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In memoriam Jean-Marie cardinal Lustiger (1926-2007). Hommage à un Curé de Paris

Karin Heller
Jean-Marie Lustiger a fait de la liturgie une priorité de son ministère paroissial. Sa forte personnalité est inséparable de sa vision de l’Eucharistie, origine, centre, et aboutissement de toute la vie paroissiale. La référence constante à l’Écriture et à la sacramentalité a conduit prêtres et fidèles à assumer leurs histoires dans l’union au Christ Rédempteur. La création d’un répertoire musicale en français, propre aux trois années liturgiques, faisait de chacun un acteur du récit évangélique et élevait l’assemblée au statut de partenaire véritable de la célébration.

Jean-Marie Lustiger, Cardinal-Archevêque de Paris, a été un homme d’Église dont le destin singulier et atypique a marqué l’Église de France et l’Église universelle pendant plus d’un quart de siècle. Néanmoins, le présent hommage s’adresse non pas tant à l’archevêque et Cardinal, grand ami de Jean-Paul II, qu’au curé de paroisse qu’il fut à Sainte-Jeanne-de-Chantal de 1969 jusqu’à sa nomination comme évêque d’Orléans en 1979.

Ce choix s’enracine d’abord dans ma profonde conviction que « les années à Sainte-Jeanne » ont façonné de manière indélébile le pasteur et évêque que fut Lustiger. Il est difficile de comprendre sa personnalité complexe sans se pencher avec attention sur son existence de simple curé d’une paroisse d’environ 22.000 habitants, située tout au bout du 16e arrondissement de Paris. Ce choix s’appuie aussi sur mon expérience personnelle comme paroissienne de Sainte-Jeanne-de-Chantal dans les années « après Lustiger », pendant lesquelles les Pères Bernard Violle et Georges Marion ont exercé leur ministère dans la continuité de leur prédécesseur. Toutes ces années ont durablement marqué ma compréhension de l’Église et de la tâche d’une théologienne d’Église.

Cet hommage comporte trois parties. La première est consacrée à une analyse des choix liturgiques effectués par Jean-Marie Lustiger à la suite des décrets d’application de la réforme liturgique voulue par le Concile Vatican II ; la deuxième, à la vision particulière que Jean-Marie Lustiger avait du « Jour du Seigneur » ; la dernière, enfin, à sa perception de la musique sacrée comme partie intégrale de la liturgie.

I Le choix de la liturgie

1 Préparations

Jean-Marie Lustiger a commencé son ministère de curé de Sainte-Jeanne-de-Chantal en octobre 1969. Une année auparavant, « Mai 68 » avait produit une profonde transformation dans la société française, semblable à celle qui s’était passée aux États-Unis au moment des mouvements contre la guerre au Vietnam, commencés à l’Université de Berkeley. Avant de prendre son poste à Sainte-Jeanne-de-Chantal, le Père Lustiger avait passé deux mois de vacances dans ce pays à échelle de continent. Ce voyage d’études lui avait permis de découvrir deux réalités fondamentales de la vie religieuse américaine. D’abord, il avait pu constater de visu les effets ravageurs d’une secousse comparable à « Mai 68 » chez certains laïcs, une partie du clergé et des religieux américains. Mais il avait été frappé aussi par les ressources spirituelles, un potentiel humain et religieux que la France et l’Europe ne possédaient pas. À cela s’ajoutait la perception des conflits traversés par l’Église catholique américaine, mais dans un contexte où se manifestait une plus grande capacité de tolérance qu’en Europe1.

Ces découvertes allaient de pair avec la mise en place de la réforme liturgique demandée par le Concile Vatican II. La question était alors de savoir comment appliquer les décrets élaborés par des spécialistes qui avaient eu en vue pour une part la reconstitution de la liturgie célébrée dans des basiliques du 4e et 5e siècles2. En France, cette mise en application se produisait alors que beaucoup de responsables d’Église et de laïcs appliquaient à l’Église des concepts forgés par « Mai 68 ». Ces concepts s’inspiraient d’idéologies basées sur les maîtres du soupçon, Freud, Marx et Nietzsche. Lustiger, et avec lui des hommes d’Église comme von Balthasar, de Lubac et Bouyer, observaient une transformation du renouveau voulu par le Concile dans un sens contraire de ce que les Pères du Concile avaient eu en vue. Lustiger écrit : « Au lieu d’un renouvellement de l’institution par un effort de conversion intérieure et de rajeunissement, on voyait un effet de déconditionnement de gens qui avaient vécu cet héritage comme une oppression et une aliénation. Ils se désaliénaient et ces gens allaient se décomposer d’une certaine manière »3. À cette situation devait s’ajouter un réel manque de préparation des fidèles à la réforme liturgique qui conduisait à de nombreuses incompréhensions. Beaucoup de paroissiens n’étaient tout simplement pas prêts pour une telle réforme, qui heurtait des habitudes et des traditions transmises pendant des siècles.

De son propre aveu, son séjour aux États-Unis aura fait gagner beaucoup de temps au Père Lustiger. Son contact avec le terrain et l’étude assidue des constatations fournies par la sociologie américaine l’ont conduit à la conclusion suivante : « Le seul ‘ministère pastoral’ qui tenait la route était celui défini par ces données structurelles : relation à une communauté, service de la parole, culte, organisation de la charité, relation personnelle aux fidèles »4. Pour cette raison, à son arrivée à Sainte-Jeanne-de-Chantal, Lustiger a fait un choix audacieux. Sa priorité serait la liturgie. Cette décision a été facilitée par le fait que les vicaires et collaborateurs laïcs déjà en place embrassèrent volontiers son point de vue.

Après « Mai 68 », ce choix était audacieux. En effet, le catholicisme français suivait les pas de ceux qui concevaient les nouvelles banlieues. Celles-ci se multipliaient rapidement partout sur le territoire français. Elles étaient conçues comme des « cités dortoirs », lieux où la population n’irait que pour dormir, et toutes les autres activités humaines se dérouleraient dans des « centres » de travail, d’activités culturelles, de sports et loisirs, parmi lesquels des centres paroissiaux. Un grand nombre de responsables d’Église et de fidèles avait cessé de penser la vie chrétienne en termes de paroisse ou de diocèse. Les ministères eux-mêmes tendaient à se redéfinir à partir des diverses catégories de la population, selon qu’ils s’adressaient « aux jeunes », ou encore « aux étudiants », « aux professionnels », « aux aînés » ou « aux malades ». L’accent était mis sur ce qu’on appelait « l’Évangile dans la vie », c’est-à-dire la vie humaine sous ses différents aspects, et non pas la liturgie et la sacramentalité.

Les « années Lustiger » à Sainte-Jeanne-de-Chantal se situent dans le contexte d’un vif débat qui secouait l’Église de France déjà depuis les années 1940. Celui-ci portait sur la nature même de la liturgie. Pour la majorité des divers courants engagés dans ce débat, la liturgie devait être adaptée aux diverses catégories de personnes. Cette perception conduisait à des « célébrations de la vie » qui faisaient de moins en moins référence à l’Écriture et au contenu dogmatique de la foi catholique. Ces dérives avaient déjà fait réagir vivement Louis Bouyer dès 1945. La liturgie n’est pas un instrument d’évangélisation pour des non-chrétiens, écrivait-il alors ; elle est l’expression même de la vie de l’Église, un trésor vivant où le dogme, la morale et la spiritualité, ensemble avec l’Écriture, sont associés dans une relation mutuelle pour établir et maintenir l’humanité en communion avec le Dieu de vie. Son centre en est la messe5.

Jean-Marie Lustiger partageait les vues de Bouyer. Pour lui comme pour Bouyer, la priorité ne devait pas aller à la spéculation, mais à la vie du peuple chrétien. Bouyer se serait certainement reconnu dans ces paroles de Lustiger : « L’Église n’est pas une sorte d’académie dont le rôle normatif brimerait la liberté et l’esprit de création. La norme de la théologie ne se trouve pas dans l’esprit humain ; elle se découvre dans la foi de l’Église qui reconnaît la Révélation de Dieu dans l’Écriture et sa Tradition »6. Exaspéré par les impasses dans lesquelles se fourvoyait le mouvement liturgique, Bouyer rompra avec le Centre National de Pastorale liturgique, après de violentes discussions avec les Pères Doncœur et Michonneau7.

En 1968, une année avant la nomination du Père Lustiger au poste de curé de Sainte-Jeanne-de-Chantal, le Père Bouyer faisait ce terrible constat : « La liturgie d’hier n’était plus guère qu’un cadavre embaumé. Ce qu’on appelle liturgie aujourd’hui n’est plus guère que ce cadavre décomposé »8. Bouyer cessa alors d’écrire sur la liturgie et passa la plus grande partie du restant de sa vie active comme visiting professor aux États-Unis. Quant à Lustiger, c’est dans ce climat houleux qu’il allait mettre en place à Sainte-Jeanne-de-Chantal, dans la ligne de Bouyer, l’application des décrets du Concile sur la liturgie. Il s’engageait ainsi sur une voie opposée à la majorité des courants liturgiques en vogue à l’époque.

2 Convictions anthropologiques et théologiques

Le choix de Lustiger était basé sur des convictions à la fois anthropologiques et théologiques. L’existence chrétienne subissait le contrecoup de la vie sociale conçue pour les banlieues. Elle se fragmentait inéluctablement. Tous les cinq ou six ans, 20% de la population vivant autour d’une église paroissiale comme Sainte-Jeanne-de-Chantal déménageait. À cela s’ajoutaient les migrations hebdomadaires des Parisiens en fin de semaine. Les ordinations sacerdotales devenaient de plus en plus rares, et le nombre de prêtres âgés était en constante augmentation. La possibilité de construire des relations à long terme entre le clergé et les fidèles devenait difficile dans un monde de plus en plus complexe. Ce contexte conduisit le Père Lustiger à tout miser sur la liturgie qui, dans une société de plus en plus émiettée, n’en demeurait pas moins le moment privilégié où le chrétien pouvait encore rencontrer un prêtre.

Au cours de ces années, l’Église de France était marquée par de nombreuses tensions. Il y avait les paroisses fréquentées par des personnes conservatrices du point de vue politique et celles fréquentées par des libéraux, celles qui rassemblaient l’intelligentsia et celles qui se consacraient aux immigrés et aux classes ouvrières. La vue que Lustiger avait de la liturgie lui faisait surmonter ces dichotomies. Ce qui était central pour lui, c’était le Christ parlant et agissant dans la liturgie, reçu dans la foi par toute personne franchissant les portes de Sainte-Jeanne-de-Chantal. Les convictions d’ordre anthropologique de Lustiger étaient renforcées par une profonde conviction théologique, qu’il exprime de la façon suivante : « La liturgie chrétienne n’est pas d’abord l’accomplissement de rites ; elle est acte historique comme lieu de la rédemption, du salut et de la présence de Dieu ; elle est geste de participation des disciples du Christ à son unique histoire »9.

Cette vision de la liturgie eut vite un impact profond sur la vie de sa paroisse. Vicaires et paroissiens devaient consentir à des ajustements parfois difficiles et non sans heurts. En effet, le poids donné à la liturgie réduisait les frontières entre « l’extérieur et l’intérieur », entre les paroissiens au sens classique du terme et ceux qui ne l’étaient pas. La communauté n’était pas faite de personnes qui s’étaient choisies mutuellement. Elle devenait une communauté composée de gens qui devaient apprendre à vivre ensemble en dépit de leurs différences politiques, sociales, et raciales. La réforme liturgique était moins l’affaire de spécialistes, que « celle des peuples tout entiers qui doivent assumer leurs histoires et leurs symboles dans l’union au Christ rédempteur »10. Il s’en suivit une prise de conscience de la vie chrétienne, qui cessait progressivement d’être l’expression d’un choix idéologique. La sacramentalité et la liturgie révélaient la nature même de l’existence chrétienne, offrant à tout homme la possibilité d’une profonde et effective réponse à son désir d’une authentique rencontre avec le Dieu Vivant.

Lustiger avait 43 ans à l’époque. Ses choix impliquaient la reconnaissance que prêtres et fidèles n’étaient pas les créateurs de la liturgie. Il écrit à ce propos : « Dans le rite chrétien, le célébrant est d’abord porteur d’une signification qui ne lui appartient pas ; elle ne dépend pas de sa subjectivité ; c’est un geste auquel obéissent et consentent ceux qui sont réunis. Quand le prêtre célèbre l’Eucharistie, c’est lui qui parle et pose les gestes, mais il célèbre l’Eucharistie au nom du Christ, tête de l’assemblée, et les gens ne viennent pas pour le voir, mais pour célébrer l’Eucharistie du Seigneur. Le spectacle comprend acteurs et spectateurs. Dans la liturgie, tous sont acteurs, coopérateurs de Dieu, et aussi spectateurs de l’œuvre de Dieu en eux »11.

À Sainte-Jeanne-de-Chantal cette conviction s’attestait de deux manières. D’abord, par la place centrale donnée à l’Écriture dont clergé et fidèles étaient appelés à se nourrir. Ensuite, par le choix délibéré d’une célébration de type sobre et dépouillée. Comme célébrants, Lustiger et ses vicaires n’entendaient pas se donner en spectacle. Ils évitaient consciencieusement tout geste inutile. Les vêtements liturgiques, le mobilier, et la décoration de l’église participaient de cette même sobriété. Ainsi, l’attention du paroissien ou du visiteur n’était pas d’abord sollicitée par les objets d’art, mais par le mystère que ceux-ci exprimaient. Les sculptures de Jean Touret, les autels, l’ambon, la majestueuse croix centrale et la couverture métallique de l’orgue, transformaient Sainte-Jeanne-de-Chantal en un espace sacré qui exprimait dans sa rigueur à la fois beauté et spiritualité. Jean-Marie Lustiger était fidèle sur ce point aux traditions juives et chrétiennes qui affirment que « nul n’a jamais vu Dieu » (Ex 33,20 ; Jn 1,18). Pour cette raison, il ne considérait pas tout ce qui se rapportait à la liturgie comme production humaine de l’invisible. La liturgie est l’action de Dieu qui se rend lui-même visible par sa Parole dans l’histoire des hommes12.

II Le « Jour du Seigneur » dans une paroisse ordinaire de Paris

1 Rupture et Continuité

La messe du dimanche était la préoccupation majeure du P. Lustiger. Toutes les autres activités paroissiales devaient découler de cette messe et reconduire à elle. Cette priorité était fondée chez lui sur deux considérations. La première s’enracinait dans son expérience toute personnelle, lui qu’avait touché la puissance de Dieu agissant dans les sacrements de l’Église au moment de son propre baptême. La deuxième provenait d’une constatation d’ordre plus sociologique. Dans les années 1970, les églises étaient encore pleines. Aussi, Lustiger écrit : « Je devais donc consacrer tous mes efforts à faire de cette messe du dimanche un moment privilégié, riche de sens, de joie, de beauté spirituelle. Il ne me paraissait pas exagéré de passer une journée entière à travailler pour préparer le dimanche par la réflexion et la prière. Je le devais à ces milliers de fidèles »13.

Or dans ces années, le catholicisme français était empêtré dans un débat sur l’unité entre la foi et la vie. La tentation était forte de confondre le quotidien et le sacré. Or, pour Jean-Marie Lustiger, la célébration de l’Eucharistie constituait une rupture avec la vie ordinaire. Dans la célébration de la messe dominicale, le chrétien devait trouver quelque chose qu’il ne trouvait pas ailleurs. Il convenait donc de faire de ce jour un jour différent des autres jours de la semaine et d’y partager entre chrétiens ce qui n’était pas partagé habituellement. Très vite, la messe du dimanche à Sainte-Jeanne-de-Chantal devenait ainsi l’expression de cette unique activité par laquelle l’homme réfère son être et l’univers à Dieu, son Créateur. En d’autres termes, la perception que Jean-Marie Lustiger avait de la liturgie dominicale, s’enracinait dans une perception biblique et théologique des deux mouvements, qui définissent l’existence chrétienne, à savoir d’une part une différenciation déjà exprimée par l’acte créateur de Dieu et, de l’autre, la réconciliation et la récapitulation de toutes choses dans le Christ dont parlent les lettres aux Éphésiens et aux Colossiens.

Pour le P. Lustiger, la différenciation caractérise l’œuvre de rédemption, laquelle suppose deux catégories d’acteurs, à savoir le Dieu Sauveur et l’humanité à sauver. En s’appuyant sur la tradition juive et chrétienne, il portait en lui-même la profonde conviction qu’Israël, et à sa suite l’Église, avaient transformé les grands symboles cosmiques « en mémorial liturgique de l’Économie du Salut »14. La Pâque juive, mémorial de la Rédemption et de la création d’Israël, était déjà un repas tout à fait à part. Dans la nuit où il fut livré, le Christ avait transformé ce repas en « mémorial de la libre offrande de sa vie », incluant « les vivants et les morts dans une supplication pour l’Église »15. En dehors de ce contexte spécifique, l’Eucharistie était dépourvue de sa signification voulue par Dieu.

Cette différenciation s’exprime aussi dans la structure hiérarchique de l’Église. Lustiger reconnaissait dans le ministère ordonné une donnée fondamentale de la tradition de l’Église. Pour le pasteur de Sainte-Jeanne-de-Chantal, une communion véritable n’était pas possible sans l’altérité16. Ce donné traditionnel semblait interférer avec « la participation active des fidèles » souhaitée par la Constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium (SC 11, 14, 30, 41). Dans le contexte des années 1970, la mise en œuvre de cette participation était pensée sur l’arrière-fond de la fracture qui s’était installée au cours des siècles précédents entre le clergé et les laïcs, les premiers célébrant « la liturgie de l’Église », les seconds s’adonnant à des dévotions privées. Ce faisant, elle conduisait aussi à de nombreuses méprises. En maints endroits, la liturgie finissait par n’être plus que le fait de quelques personnes individuelles ou de la communauté qui la prenait en charge et risquait d’être ainsi assimilée à une simple activité humaine17.

À Sainte-Jeanne-de-Chantal, Lustiger para à cette difficulté par un travail remarquable visant à mettre en relation le clergé et les fidèles laïcs18. Au centre de ce travail se trouvait à nouveau l’Eucharistie, origine, centre et aboutissement de tous les autres sacrements. Les baptêmes étaient célébrés habituellement pendant la messe paroissiale du dimanche à 11.00 heures. Il en était de même pour le sacrement des malades. Les funérailles étaient généralement célébrées aux heures des messes en semaine. De cette manière, des paroissiens entouraient les familles en deuil qui, dans bien des cas, n’étaient pas faites de paroissiens réguliers. Lustiger faisait alors placer le cercueil du défunt sous la majestueuse croix en cuivre qui surplombait l’autel central de l’église. Lustiger inaugura aussi la célébration du sacrement de réconciliation reçu individuellement après l’homélie, pendant des messes célébrées dans l’après-midi et le soir durant le temps de l’Avent et du Carême.

La réception des sacrements était la plupart du temps assortie de programmes de préparation. Cette pratique a été à l’origine de deux ministères propres à la paroisse. Le premier était exercé par des paroissiens qui avaient en charge ce qu’on était arrivé à appeler les « rencontres du samedi ». Ces rencontres s’adressaient aux personnes qui faisaient une demande de baptême, de confirmation ou de mariage. Le second ministère était aussi exercé par des paroissiens, ceux qui se consacraient aux malades, aux mourants, ou encore à ceux qui ne pouvaient pas se joindre à la messe du dimanche. Les deux groupes se rejoignaient une fois par mois pendant les « rencontres du samedi ». De cette manière, les personnes concernées par un baptême, une confirmation, ou un mariage, entendaient aussi parler du secours apporté aux malades et aux mourants.

Ainsi s’affermissait progressivement la relation mutuelle entre les ministères ordonnés et les ministères non-ordonnés. Cette collaboration a permis a beaucoup de paroissiens de découvrir le sens du sacerdoce des fidèles à la lumière du ministère ordonné et de l’histoire du salut. En même temps, les prêtres eux-mêmes prenaient conscience du sacerdoce commun des fidèles. Ils n’étaient plus les seuls à prendre des décisions ou à prendre en charge l’enseignement des laïcs. Dans la fidélité à l’appel reçu par chacun, l’exercice de ces divers ministères donnait lieu à des échanges mutuels qui, à leur tour, manifestaient une authentique charité. Les laïcs en charge des malades étaient spirituellement responsables de ceux et celles qu’ils visitaient et préparaient à la réception de l’Eucharistie et au sacrement de réconciliation. Leur action n’était pas considérée « moindre » que celle de ceux qui participaient directement à la célébration des sacrements. Les ministères ordonnés et non-ordonnés étaient tous deux perçus comme dons de Dieu, ordonnés les uns aux autres. Ils visaient un même but : établir et maintenir l’humanité en communion avec Dieu.

Cette collaboration étroite entre prêtres et laïcs n’allait pas toujours sans heurts et tensions. Les baptêmes célébrés pendant la messe dominicale irritaient parfois des paroissiens supportant mal une messe « plus longue » que d’habitude et qui donnait de l’importance à une ou à plusieurs familles. Les « rencontres du samedi » suscitaient aussi des tensions. Certains avaient de la difficulté à comprendre pourquoi ils devaient être à côté de gens qui préparaient un mariage, alors qu’eux-mêmes venaient pour une demande de baptême. Ces tensions montaient généralement d’un cran quand les paroissiens en charge des malades rejoignaient le groupe, créant un malaise auprès de ceux qui, tout à la joie de préparer un mariage, se trouvaient soudainement mis face à la réalité de la maladie et de la mort.

À Sainte-Jeanne-de-Chantal la difficulté ne se situait pas d’abord au niveau de la collaboration entre clercs et laïcs, même si parfois des prêtres avaient du mal à accepter l’idée de l’entière responsabilité spirituelle de laïcs en charge de la préparation d’autres laïcs aux sacrements. La difficulté majeure consistait dans l’acceptation par les fidèles d’être enseignés et préparés aux sacrements par une communauté de prêtres et de fidèles dans le contexte de l’horizon élargi par le Concile Vatican II. Le Concile secouait l’étroitesse d’esprit d’aucuns, mais aussi d’un certain clergé. Par ailleurs, nombreuses étaient les personnes qui étaient en butte à ces deux réalités majeures de la vie chrétienne que sont « la cohérence spirituelle et chrétienne » et « la rigueur intellectuelle, notamment dans l’usage de l’Écriture »19. En outre, des personnes pouvaient être irritées, tout simplement parce qu’elles n’avaient pas tout de suite sous la main un prêtre prêt à répondre à leurs demandes individuelles ou parce qu’elles devaient accepter que leur enfant soit baptisé par un diacre et non par un prêtre. Toutes ces réactions révélaient une chrétienté habituée à voir la sacramentalité et le salut de manière très individuelle. Ainsi nombre de personnes manifestaient leur frustration, sinon leur exaspération ou leur rejet par rapport à la référence constante à l’Écriture et à la remise en question de leurs critères purement personnels en matière de foi, de morale, de discipline et de coutume.

À Sainte-Jeanne-de-Chantal, clergé et laïcs rencontraient la réalité de l’Église hic et nunc. Certains n’étaient pas préparés à un tel défi. Pour d’autres, au contraire, cette découverte de la réalité de l’Église faisait l’effet d’une révélation et devenait le point de départ d’une conversion personnelle et communautaire. Ils étaient soudainement conduits à une vision de l’Église qui dépassait le cadre de la fête familiale mondaine en lien avec un baptême ou une première communion. Dans ce contexte, bien des hommes et des femmes ont été poussés à s’engager dans la formation biblique et théologique de vingt heures par semaine réparties sur deux années ou plus, proposée par la paroisse. Huit ans après l’arrivée du P. Lustiger, la paroisse avait produit environ quatre cent laïcs formés, prêts à prendre en charge différents ministères diocésains. Plus tard, lorsque Lustiger devint archevêque de Paris, un quart des participants aux réunions de niveau diocésain était généralement fourni par la seule paroisse de Sainte-Jeanne-de-Chantal.

2 Écriture et Prédication

Toute personne qui franchissait les portes de Sainte-Jeanne-de-Chantal était immédiatement frappée par la place centrale qui y était donnée à la Parole de Dieu. Toutes les fins de semaines les paroissiens étaient invités à prendre une feuille blanche qui reproduisait la liturgie du dimanche avec ses lectures, son programme musical et les références aux lectures bibliques de chaque jour de la nouvelle semaine. Au cours de ses premières années à Sainte-Jeanne-de-Chantal, Jean-Marie Lustiger commença à composer des textes basés sur l’Écriture pour chaque dimanche des trois années liturgiques. Ces textes étaient mis en musique par Henry Paget, l’organiste titulaire de la paroisse. Cette collaboration singulière entre Lustiger et Paget devait largement contribuer à abolir la dichotomie entre la liturgie de la Parole et celle de l’Eucharistie comme nous aurons l’occasion de le voir par la suite. Prêtres et fidèles devaient aborder l’Écriture toujours inséparablement des actes sauveurs du Christ.

La prédication constituait un élément indispensable de la messe dominicale. Le feuillet liturgique portait toujours un titre, généralement tiré de l’Écriture, et qui donnait le ton, unifiant les chants, les lectures, la prédication et la célébration du mystère eucharistique. Cette unité fut particulièrement mise en relief dans la série de prédications qu’a données le P. Lustiger pour la fête du Corpus Domini entre 1971 et 197820. Celles-ci traduisent la cohérence spirituelle et chrétienne visée par lui et mise en place par lui dans les divers ministères paroissiaux ad intra et ad extra qui découlaient pour lui de la célébration eucharistique.

La première de ces homélies est intitulée « L’événement eucharistique ». Elle met en exergue l’Eucharistie comme l’irruption d’un don dans la vie des participants à la célébration. Le Christ en personne survient dans l’assemblée et se saisit de chacun de ses membres. Prêtres et fidèles sont rassemblés pour faire quelque chose ensemble. Ce quelque chose, c’est un acte de foi qui transforme chacun par la puissance du Christ. Ainsi se réalise la charité entre le Christ et son peuple, les membres de son Corps rassemblés. Cet exercice de la charité culminait dans l’acclamation « Nous te louons, nous te bénissons, nous te rendons grâce, Seigneur, notre Dieu », reprise par l’assemblée tout au long de la liturgie, ainsi qu’au cours de la prière eucharistique. Elle atteignait son point culminant dans l’action de grâces donnée dans le Christ et à la manière du Christ.

La deuxième homélie a pour titre « Le pain du désert ». Elle insiste sur le fait que personne n’est spectateur à la messe. Par la messe, Dieu convoque son peuple au désert. Il le convoque à avoir foi et à recevoir l’Eucharistie comme source de foi. L’assemblée eucharistique ne se mesure donc pas de manière humaine, elle n’est pas le résultat d’une simple fraternité humaine. L’Eucharistie a pour vocation et mission de transformer le cœur des prêtres et des fidèles de façon à faire la volonté de Dieu et non la sienne. Elle est le centre d’une divinisation qui ne peut être que l’action de Dieu. Elle suscite en chacun une faim particulière. La prédication mettait ainsi en lumière le titre donné à la liturgie du jour : « Il t’a fait sentir la faim », thème que le P. Lustiger a mis en valeur année par année, en lien avec des chants basés sur Pr 9,1-5 et le Ps 22.

La troisième homélie porte le titre « Ce que Dieu célèbre en nous ». Elle reprend le thème de l’irruption de Dieu dans la vie de l’assemblée dominicale. L’assemblée fait quelque chose à laquelle elle ne s’attend pas. Appelée à rendre témoignage à la fidélité de Dieu, elle ne doit pas confondre la fidélité divine avec la sienne. Dieu lui-même célèbre les mystères sacrés en elle et, par la puissance de l’Esprit, conduit la communauté là où elle ne voulait pas aller. Créée chair de sa chair et os de ses os, elle est appelée à s’offrir elle-même à Dieu dans l’Esprit, de manière à ce que l’amour triomphe en ce monde pour la gloire de Dieu jusqu’à son retour. Tous ces thèmes étaient unis et soutenus par l’acclamation « Ils loueront le Seigneur ceux qui le cherchent » (Ps 22 : 26), reprise en particulier après la communion.

La quatrième, intitulée « Changer la vie », prend le récit de la multiplication des pains comme révélation de ce que signifie « être dans l’Église ». L’assemblée est appelée à rendre témoignage du fait qu’elle ne vit pas d’un pain produit par elle, mais qu’elle est rendue capable de vivre de la Parole de Dieu. La vie, c’est d’abord ce que Dieu donne. Pour recevoir ce don, chaque membre de l’assemblée doit consentir à être surpris, dérouté pour être conduit sur un chemin qu’il ne connaissait pas. Pr 9,1-5 et Ps 22 fournissaient les textes au programme musical, qui les combinait avec les thèmes de la sagesse qui a préparé la table et de la Passion et Résurrection du Christ. Les paroles « Venez manger de mon pain et boire le vin que j’ai préparés pour vous » (Pr 9,5) faisaient écho au verset 26 du psaume 22, « les pauvres mangeront et seront rassasiés ».

La cinquième homélie a pour titre « Le pain de la bouche ». Elle reprend le thème de la traversée du désert avec une insistance particulière sur l’Égypte intérieure à chaque homme. Chacun est dominé par son propre tyran. Le Christ, Pain de vie, est à l’origine d’une crise vécue par toute l’assemblée. La question est de savoir si celle-ci va percevoir ce pain comme une nourriture terrestre qui comble un désir immédiat et tout personnel, ou si elle saura reconnaître la nature spéciale du banquet du Royaume auquel l’assemblée est appelée à participer. Le programme musical soutenait ces thèmes par une insistance particulière sur Dt 8,3 : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

La sixième homélie, intitulée « La première puissance », est enracinée dans la conviction biblique et théologique suivante : l’événement de la création dont Dieu a l’initiative est continué par l’appel d’Abraham et finalement exprimé dans les actes rédempteurs du Christ qui sont uniques. Pour Lustiger, l’Eucharistie n’est rien d’autre qu’une action de Dieu le Père, accomplie hic et nunc en faveur de l’assemblée par le Christ dans l’Esprit répandu en nos cœurs. Cette conviction ne diminue en rien la présence réelle du Christ dans le pain et le vin. En effet, cette présence réelle peut engendrer une incompréhension, si le pain et le vin consacrés ne sont considérés que comme des objets qui nous sont rendus accessibles parmi d’autres. L’Eucharistie n’est pas un trésor qui existerait en dehors de l’assemblée eucharistique, transmis comme un objet fût-il « de valeur », de génération en génération. Il n’est pas une récompense pour « de bons chrétiens », mais le don de Dieu qui rend chaque membre de l’assemblée capable de devenir un chrétien par la grâce de Dieu qui délivre des divisions et du péché.

La septième de ces homélies à l’occasion de la fête du Corps du Christ a pour thème « La peur et la promesse de vivre ». Elle met en relief la difficulté de croire, qu’exprime la réaction des disciples à la suite du discours sur le pain de vie : « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ? » (Jn 6,60). Cette réaction est révélatrice du manqué de foi de l’assemblée en Dieu et sa puissance sur la mort. Elle dévoile son incapacité à concevoir une vie libérée de la mort. Il y a une tentation permanente de confondre Dieu avec Pharaon, qui mesurait la quantité de pain accordé aux Hébreux selon la quantité du travail fourni. Mais Dieu crée en l’homme un désir d’être repu par la manducation de la Parole de Dieu et par la mise en pratique de la volonté de Dieu. À eux seuls, ni la manne ni les pains multipliés par Jésus ne peuvent assouvir ce désir. Le Christ est l’unique repu dans la mise en pratique de la volonté divine. En communion avec lui, l’homme est rendu capable en retour de mettre la volonté de Dieu en œuvre et, en faisant cette volonté, il entre dans la vie éternelle.

Cet ensemble d’homélies donne un aperçu furtif de la prédication de Jean-Marie Lustiger à l’époque où il officiait à Sainte-Jeanne-de-Chantal. Sa manière de prêcher était singulière. Jean-Marie Lustiger ne prêchait pas sur une donnée biblique ou théologique. Il parlait de l’intérieur du mystère chrétien. Sa prédication était le fait d’un homme qui se savait lui-même un baptisé, solidaire du peuple chrétien.

III La musique sacrée comme part intégrale de la liturgie

1 Création

Dès son arrivée à Sainte-Jeanne-de-Chantal en 1969, la question d’une musique d’église appropriée a constitué l’une des préoccupations majeures du P. Lustiger. Commence alors une collaboration avec l’organiste Paget, qui a donné lieu à la création de centaines de pièces musicales écrites pour chaque dimanche de l’année, auxquelles s’ajouteront des créations particulières pour les grandes fêtes, tels un oratorio pour Noël et une Passion selon saint Jean pour le Vendredi saint21. Henry Paget a étudié l’orgue sous la direction de Pierre Cochereau et de Michel Chapuis au Conservatoire National de Région de Strasbourg où il a obtenu un « Premier Prix d’Orgue ». Il a poursuivi ses études au Conservatoire National Supérieur de Paris, couronnées par des Premier Prix d’Harmonie, de Contrepoint et de Fugue. Paget a été nommé Professeur d’orgue à l’Institut Catholique de Paris en 1993 et à la Schola Cantorum de Paris en 2005. Il a donné de nombreux concerts en France, Allemagne, Italie, Suisse, Belgique, Luxembourg, et aux États-Unis. En 1977, sa collaboration avec le P. Lustiger a conduit à l’installation à Sainte-Jeanne-de-Chantal d’un orgue réalisé par le facteur Alfred Kern (1919-2001), un représentant fort connu de la fameuse école des facteurs d’orgue d’Alsace22.

Jean-Marie Lustiger choisissait pour être mis en musique des textes exclusivement tirés de la Bible. Sa sélection suggérait déjà une certaine structure des compositions musicales. Celles-ci, en revanche, relevaient de l’interprétation musicale qu’en faisait Paget. De part et d’autre, on se soumettait au texte biblique. Cette collaboration aboutit à une œuvre originale tout à fait nouvelle, née de la compétence propre à chacun, dans le respect et la reconnaissance mutuels. Il s’agissait de fait d’une entreprise tout à fait nouvelle, car l’Église de France ne possédait pas de patrimoine musical liturgique en langue vernaculaire comme les pays de langues germanique et anglaise.

Le point de départ était habituellement un refrain tiré de l’Écriture et répété par l’assemblée à des moments divers de la célébration dominicale. Puis, des morceaux de longueurs variées s’ajoutèrent peu à peu, exécutés par un chantre, une chorale ou l’assemblée. Lustiger et Paget parlent à ce propos de « cantates brèves ». Celles-ci partageaient avec les cantates de Bach un même souci de servir la Parole de Dieu par la musique. Conformément aux normes conciliaires, tous deux donnaient à la chorale une grande importance. Après deux ou trois dimanches, l’assemblée dominicale avait mémorisé les refrains. Ainsi, d’année en année, elle intériorisait les textes d’Écriture proclamés pendant la célébration eucharistique. Cette manière de faire l’élevait au statut de partenaire de la célébration. L’alternance donnait une identité propre à chaque acteur de la liturgie. Le prêtre célébrant, le diacre, les lecteurs, la schola cantorum, le chantre et l’assemblée, tous se répondaient l’un à l’autre.

Les programmes musicaux de Sainte-Jeanne-de-Chantal ont été analysés par Lucien Deiss, exégète, musicien et compositeur, à l’occasion de la publication d’une série de cantates brèves enregistrée sur un disque intitulé « Veilleur, où en est la nuit ? »23. Ce qui rendait ces programmes uniques n’était pas seulement leur recours exclusif aux textes bibliques, mais leur structure, comme note le P. Deiss : « Nous ne nous trouvons pas en effet, devant des formes stéréotypes, comme l’alternance du refrain et du couplet. La structure du chant provient de l’Évangile tout comme les mots ». En effet, ces compositions « ont une forme dialoguée et dramatique » dont la structure « met en évidence la logique d’un récit d’action dans laquelle l’assemblée, par son chant, entre comme un protagoniste »24.

Une cantate brève écrite pour les derniers dimanches de l’Année liturgique A illustrera ces dires. Les lectures en sont tirées de Matthieu 24 et 25. L’assemblée reprenait constamment un même refrain : « Comme l’époux tardait, elles s’assoupirent toutes et dormaient. Or, au milieu de la nuit un cri a retenti : ‘Voici l’époux, allez à sa rencontre’ » (Mt 25,6). La chorale ou le chantre continuait en proclamant : « Il tarde le Seigneur. Mais comme le maître de maison aurait dû guetter le voleur, vous aussi tenez-vous prêts » (Mt 24,43-44), admonition qui était reprise par l’assemblée. La chorale ou le chantre continuait alors en chantant : « Car au jour que vous n’attendez pas, à l’heure que vous ne connaissez pas, vient le Fils de l’homme » (Mt 24,44.50). La structure était celle d’un dialogue qui faisait de chacun un acteur du récit évangélique.

Les compositions de Lustiger et de Paget différaient d’autres créations de la même époque par leur effort pour fournir un support à la Parole de Dieu proclamée, commentée, célébrée tout au long de la liturgie. Le langage musical soulignait certaines paroles, mais aussi des attitudes de Jésus, de ses disciples ou des autres personnes qui intervenaient dans l’Évangile du jour, le rejet de Jésus par les pharisiens, par exemple, ou encore les pensées mauvaises de la foule, le courage de Jésus sur le chemin de Jérusalem, son souci aimant pour sa mère au pied de la croix. Ces cantates brèves tenaient l’assemblée en alerte, tout en l’incitant à un dialogue permanent avec la Parole de Dieu. Pour reprendre les paroles mêmes de Lucien Deiss, « ces chants permettent à l’assemblée de recevoir l’événement de l’Évangile et d’y entrer. Ils la précipitent dans l’actualité du Christ qui traverse le rassemblement eucharistique. On comprend donc pourquoi à Sainte-Jeanne-de-Chantal, ils ont d’abord été chantés après la proclamation de l’Évangile et l’homélie. L’assemblée reprend donc sur le mode lyrique et actif la parole qui lui a été transmise et se l’approprie »25.

2 Réception

Les cantates brèves composées par Henry Paget et Jean-Marie Lustiger étaient fort contraires à ces chants « neutres » en langage vernaculaire, utilisables indistinctement pour un baptême, un mariage ou des funérailles. Lorsqu’elles étaient exécutées pour la première fois, elles étaient chantées immédiatement après la proclamation de l’Évangile et de l’homélie. Le dimanche suivant, elles intervenaient au début de la célébration, ce qui permettait à l’assemblée de se souvenir de l’Évangile du dimanche précédent médité au cours de la semaine et de se préparer à la réception de l’Évangile du jour. Compte tenu de leur fonction particulière, elles demandaient une attention particulière et beaucoup de rigueur.

Pour bien des paroissiens l’interprétation musicale de l’Écriture par Henry Paget créait un effet de surprise. Certains s’irritaient, d’autres s’offusquaient de mélodies ressenties comme « dures », « incompréhensibles », « inappropriées ». Certains qualifiaient celles-ci d’« intellectuelles » ou les comparaient à l’opéra. En fait, pour beaucoup de ces gens, le problème était souvent celui d’une méconnaissance des normes de la musique liturgique rappelées par Sacrosanctum Concilium26. Beaucoup en effet n’ont jamais réfléchi à la musique en d’autres termes que ceux associés à la distraction, la détente, l’assimilation passive ou un moyen de combler un vide entre deux actions. Cette mentalité ne se trouvait pas soudainement transformée, du seul fait de franchir un porche d’église. La présence de Henry Paget à chaque célébration liturgique rappelait ces normes et tous ceux qui étaient ouverts au fait que la liturgie n’est pas simplement un rite à accomplir y trouvaient l’expression d’une réponse authentique de l’humanité donnée dans le Christ à la Parole du Père.

Bien des personnes se sont adaptées aux programmes musicaux offerts à Sainte-Jeanne-de-Chantal après un travail d’écoute et d’assimilation. Il y allait comme de l’apprentissage d’une langue étrangère. Ces programmes fonctionnaient à la manière d’un mashal juif, qui sépare ceux qui comprennent ce genre de langage de ceux qui y demeurent étrangers. Le problème de ces derniers ne résidait pas dans la combinaison tout à fait originale du texte et de la musique, mais dans leur vue de la Parole de Dieu et des mystères divins. Ils se satisfaisaient d’une nourriture qui convenait à leurs goûts, préférences et capacités, et demeuraient fermés à la nourriture surabondante, inépuisable, donnée par Dieu au-delà de tous les besoins humains. Pour la plupart néanmoins, la persévérance dans la simple écoute était suffisante pour entrer finalement dans un monde spirituel fascinant qui transformait leur vie entière jusque dans ses occupations quotidiennes. Le propre de ces cantates brèves, si uniques, était « d’aider l’assemblée à se dépasser elle-même et non de l’enfermer dans les limites les plus étroites de son imagination, de ses désirs, de ses routines »27.

Dans une adresse au Symposium de la fédération francophone des amis de l’orgue, Lustiger souligne l’importance de demander aux organistes « autre chose » et « beaucoup plus » que ce qu’ils fournissent habituellement. L’organiste peut être « une ressource inespérée pour initier l’assemblée à la célébration chrétienne des ‘mystères’ ». On sous-estime trop souvent « son expérience, sa sensibilité, son éducation, son savoir-sentir, son savoir-comprendre, son savoir-faire, et finalement son savoir-prier »28. Et le Cardinal de poursuivre :

L’association verbale ne suffit pas à assurer la cohérence d’une liturgie ! C’est sous l’angle du rythme et de la durée qu’il faudrait donc analyser le déroulement d’une liturgie, comme je viens de le dire.

Y a-t-il un leitmotiv ? Quel est son rôle ? Que doit être l’acte d’entrée et son intensité propre ? Comment s’enchaînent et se succèdent les moments de la proclamation de la Parole et de son écoute ? Quels rappels et quelles réminiscences tous les moyens d’expression doivent-ils mettre en valeur ? Et quels sont les moyens convenables, car tous ne le sont pas nécessairement ? Comment faire se succéder dans le temps des éléments dont la puissance affective peut être parfois aussi contrastée ? Comment enchaîner la parole singulière et unique du président ou du célébrant, du prêtre ou de l’évêque, et celle de l’assemblée ? Que penser des souhaits et des vœux exprimés ici ou là, sur leur équilibre ou leur rapport mutuel ? Où trouver les modèles les plus convenables à la culture occidentale, et plus particulièrement à la culture française ? Il n’est pas rare, en effet, de constater que les célébrations évangélistes du sud profond américain, celles des communautés noires sont parfois le modèle implicite d’une célébration active : est-ce le seul possible ? Et convient-t-il à notre culture et à notre tradition ? Comment expliquer la mode qui dure depuis plusieurs dizaines d’années des musiques de cour byzantine ou russes ? Qu’évoquent-elles donc dans notre histoire perdue ? Comment expliquer le rejet absolu du chant grégorien tel qu’il a été rétabli depuis le XIXe siècle ; et sa réapparition, aujourd’hui, sous la forme passive de la musique enregistrée ou de concert ? Comment recueillir la tradition classique de la cantate ? Que penser de la transposition liturgique de l’opéra depuis le XVIIIe siècle et des grandes œuvres orchestrales et chorales qui en résultèrent pour le culte ?29.

L’organiste aide le célébrant et chaque membre de l’assemblée à « respecter la construction de l’ensemble de l’acte liturgique, comme le déroulement dans le temps d’un acte unique »30. La liturgie n’est pas d’abord un problème de répertoire. Sa succession de durées inégales, d’intensité diverse, s’offre à l’interprétation libre, toujours régulée par une signification. Le répertoire musical de Sainte-Jeanne-de-Chantal, fruit d’une collaboration peu commune entre Lustiger et Paget, demeurera sous doute le témoin insigne d’une fidélité à l’authentique tradition de l’Église qui traverse le temps.

Conclusion

Dans cet hommage à un Curé de Paris, j’ai voulu mettre en lumière la personnalité singulière de Jean-Marie Lustiger aux prises avec l’application des décrets de la réforme liturgique qui a suivi le Concile Vatican II. La difficulté de cette application a été soulignée dans la lettre apostolique Spiritus et Sponsa31 de Jean-Paul II à l’occasion du 40e anniversaire de la Constitution Sacrosanctum Concilium, et du chirographe pour le Centenaire du Motu Proprio « Parmi les sollicitudes » sur la Musique sacrée32 parus en 2003. Cette difficulté trouve aussi un écho dans la lettre apostolique Sacramentum Caritatis du Pape Benoît XVI rendue publique en 2007. Ce document révèle que l’incompréhension sur la nature de la liturgie perdure jusqu’à nos jours. En ce domaine, les vues du Cardinal Lustiger revêtent sans doute un caractère prophétique.

Lustiger a mis en place à Sainte-Jeanne-de-Chantal la réforme liturgique voulue par les Pères du Concile Vatican II, 9 ans avant l’élection de Jean-Paul II en 1978 et 36 ans avant celle de Benoît XVI en 2005. Au cours de ces années le Père Lustiger s’est heurté à des incompréhensions multiples. Il faut reconnaître que le modèle Sainte-Jeanne-de-Chantal est resté bien unique dans le paysage des paroisses de Paris, de France et des pays francophones. La difficulté majeure, alors et aujourd’hui, est sans doute pour les communautés paroissiales et les responsables d’Église d’avoir la volonté de faire de la liturgie une réelle priorité. Certes, toutes les communautés paroissiales ne disposent pas des ressources intellectuelles et spirituelles dont disposait Sainte-Jeanne-de-Chantal. Mais le problème est d’abord d’avoir des évêques, des prêtres, des organistes et des communautés chrétiennes qui aient la volonté de faire de la liturgie une réelle priorité, laquelle ne peut pas être la copie pure et dure d’une liturgie d’il y a cinquante ans, mais l’expression de la vie de l’Église d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

La liturgie à Sainte-Jeanne-de-Chantal a rendu prêtres, musiciens, artistes, hommes et femmes de tous âges, races ou classes sociales, capables de tirer « de son trésor du vieux et du neuf » (Mt 13,52). Le modèle « Sainte-Jeanne-de-Chantal » impliquait beaucoup de travail et une volonté réelle de traiter des questions vraiment difficiles. Aussi, Sainte-Jeanne-de-Chantal n’était pas toujours perçue comme une communauté chaleureuse et accueillante. Semblables à Jacob en lutte avec Dieu au Yabboq (Gn 32,23-33), prêtres et paroissiens y étaient aux prises avec la Parole de Dieu présente et à l’œuvre en tous et chacun. La vie paroissiale y était parfois rude, traversée d’intenses débats internes. Marquée par la forte et parfois controversée personnalité de Jean-Marie Lustiger, la paroisse trouvait en elle-même les ressources pour aller du quotidien visible au mystère de l’Église catholique et universelle, ce qui faisait d’elle une paroisse vivante au sens biblique du terme. Sous l’impulsion de son pasteur Jean-Marie Lustiger, de ses vicaires, et d’une exceptionnelle équipe de laïcs, elle était devenue un lieu où prêtres et fidèles se consacraient dans un commun effort à cette vérité qui seule rend libres (Jn 8,32).

Notes de bas de page

  • 1 Cf. Lustiger J.-M., Le choix de Dieu. Entretiens avec J.-L. Missika et D. Wolton, Paris, de Fallois, 1987, p. 317 (cité par la suite Le choix de Dieu).

  • 2 Cf. ibid. p. 337.

  • 3 Cf. ibid. p. 316.

  • 4 Cf. ibid. p. 318.

  • 5 Cf. Bouyer L., « Après les Journées de Vanves. Quelques mises au point sur le sens et le rôle de la liturgie », dans Études de pastorale liturgique, coll. Lex Orandi 1, Paris, Cerf, 1945, p. 379-389. Cf. aussi Leconte I., « Louis Bouyer, une voix du mouvement liturgique », dans La Maison-Dieu 2006/2, p. 26-36.

  • 6 Cf. Le choix de Dieu p. 160.

  • 7 Cf. Bouyer L., Le métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, Paris, France-Empire, 1979, p. 51-53, 65 et 74-78. Voir en particulier p. 53.

  • 8 Cf. Id., La décomposition du catholicisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 144.

  • 9 Cf. Le choix de Dieu p. 334.

  • 10 Cf. Lustiger card. J.-M., « Vatican II. Pour un ‘nouvel âge de l’histoire humaine’ », dans NRT 107 (1985) 807.

  • 11 Cf. Le choix de Dieu p. 340.

  • 12 Cf. ibid. p. 330.

  • 13 Cf. ibid. p. 324.

  • 14 Cf. Lustiger card. J.-M., « Vatican II. Pour un ‘nouvel âge … » (cité supra n. 10), p. 805.

  • 15 Cf. Le choix de Dieu p. 344.

  • 16 Cf. ibid. p. 343s. Cf. aussi Lustiger J.-M., « ‘Pour vous, je susciterai des pasteurs selon mon cœur’ (Jérémie 3,15). Extraits d’une conférence faite par Mgr Lustiger aux séminaristes du séminaire français à Rome, le 25 mars 1981 », dans Communio 1981/6, p. 43-56.

  • 17 Cf. à ce sujet Danneels card. G., « La liturgie trente ans après le Concile », dans Communio 1996/6, p. 85-86.

  • 18 Les paragraphes suivants sont en partie basés sur un document enregistré par Radio Notre-Dame, qui fut fondée par Jean-Marie Lustiger dès le début de son ministère d’Archevêque de Paris en 1981. L’émission « Paris Clochers » s’est déroulée à Sainte-Jeanne-de-Chantal du 20 au 23 mai 1986.

  • 19 Cf. Le choix de Dieu p. 314.

  • 20 Cf. Lustiger J.-M., Pain de vie et peuple de Dieu, Paris, Critérion, 1981.

  • 21 En ce qui concerne la collaboration entre Henry Paget et Jean-Marie Lustiger, on doit regretter l’information inexacte donnée par Robert Serrou dans son livre intitulé Lustiger : Cardinal, juif et fils d’immigré, Paris, Perrin, 1996, p. 140-143. L’auteur passe rapidement sur les années de Lustiger à Sainte-Jeanne-de-Chantal, ce qui peut expliquer la confusion qu’il fait entre Jean-Michel Dieuaide et Henry Paget. Ce dernier est arrivé à Sainte-Jeanne-de-Chantal en 1969 comme futur successeur de l’organiste titulaire qui devait prendre sa retraite en 1972. Jean-Michel Dieuaide a remplacé Henry Paget de 1974 à 1975, année durant laquelle Henry Paget devait remplir ses obligations de service militaire. Jean-Michel Dieuaide n’a jamais été en charge de l’orgue et des programmes musicaux à Sainte-Jeanne-de-Chantal. Ceci est confirmé par le fait que les deux disques enregistrés et les partitions publiées indiquent clairement Henry Paget comme le seul et unique auteur de toutes les créations musicales écrites pour Sainte-Jeanne-de-Chantal. Jean-Michel Dieuaide a été nommé titulaire de l’orgue de Saint-Pierre-de-Chaillot en 1978.

  • 22 Très récemment la manufacture Kern a fourni l’orgue de la Frauenkirche reconstruite à Dresden.

  • 23 Cf. Deiss L., « Cantate brève à la messe de onze heures », dans Communio 1978/6, p. 87-91.

  • 24 Cf. ibid. p. 89.

  • 25 Cf. ibid.

  • 26 Cf. à ce sujet Armogathe J.-R., « Les normes générales de la musique sacrée », dans Communio 2000/4, p. 34-50.

  • 27 Cf. Deiss L., « Cantate brève … » (cité supra n. 23), p 90.

  • 28 Cf. Lustiger card. J.-M., « Adresse au symposium des amis de l’orgue », dans Communio 2000/4, p. 67-68.

  • 29 Cf. ibid. p. 69 f.

  • 30 Cf. ibid. p. 68.

  • 31 Dans Doc. Cath. 2306 (101, 2004) 52-56.

  • 32 Ibid. p. 57-62.

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