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W. Pannenberg, Théologie systématique II. À propos d'un livre récent

À propos d’un livre récent*

Emmanuel Tourpe

Le lecteur averti ira directement aux pages 398s. de ce volume 2 très attendu de l’une des meilleures dogmatiques protestantes contemporaines: dans la traduction limpide et courageuse d’O. Riaudel, il lira le dénouement du débat christologique de Pannenberg avec Kasper qui a tant fait parler. Le célèbre barthien y confirmera-t-il sa position «historique dure», contre l’attitude «pneumatologique» et herméneutique du cardinal allemand? Les angles sont bien plutôt adoucis dans ces pages assez prudentes et plus chalcédoniennes qu’on aurait pu s’y attendre: plutôt qu’à une approche étroitement ascendante de la foi à partir de la résurrection, Pannenberg évoque ici une forme de circularité entre «réalité humaine et historique de Jésus» et «la lumière de sa provenance divine» (p. 401). L’avancée est même significative: «c’est seulement d’un point de vue méthodologique que la christologie ‘par en-bas’ a priorité» (p. 402). De plus, «il faut reconnaître qu’avec la reconstruction, dans la ligne d’une histoire des traditions, de la base des confessions christologiques, et en particulier de la confession de la divinité de Jésus, le contexte de fondation de l’argumentation christologique n’est pas encore totalement déployé» (p. 401). La conclusion est forte: «la christologie ‘d’en bas’ ne doit pas se comprendre à l’exclusion d’une christologie d’incarnation classique» (p. 402).

Le ton supérieur est ainsi donné, de ce grand livre d’un vrai théologien dont nous avions recensé avec intérêt plusieurs traductions antérieures — en particulier le tome 1 de la présente dogmatique (cf. NRT 132 [2010] 504). Celui qui s’est montré pour ainsi dire le «plus thomiste» des théologiens protestants en ce qui concerne du moins le concept de «vérité» décrypté dans le premier tome, est évidemment davantage acculé dans cette partie de son œuvre, consacrée à la création et au salut, à révéler son fonds barthien. Mais on retrouve au fond les mêmes accentuations qui faisaient alors la force de la compréhension «eschatologique» de la vérité: c’est l’action de Dieu qui est au centre de sa pensée. Le cœur de l’ouvrage est ainsi à trouver dans l’unité dramatique de la création et de la rédemption («seul l’accomplissement eschatologique du monde peut établir définitivement la justice de Dieu dans son action créatrice et par là aussi sa divinité», p. 237).

Pannenberg cherche tout d’abord à fonder «en théologie trinitaire» «l’idée biblique de Dieu» (p. 36), ce qu’il fait en montrant dans le Fils éternel «le principe de l’existence de toute réalité créée» (p. 40), et à travers une théorie, reprise à Th. Torrance, de l’Esprit comme «champ», ou plutôt comme «manifestation unique du champ de l’essence divine» (p. 120). Espace et temps sont ainsi des aspects de l’œuvre de l’Esprit. On ne sera pas surpris que chez notre auteur la «puissance créatrice de l’avenir» soit particulièrement mise en lumière (p. 139). Pannenberg poursuit ensuite ce cycle dans un dialogue serré avec les sciences contemporaines, afin de dégager, dans la nature auto-organisée, la perspective de l’Incarnation qui seule permet de «fonder l’affirmation selon laquelle la création est accomplie dans l’être humain» (p. 189). Mais c’est au fond toujours à la lumière de «l’accomplissement eschatologique» (p. 237) qu’est à comprendre la création, achevée dans l’homme. On lira avec intérêt les pages sur la «foi en la création et la théodicée» (p. 222s.) qui forment un ensemble tendu entre la «perfection» initiale de la création et le «mal originel». Elles affrontent sans reculer l’objection «la plus frappante contre la foi en un Créateur du monde sage et bon» dans «la souffrance plaintive et la mort des enfants» (p. 225): la réponse est évidemment… eschatologique, «dans la foi en la Résurrection des morts» (p. 226). Le cycle de la création est de fond en comble éclairé de cette lumière: «L’Esprit créateur de Dieu agit en donnant la vie dans toute la création, mais il est présent à toutes ses créatures et souffre avec elles de leur corruptibilité, de même que le Fils agit de façon créatrice dans l’apparition des formes créées jusqu’à ce qu’il prenne forme humaine dans un homme singulier» (p. 190).

Cette importante et courageuse cosmologie eschatologique (dont n’est pas totalement absente, si on lit bien, l’analogie de l’être au cœur de l’analogie de la foi) donne naturellement accès à une anthropologie eschatologique. Celle-ci s’ouvre sur un chapitre pascalien intitulé «Dignité et misère de l’homme» (p. 239s.) et se ferme logiquement sur le rapprochement de l’anthropologie et de la christologie (p. 389s.): «Le Ressuscité ne pouvait […] apparaître comme le Messie des seuls juifs, mais de toute l’humanité, comme Fils de Dieu, qui veut réunir tous les hommes avec lui, et par lui avec Dieu, à l’image de l’homme nouveau, eschatologique qui est apparu en lui» (p. 445). C’est dans le Christ que se résout l’énigme de l’homme, en particulier de sa mort qui n’est pas seulement liée à la finitude comme le voulait Barth (p. 379s.), ni un acte de l’homme comme le voulait Rahner (p. 382s): «à la différence de la finitude de l’existence créée, la mort fait partie de la création de Dieu seulement en lien avec le péché» (p. 383) et l’on ne peut obtenir la libération du péché et de la mort «que là où l’image du Fils prend forme dans la vie de l’humanité grâce à l’action de l’Esprit divin» (p. 385).

Ayant ainsi articulé dans la perspective de l’eschatologie la théologie fondamentale et la théologie dogmatique, l’être et la grâce, la création et l’Incarnation, l’humanité et la divinité, Pannenberg pourra dans la suite de son ouvrage faire voir à plein la divinité du Christ qui est celle de «l’homme Jésus» (p. 446). Dans le contexte que l’on a rappelé plus haut du débat avec Kasper, où Pannenberg adoucit certaines aspérités de son discours purement ascendant, le chapitre X (p. 447s) montre ainsi les bases et les développements de l’affirmation de la divinité du Christ. Il y devient clair que «l’histoire du développement christologique dans le christianisme primitif ne consiste pas en une suite sans connexion de représentations hétérogènes, qui auraient été rattachées dans un second temps à la personne de Jésus» (p. 515). «Il y a de bonnes raisons de considérer ces titres et ces formulations comme la nomination explicite de la signification propre, eschatologique, de la personne de Jésus» (ibid.). Ayant établi ensuite, par un geste scotiste assumé, «l’incarnation du Fils comme auto-réalisation de Dieu dans le monde» (p. 527), il reste à l’auteur à montrer la «Réconciliation du monde en Jésus-Christ» (p. 525s.). Ce travail sur le cœur de la pensée réformée est capital et aboutit à une sotériologie forcément… eschatologique: la réconciliation est un «acte de Dieu» objectif, posé dans la Croix, distinct de la réconciliation qui advient dans la subjectivité du croyant (p. 556). «En tant qu’acte de Dieu en vue de la réconciliation du monde, cet événement vise du reste à faire entrer les hommes dans la réconciliation que Dieu a ouverte. […] Ce n’est que par anticipation que l’on peut affirmer que la réconciliation du monde est déjà advenue par la croix» (ibid.), dont elle est plutôt le télos interne. C’est sur ce point que Pannenberg s’écarte de Barth, selon qui un tel événement est final et définitif (p. 557).

Ouvrage important, qui se caractérise par une certaine modération de ton et un potentiel œcuménique sérieux, ce volume systématise une théologie eschatologique qui résout bien des paradoxes et apories anciens. Il lui manque sans doute une vision protologique plus affirmée, qui viendrait compléter par le souci de l’origine la passion de la fin: c’est dans la polarité de l’Alpha et de l’Oméga que se laisse comprendre la Révélation si l’on envisage vraiment une vue systématique. On peut s’étonner aussi que Pannenberg discute au fond assez peu avec ses collègues catholiques si l’on excepte Kasper et Rahner et n’ait pas davantage débattu par exemple de la reprise balthasarienne de Barth. Il reste que W. Pannenberg offre dans ce second volume l’une des meilleures dogmatiques contemporaines, laquelle se caractérise par un souci notable d’intégrer, sans y rester enfermé, la cosmologie, l’histoire et le péché qui trouvent leur sens dans le dénouement eschatologique de l’action divine en Jésus Christ.

Notes de bas de page

  • * W. Pannenberg, Théologie systématique II, col. Cogitatio Fidei 279, Paris, Cerf, 2011, 635 p.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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