Et l'homme créa la Bible. D'Hérodote à Flavius Josèphe

André Paul
Teología - reviewer : Jean Radermakers s.j.
Ce livre passionnant s'annonce en deux tomes. Le premier, présenté ici, parle de création: celle de l'homme, auteur du Livre, celle de l'écriture par laquelle il s'exprime, celle de Dieu dont il parle. Le second tome doit déployer l'articulation du Livre en Bible chrétienne et Torah comme clé générale d'interprétation. Le parcours de l'A. est exigeant pour le lecteur auquel il demande au départ une virginité de présupposé et une docilité à sa guidance à travers l'histoire des Écritures. Voyage déconcertant qui nous sort de nos ornières et des chemins battus. Au demeurant, l'A. est bien connu des lecteurs de la revue (cf. NRT 115 [1993] 730-741; 121 [1999] 197-217). Naguère encore nous avons recensé son livre sur Qumrân, remarquable synthèse des découvertes de la Mer Morte et de leur portée pour la connaissance du milieu de production des Livres saints (cf. NRT 121 [1999] 297). Ici encore, il met sa compétence et sa vaste érudition concernant l'Intertestament (cf. le Cahier Évangile n̊14, Cerf, 1975) au service de la compréhension de l'Écriture biblique dans sa genèse, son statut présent et son avenir.
Essai de synthèse ambitieux certes, mais requis par une quête de sens aujourd'hui radicale. Son propos, détaillé tout au long du volume, est repris en conclusion: «Pour qu'il y ait produit d'écriture ou réalité littéraire, il faut qu'il existe d'abord une société suffisamment organique, adulte et affirmée; que l'écriture y soit instaurée comme un art véritable, une capacité de créer. Aussi avons-nous tenu, d'entrée de jeu, à identifier cette société, avec ses richesses et ses manques, ses dynamismes et ses utopies… L'entité sociale et l'entité littéraire sont apparues comme les partenaires d'une histoire qu'elles faisaient ensemble» (p. 361).
Il commence par situer son point de départ: la Bible au carrefour d'une double «Antiquité», grecque avec Homère, juive avec Moïse. Une introduction pose ensuite les jalons du parcours: au retour d'exil, dans la province de Yehûd s'écrit une histoire nationale, contemporaine de celle que compose Hérodote; elle s'ouvre progressivement en «apocalypse» du Dieu Un. Le voyage se déroule alors en cinq étapes. La première nous conduit de la chute de la royauté judéenne à l'instauration des «communautés de l'exil» comme «semence d'Israël», à travers l'intégration des Israélites de Yehûd à l'empire perse et la conscience d'un partenariat privilégié avec un Dieu national, inséparable de leur histoire encore à écrire.
La deuxième étape s'attache à décrire la transformation de Yehûd en Juda sous la coupe des autorités grecques, et l'emprunt fait à la rhétorique historique d'Hérodote pour constituer une historiographie propre basée sur une constitution (Loi), elle-même originée en un fondateur et législateur du peuple (Moïse). Cette «Loi de Moïse» devient, en milieu grec alexandrin de la diaspora, «l'Écriture» destinée à la lecture interprétative, et donc actualisée. Ici l'A. survalorise l'influence hellénistique dans la composition d'une historiographie juive: la question reste en débat dans la recherche contemporaine. Il ne faudrait pas oublier l'importance prise, en Israël même, par la double réflexion de l'école deutéronomiste, centrée sur la réalité sociale, et du courant sacerdotal dominé par la liturgie du temple et la ritualisation de la vie juive.
La troisième étape est consacrée à la naissance du «Livre de la Loi» en cinq livres, avec perception de Moïse comme prophète et instauration d'une interprétation «oraculaire» (et donc divine) suivant un double modèle représenté par l'exégèse alexandrine d'une part (avec influence de la philosophie grecque) par l'interprétation allégorique de Philon, et d'autre part par les milieux interprétatifs de la Mer Morte (les pesharîm de Qumrân). On assiste à l'élaboration d'une théorie de l'inspiration divine des textes sacrés considérée comme création conjointe de Dieu et de l'homme, et la constitution d'une chaîne de compréhension du Livre devenant Écriture, objet d'une interprétation remontant à la source du message, d'où la naissance du concept de révélation. L'A. conclut: «Désormais, l'histoire et l'interprétation de la Loi se trouveraient jumelées avec l'histoire et l'interprétation de Dieu. La genèse de Dieu était achevée. Et de jaillir alors la notion de 'révélation', en grec apokalypsis» (p. 223).
La quatrième étape remonte «des héros visionnaires au 'premier jour' de Dieu». Partant du phénomène mésopotamien de la divination, l'A. approfondit la dimension d'apocalypse comme dévoilement des secrets divins. Avec les livres d'Hénoch et les écrits intertestamentaires, on passe de l'histoire au mythe qui la dépasse, du destin des morts à l'attente des vivants, du jugement des hommes à la finalité de l'histoire. On remonte au «premier jour» pour en faire surgir le «dernier». Dieu apparaît dès lors comme unique et transcendant, et donc universel; Philon définit le Logos divin. Et l'A. de décrire avec précision et brio l'idéologie qumrânienne afin de montrer comment l'espérance s'empare des esprits pour instaurer sur terre la «communauté de la Nouvelle Alliance», avec son appareil rituel régulateur (cf. p. 295). Ainsi Qumrân devient «le laboratoire de l'interprétation».
La cinquième étape enfin examine la phase d'achèvement de la Bible, qui assure la cohérence totale des écrits pluriels qui la constituent. Copier les écrits, c'est promouvoir une communication grâce à l'édition, et donc à l'officialisation. On passe ainsi de «la coexistence pacifique de textes multiples» (p. 305) telle que la révèlent tant les documents de la Mer Morte que l'oeuvre interprétative de Flavius Josèphe, à l'officialisation du texte massorétique. Le brillant déploiement que fait l'A. du passage des 22 livres cités par Josèphe aux 24 retenus par la tradition juive fait fonction de symbole. Nous voilà à pied d'oeuvre pour entamer le second tome promis: Et il y eut la Bible et la Torah. De Jésus à la Kabbale. Sans doute l'A. y poursuivra-t-il les thèmes amorcés dans son livre controversé Leçons paradoxales sur les Juifs et les chrétiens (DDB, 1992). Après une rapide conclusion, des annexes courent sur 80 pages, en guise de notes comprenant une vaste bibliographie répartie suivant les chapitres, des sources, des textes, des discussions, des cartes, des index, bref tout l'appareil nécessaire pour étayer le propos et tenter d'emporter la conviction.
C'est une fresque étincelante que l'A. déploie devant nos yeux tantôt admiratifs, tantôt interrogateurs. On lit ce livre comme un roman, captivé par le style alerte et vif, entraîné par l'imaginaire de l'A., séduit aussi par les nombreux extraits extra-bibliques, notamment des passages des apocalyptiques juifs qui nous dévoilent tout un monde en marge de l'Écriture canonique, mais qui fut son milieu porteur. Merci à l'A. de nous avoir livré sa vision des choses avec une cohérence à première vue sans faille, mais qui demande à être vérifiée et confrontée à des points de vue divergents. Le mérite incontestable de l'ouvrage est d'exister. Comprendre l'évolution du peuple-scribe de son histoire et de celle du monde n'est pas chose banale, car il y va de la réalité de la révélation progressive de Dieu dans l'existence des hommes telle que la facture de la Bible permet de la repérer, et du rapport entre particulier et universel.
Titres accrocheurs, éclairages originaux, vues personnelles, perspectives neuves, expressions bien frappées. Style dynamique, multipliant les redites par souci d'établir les enchaînements. On se prend parfois à rêver: est-on dans l'histoire ou dans le roman? Raccourcis suggestifs, rapprochements sommaires. Options qui apparaîtront sans doute discutables, voire contestables à plus d'un spécialiste. Difficile de juger l'ensemble! Quoi qu'il en soit, on ne pourra contourner cet ouvrage qui stimule la réflexion et procure une véritable joie de lire en se laissant emporter par les choix interprétatifs de l'A. - J. Radermakers, S.J.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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