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L’Église du Christ et les Églises

Réflexions sur un document romain

Gérard Remy
Les remous qu’ont provoqués les « Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église » parues dans l’Osservatore romano du 11 juillet 2007 invitent à un examen de leur contenu. Essentiellement centrées sur la portée de la formule conciliaire « subsistit in » (cf. Lumen Gentium 8,2), elles en justifient l’emploi car, contrairement à la copule « est », elle évite une fracture de l’Église ainsi que la monopolisation de l’ecclésialité par l’Église catholique romaine. Tout en se référant à des documents antérieurs, comme la lettre Communionis notio, elles n’en rééditent pas la surenchère institu-tionnelle et papale sans s’ouvrir franchement non plus sur une dimension œcuménique.

Le document de la Congrégation pour la doctrine de la foi au titre prudent et indéterminé : « Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église », paru dans l’Osservatore romano du 11 juillet 2007, serait-il à ranger dans la catégorie des documents officiels dont la réception se signale par des effets regrettables au plan œcuménique ?1 Les réactions du côté protestant se montrèrent, en effet, particulièrement critiques, voire accusatrices des intentions de l’Église catholique romaine, alors que, du côté orthodoxe, ce texte fut accueilli dans un esprit plus compréhensif2. Péchait-il par inopportunité à moins de deux mois du grand Rassemblement œcuménique européen de Sibiu ? Par son contenu, il ne fait en rien figure de nouveauté, car il se réclame de documents antérieurs qui vont de Vatican II à des encycliques de Paul VI et de Jean-Paul II et surtout à ceux qui émanent de la Congrégation pour la doctrine de la foi comme la lettre Communionis notio de 19923 et la déclaration Dominus Iesus de 20004. Quelles raisons ou quelles craintes particulières recommandaient-elles la publication de ce document à ce moment-là ? Quelle intention et quelle portée lui reconnaître ? Notre propos est de tenter son analyse et son évaluation non en le considérant isolément mais en le reliant aux sources dont lui-même se réclame et qui en forment la substance. Il s’agira donc d’une lecture en perspective.

La physionomie du document est des plus simples. Se conformant à celle d’un catéchisme, elle procède par questions et réponses. Il en est cinq, dont le centre de gravité est le motif et le sens de la formule conciliaire : « subsistit in ». Ces réponses s’accompagnent d’un commentaire explicatif ou justificatif, mais dont l’apport reste limité, car il n’est guère qu’une glose du texte de base. Un regroupement thématique permettra une distribution simplifiée de la matière qui, après une précision liminaire sur la continuité doctrinale, conduira à la question centrale du « subsistit in » et à ses conséquences sur le plan des relations avec les autres Églises.

I Question liminaire : un changement de doctrine ?

La première des cinq questions porte sur un éventuel changement de la doctrine de l’Église sur elle-même. Son intention est-elle de rassurer une mentalité intégriste, inquiète de variations dans la doctrine catholique ? C’est fort probable. Le rejet d’un tel risque ne surprendra personne. Il s’appuie sur des sources autorisées comme le discours de Jean XXIII, dont on a surtout retenu le fameux passage qui introduit une distinction claire entre le dépôt immuable de la foi et la forme variable qui l’exprime, ou encore le discours de promulgation de la constitution Lumen Gentium par Paul VI, dont une citation fournit l’essentiel de la réponse et, accessoirement, la réponse à divers modi occasionnés par le décret Unitatis redintegratio.

L’éventualité d’un changement de la doctrine traditionnelle est catégoriquement écartée au profit de la continuité de l’enseignement de l’Église. Le fruit du Concile se restreindrait à un approfondissement, à un éclaircissement des énoncés, au passage du vécu à son expression théologique. Le cap demeure identique. En somme, le Concile s’est limité à un travail analytique sur un donné de foi inchangé, parce que immuable, dans son contenu.

La citation de Paul VI demeure dans des généralités sur la doctrine traditionnelle et sa permanence. À ce stade, ce n’est que de manière implicite et latérale, en particulier grâce à la note 4, que l’enjeu sort timidement de l’ombre, à savoir l’identité de l’Église du Christ avec l’Église catholique, que la réponse à la deuxième question dévoilera sans ambiguïté.

L’irénisme de cette réponse reflète peut-être le climat à l’issue des débats conciliaires mais en oublie l’atmosphère passablement agitée. Sans être mise en cause, leur fonction d’élucidation ne pouvait être fructueuse que par l’exercice d’une fonction complémentaire, de nature critique. Cette fonction relève, en effet, de l’essence de la théologie, car son objet, qu’elle ne maîtrisera jamais, est le mystère5. Sans elle, l’élucidation risque d’être répétitive et conservatrice. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer l’agencement et le langage du premier schéma sur l’Église avec celui que le Concile a finalement retenu après un enfantement douloureux6.

Dire que le Concile a explicité et approfondi la doctrine traditionnelle suppose que l’on s’entende sur le modèle de cette tradition. On ne le trouvera certainement pas dans l’ecclésiologie officielle d’avant Lumen Gentium et que reflète le premier schéma. Celle-ci est le fruit du courant ultramontain — quelles qu’en soient les modalités —, qui aboutissait à une conception universaliste, centralisatrice et hiérarchique de l’Église. Or, ce sont précisément ces trois caractéristiques qui ont fait l’objet d’une révision au bénéfice d’une revalorisation des Églises locales (diocésaines), de la collégialité et de la sacramentalité de l’épiscopat, de l’Église comme Peuple de Dieu dont tous les membres sont coresponsables, ne s’inscrivant plus simplement dans un rapport de supériorité et d’infériorité. Il s’ensuit que l’Église universelle n’est pas une fédération, mais une communion des Églises locales7. Un tel changement supposait plus qu’un travail d’explicitation8.

Le document est assorti d’un Commentaire émanant de la même Congrégation qui ne fait que réitérer le souci de rectitude doctrinale et de fidélité à la tradition, la Congrégation exerçant sa responsabilité de redresser des torts et de conjurer des périls dont la nature reste vague9. On devine un conflit latent entre deux tendances, qui se confirmera par la suite, entre une conception plutôt universaliste de l’Église et une autre plus axée sur la réalité des Églises particulières10. La continuité préconciliaire dans la doctrine resurgirait-elle dans les interventions postconciliaires qui voudraient lui demeurer fidèles ?

II « Subsistit in » au lieu de « est »

Les deuxième et troisième questions n’en forment qu’une en réalité, étant corrélatives l’une à l’autre puisqu’elles s’interrogent respectivement sur l’emploi de la formule « subsistit in » à la place de la simple copule « est », selon le choix voulu par Lumen Gentium 8,2. Elles sont au cœur du document, car leur portée théologique est au cœur de l’ecclésiologie catholique.

Les avantages de la formule retenue

Le choix de la formule susdite présuppose un axiome théologique : le Christ n’a pas fondé une pluralité d’Églises mais une seule. Or, l’Église catholique estime que l’Église voulue par le Christ, avec ses éléments constitutifs, la Parole et les sacrements dont découle sa structure, « subsiste » en elle, trouve son lieu de réalisation en elle, selon l’enseignement de Lumen Gentium 8,2 qui fournit la substance de la réponse.

Comment définir ce verbe ? Il appartient au langage philosophique pour traduire l’existence et la permanence d’une réalité en un sujet donné, quand bien même les apparences viendraient à changer. Il entend ainsi traduire une réalité indestructible en elle-même. Il se range du côté de la substance par opposition aux apparences, aux accidents, selon le langage scolastique. Mais il appartient surtout au langage christologique pour exprimer le mode d’union du Verbe avec la chair et trinitaire où, selon sa forme substantivée, il équivaut à la personne divine, puisqu’il est la traduction du grec hypostasis11. C’est dire sa densité ontologique.

L’avantage du verbe « subsistit » est d’articuler et de maintenir deux affirmations qui pourraient s’opposer et donc s’exclure, à savoir que l’Église voulue par le Christ trouve sa pleine réalisation dans l’Église catholique et uniquement en elle, tout en admettant que l’Église du Christ soit présente et agissante dans d’autres Églises ou communautés ecclésiales. Le débat se concentre ainsi sur le sens d’un verbe que l’Église catholique entend se réserver.

Le Commentaire, assez prolixe, justifie des interventions magistérielles en raison d’interprétations erronées, personnelles ou unilatérales, mais dont le contenu reste toujours aussi indéterminé ; aucun cas précis n’est ciblé, si ce n’est celui de Leonardo Boff qui aurait admis la subsistance possible de l’unique Église du Christ dans d’autres Églises que la catholique12.

La précision la plus importante concerne les conséquences d’une méconnaissance de la véritable portée de la formule conciliaire si elle devait s’étendre également à d’autres Églises. Son affirmation, bien intentionnée, a pour objectif de prévenir deux dérives : d’une part, faire de l’Église une, voulue par le Christ, une collection, une fédération d’Églises ou de communautés ecclésiales, et de l’autre, faire de l’Église une réalité idéale, introuvable ici-bas, confondue avec le Royaume, réduite à une dimension d’intériorité, mais qui n’existerait nulle part dans ses propriétés essentielles : unité, sainteté, catholicité, apostolicité. On reconnaîtra aisément une tendance de l’ecclésiologie protestante.

Le mérite du « subsistit in » est donc de centrer tous les éléments de la véritable Église du Christ dans l’Église catholique, mais sans en dépouiller les autres dans la mesure où elles en détiennent. D’importantes conséquences œcuméniques en découlent, comme le montrerait négativement l’emploi du verbe « être ».

L’inconvénient du verbe « est »

Le défaut du verbe « être » est évidemment corrélatif à l’avantage de son concurrent. Il risquerait d’insinuer une monopolisation des propriétés de l’Église par l’Église catholique, ce dont il importe de se garder en écartant l’idée d’une identification pure et simple de l’Église voulue par le Christ avec cette Église. Bien qu’elle se réclame du Christ, l’Église catholique n’entend pas poser un acte d’appropriation et donc d’exclusion. Cette précision reprend en substance l’enseignement conciliaire de Lumen Gentium 8,2 et de Unitatis redintegratio 3,4.

Le Commentaire se veut franchement apaisant d’abord à l’adresse des esprits qui lient un changement de doctrine à celui du vocabulaire13, car il exclut un renoncement de la part de l’Église catholique à réaliser l’Église voulue par le Christ. Cette précision touche un domaine marqué par la controverse et qui avait causé un repli identitaire de l’Église catholique par la fixation de critères externes d’appartenance : la profession de la même foi, la réception des mêmes sacrements sous la conduite des évêques et surtout du Pontife romain. Ces critères portent la marque de Robert Bellarmin et seront vulgarisés par les catéchismes. Cette ligne sera maintenue dans l’encyclique Mystici Corporis qui affirme que « seuls font partie des membres de l’Église » ceux qui satisfont aux conditions sus-dites. « Ceux qui sont divisés pour des raisons de foi ou de gouvernement ne peuvent vivre dans ce même Corps ni par conséquent de ce même Esprit divin »14. La frontière était ainsi nettement délimitée, sans que soit pour autant éclairé le statut des a-catholiques15.

Sans que le point de vue de l’appartenance à l’Église soit omis par le Concile qui la présente de façon graduelle16, celui qui est pris en compte ici est différent, puisque aux conditions d’appartenance il substitue celui les « elementa » salutaires dont il reconnaît les Églises séparées détentrices. Ainsi est donnée satisfaction à ceux que préoccupe la question œcuménique par la reconnaissance d’une dimension ecclésiale aux communautés séparées. L’avantage du verbe « subsistit » se résume finalement en deux mots : fidélité et ouverture.

L’intention de la formule est de ne pas créer le vide autour de l’Église catholique, qui ne revendique pas le monopole de l’ecclésialité avec laquelle elle renonce à s’identifier purement et simplement. Autrement dit, cette ecclésialité trouve son lieu de réalisation et de pleine attestation dans l’Église catholique mais ne se confond pas avec elle, ce que laisserait entendre le verbe « être ».

La formule veut honorer deux affirmations, à savoir que l’Église catholique est consciente d’être l’Église voulue par le Christ et, ceci étant, qu’elle reconnaît l’existence de réalités ecclésiales en dehors de ses frontières17. Il faut donc revenir à l’intention des Pères conciliaires qui ont demandé un amendement sur ce point. Aucune révision du sens voulu par le Concile ne se laisse déceler. L’intention de la formule est suffisamment martelée pour dissiper tout doute.

III Conséquences œcuméniques

Ces conséquences consistent dans la différence de statut que l’Église catholique reconnaît aux Églises orientales séparées et aux communautés ecclésiales issues de la Réforme du XVIe s., que distingue cette différence d’appellation. Leur rang spécifique fait l’objet des quatrième et cinquième questions.

A Des églises sœurs

Le statut des Églises orientales repose sur des arguments empruntés au décret conciliaire Unitatis redintegratio 15,3 ; 14,1 ; 15,1. Ceux-ci ne prétendent nullement à l’originalité mais seulement à la solidité de leur base.

1 Leur rang d’Églises

La raison qui légitime la reconnaissance des Églises orientales séparées comme Églises sœurs est essentiellement leur insertion dans la succession apostolique qui assure la pleine validité de leur sacerdoce ministériel et de l’eucharistie qui en dépend. La raison déterminante est donc leur sacramentalité intégrale. Aussi le commentaire peut-il rappeler, à la suite du décret Unitatis redintegratio 3-4, qu’elles sont au service de l’Esprit du Christ comme moyens de salut18.

Une précision importante concerne la juste intelligence du titre d’Églises sœurs. Il est bien établi, dans le texte conciliaire, qu’elles « sont appelées Églises sœurs des Églises particulières catholiques » (14,1) et non pas de l’Église catholique prise dans son universalité, ce qui impliquerait une famille d’Églises et serait en contradiction avec la thèse d’une seule Église voulue par le Christ.

Leur déficience

La déficience des Églises orientales découle non seulement du constat de dissidence avec Rome, mais aussi d’une raison théologique qui, une fois encore, loin de se vouloir originale, reproduit un extrait de la lettre Communionis notio 17 qui est à regarder de près : « la communion avec l’Église catholique … n’est pas un complément externe à une Église particulière mais un principe constitutif interne ». Est donc en jeu la nature du rapport d’une Église particulière avec l’Église catholique. L’exclusion d’une extériorité, par exemple de nature administrative19, comme les rapports d’une Église diocésaine avec une Église régionale, découle du caractère propre à cette communion qui a valeur de principe constitutif interne. Une Église particulière ne peut donc se considérer comme telle qu’en raison de sa catholicité, laquelle se vérifie par la reconnaissance de son Chef visible, le successeur de Pierre. La catholicité est ainsi liée à celui qui en est le garant. Se trouver en état de rupture avec lui signifie être en état de rupture avec la catholicité qu’il représente, sans pour autant perdre toute ecclésialité, on l’a assez répété. La déficience en question est bilatérale car elle affecte également l’Église catholique, bien que d’une manière passive, en l’empêchant de réaliser l’universalité à laquelle elle pourrait prétendre, faute d’une pleine communion de toutes les Églises.

Du Commentaire qui répète une bonne partie de la réponse, on retiendra une précision importante : si le statut des Églises orientales est celui de véritables Églises particulières en raison de l’épiscopat et de l’eucharistie, leur nature ecclésiale souffre d’une déficience, car elles jouiraient d’une autonomie interne incompatible avec le principe constitutif d’une Église qu’est la primauté du successeur de Pierre selon Communionis notio 17. Ce regard procède d’une vision catholique. Tient-il compte de la conscience ecclésiale que ces Églises ont d’elles-mêmes ?20 Comment engager un dialogue sans tenir compte du point de vue du partenaire ?

2 Essai d’évaluation

Le grief fait à ces Églises de porter atteinte à la primauté pontificale à cause de leur autonomie l’est au nom de la relation intrinsèque entre les Églises particulières et l’Église universelle. Les documents invoqués à cet effet s’inscrivent dans une ligne de dépendance qui, ne se révélant pas servile, fournit matière à un examen comparé. L’enjeu de cet enseignement porte sur le rapport entre l’universalité de l’Église et le service de cette universalité assuré par le successeur de Pierre.

Un infléchissement

Alors que la réponse à la quatrième question faisait de la communion avec l’Église catholique (entendons : dans sa catholicité) un des principes constitutifs d’une Église particulière, le Commentaire fait glisser ce principe vers la primauté. Ce glissement se réclame précisément de Communionis notio 17, mais pour en infléchir la portée dans le sens qui vient d’être indiqué. Cet infléchissement n’est pas surprenant pour autant qu’il trouve un préalable au n° 13 de la même lettre ; selon ce préalable, pour qu’une Église soit « présence particulière de l’Église universelle », l’autorité suprême, le Collège épiscopal et le Pontife romain, « doit être présente en elle comme élément propre ».

La conclusion en est qu’il faut considérer le ministère du successeur de Pierre « comme appartenant déjà à l’essence de toute Église particulière de l’ “intérieur” ». Un lien aussi intrinsèque, exprimé par le terme « essence », est de nature à engager un to be or not to be ecclésial. Cette intériorisation se réclame d’un discours de Jean-Paul II aux évêques des États-Unis, qui lie la plénitude de l’Église universelle dans les Églises particulières à la communion de leurs pasteurs avec le successeur de Pierre21. Voilà pourquoi son ministère appartient à « l’essence de chaque Église particulière ». Cette essence est ainsi de nature communionnelle. La raison avancée par Communionis notio 13 est « le pouvoir véritablement épiscopal, non seulement suprême, plénier et universel mais aussi immédiat sur tous ». On a relevé le caractère approximatif des renvois de ce texte à Vatican I et II22. On s’interrogera surtout sur l’omission de la détermination de ce pouvoir qui, selon Vatican I, est de juridiction23, certes pastoralement illimité sur l’Église et ses membres. Selon Lumen Gentium 23, le Souverain Pontife est « le principe et le fondement perpétuel et visible de l’unité ». Or, ces attributions se trouvent ici intériorisées au point d’appartenir à l’essence des Églises particulières. Mais la juridiction, qui consiste dans le pouvoir de gouverner par l’exercice du magistère ou du ministère, est-elle apte à signifier un rapport d’intériorité ? N’y aurait-il pas tendance à confondre universalité et service de l’universalité ? On est en présence d’une nouvelle version du rapport de la papauté avec l’Église, au moins en présence d’un nouveau langage. On peut s’interroger sur le sens exact de cette intériorité que l’on concevrait plus volontiers comme relevant de l’Esprit Saint24.

Pour retrouver les prémisses de cette thèse il faut remonter aux n° 9-10 de Communionis notio. L’Église une ou universelle y est dite mère des Églises particulières, ses filles, par opposition à l’idée qu’elle en serait le produit. C’est pourquoi elle jouirait par rapport à celles-ci d’une antériorité ontologique et chronologique. Quelle peut être la portée du terme « ontologique » dans un tel domaine ? Sans doute vise-t-il l’être profond, mystérieux de l’Église universelle. Mais il y a plus : la priorité dont celle-ci jouit à ce niveau transparaîtrait au plan de la chronologie par son antériorité historique sur les Églises particulières. L’Église de la Pentecôte offre évidemment le modèle de cette universalité. Mais si le symbolisme des cent vingt a incontestablement une signification d’universalité, signifie-t-il pour autant qu’elle est déjà concrètement réalisée à la Pentecôte ? Elle y est en germe plus qu’en acte. On méconnaît que cette Église présente une physionomie très locale, étant exclusivement composée de juifs palestiniens et d’autres venus de la diaspora, mais qui n’est guère missionnaire, et qu’à côté des douze sera constitué le groupe des sept, autre figure d’universalité. Pour l’extension missionnaire de l’Église il faudra la prédication de Philippe (l’un des sept) et surtout celle de Paul25.

Impasses ?

Cette surenchère de l’universalité pose un problème logiquement insoluble. Si l’Église universelle est chronologiquement réalisée à la Pentecôte, quel sera le statut des Églises particulières ? Seraient-elles entées sur elle de l’extérieur ? Comment au tout est-il possible d’adjoindre des parties en leur évitant le rang de corps étrangers ?26 L’universalité habite l’Église comme projet de Dieu ; elle est de l’ordre de l’intentionnalité et ne sera atteinte qu’à la plénitude des temps. Bien plus réaliste était le langage conciliaire, pourtant cité au n° 7 de Communionis notio, qui relie l’Église universelle aux Églises particulières selon un rapport de réciprocité non réversible : celles-ci sont formées à « l’image de l’Église universelle, dans lesquelles et à partir desquelles existe l’Église catholique, une et unique »27 ; le rapport est exactement inverse. En outre, comment concilier la priorité de l’universalité avec l’affirmation subséquente d’une réciprocité de l’Église à partir des Églises et des Églises à partir de l’Église (n° 9) ? Comment la maternité de l’Église se réalise-t-elle concrètement si ce n’est par des Églises particulières grâce à leurs membres et leurs pasteurs ? Aussi est-il légitime de considérer une Église particulière comme historiquement mère d’une autre qu’elle a suscitée. Ce que revendiquait jadis un Tertullien, c’est l’apostolicité des Églises, fondées originellement par les Apôtres ou postérieures à eux, cette apostolicité consistant dans la communion dans la même foi ou, en terme imagé, la « consanguinité » de doctrine28.

Pourquoi être remonté jusqu’à ce document source de 1992 ? Il paraissait utile de déceler l’origine d’un infléchissement de doctrine dans le sens d’une surenchère de l’universalité, liée à la primauté, nécessaire à une pleine habilitation des Églises particulières, mais à laquelle se soustraient les Églises orientales, affectées d’une blessure consécutive à leur refus de la primauté. Une confrontation avec le n° 11 de ce document soulève au moins une question, si elle ne conduit à une aporie. Il y est affirmé que la communion et l’unité des Églises particulières s’enracinent dans la foi, dans l’eucharistie qui dépasse les communautés particulières, et dans l’épiscopat qui suppose une tête : le successeur de Pierre, évêque de Rome, perçu comme un élément constitutif interne des Églises particulières (n° 17).

Le paradoxe est que la position orthodoxe se trouve en plein accord avec cette catholicité eucharistique pour refuser un morcellement aussi bien qu’une addition d’Églises locales, car « l’Église est indivisible, elle n’est jamais une somme »29. Elle est « verticalement » l’Église du Christ, l’évêque n’étant jamais évêque d’une partie de l’Église. Alors que cette dimension symbolise la catholicité ou la plénitude de l’Église, l’« horizontalité » renvoie à l’étendue du pouvoir juridictionnel et à la communion des évêques entre eux, à l’intérieur des patriarcats, la règle étant celle de l’accord et non de la subordination30. On mesurera la différence de conception ecclésiologique par rapport à celle de l’Église latine qui, engagée sur la voie d’une hégémonie romaine croissante, finit par amalgamer la fonction administrative sur les Églises avec celle d’instance dernière « pour l’unité et la pureté de la foi »31. Le retrait des Églises orientales par rapport à une telle primauté est qualifié de blessure. Mais comment l’évaluer ? En effet, si le ministère de Pierre appartient à l’essence de toute Église particulière, comment leur maintenir le rang d’Églises sœurs s’il leur manque une qualité aussi essentielle ?

Ce double point de vue vertical et horizontal soulève enfin une question sémantique. La lettre Communionis notio parle volontiers de l’Église universelle ou de l’universalité qu’elle aurait manifestée « dès ses origines »32. Comment comprendre cette universalité ? Il est, en effet, un terme qui lui est proche mais distinct : la catholicité. Malgré leur proximité originelle, ils ont fini par « diverger considérablement »33. Alors que le premier vise l’expansion de l’Église, le second suggère un recentrement, une cohésion, une synthèse, un dynamisme, de sorte qu’ils ne sont pas interchangeables. Aussi admettra-t-on sans difficulté que la catholicité de l’Église soit un préalable à sa particularité qui doit en être l’image, reflétant ainsi une qualité interne, tout le mystère de l’Église, et non une réalisation externe. Cette précision du vocabulaire aurait pu éviter de graves équivoques. Enfin, qu’en est-il des communautés issues de la Réforme ?

B Des communautés ecclésiales

Le statut des communautés réformées est différent de celui des Églises orientales, car elles sont dépourvues du sacrement de l’Ordre et souffrent donc de l’absence de sacerdoce ministériel ; ce déficit a une incidence capitale sur l’eucharistie, qui ne peut être reconnue comme authentique. Le Commentaire explique et explicite cette réserve par la présence d’une blessure plus profonde qui justifie cette différence d’appellation.

Dans son objectivité, cette affirmation a pu créer un malaise à l’intérieur du monde catholique aussi bien que réformé. Cette réaction affective n’est pas niée. Est cependant reconnue, avec insistance, la présence d’éléments de sanctification et donc de salut dans ces Communautés. Cette formule, plusieurs fois répétée, reproduit celle du décret conciliaire Unitatis redintegratio 3 :

Au surplus, parmi les éléments ou les biens par l’ensemble desquels l’Église se construit et est vivifiée, plusieurs et même beaucoup, et de grande valeur, peuvent exister en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. Tout cela, qui provient du Christ et conduit à lui, appartient de droit à l’unique Église du Christ.

On regrettera que ce langage ne soit pas plus heureux dans son agencement, car il aboutit à un éparpillement, à un désordre, alors qu’eût été préférable une formulation de teneur hiérarchique (au sens de hiérarchie des vérités), situant à la base le plus important ; ainsi le baptême n’est même pas mentionné, ni la foi christologique ou trinitaire. Le Commentaire a le mérite de prendre en compte la préoccupation œcuménique, dont il a l’honnêteté de reconnaître le caractère paradoxal, car l’Église catholique revendique la plénitude des moyens de sanctification, dont elle reconnaît cependant l’existence « hors les murs ».

On se demandera alors si, dans ces conditions, l’essentiel n’est pas assuré. La division demeure pourtant une blessure dans le monde chrétien, laquelle n’atteint pas seulement le monde non catholique mais encore l’Église catholique, comme on l’a déjà relevé. Comment guérir de cette blessure ? Par le dynamisme de l’union avec le Christ. Si la finale du commentaire appelle de ses vœux la plénitude de l’Église catholique, on mesurera le changement de ton par rapport à la conclusion parallèle de Communionis notio 18 avec une citation de l’encyclique Deus caritas est : « Je ne peux avoir le Christ pour moi seul ; je ne peux lui appartenir qu’en union avec tous ceux qui sont devenus ou qui deviendront siens » au lieu d’un appel à la reconnaissance du ministère de Pierre « présent à toutes les Églises ». Il est douteux que ce genre d’invitation ait prise sur les Églises orientales.

Conclusion

C’est la question de ces Églises qui a motivé une assez longue incursion dans la lettre de 1992. Celle-ci contient en effet, à la différence des réponses de 2007, l’argumentation avancée en faveur d’une reconnaissance tempérée par l’Église catholique d’Églises sœurs en rupture de pleine communion avec elle. Cette attitude se cherche une justification théologique par intériorisation de la papauté dans les Églises locales et au nom de la catholicité de l’eucharistie. Sur ce point, la quatrième réponse du document romain demeure sobre tout en étant l’héritière de la thèse de cette lettre et, plus en amont, du décret Unitatis redintegratio. Son commentaire repose la question du rapport de ces Églises avec l’eucharistie, déjà soulevée par la lettre mentionnée (n° 11). Sa validité est reconnue, mais est contestable l’argument qu’elles en tireraient en faveur de leur autonomie, grief qui demanderait à être apprécié en fonction de la conscience qu’elles ont de l’unité ecclésiale.

Les réponses aux cinq questions posées ont surtout une valeur de rappel, car elles n’apportent à peu près rien de neuf, leur substance constituant un puzzle fait de citations empruntées à des déclarations antérieures, en particulier à la lettre Communionis notio. Elles se bornent à rafraîchir des positions officielles déjà connues. Elles s’inscrivent donc dans une lignée, mais avec le mérite de la décantation, évitant de tomber dans certaines outrances de cette dernière lettre. S’il était des réserves et des questions à formuler, elles devaient viser la source où puisent ces réponses.

En elles-mêmes, elles présentent un caractère statique, se bornant à définir les différences entre l’Église catholique et les autres Églises ou Communautés. Le travail œcuménique est ignoré, comme s’il était étranger à la compétence de la Congrégation, auteur de ces réponses. Heureusement que cette lacune est rachetée par le commentaire. Jean-Paul II s’est montré plus soucieux d’œcuménisme dans son encyclique Ut unum sint en prêtant attention à une requête qui lui est adressée « de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle » (n° 95), mais dont on attend toujours les effets. Il y aurait beaucoup à dire sur l’omission de réalités théologales essentielles au profit de considérations institutionnelles surtout papales : que devient la dimension mystique, pneumatologique de l’Église, si chère à l’Orient34 ? En dépit de l’état de crispation qu’il peut provoquer, le « subsistit in » est d’intention louable, puisqu’il veut écarter une monopolisation de l’ecclésialité et assurer son extension, fût-elle déficiente, en dehors du monde catholique35.

Notes de bas de page

  • 1 « Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église ». Document de la Congrégation pour la doctrine de la foi, dans Doc. Cath. 2385 (104, 2007) 717-720.

  • 2 Sur la diversité de ces réactions, on pourra se rapporter à l’article de Catherine Aubé-Élie « Sur la route de l’unité mai – juin – juillet 2007 », paru dans Unité des chrétiens, oct. 2007, p. 27.

  • 3 Congr. pour la doctrine de la foi, « Lettre Communionis notio aux évêques de l’Église catholique, sur certains aspects de l’Église comprise comme Communion », dans Doc. Cath. 2055 (89, 1992) 729-733 ; publié également en 1993, Paris, Cerf : L’Église comprise comme communion, avec « Quelques commentaires » de D. Sicard.

  • 4 Id., « Déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église », dans Doc. Cath. 2233 (97, 2000) 812-822.

  • 5 Voir Gibert P., « La fonction critique de la théologie », dans La théologie en questions, éd. J. Fantino, Paris, Cerf, 2007, p. 67-78.

  • 6 Ce schéma fit l’objet de refontes successives et fut discuté durant trois sessions jusqu’à sa promulgation définitive, le 21 nov. 1964 ; voir Betti U., Histoire chronologique de la Constitution, dans L’Église de Vatican II, coll. Unam Sanctam 51b, Paris, Cerf, 1966, p. 57-83.

  • 7 Ce que contestera Communionis notio 9.

  • 8 Nous sommes bien conscient du schématisme de ce rappel. La théologie de l’Église n’en était pas à sa première révision. Scheeben et Möhler avaient déjà réagi contre une vision post-tridentine, surtout institutionnelle, en élaborant une vision plus intérieure, spirituelle de l’Église, sans que ce courant soit parvenu à s’imposer. Il faudrait également citer Newman.

  • 9 Congr. pour la doctrine de la foi, « Le vrai visage et la nature de l’Église du Christ. Commentaire des réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église », dans Doc. Cath. 2385 (104, 2007) 720-724.

  • 10 Nous évitons l’adjectif « particulariste », trop équivoque.

  • 11 Cf. Denzinger (1996), n. 253 ; 254 ; 255 (concile d’Éphèse) ; 302 (Chalcédoine) ; 421 (Constantinople II) et passim.

  • 12 Cette mise en cause de L. Boff est reprise par la déclaration Dominus Iesus chap. 4, 16, n. 56. Pourtant aux p. 138-139 de l’ouvrage incriminé Église charisme et pouvoir (1981), la formule « subsistit in » n’est pas comprise autrement que de manière conforme à tous les documents officiels. À travers l’A. semble visée la théologie de la libération.

  • 13 Cette crainte est bien le signe d’une résistance propre à une certaine mentalité à accepter l’idée d’une correction de point de vue dans l’enseignement de l’Église.

  • 14 Cf. Pie XII, Mystici Corporis Christi, Bruxelles, Éd. Universitaires, 1944, p. 13-14. On retrouve ici l’idée augustinienne qui lie la présence de l’Esprit aux dimensions du corps ecclésial ; cf. Augustin d’Hippone, Tract. in Jn 26,13.

  • 15 On nous permettra de rapporter une remarque significative du P. Congar au sujet du P. Tromp, dont on sait la part qu’il a prise dans la rédaction de cette encyclique : « Pour lui les Églises orthodoxes ne sont qu’un fait social d’apostasie », dans Congar Y., Mon journal du Concile t. 1, Paris, Cerf, 2002, p. 82.

  • 16 Cf. Lumen Gentium chap. 2, 14-15-16.

  • 17 Cet enseignement sera repris par la déclaration Dominus Iesus chap. 4,16-17.

  • 18 On notera que cette mention de l’Esprit est unique dans les réponses et leur commentaire.

  • 19 Cette insuffisance était déjà signalée dans Pastor aeternus chap. 3 (Denzinger, n. 3064).

  • 20 Que penserait un chrétien orthodoxe de ce grief ? L’autonomie peut prendre une forme administrative, mais celle-ci implique-t-elle l’autonomie de la foi, un morcellement ecclésiologique et un fractionnement du mystère chrétien, notamment eucharistique ? Pour une rectification du point de vue, voir par ex. Evdokimov P., L’orthodoxie, Paris, DDB, 1979, p. 129-132 ; Bobrinskoy B., Le mystère de l’Église, Paris, Cerf, 2003, en particulier p. 20-31 ; 81-85 ; 130-140.

  • 21 Discours du 16 septembre 1987 (Doc. Cath. 1948 [84, 1987] 963-970, par. 3) ; voir n. 58 de Communionis notio.

  • 22 Voir à ce propos la critique de D. Sicard dans L’Église comprise comme communion (cité supra n. 3), p. 87-96.

  • 23 Tel est, selon la constitution Pastor aeternus, le pouvoir du Christ confié à Pierre (chap. 1, Denzinger, n. 3053) puis à ses successeurs (chap. 3, Denzinger, n. 3060).

  • 24 Voir encore la critique de D. Sicard, dans L’Église comprise comme communion (cité supra n. 3), p. 92-93.

  • 25 Inutile de reprendre ici les griefs jadis formulés par D. Sicard sur les nos 9-10, dans L’Église comprise comme communion (cité supra n. 3), p. 64-78, auxquels nous souscrivons sans réserve.

  • 26 La lettre a senti la difficulté mais y répond commodément par la nature mystérieuse de ce rapport.

  • 27 Lumen Gentium 23,1.

  • 28 Cf. Tertullien, De praescriptione XXXII, 6.

  • 29 Evdokimov P., L’orthodoxie (cité supra n. 20), p. 130.

  • 30 Ibid. p. 131. On se reportera aussi au récent document dit de Ravenne, « Conséquences ecclésiologiques et canoniques de la nature sacramentelle de l’Église », publié le 13 octobre 2007 par la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe ; voir Doc. Cath. 2392 (104, 2007) 1117-1125.

  • 31 Ratzinger J., Le nouveau peuple de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 56-57. Il y aurait intérêt à relire ce petit volume et en particulier le chapitre sur « Primauté et épiscopat ».

  • 32 Cette expression est en retrait par rapport à la thèse d’une Église « chronologiquement préalable à toute Église particulière ».

  • 33 de Lubac H., Les églises particulières dans l’Église universelle, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 30.

  • 34 Il faudrait à ce propos méditer les réflexions du P. Durrwell qu’inspire un sens profond de l’Église mystère de communion dans Christ notre Pâque, Montrouge, Nouvelle Cité, 2001, p. 145-152.

  • 35 N.D.L.R. – Sur la question, on peut aussi se référer à Francis A. Sullivan sj, « The Meaning of Subsistit in as Explained by the Congregation for the Doctrine of the Faith », dans Theological Studies 69 (2008) 116-124, dont l’auteur a pris connaissance une fois cet article rédigé.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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