Maître Eckhart. Le procès de l'Un

Hervé Pasqua
Filosofía - reviewer : Marie-Gabrielle Lemaire
L'A., directeur de l'Institut catholique de Rennes, aborde Maître Eckhart et sa théologie à partir du néoplatonisme qui sous-tend sa pensée de l'Un. Il en résulte une certaine manière de comprendre le processus de notre divinisation, puisque celui-ci consiste dans le retour de la créature à son Créateur, et que ce retour se résout à rebours du procès de l'Un. Or, l'Un est d'une certaine façon au-dessus de Dieu. Si la question pastorale et mystique de départ était «comment vivre en présence de Dieu au milieu du monde?», l'hénologie du Thuringien a abouti à une déréalisation du monde en dépendance du non-être de l'Un auquel tout être doit revenir. La création ne s'en trouve cependant pas méprisé, ce que l'A. a le mérite de mettre en évidence, avec des accents heideggeriens.
Dans le néoplatonisme, l'Un ne peut pas être sans aussitôt cesser d'être l'Un. Ce principe, en dissociant l'Un et l'Être, situe l'Un au-delà de toute connaissance possible. Dès lors, Dieu n'est pas l'Un s'il est et se communique. Dieu est l'Être émané de l'Un, dont il puise sa Déité, et l'Être se définit comme retour sur soi dans l'Intellect. Grâce aux liens de l'émanation, Maître Eckhart peut affirmer en même temps que Dieu en sa Déité est lui-même au-delà de l'Être et donc au-delà de Dieu, et distinguer ainsi l'Un qui n'est pas, de l'Un qui est. Mais Dieu et l'Un ne sont pas interchangeables, car si Dieu est l'Un, l'Un n'est pas Dieu mais au-delà de Dieu. Comment alors s'effectue la présence de Dieu dans le fond de l'âme? Elle s'effectue comme la réception de Dieu en Dieu, comme l'Être de Dieu en Dieu où Dieu se reçoit. C'est ainsi que l'âme en son fond est incréée dans la mesure même où elle est créée. Ainsi est posée l'intériorité de la création en Dieu, restant sauve la distinction entre le créé et l'incréé. Le mouvement religieux de la pensée eckhartienne étant celui du retour à l'origine, il demeure toujours à préciser si, finalement, l'Un est ou n'est pas. Cette question fondamentale de Parménide demeure au creux de toutes les questions que pose la pensée du Maître. En effet, selon que l'on accordera la priorité à l'Un ou à l'Être variera la conception de la relation de Dieu à lui-même, à la créature, et de la créature à Dieu. Maître Eckhart a opté pour la priorité de l'Un sur l'Être, ce qui l'a conduit à vider la création de son contenu ontologique et ainsi, à une éthique du détachement absolu. Quand donc Dieu se révèle dans l'Exode comme celui qui est, c'est dans la mesure où il est, face à sa création, et dans la révélation de soi. Mais Dieu existe dans ce qu'il n'est pas, ainsi que l'âme d'ailleurs, qui en son fond n'est plus elle-même mais l'incréé. Dès lors, tout ce qui nie l'Un-qui-n'est-pas doit s'anéantir.
Si le commencement de l'Être est la fin de l'Un, pour retourner à l'Un que doit faire l'Être, sinon se vider pour que l'Un retrouve sa pureté originaire? C'est pourtant dans l'espace et le temps et au milieu de ce que l'Un n'est pas, que l'être humain doit tendre au non-être de l'Un. Cette difficulté trouve sa résolution dans la figure de Marthe qui, tout en étant occupée aux choses du monde, est plus détachée que Marie qui reste en effet attachée à son attachement à Dieu. Marthe est parvenue au parfait renoncement à tout ce qui n'est pas le non-être de l'Un en ayant renoncé à elle-même et en agissant de telle manière que son action la libère de tout attachement. Elle est détachée d'elle-même en tant que créature, et en conséquence, détachée de Dieu en tant qu'il est son Créateur, et se situe dès lors plus près de l'Un incréé et inexistant. En elle donc se réalise l'union à Dieu dans le vide de tout ce qui n'est pas, dans la proximité au non-être de l'Un. D'ailleurs, elle vit selon son propre fond qu'elle n'est pas; l'Incréé. Ne vivant plus en elle-même, elle pâtit Dieu. Elle est en Dieu l'Être de Dieu, et non plus un être à l'image de Dieu. La contribution d'Hervé Pasqua à la compréhension de Maître Eckhart par le moyen de son hénologie est ouvertement respectueuse des intentions profondes du Thuringien, ce qui la rend précieuse. - M.-G. Lemaire

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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