraint à monter dans la barque (6,45), puis cherche à les rassurer dans leur trouble (6,50). Il les invite à venir à l’écart et à se reposer un peu (6,31). Il rabroue Pierre (8,30.33) et le traite de Satan (8,33). Dans la suite de l’Évangile, Jésus paraît s’apaiser : il continue de les reprendre, de leur expliquer ce qu’ils n’ont pas compris, de les inviter à vivre d’une autre manière, mais davantage sur le mode de l’exhortation que de l’invective. L’annonce de la trahison et du reniement est ferme, mais sans violence. Dans la passion, Jésus commence à être saisi de stupeur, à ressentir l’angoisse, à être tout triste en son âme jusqu’à la mort (14,33-34), à prier son Père — qu’il appelle « Abba » — d’éloigner cette coupe de lui, s’il est possible (14,36.39). Il se tait, face aux faux-témoins (14,61) et à Pilate (15,5), et ressent l’abandon de la part de Dieu (15,34). Enfin, apparaissant aux Onze dans la seconde finale, il les insulte à nouveau pour leur non-foi et leur dureté de cœur (16,14), avant de les envoyer dans le monde entier (16,15).

En somme, le Jésus de Marc est habité de sentiments forts et contrastés. S’il peut être ému de compassion, ses relations sont empreintes de rudesse, de reproche ou de lassitude. S’il lui arrive d’être attentif à un besoin concret, il se montre habituellement sous un visage déterminé, exigeant. La seule fois qu’il nous est dit son amour pour quelqu’un, ce dernier ne le suit pas. Tel un prophète plein de zèle, il s’en prend à ceux qui, à ses yeux, défigurent le visage de Dieu, et reproche leurs lenteurs à ceux qui, cherchant à le suivre, peinent à le comprendre. L’image douce et miséricordieuse que nous nous faisons d’un Dieu fait homme en est troublée. Mais au moment de sa passion, silencieux, n’accusant personne, gardant sa confiance en ses disciples, il révèle la grandeur de l’homme fidèle à sa mission reçue de Dieu.

III Le mystère divin de Jésus

« Par quelle autorité fais-tu ceci ? Ou qui t’a donné cette autorité afin que tu fasses ceci ? » (11,28) : la question que les grands-prêtres, les scribes et les anciens adressent à Jésus dans le Temple cristallise l’interrogation sur son autorité et sur ses origines qui parcourt l’Évangile (1,27 : « qu’est-ce que ceci ? » ; 4,41 : « Qui, de fait, est celui-ci ? » ; 6,2 : « d’où ceci à celui-ci ? »). Si Marc trace sans fard le portrait humain de Jésus, il laisse par contre planer le mystère quant à son identité singulière en relation à Dieu, face à laquelle nous partageons l’étonnement des foules8. Sa discrétion épouse celle de Jésus dans le récit. Celui-ci ne la recommande pas seulement aux esprits impurs, suspects d’une confession inadéquate, mais aussi à d’autres personnages (1,44 ; 7,36) et à ses disciples, au moins jusqu’à la résurrection (8,30 ; 9,9). À deux reprises, le narrateur indique que Jésus aurait préféré plus de discrétion (7,24 ; 9,30). Marc procède de même avec son lecteur, l’invitant à accompagner le Maître dans sa mission, où se dit sa personne, où s’éclairent les titres qui le désignent, où se saisit, sobrement décrite, sa relation au Père et à l’Esprit.

1 La mission révélatrice

Marc n’offre ni prologue à la manière de Jean, ni récit d’enfance à la façon de Matthieu et de Luc. La révélation de l’identité de Jésus, survenu dans le récit à l’âge adulte (1,9), au moment où débute sa mission, va s’opérer au fil de celle-ci. L’autorité de ses paroles, ses actes de salut, le baptême et la métamorphose9, sa passion, mort, résurrection et ascension et le temps de la mission des disciples vont, par touches successives, faire découvrir ce qui en lui passe l’homme et donner de l’épaisseur à ses titres christologiques.

L’enseignement avec autorité

Après sa proclamation initiale : « convertissez-vous et croyez à la bonne Nouvelle » (1,15) et l’appel des premiers disciples (1,16-20), le premier acte de Jésus, le jour du sabbat, dans la synagogue de Capharnaüm, est un enseignement qui surprend par sa nouveauté et son autorité si différente de celle des scribes (1,22.27). Cette autorité s’exprime parfois par des déclarations solennelles : « amen je vous dis »10, ou des manières de parler quasi divines : « c’est moi » ou « je suis » (6,50 ; 14,62). Elle se marque aussi par une sorte de maîtrise sur le moment11, qui inclut des paroles performatives sur les réalités cosmiques12 et les éléments du repas13, en particulier celles de la dernière cène14, ainsi que des prédictions vérifiables, soit dans le récit15, soit par-delà le récit, comme au chapitre 13, où Jésus affirme : « je vous ai tout prédit » (13,23). Elle se manifeste enfin dans l’interprétation des Écritures, spécialement dans les controverses qui supposent la faculté de lire « comme il est écrit » (9,13 ; 14,21) et conduisent Jésus à apostropher ses interlocuteurs (11,17 : « N’est-il pas écrit ? » ; 2,25 ; 12,10.26 : « N’avez-vous pas lu ? »), ou son lecteur : « que le lecteur réalise ! » (13,14). En introduisant sa question sur l’interprétation du Ps 110,1 par la mention de l’Esprit : « David, lui, a dit dans l’Esprit Saint : le Seigneur a dit à mon Seigneur » (12,36), Jésus entendait-il qu’elle ne peut s’interpréter qu’à la lumière de l’Esprit qui l’a inspirée, et qui est venu reposer sur lui au baptême (1,10) ? En tout cas, son autorité semble être celle de la Parole qu’il commente.

Marc montre souvent Jésus enseignant les foules ou les disciples16. Peu à peu, nous en apprenons le contenu et la manière. Jésus enseigne en paraboles (4,2) et, partant de celle du semeur (4,13), il annonce un royaume de Dieu qui est de l’ordre du « comme » insaisissable (4,26.31), dont la croissance cachée (4,26-29) sera manifestée (4,22) jusqu’à abriter sous son ombre les oiseaux du ciel (4,32) et dont l’enjeu est tel qu’il peut justifier de couper la main, le pied ou l’œil qui scandalise, pour garder du sel en soi-même et y entrer (9,42-50). Si au départ il ne s’annonce pas lui-même, au fil du temps il introduit la foule et surtout ses disciples à son propre mystère, à la lumière duquel s’éclaire leur vie, et les invite à poser des choix « à cause de lui et de l’Évangile » (8,35 ; 10,29 ; cf. 13,9). Il les convie à prendre leur croix et à le suivre (8,34) jusqu’à Jérusalem (10,33), en leur promettant qu’ainsi ils sauveront leurs âmes (8,35), et leur annonce l’imminence d’un Royaume de Dieu qui vient en puissance (9,1). Il les invite à se faire le dernier, le servant (9,35) ou l’esclave (10,44) de tous, à l’image du Fils de l’homme (10,45), et il affirme que celui qui accueille un enfant en son nom l’accueille et accueille celui qui l’a envoyé (9,37) et que celui qui n’accueille pas le royaume comme un enfant n’y entrera pas (10,15). Il rappelle que tout est possible pour Dieu (10,27 ; cf. 14,36) comme pour celui qui a foi (9,23) et il promet que personne n’a quitté l’une ou l’autre chose à cause de lui et de l’Évangile sans recevoir une totalité au centuple, avec les persécutions (10,29-30). Il parle d’une coupe qu’il va boire et d’un baptême dont il va être baptisé et auquel les siens seront associés (10,39), et les invite à veiller avec lui (13,34.35.37 ; 14,34.37). L’enseignant et l’enseigné, le messager et le message font de plus en plus un.

Les actes de salut

D’entrée de jeu, l’enseignement apparaît indissociable des miracles attribués à Jésus, éminemment révélateurs, puisqu’ils couvrent la gamme des gestes promis pour les temps messianiques : des exorcismes en présence (1,25-26.32.34.39 ; 3,11 ; 5,13.34 ; 9,25) ou à distance (7,29), des guérisons d’infirmes (1,32.34 ; 3,10 ; 6,5.56) dont une fiévreuse (1,31), un paralytique (2,11), un homme à la main desséchée (3,5), un sourd-bègue (7,35), deux aveugles (8,25.52), la purification d’un lépreux (1,41), un pardon des péchés (2,5), un réveil à la vie (5,41). Mais si ces actes révèlent Jésus comme exorciste et thérapeute, leur dimension salvifique se dévoile progressivement. À partir des épisodes de Jaïre et de la femme hémorroïsse, le thème du salut, introduit par Jésus dans la discussion sur le sens du sabbat (3,4), prend corps en lien avec les guérisons et le thème de la foi (5,23 ; 5,28 ; 5,34 ; 6,56 ; 10,52), avant de se déployer dans la vie des disciples (8,35 ; 10,26 ; 13,13.20), celle de Jésus (15,30-31) et celle de la mission (16,16), entrelaçant la figure du Messie dans celle du Sauveur.

Le baptême et la « métamorphose »

Le baptême et la métamorphose participent au dévoilement de l’identité de Jésus. Le premier, au seuil du récit, lève le voile sur l’intimité des trois et leurs relations : la voix, dans sa relation de paternité ; l’Esprit, dans sa descente comme une colombe, comme pour oindre Jésus ou y demeurer ; Jésus, dans sa relation de filiation et sa docilité à l’Esprit qui le chasse au désert. La seconde, comme en réponse à la confession de Pierre, à la première annonce de la passion-résurrection et au scandale qu’elle a provoquée, nous fait entrer, comme disciples, en relation avec les trois, puisque la voix s’adresse à nous à propos de Jésus, et sans plus aucune mention de l’Esprit, comme s’il était absorbé en Jésus, en Élie et Moïse (l’Écriture prophétique qui parle avec Jésus et de lui), ou en nous.

Passion, mort, résurrection, ascension et mission des disciples

La passion de Jésus, sa manière d’expirer (15,37), le déchirement du rideau du Sanctuaire (15,38), son ensevelissement dans le monument, puis la pierre roulée, le message du jeune homme (première finale), les apparitions, l’ascension et le temps de la mission des disciples (seconde finale) sont, à la lumière de ce qui précède, comme une troisième théophanie où s’accomplit la révélation de Jésus dans sa relation à Dieu son Père et aux hommes. Dans sa relation à Dieu, du côté de Jésus, la passion fait voir son obéissance filiale lors de l’agonie (14,36), sa résistance aux tentations sur la croix (15,29-32) et son expression d’abandon de la part du Dieu si proche et si silencieux, Marc ayant redoublé le possessif, absent de la LXX, dans l’unique parole de Jésus en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (15,34). Du côté du Père, la résurrection montre sa relation à Jésus qu’il réveille (16,6) et relève (16,9), lui donnant de vivre (16,11), de se manifester (16,9.12.14), d’envoyer en mission (16,15), d’être emporté au ciel et de s’asseoir à sa droite (16,9). Dans sa relation aux hommes, la passion montre, par la scansion du mot « tous » (14,27.29.31.50.64) et la construction du récit, la totalité de l’humanité (juifs et païens, serviteurs et soldats, foules et autorités, disciples et brigands) impliquée dans la mort, dont s’échappent toutefois des lueurs d’espérance : la femme à Béthanie (14,3-9), le jeune homme nu (14,51), Symon de Cyrène (15,21), le centurion (15,39), les femmes (15,40.47) et Joseph d’Arimathée (15,43-47). La résurrection montre Jésus en relation, à travers le jeune homme vêtu, avec les femmes et ses disciples, qu’il précède en Galilée (16,7), et avec le monde et la création, où il les envoie proclamer (16,15) et où il œuvre avec eux comme Seigneur (16,20). Le dernier verset de la seconde finale suggère ce qu’indiquait déjà le jeune homme de la première finale : nous n’accéderons à l’identité mystérieuse de Jésus qu’en nous laissant précéder par lui sur les routes du monde où il nous envoie à sa suite annoncer la Bonne Nouvelle.

2 Les titres qui le désignent

Prennent à présent consistance les nombreux titres, humains et seigneuriaux, par lesquels le récit aide à cerner l’identité de Jésus, « Fils de l’homme ».

Les titres humains

Par titres humains, nous entendons des titulatures diverses qui parsèment le récit, relatives à son humanité et à sa mission. Ces titres naissent de « la rumeur » (1,28), qu’ils alimentent, de personnages, du narrateur, ou de Jésus lui-même. Ils forment une constellation de regards et d’opinions, qui ouvrent ou ferment l’accès à la figure paradoxale de Jésus, qu’ils n’épuisent pas, conduisant plutôt à interroger les titres seigneuriaux et celui de Fils de l’homme.

Le premier, dans la bouche d’un homme en esprit impur, est celui de « nazarénien », accolé à celui de « saint de Dieu » (1,24). Il rappelle la première entrée en scène de Jésus (1,9). On le retrouvera comme opinion de la foule à la sortie de Jéricho (10,47), dans la bouche de la servante du grand-prêtre (14,67) et dans celle du jeune homme annonçant la résurrection aux femmes (16,6). Dénomination plus extérieure, elle semble toutefois avoir été partagée par les femmes qui l’accompagnaient et permet de situer Jésus à partir de son lieu d’origine, et sans doute de sa naissance. Mais pour les gens de sa patrie, il est simplement « le charpentier » (6,3).

Enseignant, Jésus apparaît aussi comme le maître, dans sa bouche (14,14), celle de ses disciples (4,38 ; 9,38 ; 10,35 ; 13,1), d’autres personnages (5,35 ; 9,17 ; 10,20), des pharisiens et des hérodiens (12,14), des sadducéens (12,19) et d’un scribe (12,32). Il est une fois appelé « bon maître » par l’homme riche (10,17) et s’en défend, trois fois « Rabbi », de la part de Pierre (9,5 ; 11,21) et de Judas (14,45), et une fois « rabbouni » par Bartimée (10,51). Ce dernier lui donne aussi le titre messianique de « fils de David » (10,52) et il est acclamé, à son entrée à Jérusalem, comme celui qui porte le Royaume de « notre père David » (11,10). Le titre de « roi des juifs », donné par Pilate (15,2.9.12), l’accompagne durant sa passion (15,18.26), sans qu’on sache si sa réponse au gouverneur romain indique qu’il l’accepte ou qu’il le rejette : « Toi, tu le dis » (15,2). À la croix, il est bafoué par les grands-prêtres et les scribes au titre de « roi d’Israël », appliqué à Dieu ou au Messie-roi (15,32).

D’autres regards sur le Christ sont encore livrés. Ainsi Jésus se présente comme le médecin venu appeler les pécheurs (2,17 ; cf. 5,26.34), comme l’Époux présent et qui sera enlevé (2,19-20), et peut-être comme le vin jeune (2,22). Dans sa patrie, il semble se nommer lui-même « prophète » (6,4) : les gens le voient ainsi (6,15 ; 8,28), le comparant aussi à Jean-Baptiste (6,14 ; 8,28) ou Élie (6,15 ; 8,28). En partageant aux foules, à deux reprises, les pains ou poissons de ses disciples (6,41 ; 8,7), il se montre comme « le bon pasteur », ou peut-être « l’unique pain » (8,14). À Béthanie, il prend la place du pauvre (14,7). Pour le narrateur, il est le proagôn qui précède ses disciples vers Jérusalem (10,32). Jésus à son tour leur promet qu’il les précédera en Galilée (14,28) : le jeune homme en annoncera l’accomplissement (16,7).

Les titres seigneuriaux

Les trois principaux titres seigneuriaux (Christ, Fils de Dieu, Seigneur), auxquels on pourrait adjoindre deux autres (9,37 : l’envoyé ; 16,6 : le crucifié, qui fut réveillé), désignent une relation particulière de Jésus à Dieu. Éclairons-les par le récit.

Le terme « Christ », c’est-à-dire oint, intervient à quatre moments essentiels. Dans le premier verset, sans article défini, il est le premier à désigner pour le lecteur l’identité de Jésus, ce qui lui donne un statut privilégié, non sans ménager le suspense : l’est-il en fonction d’une onction royale, sacerdotale ou prophétique, l’est-il en un sens générique ou singulier ? Il revient, avec article défini, dans la bouche de Pierre au moment de sa confession (8,29), dans celle du grand-prêtre sous forme interrogative au moment du procès (14,61), puis de façon sarcastique, au pied de la croix (15,32). Dans le premier cas, Pierre est rabroué par Jésus (8,30), à l’instar des esprits impurs ; dans le second, Jésus répond « c’est moi » ou « je suis » (14,62), mais sans le prononcer lui-même, et préfère recourir au terme de « Fils de l’homme » ; dans le troisième, il ne peut que se taire. Jésus ne se l’attribue d’ailleurs jamais à lui-même, sauf indirectement en mentionnant la coupe d’eau donnée aux disciples « au nom de ce que vous êtes du Christ » (9,41). Il l’utilise encore lorsqu’il interroge sur la signification du Ps 110,1, de manière à faire réfléchir sur la seigneurie (12,35), et pour mettre en garde contre les faux Christ à venir (13,21). Cette discrétion de Jésus étonne, vu le statut de cette titulature placée par le narrateur en tête du récit. Jésus semble Christ dans la bouche des autres, plus que dans la sienne. Mais n’est-ce pas en raison des incompréhensions qui entourent ce terme ? Sans doute ne comprend-on le paradoxe du Christ qu’en découvrant sa seigneurie dans le don d’un verre d’eau fraîche à ceux qu’il envoie en son nom…

L’expression « Fils de Dieu »17 connaît au départ un destin similaire. Elle apparaît, dans la plupart des manuscrits, dès le v. 1 du prologue, sans article, accolée à la précédente, conformément à la tradition du messie-roi-fils du Ps 2,7. Elle revient, avec article défini, accolée à celle de Christ, sous une forme substantiellement identique, dans la bouche du grand-prêtre : « es-tu le Christ, le fils du Béni ? » (14,61). À nouveau, Jésus y acquiesce : « C’est moi » ou « je suis », mais sans la prononcer lui-même (14,62), pas même indirectement, et en revenant, nous l’avons dit, au terme de « Fils de l’homme ». À la fin, toujours sans article défini et avec un verbe à l’imparfait, on la trouve dans la bouche du centurion : « Vraiment, cet homme était fils de Dieu » (15,39). Si le contexte suggère au minimum la perception, de la part de ce païen, d’une réalité plus qu’humaine dans la manière dont Jésus a expiré, elle demeure à nouveau assez indéterminée. Par contre, elle apparaît, avec article défini, dans la bouche des esprits impurs (3,11) et au vocatif, dans celle du possédé gérasénien (5,7), ce qui n’est pas pour nous rassurer. Finalement, ce qui va lui conférer sa force particulière dans le récit, c’est d’avoir été l’objet, à deux reprises, du message de la voix venant des cieux ou de la nuée qui, en reprenant le Ps 2,7, proclame au baptême : « Toi, tu es mon fils » (1,11), et à la métamorphose : « Celui-ci est mon fils » (9,7). Le sens paraît jusque-là traditionnellement messianique. Mais le terme « mon fils » est accolé les deux fois à la mention de « bien-aimé », qui, dans la ligne de l’évocation d’Isaac (Gn 22,2 : « ton fils, ton unique, celui que tu aimes »), devient effectivement « un unique », « mon fils » et « l’héritier » dans la parabole des vignerons homicides (12,6). Nous voici, par la combinaison de la voix céleste et du genre parabolique, mis au plus près de la confession du monogène qui nous est devenue familière.

Le terme « kurios », qui peut signifier simplement « monsieur » ou exprimer — comme dans la LXX — la seigneurie de Dieu, entraîne dans la même sarabande. Nous l’avons vu, il fait une apparition discrète dès le prologue, dans la bouche du narrateur, où, à travers le jeu subtil des substitutions de pronoms, il paraît s’appliquer à Jésus (1,2-3). Il revient en 2,28, où Jésus lui-même qualifie le « Fils de l’homme » de « Seigneur du sabbat ». En 5,19-20, le texte joue sur l’ambiguïté : il semble, selon le contexte, qu’en disant « annonceleur autant que le Seigneur a fait pour toi et a eu pitié de toi », Jésus vise plutôt Dieu lui-même. Mais en nous disant, au verset suivant, qu’il « commença à proclamer dans la Décapole autant que Jésus fit pour lui », le narrateur nous laisse perplexes : entend-il manifester le décalage fréquent entre ce que Jésus dit et ce que les bénéficiaires font ou veut-il suggérer la possibilité de la transposition du terme à Jésus ? Le mot réapparaît, au vocatif, dans la réponse de la syrophénicienne (7,28), le contexte de sa démarche suggérant plus qu’une simple salutation respectueuse, sans qu’on puisse y lire nécessairement la présence d’un attribut divin. Le jeu entre les significations du mot « Seigneur » refait surface au moment de l’entrée à Jérusalem, où le mot Seigneur tantôt paraît désigner plutôt Jésus, dans sa proche bouche (11,3), tantôt plutôt Dieu, de la part des disciples ou de la foule (11,9, citant le Ps 118,26). En 12,9.11 comme en 13,20.35, l’expression, de la part de Jésus, paraît clairement viser Dieu. Vers la fin de son enseignement dans le Temple, immédiatement après avoir proclamé que « le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur » (12,29), Jésus, en interrogeant sur le Ps 110,1 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur » (12,35-37), suggère cette fois explicitement une possible pluralité d’attributions du titre : pluralité qui, compte tenu de la profession de foi qu’il vient de faire sur « l’Unique Seigneur », ne peut se situer qu’au sein de l’unicité de Dieu. Jamais nous n’avons été aussi près d’une confession de foi binaire, sinon trinitaire, de la seigneurie divine ainsi partagée. Enfin, en 16,19, apparaît dans la bouche du narrateur, au moment de l’ascension et de la session à la droite de Dieu, l’expression unique « le Seigneur Jésus »18, puis au verset suivant à nouveau « le Seigneur » qui, vu ce qui précède, désigne Jésus. Le récit, du prologue à la seconde finale, a patiemment tissé les liens qui permettent d’attribuer le titre à Jésus et le situer ainsi du côté de l’Unique Dieu.

Deux autres titres méritent l’attention. Le premier n’est employé qu’incidemment : en disant « qui accueille un-unique de pareils petits-enfants en mon nom m’accueille, et qui m’accueillera ne m’accueille pas moi, mais celui qui m’a envoyé » (9,37), Jésus s’est situé implicitement comme l’envoyé de Dieu, en qui il trouve l’origine de sa mission, sinon de son être. Le second n’intervient que dans la bouche du jeune homme : « Vous cherchez Jésus, le nazarénien, le crucifié. Il fut réveillé » (16,6). Ici, le trajet est comme inverse : il va du lieu d’origine terrestre de Jésus (1,9) à son nouveau lieu sans lieu de réveillé (« il n’est pas ici », « il vous précède en Galilée »), sis « à la droite de Dieu » (16,19), en passant, comme éternellement, par le chemin de la croix : « le crucifié ». La mission, en tant qu’envoi, pointe vers l’origine ; en tant que chemin, vers le passage obligé de Jérusalem et vers sa fin : « il vit » (16,11).

« Fils de l’homme » : l’autotitulature de Jésus

Le titre énigmatique de Fils de l’homme, qui ne figure ni dans le prologue, ni dans les finales, revêt toutefois dans le récit une importance primordiale, dans la mesure où Jésus est le seul à y recourir. Bien qu’il semble par là se désigner lui-même et que ses interlocuteurs paraissent ainsi l’entendre, Jésus le fait toujours à la troisième personne, comme pour marquer une distance de soi à son propre mystère. Si certaines allusions vétérotestamentaires peuvent l’éclairer, c’est surtout le récit qui va lui donner sens. D’abord, Jésus met en évidence son aspect de gloire : « le Fils de l’homme a autorité pour pardonner des péchés sur la terre », prérogative de l’unique Dieu (2,7.10), et il est « Seigneur même du sabbat » (2,28). Le contexte pourrait cependant suggérer le partage de cette prérogative à tous les hommes, dont Jésus est le symbole éminent, singulier et exemplaire. Ensuite, en contraste, l’expression lui sert, dans les annonces de la passion et de la résurrection, à mettre l’accent sur le chemin paradoxal de souffrance qui conduit à la gloire, qu’il dit conforme aux pensées de Dieu (8,33) : il annonce que le Fils de l’homme va souffrir, être exclu, être livré aux juifs et aux païens, être bafoué, fouetté, recevoir les crachats, être tué et après trois jours se lever (8,31 ; 9,31 ; 10,31). Il revient sur cette vision d’humilité19, qu’il prolonge par l’idée de service et sa finalité salvifique : « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner son âme en rançon pour beaucoup » (10,45). Jamais toutefois, il ne perd la perspective de gloire qui donne sens au chemin d’abaissement et de service20. En 13,26-27, il y adjoint la promesse d’un rassemblement des élus : « on verra le Fils de l’homme venant dans les nuées (Dn 7,13) avec puissance nombreuse et gloire. Et alors il enverra les anges et il rassemblera (ses) élus des quatre vents (Za 2,10) de l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel (Dt 30,4) ». Il la reprend, du point de vue de la vision, dans sa réponse au grand-prêtre : « […] vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant avec les nuées du ciel » (14,62).

Nous pouvons à présent mieux comprendre la préférence de Jésus. Nous avons vu l’ambivalence du terme « Christ ». Les termes « Fils de Dieu » et « Seigneur » nous ont conduits, l’un au plus près d’une confession du fils unique bien aimé, l’autre au plus près d’une confession binaire, où il y a deux Seigneurs dans l’unique Seigneur. Mais seul le terme « Fils de l’homme », tel que Jésus l’a investi de sa personne, pouvait dire à la fois le mystère de son humanité, avec ce qu’elle comporte de souffrance, de violence et de croix, et celui de sa gloire, par laquelle il va vers Dieu, selon la vision de Daniel, ou vient de Dieu, selon la relecture de Jésus, dans une solidarité salvifique avec l’humanité des élus qu’il vient rassembler des quatre vents. Il est le lieu de la révélation de Dieu et de l’homme, sur les routes de Galilée et en chemin vers Jérusalem. Le terme de Fils de l’homme révèle l’humilité de Dieu, son désir salvifique, le partage de sa gloire. Il révèle aussi la destinée souffrante et glorieuse de l’homme. Les termes « Christ », « Fils de Dieu » et « Seigneur » en ressortent purifiés de leurs ambiguïtés, démoniaques ou mondaines. L’Église ne pourra les prononcer avec justesse sans passer par ce chemin, que lui a promis le Fils de l’homme (8,34-38 ; 13,37).

3 La relation de Jésus à son Père et à l’Esprit

La relation de Jésus à Dieu, son Père, et à l’Esprit est sobrement mise en scène par Marc, mais en des lieux décisifs. De Jésus au Père, il y a d’abord le dialogue de la prière, lié à divers moments de la mission21. Parfois, nous ne savons que le contexte et les fruits de la prière : partir proclamer ailleurs (1,8), aller vers ses disciples tourmentés (6,48), guérir un fils épileptique (9,29). Lors de la guérison du sourd-bègue, les actes de la prière sont décrits : lever les yeux vers le ciel et soupirer (7,34). Il en va de même lors des partages des pains et à la cène : lever les yeux vers le ciel, bénir ou rendre grâce (6,41 ; 8,6 ; 14,22-23). Au moment de la passion, l’évangéliste nous ouvre aux paroles de la prière, avec des expressions en araméen qui plaident en faveur de leur authenticité. À Gethsémani, nous entendons Jésus prier et répéter : « Abba, Père, tout est possible pour toi » (14,36.39). Ce terme « Abba » accentue la dimension de proximité du rapport de paternité et de filiation, au moment où la volonté du fils doit douloureusement s’ajuster à celle du Père. Jamais utilisé dans l’Ancien Testament pour exprimer la relation immédiate de l’orant à Dieu son père, ce mot n’apparaît nulle part ailleurs dans les Évangiles et ne se retrouvera qu’en Rm 8,15 et Ga 4,6, chaque fois en relation avec l’Esprit. Sur la croix, Marc met dans la bouche de Jésus le début du Ps 22 « Eloi, Eloi, lema sabacthani ? » (15,34) : expression d’abandon d’autant plus forte que le lien est plus étroit. Jésus fait également référence au Père dans une exhortation à la prière adressée aux disciples, centrée sur le pardon : « Quand vous vous tenez debout en priant, laissez, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, afin qu’aussi votre père qui est dans les cieux vous laisse aussi vos manquements » (11,25). De manière générale, les recommandations de prier (9,29 ; 11,24.25 ; 13,18 ; 14,38), l’appel à la foi (9,23 ; 11,22) et le désir que le Temple soit « maison de prière pour tous les peuples » (11,17) confirment le sens de cette relation de confiance et d’abandon envers Dieu. Du Père à Jésus, il y a les épisodes du baptême, du désert, de la métamorphose, et le partage futur de la gloire (8,38). L’Esprit n’est pas absent de cette relation paternelle et filiale : présent au baptême, où il descend sur lui (1,10), et au désert, où il le chasse (1,12), il n’est pas cité lors de la métamorphose, mais son absence peut signifier qu’il a désormais sa demeure en Jésus, peut-être aussi dans les autres acteurs du drame. Jésus le met au cœur du discernement de son identité : agit-il par Dieu, ou par Béelzéboul22 ? Il rappelle que l’Esprit inspire les auteurs de l’Écriture à interpréter (12,36) et affirme qu’il parle à travers les croyants, à l’heure des persécutions (13,11). L’Esprit n’est jamais celui dont on parle, ou à qui on parle, mais celui qui demeure, parle et peut-être soupire en nous (7,34 ; 8,12).

Si, lors de la métamorphose, le Père s’efface devant Jésus qu’il désigne, plus souvent nous voyons Jésus orienter les regards vers Dieu (10,18 : « pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon, sinon l’unique Dieu »). Dès le début de sa mission, il se soustrait à l’emprise des hommes (1,35 ; 1,44.45 ; 3,9.35) et des esprits (1,26.34 ; 3,12), pour annoncer la « Bonne Nouvelle de Dieu » (1,14), laissant monter vers lui la louange (2,12), avant d’aller siéger à sa droite (16,19). Même quand il se révèle, Jésus s’efface et renvoie à Dieu23, qui seul dispose de la fin (10,40 : « siéger à ma droite ou à ma gauche, il n’est pas mien de le donner, mais c’est pour qui cela a été apprêté » ; 13,32 : « au sujet de ce jour-là ou de l’heure, personne ne sait, ni les anges au ciel, ni le Fils, sinon le Père »). La réponse au scribe sur le premier commandement (11,28-34) n’est-elle pas un portrait de Jésus : homme à l’écoute du Père et l’aimant de tout son être, homme qui aime son prochain comme soi-même ?

IV Éclairage marcien sur les symboles de foi

Les Symboles de foi recueillent l’apport des quatre Évangiles, des autres écrits du Nouveau Testament, de la catéchèse baptismale et des conflits christologiques intérieurs à la vie de l’Église. L’éclairage marcien sur le Symbole des apôtres, dont les plus anciennes versions remontent à la fin du IIème siècle, et sur le Symbole de Nicée Constantinople (315-381) donne de mesurer la distance progressivement établie entre une narration évangélique primitive et ce type particulier de récit formalisé que représente une confession de foi.

Le Symbole des apôtres garde la trace d’une christologie qui, à la manière de Marc, part de l’événement de Jésus, reconnu comme Christ, Fils unique et Seigneur, jusqu’à sa venue dans la gloire. Parcourons-en le texte :

Et en Jésus Christ, son fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, est mort et a été enseveli. Le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts.

En gras, nous indiquons ce que l’on peut fonder explicitement en Marc ; en italique, ce qui peut y trouver un fondement indirect, mais sûr ; en normal, ce qui n’y apparaît pas. D’emblée, on voit que toutes les affirmations du texte peuvent s’éclairer à la lumière de Marc, à l’exception de la conception par l’Esprit Saint et de la naissance virginale. On notera par contre que la vie publique de Jésus, si importante dans l’Évangile, a disparu du symbole, qui passe sans transition de la naissance à la Passion. Ce choix étonne le lecteur de Marc. Nous avons vu en effet que les titres de Jésus ici conservés (Christ, Fils de Dieu, Seigneur) et son identité d’envoyé et de crucifié ne prenaient sens qu’à partir de la totalité du récit de sa vie, que c’est en le suivant depuis les bords du lac que les disciples, à travers l’expérience de leurs incompréhensions, sont conduits vers le mystère de la croix, et que le mystère de la résurrection se manifeste à ceux qui se laissent précéder par lui en Galilée et envoyer dans le monde annoncer la bonne nouvelle. De cette clé d’interprétation de la figure de Jésus, le Symbole n’a conservé que le mystère de l’origine humaine (absent de Marc) et le mystère pascal. Une telle manière de procéder pourrait induire un type de foi gnoséologique, exprimée en des contenus littéralement exacts, mais dépourvue de relation véritable de disciple, formé à l’école de Jésus rencontré personnellement sur les routes de la vie. Dans le second Évangile, ce type de foi qui « sait » sans suivre ni aimer est le propre des esprits impurs. Il est donc pastoralement important que le Symbole, né au sein de la catéchèse baptismale, soit récité au cœur de la célébration eucharistique, dont la totalité lui donne sens.

L’article christologique du Symbole de Nicée-Constantinople est de facture différente. Il part de la Seigneurie de Jésus Christ, fils unique éternel de Dieu, pour venir, à partir de son incarnation dans le temps, à l’événement de Jésus parmi nous. Parcourons-en le texte :

Et en un seul Seigneur Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles. Il est Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Engendré, non pas créé, de même substance que le Père, et par lui tout a été fait ; pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel ; par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme ; crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Écritures, et il monta au ciel. Il est assis à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin.

Le lecteur de Marc est davantage déconcerté. Les trois principaux titres seigneuriaux demeurent, mais dans un ordre distinct : on ne va plus de « Jésus » à Fils puis à Seigneur, mais de Seigneur (précédé de « un seul », par référence à l’unité divine) à Jésus Christ et Fils. Les références au mystère pascal subsistent. Il n’y a pas davantage de référence à la vie publique. Elle semble avoir d’autant moins de pertinence pour l’identité de Jésus que celle-ci est essentiellement située en amont, non plus seulement dans son origine humaine, mais dans l’éternité de sa relation au Père. En conséquence, on souligne sa descente : « il descendit du ciel », « il a pris chair », « il s’est fait homme ». Du coup, la finalité de sa présence, à partir du dessein de Dieu, prend un nouveau relief (« pour nous les hommes et pour notre salut »), et cet accent se redouble dans le « pour nous » qui donne sens à la crucifixion, indirectement présent dans le second Évangile à propos de la destinée du Fils de l’homme (10,45) et au moment de la Cène (14,24). Tout comme le début, la fin est soulignée : la venue est une « venue à nouveau », d’où la traduction « il reviendra », et on insiste sur la durée sans fin du règne, qui correspond comme en inclusion à l’éternité d’origine. L’écart s’est creusé : ce n’est plus l’accès à l’humanité qui met en chemin vers la reconnaissance de l’origine et de l’identité plus qu’humaine de Jésus (15,39 : « Vraiment, cet homme était fils de Dieu), mais la théologie trinitaire et la personne du Père, qui donnent de situer le sens de l’événement de Jésus parmi nous. La reddition du symbole à l’intérieur de la catéchèse baptismale et sa récitation au cours de la célébration dominicale n’en acquièrent que plus de prix, car l’ordre d’exposition de la foi (du Père et du Fils et de l’Esprit à Jésus) peut ne pas correspondre à l’ordre de découverte du chemin de la foi (de Jésus à son Père dans l’Esprit), celui de l’Évangile selon Marc.

V Conclusion

Le Symbole des apôtres nous a offert un exemple de christologie ascendante, le Symbole de Nicée-Constantinople de christologie descendante. Ce renversement ne s’opérait-il pas déjà narrativement dès le premier verset du « prologue » marcien (1,1-13) : comme un retour du point d’arrivée vers l’origine ? Si la christologie de Marc est ascendante, au sens où il part de l’événement de Jésus pour faire apparaître le mystère de son identité, il a le génie de faire naître au sein de cette démarche ce questionnement sur l’origine (« Qui, de fait, est celui-ci ? »), que Jésus lui-même finit par susciter lorsqu’il interroge sur le sens du Ps 110,1. De la sorte, s’ouvre la voie à une possible réconciliation des deux démarches, la seconde ne venant pas en surplomb, mais étant intérieure au mouvement d’interrogation de la première.

En effet, bien que la traversée du prologue ait pu donner au lecteur une longueur d’avance, il découvre vite qu’il n’a pas d’autre accès au mystère de Jésus que de suivre, pas à pas, le chemin des disciples à l’égard de leur maître, d’entrer avec eux dans la barque, d’éprouver sa rudesse qui les invite au discernement, sa distance qui les laisse libres, son exigence qui les détrompe de leurs illusions, de se laisser enfin envoyer pour annoncer la Bonne Nouvelle à toute la création. Leçon précieuse quant au mystère qui nous est donné (4,11) : que chaque élément de l’histoire et du récit soit signifiant, que le sens allégorique se devine en tout point et que tout concoure à la révélation de Jésus, cela indique déjà le sens de l’incarnation. Leçon précieuse pour nous : il ne suffit pas de savoir son credo pour connaître Jésus et le « Dieu des vivants » (12,27). Le savoir est celui des esprits impurs, la foi est d’un autre ordre : de relation et de confiance, d’une part, de compréhension du dessein de Dieu, de l’autre.

Absente du prologue et des deux finales, la figure du Fils de l’homme, crucifié, ressuscité, est comme un condensé et la clé de ces contrastes. Le Fils unique et bien aimé du Père, le Seigneur envoyé, montant au ciel et assis à la droite de Dieu sans nuire à son unité, ne se comprennent pas sans lui : il faut être Dieu pour se faire si souffrant, si silencieux, si humble, alors qu’on a à sauver le monde. Béelzéboul n’agit pas ainsi : le Fils de l’homme opère en nous le discernement des esprits et des blasphèmes (2,7 ; 3,29 ; 14,64 ; 15,29). Alors peut s’opérer un autre renversement. Avant, les disciples suivaient Jésus24. À la fin, Jésus Seigneur travaille avec eux et les suit en confirmant la Parole par les signes de la foi (16,20). Ultime révélation du Fils de l’homme : « il n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup »…

Notes de bas de page

  • 1 Dix-sept fois : 1,1.9.14.24 ; 5,7.20 ; 8,27 ; 9,8 ; 10,21.27.32.47 ; 14,67.72 ; 15,43 ; 16,6.19.

  • 2 Il est improbable que Marie, mère de Jacques et de Joset (15,40), soit un écho de 6,3.

  • 3 13,10 ; 14,9 ; 16,9.

  • 4 Et peut-être en 2,12, après l’épisode du paralytique : « tous étaient hors d’eux-mêmes et glorifiaient Dieu en disant : jamais nous n’avons rien vu ainsi ». L’expression « tous » pourrait englober les scribes mentionnés en 2,6.

  • 5 1,23.39 : « leurs synagogues » ; 7,6 : « Isaïe a bien prophétisé au sujet de vous » ; 7,13 : « votre tradition ; 10,3 : « que vous a commandé Moïse ? » ; 10,4 : « c’est pour votre dureté de cœur qu’il a écrit pour vous ce commandement ».

  • 6 2,18.23-24 ; 7,2.

  • 7 À la différence de ses interlocuteurs, qui parlaient seulement de « concession ».

  • 8 1,27 ; 2,12 ; 5,15.20 ; 6,2 ; 7,37 ; 9,15 ; 11,18.

  • 9 Nous préférons ce terme (9,2) à celui de « transfiguration », car chez Marc, à la différence de Mt 17,2 ou de Lc 9,29, il n’est rien dit de la transformation du visage de Jésus.

  • 10 3,28 ; 9,1.12.41 ; 10,15.29 ; 11,23 ; 12,43 ; 13,30 ; 14,18.25.30.

  • 11 1,15 ; 10,30 ; 13,19 ; 14,30.41.

  • 12 4,39 ; 6,48.51 ; 11,14.21 ; 15,33.

  • 13 6,35-44 et 8,1-9 : partage des pains et des poissons.

  • 14 14,22-25.

  • 15 11,2-6 ; 14,13-16 ; 14,27 et 14,50 ; 14,28 et 16,7 ; 14,30 et 14,68.70.71-72 ; 10,33-34.

  • 16 1,21.22 ; 2,13 ; 4,1.2 ; 6,2.6.34 ; 8,31 ; 9,31 ; 10,1 ; 11,17.18 ; 12,14.35 ; 14,49.

  • 17 Dans l’Ancien Testament, l’expression peut désigner les anges (Gn 6,1-4) ; Israël (Ex 4,22 ; Sg 18,13) ; les enfants d’Israël (Dt 14,1) ; le messie-roi (Ps 2) ; le juste (Si 4,10 ; Sg 2,17-18) ; les juges et les princes (Ps 82,6, cité par Jésus en Jn 10,34).

  • 18 Certains manuscrits n’ont pas le nom « Jésus », mais le contexte est sans ambiguïté.

  • 19 9,12 ; 14,21.41.

  • 20 8,38 ; 9,9.

  • 21 1,35 ; 6,41.46 ; 7,34 ; 8,6 ; 9,29 ; 14,22-23.32.35.39 ; 15,34.

  • 22 3,28-30.

  • 23 1,14 ; 5,19 ; 8,31 ; 10,27 ; 11,9.11.17.24 ; 12,29 ; 13,19.20.35 ; 14,25.

  • 24 1,18 ; 2,14 ; 6,1 ; 8,34 ; 10,21.28.32.52 ; 14,54 ; 15,41.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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