En ces temps qui sont les derniers. Apocalypse de l’histoire

Antoine Vidalin
Historia - reviewer : Emmanuel Tranchant

Du temps de la « modernité tardive » où enseignait Henri-Irénée Marrou, un maître de nos jeunes années, l’histoire battait son plein et méritait encore l’intérêt de la théologie (H.-I. Marrou, Théologie de l’histoire). Dans la post-modernité qui lui succède, Madame H nous a quitté, dit Régis Debray : H comme Histoire, dont Fukuyama a publié, un peu prématurément, le faire-part de décès. À cette nouvelle funeste, la pensée ecclésiale patina, l’Histoire Sainte perdit ses majuscules et les fins dernières leur perspective dantesque. La dynamique de la dramatique divine grippe alors dans la roue païenne des renaissances. Mais Madame H n’est pas morte : elle exige même réparation et trouve un excellent avocat en la personne du p. Antoine Vidalin. Dans un essai ambitieux et stimulant, il plaide, comme St Augustin contemplant « l’ordre des siècles comme un chant sublime (…) non fait de mots mais d’événements révélant par leur contraste quelque chose de la beauté de l’ensemble » (De Civitate xi, 18), pour la réconciliation de l’histoire et de la théologie.

Aussi bien en Orient qu’en Occident, l’apocalypse est l’horizon structurant de la culture chrétienne dont les idéologies sécularisées du feu siècle portent la marque dévoyée. Ainsi, dans son Apocalypse russe, réactualisée par la guerre d’Ukraine, Jean-François Colosimo témoigne de cette vision des millions de martyrs de l’ère soviétique qui hâtent la complétude du plérôme. Dostoïevski accuse à raison les Latins de cette sécularisation dont l’unique horizon serait la Cité terrestre. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables : le temps des nations se consomme dans le choix personnel d’un oui décisif de chaque âme, et de chaque nation, dont la liberté moderne amplifie tant l’urgence que la gravité. Chaque histoire particulière apporte son fil au tissu de Madame H et en ces temps où s’emballe la décadence de l’Occident, la réalité du « puisque tout est en voie de destruction » (cf. Fabrice Hadjadj) de l’épître de saint Pierre nous dit l’urgence d’une conversion ; à tout le moins d’une réhabilitation du sens de l’histoire défiguré par le mésusage qu’en firent les totalitarismes.

En lecteur attentif de Michel Henry, le p. Vidalin ancre sa réflexion sur la chair – le basar hébreu – faite âme vivante par le souffle divin sur la glaise originelle, chair qui est la matière affective et invisible de notre existence… et capable de Dieu. La chair, où s’expérimente la vraie Vie de la vie, le Verbe, produit peu à peu un récit, non plus tourné vers le passé mais engageant une histoire tendue vers un accomplissement. Elle donne le sens : Madame H est canonisée et l’Histoire Sainte en est la vérité qu’il importe de considérer au travers de la dialectique élection/jalousie, concentré mimétique qui ordonne le développement de la Révélation dans des couples antagonistes (Caïn/Abel ; Isaac/Ismaël ; Église/Synagogue ; Islam/Chrétienté…) jusqu’au Second Avènement.

Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive, dit Jésus et l’Évangile lui-même prévoit l’échec historique de son enseignement : le Fils de l’Homme quand il reviendra trouvera-t-il la foi sur terre ? Cette foi qui nous intime de vivre en notre chair les tensions dialectiques qui ne trouvent leur solution que dans le tertium datur de l’amour trinitaire. Le p. Vidalin envisage la place d’Ismaël dans l’économie du salut, mais surtout celle du peuple juif et en justifie la réévaluation post-conciliaire : « lorsque l’Église en vient à oublier la racine sur laquelle elle est greffée, racine toujours vivante dans le vis-à-vis du peuple juif, elle se comporte comme si elle possédait le Christ, le détachant de sa chair et s’en faisant peu à peu une idole ».

René Girard observe que le christianisme a, en vingt siècles, tellement imprégné notre « chair » civilisationnelle qu’il a neutralisé le mécanisme efficace du bouc émissaire et rendu possible – inévitable – la violence et sa logique de montée aux extrêmes. Avec comme corollaire l’avènement de la démocratie victimaire de l’individu-roi et le triomphe du Grand Inquisiteur. S’il faut lire les signes des temps, comme y invite le p. Vidalin, l’apothéose de l’enfermement de l’homme dans la dialectique mortifère de l’autolâtrie/haine de soi signe celui de notre post-modernité. C’est le dernier avatar des couples antagonistes et le plus destructeur pour l’homme subjugué par l’image de la Bête de l’Apocalypse dénoncée par le p. Vidalin dans un autre ouvrage sur le matérialisme numérique (Personne !, Artège, 2021). Image animée qui est « ce qui reste de l’homme lorsque celui-ci a laissé entrer en lui les puissances anonymes qui le gouvernent désormais et dans lesquelles Romano Guardini reconnaissait l’emprise du démoniaque ».

Prisonnier de sa volonté de puissance homicide, l’Inquisiteur satanique ne peut briser la dialectique mimétique. Seuls le peuvent ceux qui appartiennent au Christ, dit le p. Vidalin : « Ce n’est pas le triomphe d’une dialectique du négatif qui aurait d’elle-même le pouvoir d’apporter le salut au monde. Ce n’est pas parce qu’il est victime que le Christ nous sauve, mais parce qu’il a consenti à être rejeté et à rejoindre les victimes de tous les temps et implorer le pardon des coupables. Seul il le peut car il est le Verbe de vie portant en sa chair tout homme pécheur. » À la fin d’Achever Clausewitz, René Girard remarquait que « la montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle. » Le p. Vidalin brise ce silence par sa parole de prêtre et de théologien, certain qu’en ces temps qui sont les derniers, Madame H, l’Époux et son Église entretiennent une connivence mystique où consonnent la divine Miséricorde et la liberté des hommes. — E. Tranchant

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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