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L’incarnation comme autodonation de Dieu

Michel Fédou s.j.

Cyrille d’Alexandrie, Commentaire sur Jean, Livre i, éd. B. Meunier, coll. Sources chrétiennes 600, Paris, Cerf, 2018, 12x19, 648 p., 59 €. ISBN 978-2-204-13156-8

La célèbre collection Sources chrétiennes, fondée en 1942, vient d’atteindre son 600e volume. Avec ce volume s’ouvre la publication d’une œuvre majeure : le Commentaire de Cyrille d’Alexandrie sur l’évangile de Jean.

Bernard Meunier, qui a édité le texte grec, en a donné une belle traduction, aussi élégante que rigoureuse et précise. Il souligne dans son introduction l’importance de ce Commentaire : l’œuvre couvre tout l’évangile de Jean, à la seule exception de l’épisode de la femme adultère (qui était absent de la plupart des anciens manuscrits grecs). Le Commentaire a dû être écrit entre 425 et 428-429 ; il est donc antérieur à la controverse entre Cyrille et Nestorius qui devait occasionner le concile d’Éphèse en 431 (cf. p. 9-18).

Le livre i, qui fait l’objet du présent volume, commente seulement Jn 1,1 à 1,28. Il s’arrête notamment sur ce que nous appelons aujourd’hui le « Prologue johannique » (Jn 1,1-18 ; dans l’Antiquité, en fait, on n’utilisait pas la notion de « prologue johannique » ; le Commentaire, en tout cas, ne fait état d’aucune coupure entre les versets 1 à 18 et la suite de Jn 1 ; cf. p. 31-32). Cyrille trouve dans ces premiers versets de l’évangile des arguments essentiels contre des doctrines erronées, en particulier celle de l’arianisme qui voyait dans le Fils de Dieu une simple créature au lieu de le reconnaître comme « vrai Dieu1 ».

La relation entre le Verbe et Dieu

L’explication de Jn 1,1 (« Dans le principe était le Verbe… ») entend avant tout réfuter la doctrine propagée par Arius et ses continuateurs comme Eunome, pour qui le Verbe de Dieu n’aurait pas été éternellement engendré par le Père. Ainsi Cyrille écrit-il :

Rien de plus ancien que le principe, s’il conserve bien en lui-même la définition du principe, à savoir qu’il n’y a jamais de principe du principe (…). Principe ne peut nullement être compris dans le temps, s’agissant de l’unique engendré, puisqu’il est avant tout temps et possède une existence antérieure aux siècles, et aussi parce que la nature divine se refuse à cesser et à avoir un terme.

(i, 1, p. 217, 219)

« Dans le principe était le Verbe » : l’imparfait « était » a été justement employé « pour faire tendre la pensée de celui qui médite vers une forme de génération profonde, incompréhensible, indicible, étant hors du temps » (p. 229).

Cela ne veut pas dire qu’il y ait confusion entre le Fils et le Père. De fait, en commentant la suite du verset (« et le Verbe était tourné vers Dieu »), Cyrille s’en prend à la doctrine dite « monarchianiste » qui ne tenait pas de distinction réelle entre le Fils et le Père. Cependant il revient ensuite à son affirmation initiale. Même si la distinction du Fils et du Père est rappelée, le Commentaire développe davantage l’affirmation de la génération éternelle du Verbe et de son identité avec Dieu.

Cette orientation spécifique pourrait certes paraître moins actuelle à notre époque, dans la mesure où l’on est souvent porté à souligner tout particulièrement la distinction entre le Fils et le Père. Mais sa portée n’en est que plus grande : le Commentaire rappelle opportunément que la théologie chrétienne ne peut pas penser la distinction du Fils et du Père sans penser aussi, du même mouvement, leur commune divinité.

Le rapport entre le Verbe et les créatures

L’explication de Jn 1,2-4 (« Tout advint par lui, et sans lui rien n’advint… ») s’ouvre par une argumentation contre les païens du fait de leur polythéisme : Jean, écrit Cyrille, présente l’unique engendré comme artisan et créateur de toutes choses, et confond par là même les cultes adressés à de fausses divinités (cf. i, 5, p. 339-343). Très vite, cependant, Cyrille en revient à son argumentation antiarienne. Par toute une série de « syllogismes », il répète inlassablement cette thèse :

Le Fils n’est pas devenu, ni ne cherche à être vivifié par un autre.

(i, 6, p. 371)

Nous nous élevons (…) grâce au Christ vers une dignité qui dépasse notre nature, mais ne serons pas aussi fils de Dieu sans la moindre différence avec lui : nous le serons par grâce en l’imitant. Car lui est Fils véritable issu du Père, et nous, nous sommes adoptés par bonté, recevant à titre de grâce la parole : J’ai dit : vous êtes des dieux et des fils du Très Haut.

(i, 9 ; p. 515 ; cf. Ps 81,6)

On peut faire valoir que, ici encore, la théologie contemporaine répond souvent à une exigence inverse : elle rend surtout attentif au lien intime qui unit le Fils à la création et à l’histoire, là où Cyrille marquait fortement la différence entre le Verbe et les créatures. Aucune christologie, pourtant, ne peut se dérober à l’exigence de penser l’identité du Fils en ce qu’elle a d’unique. Non point certes qu’il faille atténuer l’affirmation du lien intime entre le Fils de Dieu et la création, mais il importe néanmoins de montrer comment l’unicité du Fils est justement ce qui rend possible l’accession de l’humanité à la filiation adoptive – ce qui est très exactement la pensée de Cyrille.

L’incarnation du Verbe

L’explication de Jn 1,14 (« Et le Verbe devint chair… ») est déjà préparée par un long développement sur la corporéité, manifestement dirigé contre la doctrine dite « origéniste » de la préexistence des âmes qui impliquait une certaine dépréciation du corps (cf. p. 485). Sur ce fond, en tout cas, se détache une remarquable théologie de l’Incarnation.

Le Commentaire, redisons-le, ne fait aucune allusion à Nestorius. Mais Cyrille, pour l’essentiel, est déjà en possession de la pensée christologique qu’il développera contre ce dernier. Il insiste de manière privilégiée sur l’unité du Verbe devenu chair. Certes, il évite en même temps l’écueil de la doctrine jadis professée par Apollinaire, pour qui le Verbe avait pris la place de l’esprit dans la nature humaine du Christ : à ses yeux, l’expression « le Verbe devint chair » ne signifie pas que le Verbe a seulement pris un corps, mais qu’il a pris la nature humaine en son intégrité. Il reste que l’insistance porte avant tout sur l’unité du Verbe incarné, et Cyrille, comme il le fera par la suite, souligne fortement qu’il y va du salut de l’humanité (p. 531-533). Le texte de Jn 1,14 est entendu dans toute sa radicalité :

[L’évangéliste] ne dit pas que le Verbe est venu vers la chair, mais qu’il devint chair, afin qu’on n’imagine pas qu’il est venu visiter quelqu’un sous le mode de la relation, comme pour les prophètes ou quelque autre saint, mais que lui-même en vérité devint chair, c’est-à-dire homme ; c’est ce que nous disions à l’instant. C’est pour cela qu’il est bien Dieu par nature, dans la chair et avec la chair, en tant qu’il se l’est appropriée et qu’il est conçu comme autre qu’elle, adoré en elle et avec elle.

(p. 535-537)

On reconnaît ici le thème fondamental que Cyrille développera bientôt contre Nestorius : il n’y a pas simple « relation » entre le Verbe et la chair, mais le Verbe s’est lui-même approprié cette chair. Certes, on ne trouve pas encore la formulation célèbre que Cyrille emploiera dans sa deuxième lettre à Nestorius : « le Verbe s’est uni la chair selon l’hypostase2 » ; mais l’idée est déjà là.

La christologie contemporaine, on le sait, a volontiers mis en avant l’importance d’un schème de pensée « ascendant » : plutôt que de partir du Verbe de Dieu et de réfléchir sur son incarnation, on a maintes fois plaidé pour que la réflexion parte « d’en bas », c’est-à-dire de la considération de Jésus en son humanité, pour accéder à la révélation progressive de sa divinité. De nouveau, pourtant, ce qui pourrait apparaître comme une limite de la christologie cyrillienne est en fait sa véritable force. Il est certes essentiel de réfléchir à partir de l’humanité de Jésus telle qu’elle se révèle à travers les récits évangéliques, et Cyrille le fera d’ailleurs, à sa manière, lorsqu’il commentera certains épisodes du quatrième évangile. Mais sa réflexion, ici, respecte bien le mouvement qui caractérise le début de l’évangile ; et surtout, cela même lui permet (moyennant une référence à l’hymne de Ph 2) de présenter l’Incarnation comme l’autodonation de Dieu qui s’est dépouillé de lui-même par amour de l’humanité :

Ce qui est esclave est donc vraiment libéré dans le Christ en s’élevant jusqu’à l’unité mystérieuse avec celui qui a porté la forme d’esclave ; et il est libéré en nous par imitation d’un seul, à cause de la parenté selon la chair (…). N’est-il pas évident pour tout le monde qu’il est descendu vers ce qui est esclave sans se procurer par là quoi que ce soit à lui-même, mais en se donnant lui-même à nous, afin que nous soyons riches de son dénuement, nous qui nous élevons grâce à notre ressemblance avec lui jusqu’au bien privilégié qui lui est propre, et afin que nous apparaissions dieux et enfants de Dieu par la foi.

(p. 539, cf. Ph 2,7 ; 2 Co 8,7)

Certes, la christologie développée dans le volume n’apporte pas encore toutes les précisions qui seront données dans le cadre de la controverse. Mais l’évêque d’Alexandrie possède déjà les orientations essentielles de sa pensée.

On doit donc être très reconnaissant envers Bernard Meunier, grâce à qui nous avons désormais accès à ce premier livre du Commentaire sur l’évangile de Jean. Notre gratitude doit aussi s’étendre à tous ceux et celles qui, à travers la collection Sources chrétiennes, contribuent à la transmission d’une littérature qui est si précieuse pour l’histoire du christianisme comme pour la réflexion théologique.

Notes de bas de page

  • 1 Le livre i s’en prend aussi à d’autres doctrines : l’adoptianisme (Jésus aurait été seulement « adopté » comme Fils de Dieu) ; le monarchianisme (qui ne reconnaissait pas une distinction réelle entre le Père, le Fils et l’Esprit) ; l’origénisme (qui tenait une préexistence des âmes) ; ou encore la doctrine pneumatomaque (qui niait la divinité de l’Esprit) ; voir p. 38s.

  • 2 Cyrille d’Alexandrie, Deuxième lettre à Nestorius, DZ 250.

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