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Foi chrétienne et retour du religieux : la position de Joseph Ratzinger

Elena Torri
À contre-courant de l’air du temps, J. Ratzinger-Benoît XVI rejette le spiritualisme moderne depuis les années soixante. Ce refus se conjoint dans ses écrits avec la critique du rationalisme moderne. Ratzinger discerne en fait — et dénonce — le lien étroit entre l’intellectualisme des Lumières et le relativisme spiritualiste actuel : apparemment à l’opposé, la « foi » fidéiste contemporaine se révèle comme étant l’autre côté de la médaille de la « raison » rationaliste moderne. La thèse de la « corrélation entre foi et raison » que Ratzinger avance rejette cette double normativité qui marque la modernité, en remettant au centre la nature historique, relationnelle, culturelle et donc collective de l’identité humaine.

Introduction

Ce que les sociologues appellent habituellement le « retour du religieux » en Occident1 constitue un phénomène bigarré devant lequel la prise de position du Pape Benoît XVI présente une attitude qui laisse les observateurs souvent perplexes. Similairement, alors qu’au sein même de l’Église, on en vient à invoquer l’ouverture à la « pensée faible » et l’adaptation à l’« esprit » du temps, Benoît XVI fait montre d’une attitude critique par rapport à la culture contemporaine, qui surprend et suscite des réactions opposées, parfois violentes. Encore plus surprenant semble être son choix de continuer à défendre la foi chrétienne en recourant à la « raison » — dans une culture « désenchantée »2 par rapport aux universels définis a priori tels que « vérité » et « raison », et surtout désillusionnée par rapport aux possibilités de la « raison » concernant les questions existentielles. Enfin, à une époque où toutes sortes de spiritualismes (c’est ainsi que nous désignons la conception contemporaine du religieux selon J. Ratzinger) se réveillent en Occident, au lieu de mettre en relief les énergies spirituelles communes entre le christianisme et la constellation des religions anciennes et nouvelles qui animent le panorama actuel, Benoît XVI continue à souligner le proprium 3 du christianisme et accentue ce qui le distingue des autres mouvements religieux. Le décalage entre son langage et la manière commune de penser le fait religieux semble rendre son discours apologétique peu convaincant et peu efficace. Mais est-il possible qu’un théologien de l’envergure de Benoît XVI ne s’aperçoive pas d’une erreur de stratégie si macroscopique ?

En réalité, une analyse plus attentive de ses textes met en lumière l’originalité du discours ratzingérien sur le religieux : dans son œuvre, les mots « vérité » et « raison » restituent une perspective qu’on ne peut tout simplement pas définir comme traditionnelle. À l’aide de mots anciens, il propose une réflexion sur le fait « religieux » qui prend en compte de façon nouvelle les formes de la pensée contemporaine.

I La conception religieuse contemporaine et le relativisme

Les questions que pose le phénomène religieux postmoderne ont engagé Benoît XVI depuis longtemps, à tout le moins depuis les années du Concile Vatican II. L’événement, en effet, offrait une occasion exceptionnelle de réfléchir sur la religion chrétienne dans le contexte d’un intérêt ravivé pour le « religieux ». Ratzinger était à l’époque professeur de théologie dogmatique et fondamentale, et il fut expert au Concile4. Avec Rahner, Schillebeeckx, Congar, de Lubac et Daniélou entre autres, il y représentait le courant communément appelé « progressiste »5. Tout en travaillant dès le début des années soixante à l’aggiornamento de l’Église, il prit néanmoins du recul par rapport à l’« enthousiasme naïf » que soulevait l’événement du Concile au sein du catholicisme6.

C’est dans ce même état d’esprit que Ratzinger aborde le thème de la confrontation entre la foi chrétienne et le spiritualisme contemporain. Dans un article paru en 1964, alors que se déroulait le Concile, Ratzinger constate qu’une attitude positive, symbolique et spiritualiste se répand à l’époque face au « religieux » en tant que tel. Tentant de cerner cette attitude si typique de « l’homme d’aujourd’hui », il y perçoit la conviction que « toutes les religions sont et signifient la même chose »7. Chaque religion se différencierait des autres par son propre univers symbolique, mais ces symboles renverraient à « l’unité ultime de la langue symbolique de l’humanité »8. une telle perception, si étrangère aux Écritures9, s’impose selon lui de façon presque inaperçue jusque dans la dogmatique catholique, à telle enseigne qu’on en vient, par exemple, à assimiler « l’essence du sacrifice » chrétien au concept général de sacrifice, comme si le sacrifice et le sacerdoce chrétiens n’étaient que des cas particuliers ou des images spécifiques d’une réalité spirituelle plus profonde10. L’« unité ultime » de toutes les religions se situerait dès lors dans « l’expérience intérieure du divin ». Alors qu’elles se déploient dans un univers symbolique et spiritualiste, leur « noyau » ou leur unité renverrait à « l’expérience spirituelle, sans images, de l’absolu », laquelle serait ainsi la forme pure du religieux, « religion de première main » par rapport aux traditions religieuses historiques « de seconde main » qui articulent, chacune à leur façon, cette même « expérience » originellement sans images, indéfinie11.

Par la suite, Ratzinger aura souvent l’occasion de souligner qu’une spiritualité de ce genre s’accorde à l’esprit relativiste contemporain. En effet, selon l’interprétation purement mystique du religieux, la vérité n’est saisissable qu’à travers « la fusion (…) de l’un-tout », dans laquelle justement toute identité s’efface et toute image de l’absolu se relativise12. En 2005, il relèvera encore ce point fondamental qui, à son avis, distingue de façon nette la religiosité postmoderne — parfois qualifiée d’« asiatique » — de la foi chrétienne dans un Dieu personnel et unique : « il se produit une relativisation des différentes religions dans lesquelles, quoi qu’il en soit de leurs différences, voire de leurs oppositions, seule importerait en fin de compte, sous des figures diverses, la face intérieure de toutes ces formes différentes, le contact avec ce qui ne peut pas être nommé, avec le mystère caché »13.

Le succès de cette « conception du religieux » vient, selon lui, du fait qu’elle apparaît comme la solution susceptible de garantir la paix entre les hommes. En effet, la relativisation des religions positives par rapport à leur signification profonde permet de conserver le « panthéon »14 entier des divinités et de leurs symboles sans crainte de conflits puisque, finalement, ces divinités « signifient toutes la même chose ». On coupe ainsi la voie au fanatisme et on ramène le dialogue interreligieux à la « traduction » d’un même contenu inexprimable sous les langages religieux multiformes qui l’articulent, chacun à sa façon et avec ses images15. Il s’agit dès lors, comme Ratzinger l’écrira par la suite, de s’ouvrir à « l’idée de la grande paix des religions qui se reconnaissent mutuellement comme des manières différentes de refléter l’unique réalité éternelle, et qui devraient donner aux hommes la liberté de choisir par quelle voie ils avancent à tâtons vers ce qui, malgré toute différence, les unit »16.

Bien que l’idée soit fascinante, Ratzinger l’a toujours rejetée. Il la trouve incompatible avec l’interpellation propre au monothéisme et plus particulièrement au christianisme, avec la « prétention » qui est la sienne de refuser de voir dans le Dieu annoncé par Jésus-Christ une image relative de l’Absolu, ce Dieu étant l’Absolu lui-même : la vérité, et la seule qui sauve17. Ratzinger voit dans cette « prétention » un des éléments constitutifs et nécessaires du christianisme, et c’est sur la base de cette conviction qu’il combattit dès le début de son œuvre théologique toute forme de « christianisme au rabais »18, depuis la relativisation de l’identité chrétienne par les courants spiritualistes contemporains jusqu’à la réduction du christianisme à une orthopraxie politique19.

Une autre raison encore incite Ratzinger à ne considérer qu’avec méfiance cette tentative de dépasser le côté « positif » des religions en les reconduisant à l’unité d’une signification purement spirituelle. En effet, fortement influencé par la théologie de l’histoire de Bonaventure20, par l’œuvre de ressourcement de la théologie des années trente et quarante21 et par une conception de la Révélation qu’il voit confirmée par Vatican II22, il dénonce l’idéalisme caché dans cette tentative de « purifier » les éléments historiques et culturels du fait religieux et y voit les traces d’un intellectualisme contraire à ce qui caractérise précisément le christianisme, à savoir l’incarnation, c’est-à-dire la vérité à la fois faite chair, culture et histoire.

II Le spiritualisme relativiste et la raison des Lumières

Ratzinger a longtemps réfléchi sur le lien entre le « spiritualisme » postmoderne et le « rationalisme » propre à la modernité occidentale. Le « spiritualisme » relativiste, au premier regard, pourrait sembler contraire au rationalisme philosophique. Et pourtant la tentative de mettre en relief le « noyau » commun des religions est déjà à proprement parler le fait des Lumières : « Le rationalisme du siècle des Lumières avait tenté de réduire la religion à quelques phrases accessibles à tous les hommes : au-delà des religions positives, il voulait reconstruire une religion de la raison pure, capable de réunir tous les hommes »23.

La raison pour laquelle cette tentative a changé de visage par rapport à ses origines historiques et philosophiques résulte, selon Ratzinger, de l’objection que Kant a soulevée à son encontre. En effet, par sa critique de la raison pure, et surtout par sa distinction claire et nette entre le phénomène et le noumène24, Kant « démystifiait les tentatives métaphysiques de la philosophie en les qualifiant de précritiques : pour lui, la chose en soi, l’essence profonde du réel était inconnaissable pour l’homme ». Puisque le domaine de l’essence restait au-delà des possibilités cognitives de l’intellect, et se trouvait donc exclu du domaine de l’universel et de l’objectif, « cette construction artificielle, cette religion fabriquée synthétiquement dans les alambics de la méditation », devenait impossible à déterminer et donc nullement proposable25. Après Kant, la seule issue possible aux religions semble donc être soit la réduction à la coutume ou à une morale qui se justifie sur la base de son utilité, soit encore le refuge dans la « foi » précritique, la foi au-delà de la raison26. Or tel est, selon Ratzinger, le chemin qu’empruntent de nos jours le spiritualisme et le symbolisme.

Cette option théologique pour la « foi » contre la « raison » n’est pas nouvelle. Schleiermacher l’avait déjà explorée. Ratzinger rappelle à ce propos que le théologien berlinois — du vivant même de Kant — partageait l’âme humaine en « trois secteurs qu’on ne saurait ni confondre, ni réduire l’un à l’autre : la raison, la volonté, le sentiment ». À la raison correspond la science, à la volonté l’ethos, au sentiment la religion, que Schleiermacher définit comme l’intuition, le sentiment de l’univers, le sens et le goût de l’infini. Schleiermacher ralliait ainsi le projet d’unification des religions poursuivi par les rationalistes du siècle des Lumières, et cela non par un effort de fondation rationnelle qui se serait adressé à la raison commune, mais à travers une vision mystique individuelle, c’est-à-dire une intuition spirituelle non médiatisée par la « raison » et ses catégories. C’est pourquoi, selon Ratzinger, Schleiermacher acceptait implicitement la « révolution kantienne » et son présupposé : la distinction fondamentale entre « raison » objective et « foi » subjective27.

Le symbolisme et le spiritualisme actuels sont affectés de la même limite que l’entreprise de Schleiermacher. En fondant la religion sur l’intuition de l’infini, la conception spiritualiste du religieux ne s’oppose que superficiellement à la distinction rationaliste entre « raison » objective et « foi » subjective. Car, même là où elle exalte les possibilités de la « foi » face à la « raison », cette perspective accepte de fait la distinction moderne entre la faculté rationnelle objective et le sentiment subjectif dépourvu de relief public28.

Là se trouve le motif de la bataille menée par Ratzinger sur deux fronts, depuis sa thèse de doctorat en 1954. D’une part, une critique nette de l’image moderne et philosophique de la « raison » en tant que faculté anhistorique et calculatrice, tabula rasa qui se limite à recevoir des données et principe impartial qui évalue la Stimmigkeit, l’être logiquement correct d’une « hypothèse »29. D’autre part, et comme dans un même mouvement, la critique tout aussi claire de cette autre face du cogito, ergo sum 30, que véhiculent l’image de la « foi » de Schleiermacher et le spiritualisme actuel, c’est-à-dire de la « foi » perçue comme sentiment et intuition directe du divin, ne nécessitant aucune médiation culturelle, temporelle, relationnelle ou humaine.

III Une réflexion renouvelée sur la corrélation entre foi et raison

Contre la « raison » rationaliste et son alter-ego, la « foi » spiritualiste, Ratzinger développe, dès la fin des années cinquante, une thèse qui vise à souligner la nature dynamique, temporelle et relationnelle de l’humain. Sans doute à cause des termes classiques qu’il rappelle, sa thèse de la « corrélation entre foi et raison »31 a été trop souvent interprétée comme non-originale. Et, comme elle porte le cachet de la thèse classique de l’harmonie entre la « foi » et la « raison », nombreux sont les critiques qui ont renoncé à en faire une analyse soigneuse. Plus grave encore, il s’agirait pour certains d’une « stratégie d’immunisation (…), afin de garantir la survivance du christianisme au sein d’une société européenne marquée par les Lumières ». En revendiquant le christianisme comme « rationnel », Ratzinger essaierait désespérément de se persuader lui-même du fait que « les Lumières ne peuvent rien contre le christianisme, parce que le Christianisme est les Lumières devenues religion »32.

Pourtant, l’étude des textes de Ratzinger montre que sa thèse de la « corrélation entre foi et raison » ne se base point sur la psychologia rationalis que tant de théologiens ont imprudemment canonisée par le passé33. Son sens véritable ne peut être compris qu’à partir de la critique que Ratzinger lui-même adresse à la culture issue des Lumières et à son « dogmatisme »34, lequel impose de concevoir sa propre image de la « raison » comme la seule, la véritable — tout le reste n’étant que « sentiment », « impression », « opinion » subjective. Il refuse tout autant l’image de la « raison » comme faculté se limitant à calculer les données et à en vérifier la validité logique, que l’image correspondante de la « foi » reléguée au sentiment, comme intuition immédiate de la vérité. Pour Ratzinger, ces images spéculaires ne sont que le résultat d’une opération d’abstraction à laquelle la modernité a assigné la valeur d’une vérité indiscutable, en traçant une différence radicale entre le domaine de l’universel et de l’objectif d’une part et, de l’autre, entre celui du subjectif, de l’irrationnel et du « précritique »35.

La réflexion anthropologique de Ratzinger et, en particulier, sa thèse sur la « corrélation », se présentent comme une tentative de récupération d’une image plus réaliste de l’être humain, capable de prendre en charge les péripéties de la vie, les médiations culturelles et les relations humaines nécessaires à la configuration de chaque conscience et de chaque « moi ». Il s’agit des conséquences anthropologiques découlant de la perspective eschatologique que Ratzinger proposait depuis sa thèse sur Augustin, qu’il développa par la suite de façon significative dans sa thèse sur Bonaventure, et qu’il reprendra dans son célèbre La mort et l’au-delà (1977). En partant de la théorie bonaventurienne des « raisons séminales » et de la conception de la Révélation en tant qu’événement encore en train de se produire, et en bénéficiant de l’influence de la réflexion contemporaine de Guardini et de Lubac, Ratzinger comprend l’eschatologie non pas d’abord comme une doctrine, mais comme le paradigme principal du christianisme qui fait du Royaume des cieux (le « non-pas-encore ») une réalité qui concerne l’« ici et maintenant »36. C’est ainsi que l’histoire, avec tout ce qu’elle comporte (la culture, les relations, etc.) devient partie intégrante du salut. La prise en compte et la valorisation de la dimension historique de la Révélation a naturellement des conséquences sur la façon dont Ratzinger comprend l’être humain, qui ne se réduit pas à l’ensemble fâcheux d’une âme et d’un corps37. nous retrouvons ainsi la racine première de la critique qu’il adresse à l’intellectualisme philosophique contemporain, l’accusant de fonder son image de l’être humain sur un idéal qui ne se donne pas réellement : « nous restons toujours marqués par la méconnaissance idéaliste de l’être humain, que Fichte a portée à son degré extrême. Chaque homme serait un esprit autonome construit entièrement par sa propre décision et tout entier déterminé par ses résolutions ; il ne serait que volonté et liberté, la liberté excluant tout ce qui n’est pas spirituel, et se donnant totalement à elle-même sa propre figure. Le Moi créateur de Fichte repose, à tout le moins, sur une confusion de l’homme avec Dieu »38.

La « corrélation entre foi et raison » telle que la conçoit Ratzinger n’incite donc pas à rétablir nostalgiquement l’unité perdue entre deux facultés stéréotypées, mais propose un regard sur l’homme qui ne se reconnaît plus dans les catégories du cogito et qui invoque la nécessité de faire sortir de l’oubli les conditions effectives du « se-donner » de l’identité humaine. Pour lui, l’attention phénoménologique au processus de la configuration de la conscience impose donc tout d’abord la correction de la « méconnaissance idéaliste de l’être humain ».

Au sein de sa réflexion anthropologique, Ratzinger a souvent adopté le terme heideggérien de Mitsein, « être-avec ». Il voit dans ce terme le signe d’une condition existentielle universelle : la dépendance et l’interdépendance de la vie humaine. Parler de « raison » n’a donc pas de sens sinon dans la perspective d’une prise en charge, c’est-à-dire du fait que l’homme dépend des autres « depuis la naissance jusqu’aux multiples réseaux de l’assistance matérielle réciproque ». Si la personne n’est pas une simple « âme » atemporelle, alors il est clair que « nul homme ne peut plus commencer au point zéro, dans un status integritatis, un état d’intégrité non affecté par l’histoire. nul ne se trouve dans cet état initial d’intégrité où il n’aurait qu’à s’épanouir et à entreprendre le bien qu’il projette : chacun vit dans un réseau de relations qui constituent une partie de son existence »39. Cette « partie » s’avère « vitale »40 dès le début !

La dénonciation de la nature fictive d’un status integritatis implique nécessairement la prise en considération de ce qui précède, accompagne et forme la « raison » individuelle : ces précompréhensions ou « vérités simplement crues »41 qui se révèlent dans leur fonction fondamentale justement vis-à-vis de la « raison »42. C’est là que se trouve le noyau de la thèse de la « corrélation » défendue par Ratzinger : elle s’impose comme correction à l’image rationaliste de la « raison », tout comme à l’image spiritualiste et individuelle de la « foi ». Loin d’être un « coup de foudre » mystique43, et avant de devenir confession de l’une ou de l’autre religion, la foi révèle un visage qui est d’abord anthropologique, dans la mesure où le savoir « faire confiance », si évident dans les premières étapes de la vie humaine, est nécessaire à la constitution de l’identité.

IV La rationalité du « faire confiance » et l’essence de la foi

Face à une conception individualiste de l’absolu accessible seulement par intuition directe, sans médiation aucune — qu’il appelle de façon polémique la « religion de première main »44 —, Ratzinger revendique la « rationalité », c’est-à-dire la fidélité à la réalité collective et historique de l’humain (Mitsein) des religions positives — en ce qu’elles prétendent pouvoir dire l’absolu à travers un bagage historique. À la conception de la saisie de l’universel sans la forme de la vision immédiate, Ratzinger oppose ainsi le modèle d’une compréhension progressive qui nécessite une identité, une fréquentation, une histoire : « Dieu ne veut venir aux hommes qu’à travers les hommes. Dieu ne vient pas directement, comme un coup de foudre (…), comme si foi et religion ne concernaient que Lui et cet individu. Il veut, bien au contraire, construire le sens de l’histoire dans notre service les uns pour les autres et avec les autres »45.

Le contexte de la réflexion de Ratzinger et la lecture effective de ses textes montrent qu’en dépit d’un langage classique qui entraîne facilement un horizon de pensée bien encodé, sa thèse sur « la corrélation entre foi et raison » exprime une conception de l’homme qui, « désenchanté » face à l’idéal de l’a priori, « raison » et « foi » comprises, prend conscience de la complexité qui caractérise le procès de son identité au sein duquel le savoir « faire confiance » joue un rôle incontournable. La « foi » spontanée et irréfléchie de l’enfant, devient et doit devenir, selon lui, « raison », c’est à dire « décision » d’avoir « foi », choix d’assumer de façon responsable la confiance et de la soutenir par son propre agir.

Mais « confiance » en quoi ? Pour Ratzinger, il s’agit de la confiance dans le fait qu’il doit y avoir un sens, un logos, un ordre46. C’est pour cela que, pour lui, croire est rationnel, c’est à dire conforme au logos, parce qu’il représente l’option même pour le logos : la confiance dans l’ordre face au désordre, le choix pour le sens face au non-sens. Et puisque chaque homme s’appuie et se confie nécessairement à un ordre des choses sans lequel il lui serait impossible de prendre des décisions, d’agir, de vivre, alors, « d’une certaine manière, tout homme est obligé d’avoir une foi »47 ; c’est-à-dire, de se confier à un ordre que lui-même n’a pas inventé, ni ne contrôle de façon exhaustive dans les moindres détails et implications — parce que cela lui serait impossible.

La « raison », selon Ratzinger, n’exprime que cette décision d’assumer de façon responsable la « foi » irréfléchie, spontanée dans le fait qu’il y doit avoir un sens véritable. Comme il l’écrit dans La foi chrétienne hier et aujourd’hui (1969), la foi est la « prise de position de l’homme à l’égard de l’ensemble de la réalité ; elle est ce qui donne le sens, fournissant une base à la vie humaine, sens sous-jacent au calcul et à l’action de l’homme, sans lequel, en définitive, il ne saurait ni calculer ni agir, faute de fondement indispensable »48.

Dans son discours à Ratisbonne, en 2005, Benoît XVI rappellera encore que la science, elle aussi — le rempart de la vision du monde « critique » — repose au fond sur une « foi » que l’auteur appelle l’« élément platonicien » de la science, c’est-à-dire sur la ferme conviction qu’il y a un ordre et que l’homme peut saisir cet ordre en quelque mesure49. La possibilité qu’il y a d’enquêter sur toute expérience et tout système (langue, mathématique, éducation, rites) repose sur la « certitude » qu’il y a un sens, un logos, même si on ne reconnaît pas éventuellement dans ce « sens » et ce « logos » le visage d’un Dieu. Cette « certitude », à la base de la science et de la philosophie, échappe toutefois, à l’évidence, aux prétentions scientifiques et philosophiques, parce que la « décision » de croire qu’il y a un ordre, comme Ratzinger lui-même l’écrit, « ne trouve finalement son explication que dans la décision même »50.

On voit dès lors combien la revendication de la « rationalité » de la foi, si typique du discours de Ratzinger-Benoît XVI, nonobstant la terminologie classique qu’elle adopte, ne signifie point la prétention que la « foi » puisse être sous-traitée à l’examen de la critique scientifique. Sa thèse de la « corrélation » n’est pas reconductible à une stratégie apologétique qui tenterait de flatter les oreilles formées au canon rationaliste : au contraire, elle est une mise en question radicale de ce même canon en affirmant le fait que la « foi » fait déjà partie — logiquement et existentiellement — de la « raison » et que la possibilité et la capacité pour l’homme de se fier, ainsi que le choix de le faire, fondent l’être humain.

Conclusion : l’irrationalité du retour du religieux et le fait chrétien

Là se trouve la racine de la critique obstinée que RatzingerBenoît XVI adresse à la culture relativiste : celle-ci nie le rôle et l’implication de la culture comme véhicule fondamental de cette « confiance », si nécessaire au processus de formation de l’identité humaine et au vivre ensemble. Il l’avait clairement affirmé à Ratisbonne, la conviction assez diffuse que la question du sens ne concerne que la conscience purement individuelle, qu’elle est donc une question privée sans relief public, cette conviction ne répond pas à la « vérité » objective ; elle est la conséquence du « canon » qui, depuis Kant, cantonne la réflexion et l’interrogation sur l’essence dans le domaine individuel51.

Cette privatisation et cette relativisation du sens ont pour conséquence de vider de l’intérieur la notion même du sens parce que, écrit Ratzinger, « un sens qui n’est pas reconnu comme la vérité serait tout simplement un non-sens »52. Ou bien alors, il s’agit d’un sens qui se réduit à l’objectif qu’on se fixe, « un code de la route du comportement humain qu’il s’agit d’élaborer en fonction de sa valeur d’utilité. […] Mais qui est réellement capable de porter un jugement allant au-delà des effets de l’instant présent ? n’y aura-t-il pas alors une nouvelle classe dominante qui prendra en main les clés de ce qui existe, l’administration de l’homme ? »53

Selon Ratzinger, la tentative, propre au relativisme, de soustraire à la culture sa fonction de véhicule fondamental de la « confiance » dans un sens qui soit un sens, est dangereuse et mérite un reproche moral. Car, en agissant de la sorte, le relativisme oublie dangereusement la nature publique que l’ethos, le vivre ensemble, impose à la conscience et à l’identité en tant que lieu de la responsabilité. Comme Ratzinger le suggérait dans son dialogue avec Habermas en 2004, il y a une contradiction de l’esprit entre le choix culturel de défendre les Droits de l’homme et l’accueil culturel d’un relativisme qui prône la privatisation de la conscience, et donc de la question morale. Justement, les Droits de l’homme, avec leur « foi » universellement déclarée dans la valeur de l’homme en tant que tel, montrent l’importance énorme que revêt la culture en tant que médium de la conscience individuelle. En effet, la décision d’assumer de façon responsable et de soutenir activement, et collectivement, la confiance dans l’existence d’un sens véritable, influence énormément la formation de la conscience individuelle54.

C’est pourquoi Benoît XVI ne voit pas dans « la pensée faible » et « l’esprit » du temps avec ce qu’il comporte de relativisme, un chemin cohérent avec la foi en ce qui concerne le sens qu’on pourrait nommer « anthropologique », ni avec la foi chrétienne qui reconnaît dans ce « sens » le visage du Dieu révélé par Jésus Christ55. Pour la même raison, il n’assume pas l’actuel « retour du religieux » comme un phénomène nécessairement positif, surtout lorsque le spiritualisme se configure, comme déjà chez Schleiermacher, en religion privée, religion qui, en dépit de ses meilleures intentions, se prête à devenir une religion « à la carte », confectionnée selon la mesure des sentiments, des émotions et des besoins de l’individu, et qui renonce tranquillement à l’effort de rendre raison de sa « foi »56. Le « religieux » ne peut signifier un phénomène positif aux yeux de Ratzinger que lorsque, en se distinguant de façon nette du relativisme et de l’image individualiste de la conscience, il prend en charge et soutient avec responsabilité le proprium de l’être humain, c’est-à-dire la foi nécessaire à tout homme et à la communauté tout entière : la certitude qu’il doit y avoir un sens véritable, une juste direction dont l’agir humain peut témoigner.

Notes de bas de page

  • 1 Par exemple : G. Davies et D. Hervieu-Léger, Identités religieuses en Europe, La Découverte, Paris, 1996 ; R. Ducret, D. Hervieu-Léger et P. Ladrière, Christianisme et Modernité, Cerf, Paris, 1990 ; M. Introvigne, Il sacro postmoderno, EDB, Bologna, 1990 ; T. Luckmann, Das Problem der Religion in der modernen Gesellschaft, Rombach, 1963.

  • 2 Cf. M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985.

  • 3 J. Ratzinger, Prinzipien christlicher Moral, Johannes Verlag, Einsiedeln, 2005, p. 47.

  • 4 Ratzinger a obtenu son habilitation à l’enseignement à Munich en 1957 et a ensuite enseigné à Freising (1958-1959), à Bonn (1959-1963), à Münster (19631966), à Tübingen (1966-1969) et à Ratisbonne (1969-1977). Il a travaillé en tant qu’expert à Vatican II jusqu’à la fin du Concile, en 1965. Cf. J. Ratzinger, Aus meinem Leben. Erinnerungen (1927-1977), Deutsche Verlag-Anstalt, München, 1998.

  • 5 En réalité il faut nuancer le schéma souvent repris de l’opposition entre le « parti de la Curie » et celui des « progressistes ». Plusieurs auteurs attirent l’attention sur le danger de ranger sous le déterminateur commun de « progressisme » tous les noms des théologiens qui n’étaient pas favorables aux positions de la Curie, et plus généralement à la « théologie du Magistère ». En fait, parmi ceux-ci sont aussi cités des théologiens aux positions modérées, tels Philips, Colombo, Jedin, Lercaro, Frings (pour lequel Ratzinger travailla) et Montini (le futur Paul VI). Cette constatation nuance évidemment le schéma de deux « partis » s’affrontant en groupes compacts. Voir à ce propos J.-M. Mayeur, C. et L. Pietri, a. Vauchez et M. Venard (dir.), Histoire du christianisme des origines à nos jours, Desclée, Tournai, 2000, vol. 13, p. 19 et G. Trabucco et M. Vergottini, « Il concilio Vaticano II », dans A. Angelini et S. Macchi (dir.), La teologia del Novecento, Glossa, Milano, 2008, p. 328-331.

  • 6 J. Ratzinger, « Le catholicisme après le Concile », dans Doc. cath., hors-série consacré au Cardinal Joseph Ratzinger, 2005, p. 5 et iD., Problemi e risultati del concilio Vaticano II, Queriniana, Brescia, 1967, p. 43 et 115. Par exemple, concernant le célèbre schéma XIII qui prépare la future Constitution dogmatique Gaudium et Spes, Ratzinger remarque que, sous l’influence d’un teilhardisme vulgarisé, le texte manifeste un optimisme excessif en ce qui concerne l’harmonie entre le progrès humain et la foi chrétienne, de telle sorte que libération technologique et rédemption chrétienne y apparaissent comme dans un rapport naturel de continuité, sinon d’identité. L’auteur remarque que cet optimisme est désavoué par l’expérience qui témoigne de « l’ambivalence de tous les progrès techniques de l’humanité », mais qu’il est ramené à sa juste mesure par l’espérance chrétienne, qui voit dans l’évangile du Christ « la norme critique » et la fin de tout en y incluant la technique (J. Ratzinger, Problemi…, cité supra n. 6, p. 42, 43, 109s). Le thème de l’ambivalence du progrès technique est constant dans l’œuvre de Ratzinger (voir par ex., à deux époques différentes : J. Ratzinger, Foi et avenir, Mame, Tours, 1971, p. 103, 10 ; J. Ratzinger et J. Habermas, Vorpolitische moralische Grundlagen eines freiheitlichen Staates, dans Zur Debatte, München 1, 2004, p. 6, traduit en français dans Raison et religion, la dialectique de la sécularisation, Salvator, 2010).

  • 7 J. Ratzinger, Der christliche Glaube und die Weltreligionen dans J. B. Metz et alii (éd.), Gott in Welt. Festgabe für Karl Rahner, herder, Freiburg i. B., 1964, p. 287.

  • 8 Ibid., p. 291.

  • 9 Id., Problemi… (cité supra n. 6), p. 142.

  • 10 Id., Das Problem der Absolutheit des christlichen Heilsweges dans J. Ratzinger, Grundsatz-Reden aus fünf Jahrzehnten, Verlag Friedrich Pustet, Regensburg, 2005, p. 28 et 29 (trad. personnelle).

  • 11 Id., Der christliche Glaube… (cité supra n. 7), p. 293-296.

  • 12 Ibid., p. 296 ; Id., Das Problem… (cité supra n. 10), p. 29.

  • 13 Id., « Préface à la nouvelle édition pour l’an 2000 », dans Id., La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Cerf, Paris, 2005, p. viii et ix.

  • 14 Id., Das Problem… (cité supra n. 10), p. 36.

  • 15 Dans un contexte différent mais analogue, Habermas invite à une « traduction » similaire, lors de son colloque avec Ratzinger. J. Ratzinger, J. Habermas, Vorpolitische moralische… (cité supra n. 6), p. 4.

  • 16 J. Ratzinger, « Préface » dans Id., La foi chrétienne … (cité supra n. 13), p. viii et ix. Dans sa dernière encyclique, Benoît XVI critique l’« éclectisme culturel assumé souvent de façon non-critique : les cultures sont simplement mises côte à côte et considérées comme substantiellement équivalentes et interchangeables entre elles. Cela favorise un glissement vers un relativisme qui n’encourage pas le vrai dialogue interculturel » (Benoît XVI, Caritas in veritate 26).

  • 17 Id., Der Gott des Glaubens und der Gott der Philosophen. Ein Beitrag zum Problem der theologia naturalis, Paulinus Verlag, Trier, 2006, p. 29 et J. Ratzinger, Das Problem… (cité supra n. 10), p. 30.

  • 18 Id., « Le catholicisme après le Concile… (cité supra n. 6), p. 5.

  • 19 Id., Prinzipien christlicher… (cité supra n. 3), p. 43-47.

  • 20 Le travail d’habilitation à l’enseignement de Ratzinger porte proprement sur ce sujet. Voir J. Ratzinger, La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, Presses universitaires de France, Paris, 2007. L’importance de ce travail est reconnue par A. Nichols qui lui consacre un chapitre entier dans La pensée de Benoît XVI. Introduction à la théologie de Joseph Ratzinger, Ad solem, Genève, 2008, et encore plus par H. Verweyen qui a vu dans la thèse sur Bonaventure la clef pour comprendre les véritables enjeux théologiques de son ancien professeur (cf. Ein unbekannter Ratzinger. Die Habilitationsschrift von 1955 als Schlüssel zu seiner Theologie, Verlag Friedrich Pustet, Regensburg, 2010).

  • 21 J. Ratzinger, Aus meinem Leben… (cité supra n. 4), p. 60. Dans ses Mémoires, Ratzinger affirme avoir été marqué dès le début par le « tournant théologique » caractérisé par le travail de ressourcement et la recherche de la « spécificité », du christianisme. Du côté catholique, R. Guardini, H. de Lubac et H. U. von Balthasar sont les auteurs qui ont influencé le plus directement Ratzinger, comme il le reconnaît explicitement (ibid., p. 60-70).

  • 22 La Constitution Dei Verbum sur la Parole de Dieu remet avec force l’accent sur l’incarnation et la personne du Christ après des années où la Révélation avait été trop souvent réduite au depositum fidei, c’est-à-dire à l’ensemble des propositions à croire. Il s’agit d’« un des textes les plus importants du Concile, qui n’a pas encore été pleinement reçu » (ibid., p. 130). À propos de la signification de la constitution Dei Verbum au sein du Concile, voir G. Trabucco et M. Vergottini, Il concilio Vaticano II… (cité supra n. 5), p. 335s.

  • 23 J. Ratzinger, Foi et avenir (cité supra n. 6), p. 70.

  • 24 I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1998, p. 97s.

  • 25 J. Ratzinger, Foi et avenir (cité supra n. 6), p. 70-83.

  • 26 Id., La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Mame, Tours, 1969, p. 81-84.

  • 27 Id., Foi et avenir… (cité supra n. 6), p. 71-72. Dans le même sens Id., « Lettera a Marcello Pera », dans J. Ratzinger, M. Pera, Senza radici, Mondadori, Milano, 2004, p. 106.

  • 28 Voir aussi Benoît XVI, Foi, Raison et Université dans Benoît XVI, W. Farouq, A. Glucksmann et al., Dieu sauve la raison, DDB, Paris, 2008, p. 22-24.

  • 29 J. Ratzinger, La foi chrétienne … (cité supra n. 26), p. 34.

  • 30 Ibid., p. 32 et 169.

  • 31 J. Ratzinger et J. Habermas, Vorpolitische… (cité supra n. 6), p. 7 et Benoît XVI, Foi, Raison et Université (cité supra n. 28), p. 1.

  • 32 R. Ersterbauer, « Vernünftiges Christentum ? Zur Rezeption der Regensburger Rede Paspt Benedikts XVI » dans Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 55/2 (2008), p. 407-408.

  • 33 La dénonciation que Ratzinger adresse en ce sens à la néo-scolastique ressort ouvertement de la plupart de ses articles des années cinquante et soixante. Outre sa thèse de doctorat, Peuple et maison de Dieu dans la doctrine de l’Église de saint Augustin (1954), citons parmi les exemples les plus clairs : Gratia praesupponit naturam (1962), Droit naturel, Évangile et idéologie dans la doctrine sociale de l’Église (1964). Même si avec le temps sa critique de la néo-scolastique perd de sa vigueur, l’enjeu demeure toujours actuel dans son combat pour une compréhension différente de la « raison », qui puisse prendre en charge la dimension historique, culturelle et relationnelle de l’humain. Le dialogue avec Habermas en 2004, le célèbre discours de Ratisbonne en 2005 et l’intervention au Collège des Bernardins à Paris en 2008 témoignent de la constance de cet effort. À propos de la critique d’une pratique théologique qui demeure dépendante de la psychologia rationalis, voir G. Angelini, « Antropologia teologica. La svolta necessaria », Teologia 34 (2009), p. 322-349.

  • 34 J. Ratzinger, « Lettera a Marcello Pera » (cité supra n. 27), p. 117.

  • 35 Un exemple clair de cette position ressort de la critique qu’E. Severino adresse à la thèse de Benoît XVI sur la « corrélation entre foi et raison ». Dans un article paru dans un journal italien, le philosophe pose simplement comme indiscutable (un véritable a priori !) la différence radicale entre la « raison » et la « foi », sur la base de l’exclusivité de la nature objective du savoir caractérisant la raison : « la raison est le savoir incontestable ». Ensuite : « il faut que chaque chose soit appelée par son nom, et donc que toute forme de savoir différente de la philosophie soit appelée savoir contestable (…). Il en résulte que la raison authentique, l’incontestable, ne peut avoir besoin d’aucune religion justement parce que l’incontestable, afin d’être tel, ne peut avoir besoin du contestable » (E. Severino, « Se il Papa é relativista », Il Corriere della sera du 19 janvier 2008, p. 45).

  • 36 Marchler a bien souligné cet aspect capital de la théologie de Ratzinger. Cf. T. Marschler, Pespektiven der Eschatologie bei Joseph Ratzinger dans P. Hofmann (éd.), Joseph Ratzinger. Ein theologisches Profil, Ferdinand Schöning, Padeborn, 2008, p. 162-163.

  • 37 Voir ce passage : « Se manifeste ainsi de façon assez claire la structure particulière de l’esprit, qui n’existe que dans le dialogue et dans la liberté, contre toute naturalisation de toutes les époques. Mais si la nature des hommes est déterminée par la liberté de l’esprit, cela signifie aussi qu’elle est déterminée par son histoire. En fait, il n’y a pas une nature de l’homme privée d’histoire » (J. Ratzinger, « Gratia praesupponit naturam. Erwägung über Sinn und Grenze eines scholastischen Axioms » dans J. Ratzinger et H. Fries [éd.], Einsicht und Glaube. Gottlieb Söhngen zum 70. Geburtstag am 21. Mai 1962, Freiburg, Basel, Wien, Herder, 1963, p. 158).

  • 38 J. Ratzinger, Le fondement sacramentel de l’existence chrétienne dans J. Ratzinger, Un seul Seigneur, une seule foi, Tours, Mame, 1971, p. 99.

  • 39 Id, La foi chrétienne… (cité supra n. 26), p. 168-171.

  • 40 Id, Prinzipien christlicher… (cité supra n. 3), p. 50. « L’existence d’un humain se trouve si intimement tissée à celle d’un autre être humain, celle de la mère, qu’elle ne peut durant un temps consister en rien d’autre qu’en une fusion corporelle (…). une fois né, l’enfant, même si son “être à partir de” et son “être avec” ont changé de forme, demeure tout autant dépendant, tout autant renvoyé à un “pour-lui” (…) mais la figure anthropologique reste la même : un “être-à-partir-de” aspire à un “pour” (…). Si nous ouvrons les yeux, nous voyons que cela ne vaut pas seulement pour l’enfant dans le sein de sa mère. Cela ne fait que manifester la nature même de l’existence humaine : il est tout aussi vrai de dire de l’adulte qu’il ne peut exister qu’ “avec” l’autre et “à partir” de lui en étant ainsi toujours renvoyé à un “pour” qu’il voudrait exclure » (Id., Foi, vérité, tolérance, Paris, Parole et silence, 2005, p. 263-264).

  • 41 Déjà dans sa thèse sur Augustin, Ratzinger avait souligné que l’Hipponate lui-même, au moment de sa conversion, avait été frappé par la considération du « nombre de vérités absolument nécessaires à notre vie, qui sont simplement crues » (J. Ratzinger, Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche, Karl Zink Verlag, München, 1954, p. 8).

  • 42 Hofmann a souligné justement la familiarité de la Denkform de Ratzinger avec celle de H.-G. Gadamer, l’auteur qui, plus que tout autre, a mis en lumière la nécessité gnoséologique des précompréhensions — en lien étroit avec sa critique du mythe de la raison des Lumières (P. Hofmann, Introduction dans P. Hofmann, Joseph Ratzinger… [cité supra n. 36], p. 10 ; H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1996, p. 289-291).

  • 43 J. Ratzinger, La foi chrétienne … (cité supra n. 26), p. 43. Voir le passage analogue de son Discours au Collège des Bernardins : « la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers les paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire » (Benoît XVI, Benoît XVI en France, Lethielleux, Paris, 2008, p. 56).

  • 44 Id., Der christliche Glaube… (cité supra n. 7), p. 293.

  • 45 Id., Du sens de l’existence chrétienne dans J. Ratzinger, Un seul Seigneur, une seule foi, Mame, Tours, 1971, p. 43. Il faut remarquer la méfiance que Ratzinger montre envers le choix de la mystique (« coup de foudre ») comme voie privilégiée qui en exclut la dimension collective, historique, relationnelle, c’est-à-dire « le caractère social de la foi » (J. Ratzinger, La foi chrétienne … [cité supra n. 26], p. 45). La pensée eschatologique que l’auteur développe tout au long de sa vie vise proprement à souligner l’enracinement de « ce qu’on croit » dans le contexte anthropologique, culturel, historique et à montrer comment les rencontres, les événements de l’histoire (la grande, universelle, comme la petite, personnelle) mettent continuellement l’homme devant la nécessité de choisir, dans une dynamique d’assomption-discrimination-transformation : « une transformation créatrice d’éléments antérieurs ». La « foi » chrétienne ne fait pas exception : elle « n’est pas tombée du ciel ; elle croît dans une ambiance de lutte, dans l’affrontement avec les croyances environnantes, opérant une sélection et une réinterprétation qui impliquent à la fois continuité et transformation » (Ibid., p. 60 et 67).

  • 46 « Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté ». Cf. Benoît XVI, Benoît XVI en France… (cité supra n. 43), p. 63.

  • 47 J. Ratzinger, La foi chrétienne … (cité supra n. 26), p. 31.

  • 48 Ibid., p. 31, 32 et 44.

  • 49 Benoît XVI, Foi, Raison et Université… (cité supra n. 28), p. 22.

  • 50 J. Ratzinger, La foi chrétienne … (cité supra n. 26), p. 90.

  • 51 Benoît XVI, Foi, Raison et Université… (cité supra n. 28), p. 23 et 24.

  • 52 J. Ratzinger, La foi chrétienne … (cité supra n. 26), p. 34.

  • 53 Id., Préface… (cité supra n. 13), p. xiv.

  • 54 J. Ratzinger, J. Habermas, Vorpolitische… (cité supra n. 6), p. 5

  • 55 Benoît XVI refuse donc l’option du « catholicisme fragile » comme « la seule réponse réaliste et rationnelle au mouvement irréversible de l’ex-culturation » (D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, Paris, 2003, p. 332).

  • 56 1 P 3,15. Citée souvent par Ratzinger, voir par exemple benoît XVI, Benoît XVI en France… (cité supra n. 43), p. 62.

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