De Saint-Ignace à Saint-Loup. Quatre siècles d’un joyau baroque à Namur 1621-2021

(dir.) Thérèse Cortembos (dir.) Marie-Christine Claeys
Arte y literatura - reviewer : André Haquin

Préfacé par le P. François Boëdec, provincial des jésuites pour l’Europe Occidentale Francophone (EOF), le fort volume célèbre le 500e anniversaire de la conversion d’Ignace de Loyola et le 400e de la canonisation d’Ignace et de François-Xavier. Il fait mémoire de l’arrivée des jésuites à Namur (1610), de la construction du collège et de l’église Saint-Ignace (1610-1645), à l’époque du baroque brabançon qu’on peut aussi appeler un « baroque tempéré » en ce qui concerne le décor. L’ouvrage est l’œuvre d’une bonne vingtaine de spécialistes, historiens et historiens d’art, qui restituent à la fois le contexte historique, politique, social, religieux, et éducatif de cette implantation qui jouera un rôle central dans la ville et la région de Namur de 1610 à 1773, date de la suppression de la Compagnie de Jésus. Les cinq parties de l’ouvrage sont : « La Compagnie de Jésus. Fondements et mission de l’Ordre » ; « Un projet théologique et architectural : les jésuites à Namur » ; « La scénographie du lieu » ; « Le patrimoine mobilier » ; « De l’Ordre des jésuites au statut paroissial et à l’école laïque ». L’année 2021 marque la fin de la restauration de l’église Saint-Ignace, devenue l’église paroissiale Saint-Loup à partir de 1773. On avait pensé que cette restauration aurait pu se terminer il y a vingt ans déjà. À ce moment, un groupe d’universitaires de Namur, de Louvain-la-Neuve et d’autres institutions s’était mis au travail et avait préparé un volume intitulé Les Jésuites à Namur 1610-1773. Mélanges d’histoire et d’art publiés à l’occasion des anniversaires ignaciens (Namur, P.U.N., 1991, 243 p). Les deux parties en sont « Les jésuites dans les anciens Pays-Bas et à Namur » et « L’ancienne église Saint-Ignace, actuellement Saint-Loup à Namur, son mobilier et son collège ». Il devait servir de catalogue pour l’exposition prévue dans l’édifice. Ce travail, régulièrement cité par l’ouvrage de 2021, n’est nullement devenu obsolète. Il est complémentaire de l’actuel volume, pour ce qui est de la personnalité d’Ignace et de l’histoire de la Compagnie, notamment en matière d’éducation et de pédagogie jésuite basée sur la répétition, la graduation des difficultés, la participation, l’imagination et l’usage de l’image.

Ignace devient le premier général de la Compagnie en 1541. Les Exercices Spirituels seront pour les compagnons et les fidèles l’instrument privilégié du progrès de la foi et de la conversion. Si la mission d’évangélisation dans son sens large s’est imposée d’abord aux premiers jésuites, l’enseignement leur a paru très tôt nécessaire, face à la Réforme protestante, au Jansénisme et aux Humanistes, d’où la fondation du Collège romain, puis des nombreux collèges de jeunes dans le monde et notamment dans les Pays-Bas méridionaux. Lorsque les jésuites arrivent à Namur, la phase institutionnelle de la Compagnie est virtuellement achevée. Les compagnons seront des « contemplatifs en action », avec une double priorité, la vie spirituelle et la vie apostolique. À preuve, le souci des plus démunis, qui amènera à la création de l’École dominicale des pauvres (1660) dotée d’une chapelle, à quelques pas du collège, et fondée grâce à la générosité d’Anne de Rupplémont. Le dimanche, les jésuites y donnent l’instruction et le catéchisme aux garçons et aux filles et ils se rendent de même à l’Hôpital Notre-Dame et à l’Hôpital Saint-Jacques. L’enseignement au collège de Namur est offert gratuitement ; les étudiants viennent de la ville et de toute la région. Le collège devient rapidement un foyer culturel et spirituel pour les Namurois. L’église Saint-Ignace, en raison de son volume, peut accueillir des centaines de personnes, non seulement les élèves et les maîtres, mais les habitants de la ville, surtout les dimanches et jours de fête. De la sorte, la communauté jésuite assure à la fois l’enseignement des jeunes et la pastorale d’une large population.

Le plan de l’église est basilical. L’architecte en est le frère jésuite brugeois Pieter Huyssens, qui a déjà œuvré pour la construction de bien des églises d’autres collèges. L’église ne comporte pas de transept, mais une nef centrale orientée vers le chœur et doublée de deux collatéraux aboutissant aux chapelles de la Vierge Marie et de saint Ignace. Sur l’autel central, doté d’un monumental retable de marbre, se fixent tous les regards. Le tabernacle et la réserve eucharistique y tiennent la place centrale, ainsi que l’expositorium pour l’adoration du Saint-Sacrement. Le chœur est fermé par le banc de communion qui invite à recevoir fréquemment le pain de vie. La chaire de vérité au milieu de la nef centrale souligne l’importance de la prédication. Les nombreux confessionnaux, au nombre de dix, appellent à la conversion et à la confession fréquente. On le voit, les sacrements et les actes pastoraux de l’Église catholique sont mis en valeur dans l’espace sacré, en particulier ceux qui ont été contestés par les réformateurs : la présence réelle du Christ à l’eucharistie, le sacrement de la pénitence, le culte des saints et des reliques, et bien sûr la prédication qui éclaire et fortifie la foi des fidèles. Cette disposition soignée et de grande qualité artistique est destinée à frapper les esprits. Elle est comme un langage non verbal qui s’adresse aux sens pour toucher ensuite le cœur et l’intelligence. Les jeunes frères jésuites, très actifs dans les constructions, sont souvent des artisans ou des maîtres de chantier parmi lesquels on trouve des maçons, des tailleurs de pierre, des menuisiers, des ébénistes, mais aussi des artistes, architectes, peintres, sculpteurs, qui ont été formés dans le monde civil et apportent leur savoir-faire au service de la communauté religieuse.

La « scénographie du lieu » comme disent les historiens d’art est guidée par le programme spirituel de la Compagnie. Protestants et Jansénistes critiquent l’Église catholique qui construit des églises à grands frais plutôt que de donner cet argent aux pauvres. Qu’à cela ne tienne ! Les jésuites s’inscrivent dans la pastorale post-tridentine de la Contre-Réforme, bien décidés à relever ce défi, non seulement par leurs écrits, comme les Bollandistes d’Anvers, attelés à une hagiographie exigeante, mais aussi par l’art qui touche la sensibilité des fidèles. Ainsi la voûte de l’église, faite de tuffeau de Maestricht, éclaire la nef de sa couleur dorée. Elle est entièrement sculptée et fait apparaître un décor de fleurs et de fruits, de cornes d’abondance et de volutes qui magnifient la vie de tous les jours, en vue de célébrer la vie divine à laquelle tous sont invités. On peut en dire autant des sculptures exceptionnelles des confessionnaux. Huit sont du xviie s. et les deux derniers du xviiie s. Certains sont ornés de colonnes de divers styles et de nombreux personnages, parfois des patriarches, des prophètes et des apôtres, comme dans les stalles de l’abbaye de Floreffe, qui sont l’œuvre de Pierre Enderlin. Celui-ci a peut-être travaillé pour l’église Saint-Ignace. À l’intérieur du confessionnal, lieu de l’échange sacramentel, on trouve de petits tableaux religieux, sorte de guides pour le pénitent et le confesseur. L’extérieur des confessionnaux comporte, comme la voûte, de nombreux personnages et des sujets, végétaux et autres, qui célèbrent la joie de vivre et rappellent le jardin d’Eden. Les centaines d’étudiants du collège, dont les sources d’archives ont révélé la provenance, apprennent les belles lettres et les connaissances d’un véritable humaniste, mais aussi les beautés de la foi chrétienne. Foi et culture sont engagés dans une alliance réussie qui permet de passer du monde visible au monde invisible, de la création de Dieu à ses dons spirituels. L’église ne comporte pas de stalles, car l’Office divin n’y est pas célébré par les membres de la Compagnie, sauf les vêpres aux fêtes solennelles, par exemple d’Ignace et de François-Xavier. Elle accueille de bon matin la communauté des religieux pour la messe et dans la matinée les élèves pour celle qui leur est destinée. La méditation et la prédication y tiennent une place particulière, notamment lors des fêtes et des missions auxquelles la population est invitée. Les dévotions y ont leur place, en particulier envers la Vierge Marie. Les étudiants se regroupent en sodalités ou congrégations mariales et viennent le samedi après-midi pour un office qui comporte notamment les litanies de Lorette, le Salve Regina et l’Ave Maria. Des musiciens et des chanteurs y rehaussent la liturgie solennelle de leur art, par le plain chant, les faux-bourdons et les motets. Il s’agit, ici encore, de respecter le subtil équilibre entre faste et luxe, qui ne conviennent pas à des jésuites, et art et beauté, porteurs d’un message qui atteint les sens et entraîne vers le ciel. La liturgie n’est-elle pas comme « le ciel sur la terre », pour reprendre le langage des chrétiens d’Orient ? Les marbres de plusieurs couleurs (noir, rouge, blanc) sont partout, sur les retables des autels, au sol et sur les magnifiques colonnes de la nef centrale. Ils balisent le chemin qui conduit vers le Seigneur. De même que les nombreuses peintures, notamment celles qui sont posées au-dessus des confessionnaux et qui évoquent les épisodes de la vie de la Vierge et du Christ, en rapport avec certains passages des Exercices Spirituels. On trouve dans l’église de nombreuses toiles, dont les plus célèbres sont de Jacques Nicolaï, peintre originaire de Dinant, dans la mouvance de Rubens. Aujourd’hui une dizaine de toiles de Nicolaï se trouvent depuis 1776 à la cathédrale Saint-Aubain de Namur, notamment l’Adoration des Mages, le Baptême du Christ, la Vocation de Matthieu, la Guérison de l’Aveugle-né, la Dernière Cène. Tous ces chefs d’œuvre sont documentés dans l’ouvrage et font l’objet d’analyses précises selon les critères les plus actuels. Les nombreuses archives sont mises à contribution par les auteurs, notamment concernant les plans de l’église et la vie du collège (listes d’enseignants, listes et origine des étudiants, etc.). Les bâtiments du collège jésuite, dont la plupart ont été conservés, sont aujourd’hui affectés à l’enseignement de l’Athénée royal et font l’objet de dossiers érudits.

La suppression de la Compagnie de Jésus intervient au xviiie siècle, le « Siècle des Lumières » et celui du Régalisme, alimenté par la pensée du janséniste Van Espen, professeur de droit canonique à l’Université de Louvain. Comme lui, Mgr Hontheim (Fébronius) considérait que les affaires religieuses sont du ressort des autorités religieuses et les affaires temporelles relèvent du prince. Or, le collège jésuite de Namur a été un « acteur socio-économique » non négligeable dans la région de Namur. Pendant le régime autrichien, et en particulier au temps de Joseph ii, c’est cette doctrine qui a prévalu. Après le Bref pontifical de 1773 supprimant la Compagnie, et l’expulsion des religieux, le collège a poursuivi sa route avec d’autres maîtres. L’argent des jésuites servira à soutenir les collèges royaux. Désormais, l’église portera le nom de Saint-Loup, en mémoire de la petite église Saint-Loup, proche de l’église Saint Jean-Baptiste, démolie en 1778. Sur l’emplacement de cette église et d’un ancien cimetière, on a créé la Place du marché qui existe encore aujourd’hui. L’église Saint-Loup reprend les dévotions à l’honneur dans l’ancienne église du même nom, notamment envers sainte Adèle. Des travaux importants sont entrepris au xixe s. à la façade de Saint-Loup, au temps de Dom Minsart, curé de la paroisse (1824). On lui doit le tabernacle monumental du grand autel et l’achat de six cloches. Il est aussi à l’origine de la fondation des Sœurs de Sainte-Marie, installées à la rue du Président, qui se sont consacrées à l’enseignement notamment des enfants de familles modestes. Dans la Constitution qui fait loi depuis l’indépendance de la Belgique (1830), les droits à la liberté de l’enseignement et la liberté de culte sont explicitement reconnus. Les jésuites peuvent donc revenir à Namur (1831) et s’installer dans l’ancien couvent des bénédictines de La Paix Notre-Dame, à la rue de Bruxelles. En reconnaissance, ils donneront à leur nouveau collège le nom de Notre-Dame de la Paix, devenu par après les Facultés universitaires, aujourd’hui l’Université de Namur.

Comme le souligne Thérèse Cortembos en conclusion de l’ouvrage, l’aventure du collège Saint-Ignace et de son église est une expression majeure du monde baroque et de son message spirituel. L’histoire locale rejoint la grande histoire, celle du catholicisme de l’époque post-tridentine, avec ses objectifs majeurs et ses stratégies, sa créativité et son dynamisme. La Compagnie de Jésus s’est répandue rapidement en de nombreux pays. C’est en partie ce qui a fait sa force. Elle a trouvé place à Namur à une période faste, celle des Pays-Bas méridionaux et du règne d’Albert et Isabelle. Les dernières recherches sur le xviie s. ont mis en lumière l’importance des réseaux pour l’apprentissage, la transmission et la réalisation de constructions de qualité, adaptées à leurs fonctions. Grâce à la reprise de l’église et du collège, les bâtiments ont été entretenus et préservés. Ils nous permettent aujourd’hui de découvrir la « polyphonie de significations » qui y sont inscrites et d’apprécier l’« art total » qu’est le baroque. La mobilité et la « transversalité », pratiquées dès le Grand Siècle, sont devenues une des caractéristiques de la culture d’aujourd’hui. La belle réalisation du collège jésuite et de son église témoigne de l’articulation possible entre tradition et modernité, liberté de la création et structures de référence. Le chanoine André Lanotte, responsable de la Commission diocésaine d’art sacré aimait dire que les deux plus belles églises du diocèse de Namur sont la basilique de Saint-Hubert et l’église Saint-Loup.

Par la qualité exceptionnelle des photos de grand format de l’église actuelle Saint-Loup et des documents d’archives, dues au photographe Guy Focant, de l’Agence wallonne du patrimoine, le lecteur peut partager l’émotion des habitants de l’époque. De nombreux fonds d’archives ont été sollicités pour l’élaboration du présent ouvrage : Archives jésuites, Archives photographiques namuroises, Archives de l’État, de l’IRPA, du KADOC, et bien d’autres, sans lesquelles le mémorial de Saint-Loup n’aurait pu être réalisé. La bibliographie essentielle (p. 663-666) permettra au lecteur d’en savoir plus sur ces belles réalisations. — A. Haquin

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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