Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

X. Lacroix, Le corps retrouvé. Donner la vie, c'est la recevoir. À propos d'un ouvrage récent

À propos d’un ouvrage récent*

Alain Mattheeuws s.j.

Quelle est la place du corps dans nos cultures occidentales, dans les réflexions éthiques, dans la Tradition catholique ? À considérer les confusions et ambiguïtés actuelles, retrouver le corps est un vrai défi. Il ne suffit pas d’en parler ni de le montrer : il convient de vivre « bien » en son corps et d’en assumer les significations personnelles. Le plus souvent, le corps est dénié et n’est plus valorisé à notre époque de la gender theory et des transhumanismes1. Vingt ans après son premier essai sur « le corps de chair »2, Xavier Lacroix nous offre une belle réflexion critique tout en osant indiquer quelques repères sur un « modèle » familial, l’incontournable filiation, l’insaisissable différence sexuelle. Son diagnostic est clair :

Ce qui nous guette aujourd’hui, c’est la conception d’une liberté coupée de sa naissance, issue d’un état de nature mythique, dans une société qui naîtrait par contrat.

(p. 47)

Le corps n’est pas seulement un destin, une contrainte et un ensemble de limites. Il est, pour le moins, un texte qui offre du sens — mieux, une source d’actes et de sensations qui, repris et assumés par une liberté, construisent la personne humaine.

(p. 64)

Le fil conducteur de l’ouvrage est le désir d’une réconciliation de l’esprit et du corps au-delà des anciens et nouveaux dualismes.

Les dix chapitres reprennent, comme par étapes, des conférences et articles importants de l’auteur depuis 2006 jusqu’à aujourd’hui : le corps manipulé ; le christianisme et le corps ; le corps de l’amitié ; le mariage une affaire privée ; la famille porteuse d’avenir ; la foi au cœur du lien ; l’indissolubilité du mariage ; la résurrection de la chair. Notons en passant la problématique délicate de l’indissolubilité qui supposerait un débat théologique approfondi pour sortir des impasses évoquées, surtout au niveau sacramentaire3 ! Les autres thématiques abordées sont davantage éclairantes. Elles indiquent la maturation du philosophe et du chrétien engagé dans les débats frontières. Elles nous montrent l’évolution des défis rencontrés dans notre culture et dans le milieu ecclésial. Elles nous indiquent une réflexion personnelle de plus en plus centrée sur la structure conjugale et familiale4. On passe ainsi, par le sens spirituel de cette histoire personnelle, d’une réflexion sur le corps à des retrouvailles profondes des enjeux du conjugal dans la relation homme-femme, pour l’Église et dans le monde. Il s’agit de plaider « pour la non-dissociation entre le corporel et le social, entre le charnel et l’affectif, entre génération et éducation » (p. 48). Il n’est pas courant de lire des argumentations aussi unifiées.

L’introduction est neuve et synthétique. Elle est la clé herméneutique de ces divers chapitres. On y trouve des thèses fortes, un discernement personnel et des pistes de recherche pour aujourd’hui. Selon X. Lacroix, il convient de prendre conscience des réductions « intellectuelles » du mystère du corps. Elles se présentent de manière convergente et significative, sous la forme du transhumanisme, de la gender theory, de redéfinitions abstraites de la famille, de religiosités désincarnées, sacralisantes, à côté de l’ordre de la création, et enfin des histoires subjectives dans lesquelles le corps est à côté du sujet.

L’auteur, à la suite de ce que le jésuite X. Dijon appelle la « réconciliation corporelle »5, ouvre quatre voies de réconciliation (p. 29-48).

En soulignant la redécouverte de la phénoménologie (I), ce courant qui vise les phénomènes tels qu’ils nous apparaissent, en évitant de les idéaliser ou de les naturaliser, X. Lacroix rend hommage à un homme, Michel Henry, dont l’œuvre, encore mal connue ou controversée, ouvre une route neuve et riche de promesse pour affronter certains défis de la morale contemporaine6. Pour ce dernier, la chair est le lieu de l’autorévélation, autoaffection et auto-donation de la Vie en nous. « Ce n’est pas la pensée qui nous donne accès à la vie, c’est la Vie qui nous donne accès à la pensée » (p. 31). X. Lacroix explicite :

La vie elle-même est le phénomène originaire, un flux qui précède tout phénomène et grâce auquel nous éprouvons la phénoménalité. Emmanuel Levinas, quant à lui, a interprété la chair comme affection, passivité, vulnérabilité, c’est-à-dire exposition à l’autre.

(p. 31)

Le mot chair est un autre nom pour dire le « corps propre », une intériorité radicale, qui par ailleurs appartient aussi à l’extériorité. « Ce corps n’est pas situé devant les choses ni à côté d’elles ; il est en leur fond. La chair dessine cet enracinement originaire » (p. 31). « Avant la séparation du sujet et de l’objet, antérieure à leur division est le mouvement de la vie, la présence au monde, qui est corporelle » (p. 35).

La Bonne Nouvelle chrétienne (II) est aussi un lieu réflexif privilégié : « Rien n’est plus contraire à la sève chrétienne que le mépris du corps » (p. 41) : depuis que Dieu lui-même s’est fait chair, toutes les réalités disent sa présence. En effet, la foi chrétienne et les anthropologies qu’elle suppose offrent une piste pour une réconciliation radicale avec le corps. Pour les Hébreux, la personne (le mot n’est pas employé) est bien un corps animé, plus qu’une âme incarnée. Et ce corps est animé par un souffle (nefesh), animé lui-même par l’haleine de vie (nishmat haïm) provenant de l’Esprit (Gn 2,7). Ainsi on parle de corps, âme, esprit. Et le Créateur porte une attention particulière au corps dans lequel et par lequel il agit. Dans le Nouveau Testament, tous les signes de puissance de Jésus passent par le corps : le sien, celui des malades, celui de la création. « Votre corps n’est-il pas le Temple de l’Esprit Saint » dit saint Paul (1 Co 6,19). Ainsi pour la vie chrétienne, toutes les réalités les plus ordinaires et les plus humbles, les plus sensibles et les plus concrètes sont-elles « spirituelles » : le charnel est lui-même spirituel. Bien plus, elles disent une « présence divine » (p. 41). C’est l’intuition de saint Ignace, par exemple, qui parle de « trouver Dieu en toutes choses ». On trouve dans le christianisme cette « mystérieuse inscription de l’éternel dans le temporel » dont parle Péguy (p. 41). Pour les chrétiens, le sacré n’est pas la nature. Ils n’opposent pas non plus la nature et l’esprit, mais ils cherchent la vraie présence dans les deux et leur articulation. Quelle est la source commune « entre l’esprit et la vie, la mystérieuse origine dont proviennent l’un et l’autre » (p. 42) ?

X. Lacroix souligne aussi deux autres pistes de dialogue et d’approche de la vérité du corps : la parole poétique (III) et le corps plus grand (IV) dans lequel tout corps personnel est situé. La poésie en effet est souvent prophétique (« les mots ont une chair », p. 37 ; « la parole poétique est sans doute le meilleur contrepoint à la suprématie du savoir objectif », p. 36). De même, le corps propre livre tout son sens dans le corps social, fraternel, générationnel : « être corps, c’est faire corps. Notre corps n’est pas seulement individuel. Il est lié, relié, solidaire » (p. 45). Ainsi le corps est-il toujours relié à la parole dans une réflexion qui reste personnaliste, donc unifiée. Ces pistes, plus ou moins développées, ouvrent un large espace réflexif au lecteur et indiquent l’ampleur des défis à affronter.

Le livre est riche, tant dans ses expressions littéraires que dans la recherche d’une intégration entre l’anthropologie et l’éthique, entre le philosophique et le théologique. L’apport chrétien est ainsi explicité de manière paisible, mais il interpelle ! Le christianisme, bien que souvent perçu ainsi, n’est pas « contre le corps » ; l’auteur l’explicite avec bonheur en traduisant en termes contemporains l’exclamation paulinienne : « Le corps est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps » (1 Co 6,13). La réflexion théologique décisive se trouve toujours dans le mystère de l’Incarnation, des « noces du Verbe et de la chair » (chap. 3). De ce mystère, longuement contemplé et médité durant des siècles, surgissent des lumières nouvelles pour affronter le mystère du masculin et du féminin, de la fécondité du célibat et du mariage, de la dignité intrinsèque de toute personne en son corps, de l’accueil de l’enfant.

Pour traduire ce que X. Lacroix exprimait déjà dans un chapitre sur « l’insaisissable différence »7, le corps de l’homme et de la femme a une signification plus profonde (spirituelle et transcendante) que dans les apparences que la personne donne d’elle-même. Autrement dit, le statut du corps personnel, et donc des relations corporelles que nous pouvons tisser entre nous, n’est pas que « catégorial », « neutre », « ontique ». Le corps humain est le lieu d’expression de la liberté : il est chargé d’une histoire dont les rides et le sourire, la jouissance sexuelle ou l’apparition d’un enfant sont en vérité des « figures » non pas énigmatiques ou d’errances absurdes, mais « paradigmatiques » et qui donnent toute l’amplitude des enjeux de la destinée humaine.

Si les questions du corps, particulièrement à l’origine et à la fin de la vie, et tout particulièrement dans le fait « sexué », ne pointent pas vers une transcendance, le corps est en miettes et la personne se délite dans ce qu’elle est, dans ce qu’elle fait, dans ce qu’elle vise : les projets humains portent la trace de l’éphémère et le devenir lui-même s’évanouit puisque l’être n’est plus. Sommes-nous en vérité condamnés à vivre en nos corps de cette manière fantasmatique ? Le corps personnel de l’être humain n’a-t-il pas une autre destinée, dans l’histoire humaine, dans l’histoire sainte dès qu’elle nous apparaît ainsi en Jésus-Christ ? La réponse à cette question est décisive pour notre salut : celui qui s’opère, par notre liberté, en notre corps de chair qui fait « histoire » avec les autres « frères et sœurs » en humanité. Il faut donc continuer à « retrouver » individuellement et sociétalement le sens du corps et, si possible, avec l’intelligence de l’Esprit, plaider, encore et toujours, dans la paix et la vérité, pour une anthropologie du « corps réconcilié ».

Avec X. Lacroix, nous plaidons pour une anthropologie équilibrée dans laquelle le corps est substantiellement uni à l’identité personnelle. Il ne s’agit pas d’être naturaliste en mettant uniquement en avant le rôle physiologique du corps et de ses données naturelles. Il ne s’agit pas non plus de minimiser la part culturelle qui intervient dans nos conduites et dans notre psychisme. Mais tout n’est pas culturel et tout n’est pas construit dans ce que nous vivons. La liberté en un corps ne peut pas être purement « pure » et « existentielle », mais elle intègre : elle naît à partir de ce qu’elle n’est pas (du corps qu’elle ne choisit pas puisqu’elle surgit en ce corps). Mais cette limite du corps, surtout sexué, n’est pas une tyrannie, un manque ou un conditionnement dont il faudrait s’accommoder ou dont on pourrait se détacher comme par magie ou illusion. Notre corps est toujours source de sens. Il est toujours source d’un sens qu’il nous faut décrypter, assumer, développer et transmettre.

Penser le corps comme source de sens, lieu d’une donation originelle, c’est concevoir la personne en position de réceptivité. Elle ne vit pas seulement de la possession mais de l’accueil. Du coup, son autonomie n’est pas absolue. Elle est et se conçoit elle-même comme dépendante. Elle consent à cette dépendance. Il y a un embranchement décisif : ou bien se concevoir comme self made man, dans la logique existentialiste selon laquelle « l’homme sera ce qu’il a projeté d’être », ou bien se concevoir et concevoir l’humain comme origine seconde, précédée à la fois par un don originel et par les « données de la nature ».

(p. 65)

Notes de bas de page

  • * X. Lacroix, Le corps retrouvé. Donner la vie, c’est la recevoir, Paris, Bayard, 2012, 272 p.

  • 1 Sous la poussée de nouvelles technologies (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives), on cherche un homme « augmenté », « enrichi ». Il faudrait en améliorer les performances de telle manière qu’on puisse parler d’une « nouvelle espèce humaine », d’une race de « mutants ».

  • 2 X. Lacroix, Le corps de chair, Paris, Cerf, 1992.

  • 3 On connaît les difficultés et les souffrances des chrétiens divorcés qui veulent se remarier et qui se « remarient ». Les impasses de la communion eucharistique et du sacrement de réconciliation autour desquelles de nombreux théologiens réfléchissent ne nous semblent des « impasses » que parce que l’ordre de l’économie sacramentelle, qui ne coïncide ni avec les exigences morales ni avec les critères ecclésiologiques, n’est pas assez travaillé, mis en évidence et enseigné.

  • 4 Il est significatif de constater que la signification « pleine » du corps ne peut pas faire abstraction, en soi et dans l’histoire des sociétés, de la conjugalité et de la paternité. Il serait encore plus heureux de pouvoir situer théologiquement le charisme du célibat consacré en lien avec la beauté du corps, créé par Dieu et pour Lui.

  • 5 Cf. X. Dijon, La réconciliation corporelle. Une éthique du droit médical, coll. Donner raison, 2, Bruxelles, Lessius, 1998.

  • 6 Voir la thèse d’A. Vidalin, Acte du Christ et actes de l’Homme, La théologie morale à l’épreuve de la phénoménologie de la vie, coll. Essais du collège des Bernardins, 16, Paris, Parole et Silence, 2012.

  • 7 Cf. X. Lacroix, « La différence sexuelle a-t-elle une portée spirituelle ? », dans Homme et femme, l’insaisissable différence, Paris, Cerf, 1993, p. 139-149.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80