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L’Eucharistie chez Ignace d’Antioche et Polycarpe de Smyrne

Luc de Bellescize
Au IIe siècle de notre ère, alors même que l’expression théologique du sacrement du corps et du sang du Seigneur en est à sa genèse, Ignace et Polycarpe attestent en leur chair livrée que l’eucharistie est un sacrifice, celui du Christ, dans lequel ils déposent leur vie en témoignage pour l’Église. Ainsi s’articule chez l’un et chez l’autre une double correspondance qui esquisse le concept de « sacramentalité » : l’évêque visible, qui préside la célébration liturgique de l’eucharistie, est identifié au Christ, évêque invisible, et le lien entre sacerdoce ministériel et sacerdoce commun des fidèles est établi par la communion des témoins à l’offrande de leur pasteur.

Ignace d’Antioche est mort martyr sous l’empereur Trajan en 107. Polycarpe de Smyrne est mort lui aussi martyr, probablement autour de 155. Tous deux étaient évêques. Du premier nous possédons les sept lettres adressées aux Églises d’Asie mineure alors qu’il était en route vers Rome pour y rendre le témoignage suprême de la foi. La dernière lettre est précisément destinée à Polycarpe, dont nous est parvenu aussi le récit du martyre1.

Nous sommes au début du IIème siècle. Ignace et Polycarpe sont les premiers témoins du caractère central de l’eucharistie dans la vie de l’Église. Leur expression, qui manifeste un réel souci d’élaboration et de transmission de la foi, atteste un primat du témoignage sur l’élaboration conceptuelle du mystère eucharistique, dans un lien organique avec la prière liturgique.

À cette époque, la notion de « sacrement », telle que définie plus tard par saint Augustin, en est à son aurore et celle de « sacerdoce », perçue en rapport avec le Christ et selon le terme de l’épître aux Hébreux, ne caractérise pas encore la présidence de l’eucharistie. Chez Ignace et Polycarpe, l’élaboration dogmatique encore balbutiante ne permet pas d’y plaquer hâtivement les catégories héritées de la théologie postérieure du sacrement. Ainsi seulement pourra-t-on se laisser enseigner par eux et découvrir à notre étonnement combien les deux martyrs témoignent, dès l’origine, du lien cohérent entre sacerdoce et eucharistie.

I Ignace d’Antioche

Saint Ignace « avait été envoyé de Syrie à Rome pour y être dévoré par les bêtes, à cause du témoignage pour le Christ (…) Dans les villes où il passait, il fortifiait les communautés par ses entretiens et ses exhortations, il les encourageait avant tout à lutter contre les hérésies qui alors commençaient justement à se répandre, et il exhortait à s’attacher fermement à la tradition des apôtres »2. Sept lettres sont le témoignage précieux d’un chrétien épris d’amour pour le Christ et d’un pasteur passionnément soucieux de l’unité de l’Église. Il serait vain de vouloir trouver en elles un enchaînement précis d’idées. Les répétitions, le style vif et heurté, qui tantôt semble se retenir dans la concision tantôt coule avec une abondance désordonnée, témoignent du sentiment d’urgence qui habite l’âme de l’évêque et de son désir ardent d’emporter l’adhésion de communautés chrétiennes tentées par l’erreur et les divisions. Ces lettres sont celles d’un évêque qui s’adresse à des communautés chrétiennes comme membre et pasteur de l’Église, dans l’autorité que lui confèrent à la fois son épiscopat et son témoignage éclatant d’acceptation du martyre.

L’empressement d’Ignace à énoncer une règle de la foi tient au contexte théologique. Certains docétistes, « maîtres d’erreurs » (Polyc. 3,1), cherchent en effet à mettre en doute la chair du Christ, c’est-à-dire son humanité historique concrète manifestée dans l’incarnation, l’humiliation de la passion et la bienheureuse résurrection. Or, si le corps du Christ n’est qu’un fantôme (Smyrn. 3,2), si ses souffrances et sa mort ne sont qu’une apparence (Smyrn. 2), c’est toute la révélation chrétienne qui se trouve vidée de sa substance. La vérité de la naissance, de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ cesse alors de nourrir l’espérance des croyants. Le fondement même de la foi est réduit à néant et, avec lui, le témoignage rendu par l’évêque enchaîné : « Car si, comme le disent certains athées, c’est-à-dire des infidèles, il n’a souffert qu’en apparence — ils n’existent eux-mêmes qu’en apparence —, moi, pourquoi suis-je enchaîné ? Pourquoi donc souhaiter de combattre les bêtes ? C’est donc pour rien que je me livre à la mort ? Ainsi donc, je mens contre le Seigneur ? » (Trall. 10).

Ignace ne parle de l’eucharistie que de manière incidente et pour renforcer son argumentation visant à consolider la foi en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, et l’unité de l’Église autour de l’évêque. Nous verrons d’abord ce qu’il entend par le mot eucharistia. Ignace tient que le réalisme de l’incarnation et celui de l’eucharistie sont intrinsèquement liés. Si les hérétiques refusent de croire que l’eucharistie est la chair du Christ, c’est parce qu’ils nient que le Christ soit venu véritablement dans la chair. Quant à l’unité de l’Église, l’eucharistie en offre une vision éloquente, et son rite, présidé par l’évêque ou son représentant, invite à considérer combien les divisions dans les communautés seraient en contradiction avec la grâce des mystères célébrés. À travers ces deux préoccupations majeures, l’itinéraire personnel d’Ignace vers le témoignage suprême demeure la toile de fond de ses lettres et leur donne une autorité et une noblesse particulières. Son désir d’être uni à Dieu se traduit en une mystique de l’imitation du Christ en sa passion qui, par la mort, réalise l’unité du disciple avec son Seigneur. Sans évoquer explicitement l’eucharistie comme un sacrifice, même si cela peut être déduit de notre perception de sa théologie, l’évêque d’Antioche montre jusqu’en sa chair combien il devient lui-même une hostie sainte et toute consacrée à Dieu. Ainsi témoigne-t-il par son martyre, « imitation de la passion de (son) Dieu » (Rom. 6,3), de la réalité sacrificielle du corps et du sang du Christ.

1 L’eucharistie comme action de grâces

Les chapitres IX et X de l’Enseignement des douze apôtres, ou Didachè, document très certainement antiochien3, offrent un recueil de la prière eucharistique judéo-chrétienne de la fin du premier siècle. Cet ensemble de textes, qui a pour matrice la liturgie de bénédiction du repas juif, en garde l’empreinte tout en affirmant résolument la spécificité chrétienne. Il a déjà trouvé sa forme nouvelle : il est eucharistie, action de grâces. Ainsi, à la place du « béni sois-tu Seigneur notre Dieu » de la prière juive se trouve désormais le « nous te rendons grâce, ô Notre Père ». T.J. Talley y voit le passage d’un vocabulaire de bénédiction à un langage sacrificiel, l’action de grâces étant le propre de la créature devant son Créateur et Sauveur4. La doxologie « Gloire à toi Seigneur », qui n’a d’autre motif que Dieu en lui-même et pour lui-même, vient se substituer à la clausule « béni sois-tu toi qui… » de l’eucologie juive. Enfin, la prière prend un caractère trinitaire. La théologie juive du Nom de Dieu trouve son accomplissement dans la reconnaissance de la paternité du Père par Jésus son Enfant (pais). Ainsi la prière chrétienne se déploie-t-elle de l’intérieur d’un lien de filiation. Ignace se situe dans ce contexte liturgique et développe dans ses lettres ces deux notions spécifiquement chrétiennes inscrites dans l’expression « eucharistie », que sont celles de sacrifice à la gloire du Père et de communion avec le Fils dans l’unité de l’Église.

Ignace emploie à cinq reprises le mot eucharistia, signe d’un usage déjà bien établi dans l’Église. La signification qu’il donne au terme n’est pas toujours constante chez lui. Dans sa lettre aux Éphésiens, on traduirait volontiers les propos de l’évêque d’Antioche par « action de grâces » : « Ayez soin de vous réunir plus fréquemment pour offrir à Dieu action de grâces et louange » (Eph. 13,11). Le contexte montre qu’il s’agit d’une prière cultuelle capable de « réunir » l’assemblée chrétienne dans une commune offrande à Dieu, sans davantage de précision. Ailleurs, l’expression devient le terme consacré pour définir la célébration liturgique spécifique qui en porte le nom, distincte des autres prières de la communauté, célébrée par l’évêque ou son représentant : « Que cette eucharistie soit seule regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l’évêque ou de son représentant » (Smyrn. 8,1-2) ; « ayez soin de ne participer qu’à une seule eucharistie » (Philad. 4,1). La participation à l’eucharistie suppose qu’on y discerne dans la foi que le pain et le vin sont la « chair » et le « sang » du Christ : « Ils ne confessent pas que l’eucharistie est la chair de notre Seigneur Jésus-Christ » (Smyrn. 7,2). Enfin, le lien intrinsèque entre eucharistie et charité est clairement établi dans la même lettre : ceux qui s’abstiennent de « l’eucharistie et de la prière » manifestent à quel point ils n’ont « aucun souci de la charité » (Smyrn. 7,1).

Dans la Didachè, le terme « eucharistie » revêt un sens sacrificiel, fondé sur la commémoration liturgique de la Cène du Seigneur, où l’on fait mémoire de la passion du Christ. L’expression « rompre le pain » invite à y considérer la violence de cette passion ; elle reprend dans sa portée le geste posé par Jésus le soir du Jeudi saint. Ainsi en est-il pour Ignace : « Vous vous réunissez dans une même foi, rompant un même pain » (Eph. 20,2). La foi en l’eucharistie comme corps et sang du Christ est pour lui une évidence et atteste, à l’arrière-plan, la réalité sacrificielle de la célébration : « C’est le pain de Dieu que je veux, qui est la chair de Jésus-Christ (…) et pour boisson je veux son sang, qui est l’amour incorruptible » (Rom. 7,2). En même temps, le lien entre mort et résurrection dans l’unité de la chair du Christ est clairement établi : l’eucharistie est bien « la chair de Jésus-Christ qui a souffert pour nos péchés, et que dans sa bonté le Père a ressuscitée » (Smyrn. 7,2).

Enfin, toujours en lien avec la Didachè où l’eucharistie se déploie à l’intérieur d’un lien de filiation, celui de l’Enfant (pais) vers le Père, l’eucharistie est pour Ignace à la fois glorification de Dieu et union du croyant avec le Fils. Elle opère la communion du chrétien avec la « chair et l’esprit » de Jésus-Christ, c’est-à-dire avec sa condition humaine et divine. Cette union est dynamique. Elle assismile le disciple au Christ souffrant vers la gloire du Père : « Ne me procurez rien de plus que d’être offert en libation à Dieu, tandis que l’autel est encore prêt, afin que réunis en chœur dans la charité, vous chantiez au Père dans le Christ Jésus » (Rom 2,2). Ce tableau liturgique montre bien la dimension sacrificielle — l’expression « libation » a un sens sacrificiel — comme un « chant » de louange adressé « au Père dans le Christ ». En un passage de sa lettre aux Romains, Ignace associe sa participation « au pain de Dieu » qui est « la chair de Jésus-Christ » à sa propre montée vers le Père : « (Il est) en moi une eau vive qui murmure et qui dit au dedans de moi : “Viens vers le Père” » (Rom. 7,2).

2 Réalisme eucharistique et incorruptibilité

Le parallèle dressé entre la Didachè et l’enseignement d’Ignace permet de voir combien celui-ci se situe dans une reprise des thèmes spécifiquement chrétiens de cette prière liturgique. Ceux-ci donnent sa structure à son enseignement sur l’eucharistie. Un premier trait de cet enseignement mérite d’être développé. C’est le réalisme eucharistique d’Ignace que de nombreux passages interdisent de mettre en doute : « L’eucharistie est la chair de notre Seigneur Jésus-Christ » (Smyrn. 7,2). Par le mot « chair », Ignace entend la condition humaine du Christ, dans le sens où l’emploie saint Jean dans le prologue de son Évangile : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14). L’eucharistie unit vraiment les fidèles à la chair et au sang du Seigneur : « Ayez soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et une seule coupe pour nous unir à son sang » (Philad. 4,1). Cette chair est celle « qui a souffert » et « que le Père a ressuscitée » (Smyrn. 7,2). Le pain et le vin sont identifiés au Christ historique, né de la race de David par l’incarnation : « C’est le pain de Dieu que je veux, qui est la chair de Jésus-Christ, de la race de David » (Rom. 7,2). L’eucharistie n’est donc jamais détachée d’un réalisme christologique manifesté par excellence dans la douloureuse passion, même si celui-ci est attesté de la naissance à la résurrection. La répétition de l’adverbe « véritablement » montre l’insistance d’Ignace sur ce point : « Soyez donc sourds quand on vous parle d’autre chose que de Jésus-Christ, de la race de David, fils de Marie, qui est véritablement né, qui a mangé et qui a bu, qui a été véritablement persécuté sous Ponce Pilate, qui a été véritablement crucifié et est mort, aux regards du ciel, de la terre et des enfers, qui est aussi véritablement ressuscité d’entre les morts » (Trall. 9,1-2). La foi dans la réalité charnelle de l’Incarnation et de la Rédemption accomplies par le Christ en son humanité est donc la condition nécessaire de la participation à l’eucharistie. Comment les hérétiques pourraient-ils croire que l’eucharistie est la chair du Christ, puisqu’ils refusent au Christ une chair véritable ? Aussi les voit-on s’abstenir de l’eucharistie, « parce qu’ils ne confessent pas que l’eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ » (Smyrn. 7,1).

Ce réalisme eucharistique a pour conséquence une union réelle du chrétien avec son Seigneur qui relève d’une communion charnelle avec le mystère du Christ en sa passion : « Vous êtes achevés dans une foi inébranlable, comme si vous étiez cloués de chair et d’esprit à la croix de Jésus-Christ et solidement établis dans la charité par le sang du Christ » (Smyrn. 1,1). Cette communion informe toute la vie théologale du chrétien et renouvelle son agir. Il n’y a chez Ignace aucune trace d’une conception « magique » de l’eucharistie détachée de l’implication volontaire du chrétien. Au contraire, ce sont la foi et la charité qui unissent au corps et au sang du Seigneur. Le réalisme eucharistique vient toucher la vie chrétienne jusqu’à l’intime puisque l’évêque d’Antioche va jusqu’à dire que la foi « est » la chair du Christ et la charité son sang, dans une invitation ferme adressée aux Tralliens : « Recréez-vous dans la foi, qui est la chair du Seigneur, et dans la charité, qui est le sang du Christ » (Trall. 8,2). La chair de Jésus-Christ, sa vraie chair, vraiment immolée, est la foi du chrétien, et son sang répandu, gage suprême d’un amour incorruptible, est sa boisson (Rom. 7,3). Ces énoncés rappellent combien l’objet premier de la foi et de la charité du chrétien, c’est la réalité de la chair et du sang du Christ, et que dans cette foi celui-ci trouve la vie. L’évangile de Jean semble avoir été ici une source d’inspiration pour Ignace : « Je suis le pain de la vie : celui qui vient à moi n’aura jamais faim, celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jn 6,35). Il ne faudrait pas pour autant interpréter ces textes comme chargés d’une signification purement symbolique par rapport aux éléments eucharistiques. Voir dans le sang du Christ le symbole éloquent de son amour et de notre charité envers lui, ce n’est pas nier que le calice soit la coupe qui nous unit réellement à son sang et le pain de l’eucharistie, la vraie chair du Seigneur. Les rapports tout spirituels entre le Christ et le disciple supposent le réalisme charnel de l’eucharistie et se situent clairement dans ce cadre, qui est celui du plus grand amour. Le symbolisme, loin d’exclure le réalisme, le suppose et trouve en lui son fondement consistant et définitif5.

Le réalisme d’Ignace, qu’il soit celui de l’incarnation, de la rédemption, de l’eucharistie ou de la vie de foi et de charité du chrétien, procure l’incorruptibilité. Ce qui est charnel, voué par nature à la mort et à la corruption du tombeau, accède à une espérance nouvelle grâce à la chair ressuscitée du Christ reçue comme « remède d’immortalité » : « Vous vous réunissez dans une même foi (…) pour obéir à l’évêque et au presbyterium, dans une concorde sans tiraillement, rompant un même pain qui est remède d’immortalité, antidote pour ne pas mourir, mais pour vivre en Jésus-Christ pour toujours » (Eph. 20,2). L’union des Églises avec le Christ chantée par Ignace (Magn. 1,2) est toujours une union à sa chair et à son esprit, c’est-à-dire avec le Christ dans le mystère de toute sa personne indissociablement humaine et divine. Plus précisément, c’est en communiant à sa chair que l’on devient participant de sa divinité. Le « Jour du Seigneur », où les chrétiens se rassemblent pour célébrer l’eucharistie, aliment reçu dans sa forme matérielle de pain et de vin, est celui où « notre vie s’est levée par lui et par sa mort » (Magn. 9,1). Il s’agit donc de rejeter « le mauvais levain, vieilli et aigri » et de se transformer en « un levain nouveau, qui est Jésus-Christ » (Magn. 10,2). À propos de l’expression « remède d’immortalité » et « antidote pour ne pas mourir », T. Scherman, et à sa suite E. Mazza, explique que « la conception salvifique du sacrement pousse Ignace à une opération d’inculturation hardie ». Ces locutions désignaient en effet « un type d’onguent dont l’invention était attribuée à la déesse Isis. Par cette expression, Ignace suggère que le salut authentique, c’est-à-dire celui de la victoire sur la mort, peut être obtenu par l’eucharistie »6.

3 Sacramentalité du ministère épiscopal et sacramentalité de l’eucharistie

Le réalisme eucharistique d’Ignace rend compte de l’identité entre la personne du Christ mort et ressuscité et le pain et le vin consacrés7 lors de la célébration eucharistique présidée par l’évêque. D’où l’importance que revêt aux yeux de celui-ci la personne de l’évêque. Or dans l’Église d’Ignace, l’épiscopat est conçu de façon monarchique. Il en découle qu’il ne peut y avoir de célébration eucharistique qui ne soit présidée par l’évêque ou par son représentant. Contrairement à la Didachè où ce sont les prophètes qui ont pour mission première de présider l’eucharistie, l’évêque seul tient ici la place de Dieu, c’est-à-dire du Christ, celui-ci étant habituellement appelé Dieu dans la théologie d’Ignace. La présidence de l’évêque est donc le critère de légitimité et de sûreté de l’action eucharistique pour l’édification de la communauté dans l’unité. Mais alors que la mention du célébrant est toujours seconde par rapport à l’évocation de l’eucharistie dans la Didachè, Ignace insiste sur le lien de dépendance mutuelle qui unit l’évêque à l’eucharistie. Ici, apparaît déjà chez lui la volonté d’utiliser un langage technique, précis, capable de défendre l’intégrité du mystère eucharistique, en conformité avec « l’enseignement du Seigneur ». Ainsi avec l’adjectif bebaia (solide, sûr) s’introduit en théologie l’idée de validité de la célébration eucharistique. « Il convient donc de ne pas seulement porter le nom de chrétiens, mais de l’être aussi ; certains, en effet, parlent toujours de l’évêque, mais font tout en dehors de lui. Ceux-là ne me paraissent pas avoir une bonne conscience, car leurs assemblées ne sont pas légitimes, ni conformes au commandement du Seigneur » (Magn. 4,1). Et encore : « Que cette eucharistie seule soit regardée comme vraie, qui se fait sous l’évêque ou celui qu’il en aura chargé » (Smyrn. 8,1).

Pour E. Mazza la conception sacramentelle de l’eucharistie chez Ignace est à mettre en lien avec sa conception sacramentelle du ministère de l’évêque. En effet, si le mot « sacrement » n’est pas usité dans ses lettres, il développe une théologie de la visibilité comme expression de l’invisibilité par laquelle se déploie une juste intelligence de la sacramentalité. Ainsi y a-t-il une correspondance intime entre le visible et l’invisible, en termes de typologie biblique. Nous le voyons plus précisément dans sa compréhension du ministère épiscopal. L’évêque visible ou charnel, garant de l’unité visible de la communauté chrétienne, est l’actualisation de l’évêque invisible ou spirituel, qui est le Christ lui-même : « Nous devons regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même » (Eph. 6,1). Il « tient la place » de Dieu (eis topon), il est l’image (typos) de Dieu (Trall. 3,1). Sa salutation à Polycarpe exprime cette correspondance de manière éloquente : « Ignace, dit aussi Théophore, à Polycarpe, évêque de l’Église de Smyrne ou plutôt qui a pour évêque Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ ». Ces deux niveaux de la réalité entrent dans une « correspondance réelle » : à l’évêque invisible correspond l’évêque visible qui exerce vraiment l’épiscopat d’une manière correspondant à celui de Dieu. « Cette ‘correspondance’ n’est autre que la sacramentalité de l’épiscopat »8. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il y a un ordre dans cette correspondance, qui préserve la primauté de Dieu : c’est bien l’invisible présence du Christ, évêque spirituel, qui constitue le fondement stable de l’évêque charnel et lui donne l’orientation de sa vie : « Je ne suis pas encore accompli en Jésus-Christ » dit Ignace, évêque, aux Éphésiens. Et quand il aura quitté cette terre, il affirme que « seul Jésus-Christ sera (l’évêque d’Antioche), et votre charité » (Rom. 9,1).

Cette sacramentalité de l’épiscopat s’étend aussi aux presbytres qui « tiennent la place du sénat des apôtres » (Magn. 6,1). Elle invite le croyant à une option radicale : quiconque désobéit ou se sépare de l’évêque, désobéit ou se sépare de Dieu. Il faut être « à l’intérieur du sanctuaire », c’est-à-dire uni visiblement à l’évêque et au presbyterium, pour avoir part au « pain de Dieu » : « Si quelqu’un n’est pas à l’intérieur du sanctuaire, il se prive du pain de Dieu » (Eph. 5,2). L’unité de l’Église avec le Christ en son eucharistie — « pain de Dieu » — n’est rendue possible que par l’unité des chrétiens autour de l’évêque. L’union visible du baptisé avec l’Église hiérarchique est le signe sûr de son union avec le Christ. Il faut donc demeurer avec le Christ « de chair et d’esprit » (Eph 10,3), ce que nous pourrions aussi interpréter — même si le sens premier demeure celui d’une communion avec l’unique Christ, vrai homme et vrai Dieu — comme l’affirmation d’une union charnelle avec la communauté visible, garantie d’une union spirituelle avec le Ressuscité, de sorte que « (ces œuvres mêmes) que vous faites dans la chair sont spirituelles » (Eph. 8,2). La profondeur de l’union du chrétien avec son évêque tient dans le fait qu’elle va jusqu’à devenir l’« image » de l’immortalité déjà vécue sur cette terre et la « leçon » qui constitue le chemin éducatif vers elle : « Qu’il n’y ait rien en vous qui puisse vous séparer, mais unissez-vous à l’évêque et aux présidents en image et leçon d’incorruptibilité » (Magn. 6, 2).

Cette notion sacramentelle de l’épiscopat entraîne des conséquences dans la manière de considérer le mystère de l’eucharistie. Il semble bien en effet qu’Ignace perçoive dans la sacramentalité de l’épiscopat la source et la condition de possibilité de la sacramentalité de l’eucharistie. Nous l’avons vu, la seule vraie et sûre eucharistie est celle qui est célébrée par l’évêque ou son représentant. Il y a donc un lien intime entre la vérité de l’eucharistie et le fait qu’elle soit célébrée par l’évêque. En quoi consiste cette vérité et sûreté de l’eucharistie sinon dans le fait d’unir réellement celui qui la reçoit au corps et au sang du Christ ? Ignace dit dans sa lettre aux Philadelphiens : « Ayez donc soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et un seul calice pour vous unir en son sang, un seul autel, comme un seul évêque avec son presbyterium et ses diacres » (Phila. 4). L’unité de l’eucharistie est liée à l’unité du Christ en son corps et en son sang offerts sur un unique autel, signe du sacrifice, et à l’unique évêque qui préside à sa célébration. Ces différents aspects, unis par un même thème de l’unité, entrent en correspondance pour actualiser et faire « participer » les chrétiens à un seul mystère, celui de la rédemption par le sang du Christ. L’unité de la chair du Christ et l’unité du calice sont rendues en fonction de l’unité de cette rédemption, par la simple désignation : « son sang », qui évoque la permanence du sacrifice de la croix. L’eucharistie est donc sacrement en ce sens que la célébration célébrée par l’évêque devant sa communauté n’est pas un dédoublement ou une réplique de l’unique sacrifice accompli sur la croix, mais bien son actualisation en vue de la communion. Pour reprendre des terminologies bien postérieures, on trouve déjà chez Ignace la certitude qu’il n’y va pas dans l’eucharistie « d’un autre sacrifice » mais que les chrétiens participent de l’unique sang versé pour l’œuvre de la rédemption et communient à l’unique Seigneur. Le réalisme christologique d’Ignace englobe à la fois sa théologie de l’incarnation et celle de l’eucharistie, dans un même souci d’unir les deux mystères dans l’unique Seigneur, lui qui se rend présent à son Église aussi réellement qu’il s’est incarné une fois pour toutes dans l’histoire.

Ces affirmations montrent à quel point l’efficacité de la sainte liturgie comme participation à la rédemption accomplie par le Christ est intimement liée à une théologie de l’unité. L’eucharistie est bien pour Ignace, sans qu’il l’exprime de manière aussi explicite que la tradition postérieure, le sacrement de l’unité. L’Église fait l’eucharistie — c’est-à-dire la célèbre —, unie à l’évêque qui la préside, et cette eucharistie en retour édifie l’Église, la « recrée » par une union intime avec la chair et le sang du Christ : « Recréez-vous dans la foi, qui est la chair du Seigneur, et dans la charité, qui est le sang du Christ » (Trall. 8,2).

4 Le martyre, attestation du caractère sacrificiel de l’eucharistie

Le souffle qui traverse les lettres d’Ignace est celui de la perspective glorieuse du martyre. Celles-ci sont tournées vers le témoignage suprême par lequel Ignace est appelé à devenir véritablement disciple. Selon lui, le disciple du Christ ne peut trouver l’accomplissement de sa vie que dans l’imitation du Christ en sa passion. Ce thème de l’imitation est omniprésent dans la pensée de l’évêque d’Antioche. Il ne s’agit donc pas pour lui d’être simplement théophore, « porteur de Dieu », mais de correspondre volontairement, par une détermination personnelle, à la grâce reçue du Seigneur. Dans sa lettre aux Éphésiens, il opère une christianisation des coutumes cultuelles originellement païennes où les fidèles d’une divinité emportaient en procession sa statue, ou encore la reproduction de son temple, afin d’affirmer l’intériorité réciproque qui unit Dieu et le chrétien : « Vous êtes (…) porteurs de Dieu et porteurs du Temple (…) porteurs des objets sacrés, ornés en tout des préceptes de Jésus-Christ » (Eph. 9,2). Dans la ligne de la théologie paulinienne, cette réalité spirituelle de porter Dieu évoque un dynamisme, une orientation du chrétien vers son accomplissement dans l’imitation qui va jusqu’au martyre : « Vous êtes tous compagnons de route » (Eph. 9,2). Il ne faut donc pas comprendre la mystique de l’imitation développée par Ignace comme un rapport d’extériorité entre le Christ et son disciple, mais comme une union intime avec le Crucifié qui passe par une transformation intérieure : « Rejetez donc le mauvais levain, vieilli et aigri (1 Co 5,6) et transformez-vous en un levain nouveau, qui est Jésus-Christ » (Magn. 10,2). L’immanence réciproque entre le Christ et le disciple développée dans l’évangile de saint Jean est à l’arrière-plan.

La lettre aux Romains, joyau littéraire et spirituel de l’œuvre d’Ignace, développe avec l’accent le plus fort cette mystique de l’imitation du Christ, intimement liée à l’eucharistie dont elle est la conséquence existentielle. La vie d’Ignace devient eucharistique. Le disciple doit passer par l’épreuve de la mort pour parvenir à trouver Dieu. Cette épreuve est une conversion qui informe toute la vie du martyr et évoque sa transformation (« moulu ») opérée dans l’eucharistie : « Laissez-moi être la pâture des bêtes, par lesquelles il me sera possible de trouver Dieu. Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé un pur pain du Christ » (Rom. 4,1) ; « Que les pires fléaux du diable tombent sur moi, pourvu seulement que je trouve Jésus-Christ » (Rom. 5,2). Le martyre devient ainsi chez lui l’achèvement de l’union avec le Christ par laquelle on devient vraiment disciple : « C’est maintenant que je commence à être un disciple » (Rom. 5,2). Plus encore, c’est en lui que l’homme s’accomplit : « Laissez-moi recevoir la pure lumière. Quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu » (Rom. 6,1).

Les multiples implorations adressées à la communauté — « Ne me procurez rien de plus que d’être offert en libation à Dieu » (Rom. 2,3) ; « Laissez-moi être la pâture des bêtes » (Rom. 4,1) ; « Laissez-moi recevoir la pure lumière » (Rom. 6,2) — peuvent être interprétées en deux sens. Le premier, explicite, donne à penser qu’Ignace craint que, dans leur bonté et leur compassion, les chrétiens ne cherchent à le délivrer : « Moi, j’écris à toutes les Églises, et je mande à tous que moi c’est de bon cœur que je vais mourir pour Dieu, si du moins vous, vous ne m’en empêchez pas. Je vous en supplie, n’ayez pas pour moi une bienveillance inopportune » (Rom. 4,1). Le second, plus théologique, invite à concevoir le rôle liturgique de la communauté. Elle est celle qui offre la victime afin qu’elle soit agréée par Dieu. Aussi porte-t-elle son pasteur comme en procession jusqu’au sacrifice suprême : « Implorez le Christ pour moi, pour que par l’instrument des bêtes je sois une victime offerte à Dieu » (Rom. 4,3). Ce rôle est nécessaire ; il est de l’ordre d’un acte cultuel qui sanctifie l’offrande du martyr. Ignace n’avance pas seul vers le sacrifice de sa vie ; il s’en approche, porté par la prière de tous. Cette évocation de la célébration eucharistique est clairement affirmée dans la lettre aux Romains où l’évêque s’identifie à la victime, tandis que monte vers le Père la prière liturgique communautaire : « Ne me procurez rien de plus que d’être offert en libation à Dieu, tandis que l’autel est encore prêt, afin que réunis en chœur dans la charité, vous chantiez au Père dans le Christ Jésus » (Rom. 2,2).

La charité ici évoquée et qui réunit la communauté est celle d’une communion au sang versé par le martyr uni à la passion du Christ, dans la mesure où Ignace évoque lui-même le sang du Christ comme charité : « Recréez-vous dans la charité (…) qui est le sang du Christ » (Rm. 8,2). La mention de l’autel dans cette phrase est aussi significative. Elle a une portée sacrificielle. Le martyre d’Ignace est l’image du mystère de l’eucharistie comme sacrifice du Christ célébré par toute l’Église. Celui qui préside, comme évêque, devient celui qui est offert par la communauté tout entière, parce qu’il a été trouvé digne d’être en Jésus-Christ : « afin que (…) vous chantiez au Père dans le Christ Jésus, parce que Dieu a daigné faire que l’évêque de Syrie fût trouvé (eurethenai) [en lui] » (Rom. 2,2).

Le mouvement d’offrande du martyr par l’Église évoque en retour la dimension expiatoire du sacrifice d’Ignace pour l’Église. Ce sacrifice n’est pas célébré seulement par l’Église, mais aussi pour l’Église : « Mon esprit se sacrifie pour vous, non seulement maintenant, mais aussi quand j’arriverai à Dieu » (Trall. 13,3). Celui qui préside comme évêque s’offre lui-même librement en victime pour la communauté, en même temps qu’il est offert par elle. Le « pour vous » du sacrifice, qui évoque son caractère expiatoire et rédempteur, est clairement affirmé par Ignace. Lui-même communie ainsi à l’acte sauveur du Christ, célébré dans l’eucharistie et institué à la dernière Cène, où le Seigneur livra son sang « pour (nous) et pour la multitude, en rémission des péchés ». Le martyre n’est donc pas un acte personnel, solitaire, à la manière d’un exploit courageux ; il relève d’un don de soi à Dieu — pour le Père par le Christ — et à l’Église qui présente l’offrande : « Je suis votre victime expiatoire et je m’offre en sacrifice pour votre Église, Éphésiens, qui est renommée à travers les siècles » (Eph. 8, 2).

Ignace atteste ainsi jusqu’en sa chair, par son acceptation du témoignage suprême du martyre, le caractère sacrificiel de l’eucharistie. Il ne définit pas directement l’eucharistie comme sacrifice mais se désigne lui-même comme la victime offerte en sacrifice par des expressions à forte connotation eucharistique. Ce qui n’est pas encore exprimé dogmatiquement avec précision se trouve donné dans le témoignage de sa propre vie. Ignace dit que tout à la fois il est lui-même le pain de Dieu moulu par la dent des bêtes et qu’il aspire à recevoir le pain de Dieu : « Je ne me plais plus à une nourriture de corruption ni aux plaisirs de cette vie. C’est le pain de Dieu que je veux, qui est la chair de Jésus-Christ, de la race de David, et pour boisson je veux son sang, qui est l’amour incorruptible » (Rom. 7,2). L’instant du martyre devient ainsi comme l’achèvement et le fruit ultime de la communion eucharistique. C’est « étroitement uni à la chair et à l’esprit [du Christ] qu’il peut mépriser la mort » (Smyrn. 3,2), car cette mort ne consiste en rien d’autre qu’à être uni définitivement au corps et au sang du Christ pour la vie de toute l’Église qui reçoit la grâce de l’offrande.

II Le récit du martyre de Polycarpe

1 Le recours à l’usage liturgique

Il est éclairant de confronter les perspectives ouvertes sur l’eucharistie par Ignace au récit du martyre de Polycarpe. On y observe des convergences notables en ce qui regarde l’importance de la prière liturgique capable de sanctifier l’offrande du martyr et l’identification du martyre au sacrifice eucharistique du Christ. La Lettre aux Romains et Le martyre de Polycarpe parlent du martyre comme d’un pain et évoquent l’anaphore eucharistique en termes de sacrifice.

Dans le cas des lettres d’Ignace, cette prière prend un sens communautaire à tel point que l’action liturgique de la communauté obtient que l’offrande du martyre soit agréée par Dieu et soit trouvée digne d’être associée au sacrifice du Christ : « Implorez le Christ pour moi, pour que (…) je sois une victime offerte à Dieu » (Rom. 4,3). Le terme « être trouvé », qui revient souvent dans les propos d’Ignace, relève du domaine cultuel comme l’indiquait ce texte précédemment cité : « Je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé [digne de devenir] un pur pain du Christ » (Rom. 4,1). Le récit du martyre de Polycarpe met dans la bouche de l’évêque de Smyrne une prière liturgique beaucoup plus détaillée dans laquelle on retrouve le même thème de l’élection divine par laquelle le Père « juge digne » le chrétien de donner sa vie en offrande : « Je te bénis pour m’avoir jugé digne » (14,2).

À la différence des lettres d’Ignace où la communauté a un rôle d’intercession dans sa présentation de l’offrande, la place de celle-ci dans le récit du martyre de Polycarpe est limitée à quelques témoins, simples observateurs du miracle qui se déroule sous leurs yeux. Ces témoins n’ont pas de « fonction liturgique » dans le symbolisme cultuel développé tout au long du récit. Ils sont simplement présents pour transmettre ce qu’ils ont pu observer : « Nous vîmes une merveille, nous à qui il fut donné de voir et qui avions été gardés pour annoncer aux autres ces événements » (15,1). L’action rituelle de la présentation de l’offrande en vue du sacrifice semble transférée ici aux bourreaux qui lient la victime et allument le feu, instruments malgré eux d’une action liturgique symbolique qui les dépasse. Polycarpe est l’artisan premier et le maître de l’offrande. Le récit souligne son attitude de liberté souveraine devant la mort, à l’imitation du Christ confronté au mystère de sa passion. La référence à la déposition de ses vêtements vient rappeler le lavement des pieds comme témoignage de l’amour librement poussé jusqu’à l’extrême : « Quand le bûcher fut prêt, il déposa lui-même tous ses vêtements et détacha sa ceinture » (13,2). Tout le récit est construit sous la forme d’un face à face entre le martyr et son Seigneur, dans une saisissante prière en ‘je’ – ‘tu’ : « Je te bénis pour m’avoir jugé digne de ce jour » (14, 2).

L’arrière-fond du récit du martyre de Polycarpe est double. Il est pour une part vétéro-testamentaire et liturgique. Pour ce qui est des références vétéro-testamentaires, vient à l’esprit le sacrifice d’Isaac par Abraham, avec la mention du bois, du feu, de la ligature, du bélier : « (…) on l’attacha. Les mains derrière le dos et attaché, il paraissait comme un bélier de choix pris d’un grand troupeau pour le sacrifice, un holocauste agréable préparé pour Dieu » (14,1). Mais cette fois-ci, à la différence du sacrifice d’Abraham et à l’image du sacrifice du Christ qui vient accomplir toutes les préfigurations de l’Ancienne Alliance, il y a unité entre ce qui est offert et celui qui offre. L’évêque Polycarpe, comme le Christ en croix, est à la fois le prêtre et la victime, celui qui s’offre lui-même en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu et celui qui prie pour que son offrande soit agréée par le Père : « Avec [les martyrs] puissé-je être admis aujourd’hui en ta présence comme un sacrifice gras et agréable » (14,2). Cependant, tout en s’offrant lui-même, Polycarpe ne s’offre pas de lui-même. C’est par la médiation du Christ-Prêtre qu’il se sanctifie en s’unissant à sa prière de bénédiction et qu’ainsi il se présente en offrande au Père : « Et c’est pourquoi pour toutes choses, je te loue, je te bénis, je te glorifie, par le grand prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire » (14,3). Nous retrouvons dans cette louange les accents des prières eucharistiques de la Didachè. Dès l’ouverture, sa prière est adressée au Père, avec une tonalité filiale : « Seigneur, Dieu tout-puissant, Père de ton enfant bien aimé et béni, Jésus-Christ (…) Je te bénis » (14,1).

Cette tonalité est aussi liturgique. La prière placée dans la bouche même de celui qui, comme évêque, préside à son propre martyre, reprend selon E. Mazza une anaphore primitive en usage notamment dans l’Église de Smyrne, dérivée de la Birkhat ha-Mazon, la prière juive de bénédiction pour les repas. Cette anaphore « a une structure tristrophique : une strophe d’action de grâces pour les œuvres de Dieu (accomplies dans l’histoire du Salut) ; une deuxième pour l’œuvre que Dieu accomplit en ce moment déterminé et dont la communauté est la destinataire consciente ; une strophe de supplication pour l’Église, pour son unité ou sa paix, selon les textes »9. Cette prière unique, en trois strophes, s’achève sur une doxologie à laquelle le peuple répond : « Amen ».

Or, constate Mazza, on retrouve cette triple dimension dans la prière sacerdotale de Polycarpe. Dans un premier temps, vient en effet la référence à l’histoire du salut centrée sur son sommet, l’incarnation rédemptrice, et qui donne la connaissance du nom de Dieu : « Seigneur, Dieu tout-puissant, Père de ton enfant bien-aimé et béni Jésus-Christ, par qui nous avons reçu la connaissance de ton nom » (14,1). Vient alors l’action de grâce pour les œuvres du salut accomplies au moment présent et qui prend la forme d’une bénédiction hic et nunc : « Je te bénis pour m’avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, de prendre part, au nombre de tes martyrs, au calice de ton Christ » ; « puissé-je être admis aujourd’hui en ta présence comme un sacrifice » (14,2). Enfin, si la strophe finale de supplication pour l’Église n’est pas reprise explicitement par lui, Polycarpe achève son offrande par une grande doxologie où la référence trinitaire ressort avec clarté : « Et c’est pourquoi pour toutes choses je te loue, je te bénis, je te glorifie, par le grand prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire à toi avec lui et l’Esprit Saint maintenant et dans les siècles à venir. Amen » (14,3).

2 L’identification du martyre au sacrifice eucharistique

Le récit est centré sur la symbolique de l’identification entre l’offrande du martyr et l’offrande eucharistique. Le sacrifice eucharistique rend présente la mort du Sauveur. Polycarpe a conscience de « prendre part » au « calice » du Christ en communion avec tous les martyrs : « Je te bénis pour m’avoir jugé digne de prendre part (…) au calice de ton Christ » (14,2). Il y a donc une triple dimension à l’événement : le sacrifice du Christ à la croix, la prière eucharistique comme sacrifice, et enfin le martyre de Polycarpe. Le « comme » de la prière, tout en marquant une identification, trace aussi une distinction, évitant toute confusion, et préservant de la vision des témoins le caractère indicible de la transformation physique du corps de Polycarpe en pain eucharistique. La prière liturgique de l’évêque de Smyrne a donc été exaucée : « Puissé-je être admis en ta présence comme un sacrifice » (14,2). Réalisme et symbolisme se trouvent étroitement unis dans le récit tout comme chez Ignace d’Antioche. On retrouve dans ces textes la notion archaïque de sacramentalité développée par Ignace. L’idéal de vie de l’évêque d’Antioche s’accomplit ici dans le martyre de Polycarpe qui devient vraiment « comme » le Christ en son eucharistie : « il était au milieu, non comme une chair qui brûle, mais comme un pain qui cuit » (15,2).

La description du coup de grâce porté à Polycarpe évoque la mort rédemptrice du Christ. On trouve entre l’évangile de Jean et le récit du martyre de Polycarpe des expressions similaires : celles de la mention du soldat ou du confector (bourreau), celle du coup de lance ou de poignard, ou encore le jaillissement du sang dont l’abondance exprime la fécondité salvatrice. Polycarpe lui-même éteint le feu du bûcher, image de la mort victorieuse de la mort. L’imitation du Christ, déployée dans les rites mais aussi dans la vie même du chrétien trouve en Polycarpe une confirmation éclatante. Ignace appliquait le vocabulaire de l’imitation à la terminologie eucharistique, disant à la fois que « la foi est la chair du Seigneur » et que « la charité est le sang de Jésus-Christ ». Le martyre de Polycarpe, comme plénitude de la foi et de la charité, présente une identification avec le corps et le sang du Seigneur en son eucharistie.

3 Dynamisme et fécondité du sacrifice

Reste enfin à rendre compte de ce que procure le sacrifice de Polycarpe dans son union au sacrifice eucharistique. Dans sa lettre aux Éphésiens, Ignace évoquait l’eucharistie comme « remède d’immortalité » et « antidote pour ne pas mourir » (Eph 20,2). Ainsi en est-il de l’évêque de Smyrne qui attribue la grâce de l’incorruptibilité à la communion au « calice [du] Christ », précisant en même temps que cette incorruptibilité est le fait de l’Esprit Saint : « Je te bénis pour m’avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, de prendre part, au nombre de tes martyrs, au calice de ton Christ, pour la résurrection de la vie éternelle de l’âme et du corps, dans l’incorruptibilité de l’Esprit Saint » (14,2).

La participation au « calice » du Christ oriente vers la grâce de la résurrection personnelle — âme et corps — en même temps qu’elle procure dès à présent l’inhabitation de l’Esprit Saint : « pour la résurrection » ; « dans l’incorruptibilité de l’Esprit Saint ». On peut donc parler d’un dynamisme propre à l’offrande « eucharistique » en ce sens que la communion au calice du Christ tourne l’homme vers l’accomplissement eschatologique et constitue déjà véritablement un « remède d’immortalité », dans l’Esprit de résurrection à la fois du « corps » et de « l’âme ». Cet accomplissement n’est pas exclusivement de l’ordre de l’attente. Il est déjà présent, puisque Polycarpe prend part ici et maintenant « au calice du Christ (…) dans l’incorruptibilité de l’Esprit Saint ». Au regard des témoins, le dynamisme de l’Esprit Saint est symbolisé ici dans la réalité du martyre par le feu qui prend la forme d’une voile gonflée par le vent : « le feu présenta la forme d’une voûte, comme la flamme d’un vaisseau gonflée par le vent, qui entourait comme d’un rempart le corps du martyr » (15, 2). On sait que dans les Actes le feu représente le don de l’Esprit Saint venant sur chacun des apôtres.

La fécondité du martyre de Polycarpe n’est pas seulement personnelle. Elle n’est pas seulement pour sa propre glorification dans le Seigneur. Elle est aussi une offrande pour toute l’Église. La présence des témoins symbolise ici l’Église qui témoigne et participe de l’offrande de son martyr. Si, dans le cas présent, celle-ci n’offre pas le sacrifice comme chez Ignace, elle en reçoit par ailleurs les fruits. Il y a comme une communion sacramentelle des témoins avec le corps du martyr qui passe par une participation sensorielle de leur part : la vue et l’odorat. L’auteur du récit du martyre de Polycarpe se situe en effet dans ce champ lexical des sens : « nous vîmes une merveille, nous à qui il fut donné de voir » (15,1) ; « il était au milieu, comme de l’or ou de l’argent brillant dans la fournaise » (15,2) ; « Et nous sentions un parfum pareil à une bouffée d’encens ou à quelque autre précieux aromate » (15,2). Il s’agit véritablement ici d’une union ecclésiale sensible avec le sacrifice du martyr. Celui-ci n’est donc pas offert simplement à Dieu — « puissé-je être admis aujourd’hui en ta présence comme un sacrifice gras et agréable » (14,2) —, mais aussi pour la communauté des témoins chargés comme les disciples d’Emmaüs en saint Luc d’« annoncer aux autres ces événements » (15,1).

III Conclusion

À l’entrée de l’ère post-apostolique, Ignace d’Antioche et Polycarpe témoignent d’une saisie du mystère eucharistique antérieure à l’élaboration conceptuelle que connaîtra la théologie de l’eucharistie au cours des siècles. Ils attestent à quel point l’intelligence du mystère célébré ne peut trouver son fondement que dans la pratique liturgique telle qu’elle informe toute la vie du chrétien.

Ignace développe une théologie de la sacramentalité qui, encore en quête d’une expression juste du mystère entrevu, affirme la correspondance intime entre l’évêque visible, qui dirige une Église particulière, et l’évêque invisible, le Christ Seigneur. Cette correspondance fonde la légitimité et la sûreté de l’action eucharistique, qui doit se célébrer sous la présidence de l’évêque comme tenant la place de Dieu, condition nécessaire à l’unité catholique de la communauté. C’est donc, pourrait-on dire, à partir de la sacramentalité de l’épiscopat qu’Ignace pose les fondements d’une conception sacramentelle de l’eucharistie.

Alors même qu’ils ne définissent pas explicitement l’eucharistie comme sacrifice, Ignace et Polycarpe attestent en leur chair livrée la réalité sacrificielle du mystère célébré, et déposent leur vie en offrande pour l’Église. Ainsi s’articule chez l’un et chez l’autre le lien sacramentel entre sacerdoce ministériel et sacerdoce commun des fidèles. Dans les lettres d’Ignace, l’Église est perçue comme celle qui présente l’offrande de l’évêque enchaîné jusqu’au terme de son pèlerinage. Le récit du martyre de Polycarpe insiste davantage sur la communion sensible des témoins avec le sacrifice « eucharistique » de celui qu’ils voient se transformer sous leurs yeux en « pain » d’agréable odeur10.

En cette année spécialement consacrée au sacerdoce, tous deux nous rappellent à quel point le réalisme de l’eucharistie — que recouvrira l’expression de Présence réelle — est indissociable de la communauté rassemblée autour de l’autel et resplendit dans l’engagement vital du prêtre au service du peuple de Dieu qui lui est confié, à la suite et dans l’imitation du Christ.

Notes de bas de page

  • 1 Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne, Lettres, Martyre de Polycarpe, P. Th. Camelot, coll. Sources Chrétiennes, 10, Paris, Cerf, 1969.

  • 2 Ibid., p. 6.

  • 3 E. Mazza, L’Action eucharistique, origine, développement, interprétation, Paris, Cerf, 2005, p. 112.

  • 4 T.J. Talley, De la Berakah à l’eucharistie, une question à réexaminer, dans La Maison-Dieu, n. 125, 1976, p. 27.

  • 5 Cf. P. Batiffol, L’Eucharistie, la présence réelle et la transsubstantiation, Paris, J. Gabalda,1913, p. 39-50.

  • 6 E. Mazza, L’Action eucharistique… (cité supra n. 3), p. 123.

  • 7 La notion de consécration eucharistique n’apparaît pas comme telle chez Ignace. Justin parlera par la suite du pain et du vin « eucharistiés » (Cf. n. 10).

  • 8 E. Mazza, L’Action eucharistique… (cité supra n. 3), p. 114. Cet éclairage sur la notion de sacramentalité comme correspondance — par grâce de Dieu et dans la fidélité de l’Église à la volonté divine — entre le visible et l’invisible nous semble très précieux. Dorénavant, quand nous utiliserons le mot « sacrement » ou « sacramentalité » nous nous référerons à la définition qu’en donne Mazza.

  • 9 E. Mazza, L’Action eucharistique… (cité supra n. 3), p. 120-121. La bénédiction des aliments de la liturgie domestique juive, qui a été celle de Jésus à la dernière Cène, est la matrice à partir de laquelle se sont developpées par la suite les prières eucharistiques dans l’Église d’Orient ; elle est venue s’ajouter au Canon Romain dans le Missel romain.

  • 10 Justin dit aussi que le pain est « eucharistie », mais il semble scruter davantage le mystère de la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ puisqu’il use d’un adjectif en disant que ces éléments sont « eucharistiés ». On retrouve cette expression chez Irénée. Il ne s’agit donc pas pour Justin d’affirmer seulement le rapport de correspondance qui existe entre la dernière Cène et la célébration ecclésiale mais d’entrer déjà dans une théologie de l’effet de ce rapport sur le pain et le vin. La voie semble déjà s’ouvrir, même si la formulation théologique n’en est qu’à son aurore, à la doctrine de la consécration. Cf. Saint Justin, Apologies I et II ; Dialogue avec Tryphon, Ictus, Littérature chrétienne, Paris, 1958.

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