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La déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse

Benoit Carniaux o praem
Après une courte introduction historique, cet article parcourt la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse selon différents registres thématiques: social, personnel, ontologique, éthique, légal, scripturaire et théologique. Il dresse ensuite une brève postérité du document et relève quelques questions demeurées en suspens qui sont autant de défis pour l’avenir.

Introduction

1 De la révolution française à Vatican II

Depuis deux siècles, les rapports de l’Église et de l’État ont été soumis à de nombreuses tribulations. C’est bien pourquoi le développement de la doctrine de l’Église sur la liberté religieuse n’est pas aisé à retracer. En effet, la réflexion de l’enseignement magistériel sur le sujet se trouve fortement tributaire des circonstances dans lesquelles elle a été élaborée.

Lorsque l’Assemblée Nationale française issue des États Généraux de 1789 se mêla de «refaire l’Église» selon des normes inspirées de la «religion civile» rousseauiste, Pie VI et les évêques français craignirent une dérive totalitaire. Pie VI n’entendait pas rétablir l’Ancien Régime mais il ne pouvait accepter par ailleurs que l’Assemblée Nationale s’arroge la puissance spirituelle et oblige les ecclésiastiques à prêter le serment constitutionnel.

En 1864, dans l’encyclique Quanta cura, Pie IX, à la suite de Grégoire XVI1, qualifiait de «délire» l’opinion selon laquelle la «liberté de conscience et de cultes est un droit propre à chacun». Accompagnant l’encyclique, le célèbre Syllabus cherchera à cerner et à condamner les fondements du libéralisme philosophique qui promouvait une telle liberté de conscience absolue.

Léon XIII, qui se situe dans une perspective plus thomiste, distinguera deux sociétés, l’une temporelle, l’autre spirituelle et, par conséquent, deux ordres de loi et deux pouvoirs. L’Église est libre parce que son message transcende tout pouvoir politique. Qui plus est, l’Évangile fait partie intégrante du bien commun, ce qui justifie la défense des concordats. On peut reconnaître ici la distinction qui deviendra fameuse par la suite entre thèse et hypothèse. La thèse représente l’idéal, indépendant des circonstances, d’un État où le catholicisme serait religion honorée par celui-ci. L’hypothèse est le compromis où il faut bien vivre en l’absence d’un tel État catholique en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver.

Après la guerre de 1914, le surgissement des totalitarismes sur la scène mondiale provoqua l’émergence de nouvelles orientations dans l’enseignement magistériel, spécialement grâce à Pie XI et Pie XII. Toutes ces orientations rayonnent à partir d’un centre: la dignité de la personne humaine et la liberté des consciences qu’elle suppose. Cette dernière est inaliénable et aucune idéologie ne peut y attenter. L’enseignement pontifical tend ainsi à se joindre au grand mouvement qui porte et inspire alors la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948. Mais comment accepter que la religion catholique, étant de droit divin la seule «vraie», ne soit pas explicitement reconnue comme telle? Les partisans de la théorie disjonctive entre thèse et hypothèse maintenaient comme règle que l’erreur et le mal doivent être réprimés par le gouvernement là où c’est possible et seulement tolérés là où on n’est pas en mesure de les réprimer sans dommage pour le bien commun. L’erreur n’a pas de droit, mais toute personne a droit au respect. Il s’agit là d’un simple principe de tolérance.

Dans Pacem in terris, Jean XXIII élargit la vision magistérielle, préparant ainsi l’avancée de Dignitatis humanae. S’appuyant sur la doctrine de Pie XI et Pie XII pour qui la dignité de la personne humaine est au fondement de la société et de l’État, l’encyclique ajoute, aux valeurs traditionnelles de justice, de vérité et d’amour défendues par Léon XIII, la liberté comme première exigence présupposée par les trois autres.

Durant le Concile, à côté de Mgr Pavan, italien, ce sont surtout un jésuite américain, le père John Courtney Murray, et deux Belges, le père Jérôme Hamer, o.p., et Mgr De Smedt, évêque de Bruges, qui ont contribué à l’élaboration du document conciliaire sur la liberté religieuse. Confiée officiellement au secrétariat pour l’unité des chrétiens, celle-ci commença fin 1960 au sein d’une sous-commission belgo-suisse. Le texte connaîtra par la suite six autres versions et sera voté la veille de la clôture du concile, le 7 décembre 1965.

2 Approche thématique de la déclaration

Dignitatis humanae a moins approfondi la question des rapports de la personne avec Dieu que le rapport que celle-ci entretient au point de vue juridique avec l’État et les autres citoyens. Le sous-titre est évocateur: «du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse». En même temps, on en voit bien les limites: le texte se prononce sur l’immunité de toute contrainte extérieure civile et non pas tant sur le devoir moral des hommes et des sociétés à l’égard de l’unique et véritable Église du Christ. La liberté religieuse dont il est ici question n’est donc pas arbitraire, à la différence de celle condamnée au siècle précédent: il s’agit d’un droit civil à reconnaître en contrepartie de devoirs précis.

Notre texte aborde donc la liberté religieuse sous l’angle socio-civique avant d’en tirer quelques fondements théologiques. Après un préambule, il présente d’abord une doctrine générale (n. 2 à 8) éclairée ensuite par la Révélation (n. 9 à 14). Comme le relève le père Gonnet, «la démonstration rationnelle de la première partie ne pourrait être convaincante pour les chrétiens, catholiques ou non, si elle n’était pas appuyée par la seconde. La seconde partie serait vaine pour les non-croyants si elle n’était cohérente avec la première»2.

Il en résulte une vision optimiste, très catholique et thomiste, de l’homme: en prenant pour point de départ la dignité de la personne humaine, et non la misère de sa condition pécheresse, on est à même de discerner un sens évangélique dans la prise de conscience de cette dignité par la société et d’en montrer toute la profondeur par la Révélation. Par là, on peut voir une identification de la liberté chrétienne et de la liberté humaine dans la formation d’un jugement vrai. Le chrétien a une référence spécifique à la Révélation, mais la démarche fondamentale adoptée ici est identique pour le non-chrétien. Dans tous les cas, le préambule affirme, dans la ligne amorcée par Lumen gentium 8, que l’unique vraie religion subsiste dans l’Église catholique et apostolique à laquelle le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes.

I Doctrine générale sur la liberté religieuse

1 État et société

Dans Dignitatis humanae, la distinction dominante n’est pas tant l’État et l’Église que l’État et la société civile. La déclaration ne considère ni ne présuppose l’existence d’un État chrétien idéal. L’État est un instrument et une instance de décision au service de la société civile considérée comme capable de puiser en elle-même les ressources pour répondre aux exigences évangéliques de justice, de vérité, d’amour et de liberté. La société civile devient le cadre dans lequel s’établissent les relations entre l’Église et l’État. Désormais, toute relation entre l’Église et l’État se fera donc en quelque sorte de manière indirecte, l’Église étant considérée comme une composante de la société civile que l’État a pour mission de servir. Ce faisant, on se situe donc ici à un niveau juridique et national. Même si Dignitatis humanae 15 considère avec joie la reconnaissance au niveau national ou international du droit à la liberté religieuse, la déclaration ne concerne pas les autres dimensions de l’Église que sont par exemple son statut en tant qu’entité «internationale» (universalité de l’Église, caractère étatique du Vatican, relations diplomatiques de celui-ci avec divers états, etc.) ou a fortiori son caractère transcendant.

Les sujets du droit à la liberté religieuse sont les personnes mais aussi les corps intermédiaires tels que la famille ou la collectivité religieuse. Cette dernière apparaît cependant davantage au n. 4 de Dignitatis humanae comme une somme numérique que comme une personnalité juridique, même si le contexte lui reconnaît cette qualité. Selon un des rédacteurs, le cardinal Pavan, cela est dû au fait que la rédaction du texte a été influencée par la préoccupation théologique de mettre en relief la différence entre la sacramentalité de l’Église catholique et la socialité naturellement intrinsèque à toute foi religieuse3. Par ailleurs, la famille est ici particulièrement centrale dans l’exercice de la liberté religieuse. En effet c’est par elle que s’articule le droit à la liberté religieuse avec la société, dans le choix des écoles, par exemple. Mais surtout la famille est le milieu où peut naître et s’épanouir l’expérience religieuse de l’enfant. Comme lieu d’éducation à la liberté et à la foi, la famille «jouit donc d’un droit propre et primordial, notamment celui d’organiser la vie religieuse du foyer sous la direction des parents»4.

2 Loi et conscience

Mais comment la société va-t-elle vivre la recherche de la vérité? Il y a, sous-jacente à la déclaration, la prise de conscience que la liberté en matière religieuse donne un fruit plus grand que tout privilège qui serait accordé à l’Église catholique comme «unique Église du Christ». On perçoit chez elle une confiance renouvelée dans la puissance de l’Esprit œuvrant à travers le témoignage des chrétiens présents au sein de la société d’une part, et une reconnaissance de la force du droit et de la raison pratique d’autre part.

Dans le rapport de la conscience avec la loi divine, Dignitatis humanae considère le rapport à la vérité comme un devoir et un droit: devoir de chercher la vérité et droit de la connaître. L’homme n’est pas extérieur à la vérité mais y participe grâce à la raison. La loi divine est ainsi partie intégrante de la relation de Dieu avec l’humanité. L’application de la loi divine dans la vie quotidienne se fait moyennant le jugement de la conscience qui oblige mais que l’on ne peut contraindre. En matière religieuse, l’obligation de conscience n’est donc pas seulement intérieure, mais extérieure et sociale, ce qui suppose la liberté aussi civile. Pour être vrai, l’acte de foi suppose donc d’être à l’abri de toute coercition. Le rapport à la vérité doit donc être vécu consciemment, librement et de manière responsable.

Il convient ici de faire une différence entre la liberté civile et la liberté morale. Comme le rappelle Dignitatis humanae 3,

la norme suprême de la vie humaine est la loi divine elle-même, éternelle, objective et universelle, par laquelle Dieu dans son dessein de sagesse et d’amour règle, dirige et gouverne le monde entier et dispose les voies de la communauté humaine. De cette loi qui est sienne, Dieu rend l’homme participant de telle sorte que, par une heureuse disposition de la providence divine, celui-ci puisse toujours davantage accéder à l’immuable vérité.

Conscience ne se confond pas ici avec préférence subjective arbitraire, mais s’entend comme participation rationnelle à la vérité et à la sagesse. Ce numéro 3 de la déclaration montre que la dimension collective de la recherche de la vérité s’allie avec le rapport à Dieu et à la loi divine pour s’ouvrir sur la religion. On s’est abstenu d’introduire le terme de loi naturelle à cause du risque d’une ambiguïté: on aurait induit l’idée de religion naturelle ou encore d’un état naturel indépendant de toute révélation. On y a préféré le thème de la dignité de la personne humaine, participation à Dieu par la création.

3 Vérité et liberté

La question de la relation loi/conscience se redouble du lien entre vérité et liberté. Il y a ici le refus d’une conception extrinséciste de la vérité qui serait de prime abord extérieure à la liberté. Le texte valorise une conception anthropologique: on ne parle plus tant de l’hétéronomie de la conscience que de la dignité humaine. Celle-ci demeure même lorsque la personne ne fait pas droit à la vérité divine. Cette grande exigence manifestée à l’homme trouve son équilibre et son fondement dans sa nature responsable. L’impossibilité pour tout être humain de se soustraire au devoir d’entrer en relation avec Dieu et à celui d’exercer les responsabilités qui en découlent constitue la racine la plus profonde du droit à la liberté religieuse. La liberté religieuse a pour fondement ontologique l’obligation de chercher la vérité. Dans son rapport à la vérité comme valeur à laquelle l’être humain est naturellement porté à s’ouvrir, l’homme ressent une exigence d’y adhérer. Mais parce que cette exigence se traduit dans une sollicitation à la fois extérieure et intérieure, elle exige la liberté. Non seulement liberté intérieure, mais également absence de contrainte au sein des rapports sociaux.

Dans leur ouverture progressive à la vérité, les êtres humains peuvent parvenir à connaître Dieu comme leur origine et leur fin et à saisir la loi qui ordonne à cette fin. Mais cette connaissance ne s’acquiert pas seulement de manière individuelle. Elle s’acquiert aussi en commun par l’échange et le partage sincère et libre (cf. Dignitatis humanae 3). La vérité n’est pas seulement au terme d’une recherche. Elle est déjà présente à la source de l’acte lui-même et dans le droit qui le rend socialement possible. Chacun est tenu de rechercher la vérité et d’y adhérer au fur et à mesure qu’il la découvre.

Ainsi donc la société devient le lieu où la recherche de la vérité doit être rendue possible. La liberté est une condition de manifestation de la vérité. Cette vérité dont il est question ici n’est pas de l’ordre d’une évidence mathématique. Elle est plutôt lumière de l’être dans laquelle on ne peut entrer que par une intelligence progressive, mais qui toujours déjà nous enveloppe et nous pénètre avec «autant de douceur que de puissance»5. La liberté de la personne douée de raison et de volonté libre est ainsi pressée par sa nature même de chercher la vérité en matière religieuse.

4 Droit et devoir

Selon Mgr De Smedt, Évêque de Bruges,

de façon positive, la liberté religieuse est le droit de la personne humaine au libre exercice de la religion selon les exigences de sa conscience. De façon négative, la liberté religieuse est l’absence de toute contrainte extérieure dans les relations personnelles avec Dieu que revendique la conscience. La liberté religieuse implique l’autonomie de l’homme non pas ab intra mais ad extra. Ab intra, l’homme n’est pas libre d’obligations dans le domaine des questions religieuses. Ad extra, sa liberté est lésée lorsqu’il ne peut obéir aux exigences de sa conscience en matière religieuse6.

Le droit à la liberté religieuse n’est pas un droit civil concédé — tel que l’envisage la «thèse» lorsqu’elle autorise l’État, en vue de la préservation du bien commun, à tolérer la profession d’une religion même entachée d’erreur —, mais un droit fondamental à reconnaître car reposant sur la personne et sa dignité. On affirme ici non pas une conception métaphysique du rapport personne/valeur, mais une conception juridique intersubjective de caractère social et civil. Pour cette même raison, l’objet du droit en question n’est pas le contenu des croyances religieuses, mais l’immunité à l’égard de toute coercition, prohibitive ou obligeante.

Cette absence de contrainte se déploie alors selon trois axes: 1) l’accomplissement des actes externes du culte individuel ou communautaire, privé ou public; 2) la diffusion des convictions religieuses; 3) la subordination par les citoyens de toutes leurs activités, y compris temporelles, à leur foi religieuse. Le numéro 2 de Dignitatis humanae fait coïncider ces trois aspects du droit exprimés négativement avec les trois aspects du devoir, exprimé positivement: 1) l’obligation morale de chercher la vérité particulièrement en matière religieuse; 2) l’obligation d’adhérer à cette vérité dès qu’elle est connue; 3) le devoir de régler toute sa vie selon les exigences de cette vérité. Le droit n’existe que par le devoir de chercher la vérité. Ce qu’il est juste de recevoir (le droit) est corrélatif avec ce qu’il est juste de donner (le devoir). Les sujets du droit sont les individus, les parents, les groupements religieux et la société civile.

Dans la déclaration, le droit individuel est mis en corrélation avec d’autres concepts, outre celui de devoir, comme ceux de la justice ou du bien commun. Selon le n. 6 de la déclaration, le bien commun demande la «sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine», qui sont la manifestation de la dignité de cette personne humaine dans les différentes sphères de responsabilité. Le bien commun paraît donc constituer une interface entre droits et devoirs. La vision du bien commun ici retenue est dynamique et personnelle. Il ne s’agit pas d’un simple ordonnancement primant sur les personnes afin de permettre la stabilité de la société. Le bien commun repose sur la capacité des personnes d’exercer pleinement la responsabilité qu’elles ont en propre dans la société.

5 Moral et légal

Saint Thomas affirme que la fin de la loi humaine et celle de la loi divine ne se confondent pas7: l’une se limite à la viabilité de la vie en société, l’autre, à la conduite des âmes vers le salut. On comprend dès lors que le législateur civil ne puisse sanctionner que dans sa sphère stricte de compétence. Il lui revient donc de condamner ce qui trouble l’ordre public, mais évidemment pas ce qui relève strictement de la conscience erronée, car les actes religieux par lesquels, en privé ou en public, l’homme s’ordonne à Dieu en vertu d’une décision personnelle, transcendent l’ordre terrestre et temporel des choses.

Cela veut-il dire qu’il y a un droit à la diffusion de l’erreur? C’est mal poser la question. Il n’est pas dans les attributions de l’État, religieusement incompétent, d’empêcher la conscience personnelle de rendre témoignage à ce qui lui parait être la vérité. Mais pour le reste, l’erreur doit être tolérée dans les comportements religieux, en sachant qu’ils ne sont pas totalement faux et contiennent une part de vérité, pour autant qu’ils respectent l’ordre public. La diffusion de leurs idées par les communautés religieuses comporte pourtant certaines limites en lien avec le bien commun, comme on l’a vu: elles ne doivent pas user de moyens incorrects, particulièrement à l’égard des gens sans culture et sans ressources: «une telle manière d’agir doit être regardée comme un abus de son propre droit et une entorse au droit des autres»8. On songe ici au problème posé par certaines sectes9.

Suivant le numéro 7 de la Déclaration, «c’est dans la société humaine que s’exerce le droit à la liberté en matière religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent». Il s’agit du juste respect du droit d’autrui et des devoirs envers lui ainsi qu’envers le bien commun de tous. Celui-ci a pour support l’ordre public, conforme à l’ordre moral objectif et qui comprend la paix publique reposant sur la vraie justice et la moralité publique.

L’intervention de l’autorité civile contre les abus religieux ne se justifie donc pas pour de simples excès individuels et privés de prosélytisme agressif; il faut que la société civile elle-même en souffre, par exemple dans le cas d’une atteinte à la paix civile ou à un fondement de la société.

La moralité publique se rapporte à l’ensemble d’attitudes qu’à telle époque et dans telle région l’opinion publique et ceux qui sont regardés comme sages considèrent comme répondant aux bonnes mœurs telles que les prescrit la loi morale inscrite dans le cœur de l’homme. Dignitatis humanae 7, en abordant la question d’une conformité à «l’ordre moral objectif» en corrélation étroite avec l’authentique paix publique et la vraie justice, s’abstient de parler de loi naturelle, certainement pour des motifs œcuméniques, mais sans doute aussi parce que l’extension de celle-ci ne se limite pas à la seule sphère publique. Ordre public et unité de foi ne sont plus considérés comme inséparables. Le gouvernement n’a pas à interdire tout ce qui est contraire au bien commun (dont fait partie la vérité), mais seulement ce qui entrave l’ordre public. Celui-ci est à la fois élément et condition de possibilité du bien commun, cadre légal dans la société pour l’épanouissement de la recherche de la vérité.

Le droit à la liberté religieuse doit être promu par l’État à qui il revient de donner à chacun les moyens de l’exercer en conformité avec sa conscience. Mais par ailleurs, là où une religion est majoritaire, elle ne peut manquer d’influer sur la société et sur sa physionomie politique et sociale. Dans ce cas, la protection efficace de leur droit doit être assurée aux citoyens appartenant à une religion minoritaire. Car même si,

en raison de circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et pour toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté10.

Cette règle, l’Église entend l’appliquer à elle-même là où les circonstances la placent dans une position privilégiée. Mais elle demandera aussi l’application du même principe de liberté religieuse là où elle est minoritaire, comme dans les pays musulmans. Force est de constater aujourd’hui que, par rapport à ceux-ci, la dissymétrie est grande! Pourtant, les questions soulevées par l’occident au titre de sa tradition chrétienne — et la liberté religieuse est une de ces questions — ont acquis une dimension qui leur confère une valeur universelle. Nous en reparlerons brièvement un peu plus loin, à propos de Benoît XVI.

L’Église ne revendique donc pour elle-même que ce qu’elle demande pour les autres. Elle assume le droit à la liberté religieuse comme un critère fondamental de l’accomplissement de sa mission. Dès lors, en ce qui concerne la promotion de la vérité, de la justice et de l’amour, le caractère confessionnel et catholique d’un État ne peut être considéré que comme un moyen indirect et secondaire par rapport aux préceptes d’humilité, de charité et d’abnégation enseignés par le Christ. De ce moyen secondaire, il faut user avec une prudence extrême et sans doute même s’abstenir.

Les groupes religieux sont invités à s’engager «pour qu’ils manifestent librement l’efficacité singulière de leur doctrine pour organiser la société»11. On rejette par là toute privatisation du domaine religieux. Bien plus, Dignitatis humanae 3 donne pour tâche à l’État de «reconnaître et favoriser la vie religieuse des citoyens». Si l’État n’a donc pas de responsabilité directe en matière religieuse et ne peut forcer les consciences ni leur faire obstacle, il a cependant une certaine responsabilité indirecte au sens où il peut et doit aider les citoyens dont il a la charge temporelle à s’orienter vers leur souverain bien. Séparation juridique ne signifie nullement séparation existentielle. Ici encore, il faut distinguer État et société civile. Si celle-ci a le devoir d’honorer Dieu, la morale prescrit à l’État de garantir les mêmes droits religieux à tous les citoyens, sans discrimination ni favoritisme. Par là, on ne sépare pas naturel et surnaturel en deux compartiments étanches, mais on reconnaît déjà au sein du temporel des germes de transcendance qui le dépassent. Il en résulte pour l’État l’obligation de respecter le droit des personnes, et par là même la religion à laquelle elles adhèrent.

II La liberté religieuse à la lumière de la révélation

Le texte final et définitif de la déclaration a choisi de privilégier le concept de dignité humaine, plus universel que celui de vocation divine sur laquelle reposait un des schémas précédents. Cette dernière idée est cependant présente dans la seconde partie. Celle-ci s’ouvre sur un constat d’impossibilité concernant la probation scripturaire du droit à la liberté socio-civique en matière religieuse. On a préféré se placer dans une autre perspective, en cherchant les racines de la liberté et de la dignité humaine dans l’Écriture, et en développant ce que présuppose ou contient implicitement la Révélation. Cette méthode implique un discernement sur notre époque à partir de l’agir du Christ et de l’histoire de son Église. D’après Dignitatis humanae 9, le droit civil à la liberté religieuse n’est pas énoncé formellement dans la Révélation, mais il y trouve ses racines à travers la dignité humaine manifestée pleinement par la libre révélation en Jésus-Christ et dans la nature même de cette révélation destinée à être librement accueillie. Le Médiateur nous fait entrer dans un rapport de communion filial envers le Père: intérieur, transcendant, immédiat, mais exigeant cette réponse qu’est l’acte de foi et de liberté (cf. Dignitatis humanae 10).

1 L’exemple du Christ et des Apôtres

Une première perspective (11-12), axée sur la figure du Christ, évoque trois points: ce que dit la Révélation sur la dignité humaine, principe de la liberté religieuse; la liberté nécessaire de l’acte de foi; le respect manifesté par le Christ et ses Apôtres vis-à-vis de la liberté des personnes.

Dignitatis humanae 11 voit une confirmation de la doctrine sur la liberté religieuse dans l’agir du Seigneur «doux et humble de cœur» qui «a patiemment attiré et invité ses disciples». Pour ceux qui refusent obstinément et explicitement cette invitation, la sanction sera appliquée au-delà du temps. «Ce n’est pas en frappant qu’il (le Royaume) se défend, mais c’est par le témoignage rendu et l’oreille prêtée à la vérité qu’il s’affermit; et s’il s’étend, c’est grâce à l’amour par lequel le Christ, élevé sur la croix, attire à lui tous les hommes.» Même si, d’après Dignitatis humanae 9, la révélation biblique n’affirme pas le droit civil à l’immunité de toute contrainte extérieure au point de vue religieux, elle montre en quel respect le Christ a tenu la dignité humaine. Les Apôtres ont fait de même par la prédication de la vérité.

C’est pourquoi on proscrira tout moyen de contrainte psychologique ou autre dans l’évangélisation. Le n. 14 invite à prendre en considération «à la fois les devoirs envers le Christ, Verbe vivifiant qui doit être annoncé, les droits de la personne humaine et la mesure de la grâce que Dieu, par le Christ, a accordée à l’homme invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré». Ce principe vaut lui aussi au point de vue œcuménique.

Les Apôtres ont par ailleurs souligné l’obéissance et le respect dus à l’autorité civile dans son ordre (Rm 13,1-7) et la nécessité de prier pour elle (1 Tm 2,1-2; cf. 1 P 2,13-17). Mais, en matière religieuse, ils ont montré l’exemple d’après lequel «il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» (Ac 5,28-29).

2 La liberté de l’Église et la Trinité économique

Le deuxième ensemble (13-14) aborde la question de l’Église du Christ, ferment évangélique dans l’histoire. La liberté de l’Église et, par conséquent, la liberté chrétienne, trouvent un éclairage particulier grâce à l’économie du salut et à son déploiement trinitaire.

Il y a en effet moyen de penser la liberté chrétienne à la lumière du mystère trinitaire: Dieu agit dans l’histoire, par l’Esprit Saint qui déploie l’action du Fils en vue de tout remettre au Père. L’Église participe à cette mission du Fils répondant librement par la foi sous la motion du Saint-Esprit à l’appel du Père. Cette liberté est garantie par l’action intérieure mais non contraignante de l’Esprit. Un tel mouvement de l’Esprit qui conduit au Père par le Fils peut s’effectuer aussi bien dans l’Église visible que dans l’Église invisible, d’une manière mystérieuse. La liberté chrétienne s’étend jusqu’à la liberté religieuse et la présuppose.

Mais, inversement, la liberté religieuse conduit à la liberté chrétienne dans l’Esprit. Considérée du point de vue de la révélation, la dignité de l’homme comporte un triple aspect: image de Dieu par la création, l’homme mesure son propre prix à l’aune de l’engagement du Christ dans la Rédemption et y correspond à travers sa régénération dans l’Esprit Saint. C’est ce dernier aspect qui constitue la liberté chrétienne comme entrée et vie dans la communion divine. Cette liberté chrétienne peut exister en dehors de l’Église, y compris chez ceux qui ne connaissent pas Dieu expressément12. Bien qu’elle demeure partielle, leur connaissance de la vérité les fait répondre implicitement à l’appel du Christ et participer ainsi à la liberté chrétienne.

III La postérité de Dignitatis humanae

Paul VI s’est efforcé de lutter contre le totalitarisme athée en redisant l’universalité des principes proclamés par Dignitatis humanae et en réclamant leur application par tous les pays, dont l’URSS.

Avec Jean-Paul II, une nouvelle réflexion va venir au jour, établissant peu à peu une hiérarchie des droits fondamentaux. La première rencontre des religions à Assise en 1986 fut l’occasion de rappeler que la nature, l’origine et la destinée commune des personnes font de la conscience et de l’obéissance qui lui est due un élément essentiel sur la route vers un monde meilleur. C’est l’homme qui mesure ici les figures de la religion. Il est l’acteur et le destinataire de la paix, comme l’exprime très bien la règle d’or: «Agissez envers les hommes comme vous voudriez qu’ils agissent envers vous» (Lc 6,31). Ce qu’il a esquissé à Assise, Jean-Paul II l’articulera ailleurs en une nouvelle hiérarchie des droits spécifiques. La liberté religieuse devient «la mesure des autres droits fondamentaux, une pierre angulaire de l’édifice des droits de l’homme, un élément essentiel de la cohabitation pacifique des hommes»13 «et la raison d’être des autres libertés»14, pour ne pas dire leur base15, avant même la liberté de pensée et de conscience.

Si le droit des personnes est un dû à leur égard, les personnes ont quant à elles un dû à la communauté: c’est le respect du bien commun. Mais les personnes comme le bien commun ne peuvent transcender la volonté du pouvoir que si on reconnaît à l’un et à l’autre un fondement divin. C’est pourquoi, aux yeux du bienheureux pape, le droit à la vie occupe le premier rang tandis que le droit à la liberté religieuse, comme fondement des autres droits, lui sert en quelque sorte de «matrice».

En insérant le droit à la liberté religieuse dans le cadre du devoir social de religion, le Catéchisme de l’Église Catholique apporte un équilibre nouveau. Il y a droit à l’exercice d’un devoir fondamental pour l’homme: honorer Dieu. La liberté religieuse est perçue comme partie intégrante d’une exigence inhérente à la nature de l’homme. Si pour le n. 3 de Dignitatis humanae lui aussi, le devoir fonde le droit, l’insistance porte davantage sur la dignité humaine et le respect qui lui est dû. Le Catéchisme, lui, met en avant le rapport de l’homme à Dieu qui fonde cette dignité humaine.

Le Catéchisme de l’Église Catholique affirme en outre que l’obligation de chercher la vérité «sur Dieu et son Église»16 est d’ordre naturel17. Ce disant, il unit et met en interaction deux citations de Dignitatis humanae — aux n. 1 et 2 — que la déclaration n’avait fait que juxtaposer. Le droit à l’immunité est d’ordre civil et naturel18.

Benoît XVI, au-delà de ses reprises de Jean-Paul II dans Deus Caritas est 28 ou lors de son discours tenu à la récente rencontre interreligieuse d’Assise, a involontairement amené un questionnement nouveau à l’occasion de son allocution très controversée tenue à Ratisbonne en 2006. En s’attachant à l’analyse du rapport entre religion et violence et en soulignant l’importance de la raison pour le christianisme par contraste avec une grande part de l’islam, le pape actuel pose indirectement la question de l’origine chrétienne de la rationalité occidentale. Même si elle a pu prendre peu à peu son autonomie grâce à ce que Marcel Gauchet a appelé «la religion de la sortie de la religion», cette figure de la raison n’obtient pas une si grande crédibilité dans les mondes musulmans ou asiatiques, pour faire bref. Dès lors, on peut se demander si le message de la déclaration conciliaire aura un quelconque impact dans de telles cultures et si non — ce qui est probable — quelle transposition effectuer. À tout le moins faut-il une certaine déontologie et de la cohérence de la part des chrétiens. À ce sujet, le jugement favorable rendu en deuxième instance par la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le maintien du crucifix dans des écoles officielles italiennes19 pose question. Et les réactions qu’il a suscitées jusqu’en haut de l’Église encore plus. Voir dans le crucifix l’un des plus grands symboles de la civilisation occidentale est une chose. Imposer sa vue dans un lieu public au service de tous au sein d’une société multiculturelle en est une autre. Même si c’est sur un mode encore relativement léger, on n’est pas loin dans ce cas, semble-t-il, d’une amorce de mimétisme à l’égard de ce qui constitue en régime islamique la dhimma, ce traité de reddition du non-musulman par lequel il se laisse imposer un certain nombre de devoirs et une forte limitation de ses droits.

Par là, nous nous approchons des questions qui demeurent sans réponse à ce jour. Il y a, bien sûr, la distinction fort imprécise entre «lieu public» qui appartient à tous et nécessite une certaine neutralité et «espace public» qui n’appartient à personne et s’ouvre à la liberté d’expression. Mais il y a surtout la question de l’ordre public. Celui-ci est l’expression d’un désir de stabilité fondamentale sur la base de certaines valeurs. Si les fondements de l’ordre public entretiennent une relation étroite avec l’ordre éthique, les finalités de l’un sont aussi, jusqu’à un certain point, les finalités de l’autre. L’ordre éthique tend à concilier ou à réconcilier, dans le respect de valeurs communes, l’intérêt de chacun avec l’intérêt d’autrui, jusqu’à promouvoir le bien commun20. Mais celui-ci est, lui aussi, sujet à discussion. Étant donné la non réception contemporaine du concept classique de loi naturelle et de son contenu, il ne peut en aller autrement. Ici, l’Église se trouve bien seule de nos jours. Mais sans doute doit-elle, comme toujours, se retourner sur elle-même pour scruter son cœur et, dépassant la tentation obsidionale, y découvrir de nouvelles ressources pour d’abord inculturer sa foi à frais nouveaux et ainsi l’enrichir, en vue d’ensuite évangéliser les cultures d’aujourd’hui. Au même titre que tous les hommes, en effet, les chrétiens demeurent tenus de continuer à chercher la vérité sur le Christ et son Église. Mais plus encore, comme l’a dit Jean-Paul II dans Redemptor hominis, si Jésus-Christ est la route de l’homme (n. 13), l’homme est aussi la route de l’Église (n. 14).

Notes de bas de page

  • 1 Mirari vos (1832).

  • 2 D. Gonnet, La liberté religieuse à Vatican II, Paris, Cerf, 1994, p. 290.

  • 3 Cf. P. Pavan, «Le droit à la liberté religieuse», dans Vatican II. La liberté religieuse, coll. Unam sanctam, 60, Paris, Cerf, 1967, p. 157.

  • 4 Dignitatis humanae 5.

  • 5 Dignitatis humanae 1.

  • 6 Discours au Concile Vatican II, 19/11/1963, éd. par Y. Congar, H. Küng et D. O’Hanlon, coll. Chrétiens de tous les temps, 6, Paris, Cerf, 1964, p. 249.

  • 7 Somme théologique, Ia IIae, qu. 9, art.4.

  • 8 Dignitatis humanae 4.

  • 9 La liberté exige une attitude adulte, indépendante de toute coercition. Par rapport à l’autorité religieuse, on repoussera tout abus de pouvoir ou une tutelle excessive. Ceci en vertu de la réponse personnelle et libre qui est demandée. On accordera préférence au dialogue, même si parfois des pressions ou sanctions d’ordre spirituel pourront être justifiées, en vertu de l’adhésion libre de la personne à telle communauté religieuse. Une divergence fondamentale de foi ou de comportement pourra ainsi toujours faire légitimement l’objet d’une exclusion de la communauté religieuse.

  • 10 Dignitatis humanae 6.

  • 11 Dignitatis humanae 4.

  • 12 «À ceux-là mêmes qui sans fautes de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut» (Lumen Gentium 16).

  • 13 «Message pour la journée de la paix» (2/1/1988), dans Doc. Cath. no 1953 (1988), p. 2.

  • 14 «Discours au corps diplomatique» (9/1/1988), dans Doc. Cath. no 1955 (1988), p. 142.

  • 15 «Message aux Nations Unies pour le trentième anniversaire de la déclaration des droits de l’homme», dans Doc. Cath. no 1755 (1979), p. 2.

  • 16 Catéchisme de l’Église Catholique 2104, citant Dignitatis humanae 1.

  • 17 Ibidem, citant Dignitatis humanae 2.

  • 18 Le Catéchisme ne parle plus, comme le n. 2 de Dignitatis humanae, d’une «immunité de toute contrainte», mais d’une «immunité de contrainte extérieure», rappelant ainsi les devoirs de la conscience envers la vérité.

  • 19 Cf. «Affaire Lautsi et autres c. Italie (Requête no 30814/06)», Arrêt de la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, Strasbourg, 18 mars 2011 (en ligne), <http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-104042>, consulté le 2/8/2012.

  • 20 En Belgique par exemple, la notion de «bonnes mœurs», intimement liée à l’ordre public, n’est définie ni par le code civil, ni par la cour de cassation. On en trouve une définition intéressante dans un arrêt de la cour d’appel de Liège du 22 novembre 1979: la notion de bonnes mœurs correspond à une notion morale coutumière, faite de traditions et d’habitudes d’un peuple en évolution constante, avec l’état d’esprit d’une civilisation. La cour a cru bon de préciser que le relâchement des mœurs, pas plus que l’amoindrissement de la loyauté, ou l’aggravation de la criminalité ne suffisent à légitimer les comportements que cette morale continue à réprouver.

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