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La prison, « laboratoire » d’Église

Michèle Clavier
Le monde carcéral, et les membres de l’Église qui se trouvent en prison, posent aux chrétiens des questions spécifiques. En effet, la condition humaine s’y trouve vécue à l’état brut, le besoin de salut y devient particulièrement criant. Et l’on sait que la prison s’avère pour certains être un lieu de conversion et le point de départ d’une nouvelle relation à Dieu. La prison apparaît alors comme un véritable laboratoire d’Église, où la Parole de Dieu revêt toute sa force de révélation du salut, où la célébration nécessite une grande authenticité. Et ce qui s’y vit interpelle l’ensemble de la communauté chrétienne.

Les aumôniers1 de prison de France ont souhaité réfléchir à la question de la célébration en prison2. Sollicitée pour mener ce travail, nous avions d’abord été surprise par l’interrogation : que pouvait-il y avoir de particulier à célébrer en prison ? Certes, on conçoit aisément que le contexte soit spécial. Mais, à y regarder de plus près, il y avait là un défi spécifique. Et, chemin faisant, nous avons découvert combien le contexte carcéral interpelle le souhait de célébrer.

N’étant pas spécialiste de ce monde du « dedans », ce n’est que par une première analyse de ce contexte que nous cherchons à exprimer les particularités de la célébration telle qu’elle peut y être vécue. Mais ces quelques éléments de réflexion voudraient modestement aider à mesurer que la prison est bel et bien un lieu d’Église ; elle apparaît même comme un véritable laboratoire d’Église, à condition que pareille expression soit justifiée et employée avec réserve, du fait des limites qui s’imposent.

I En prison : des « pierres d’attente » du salut

Un laboratoire est un lieu d’expériences et de recherches. On y travaille les choses, en quelque sorte, à l’état brut : on isole les cellules ou les atomes, on observe le comportement d’un organe, on expérimente l’action de molécules, on œuvre toujours dans des conditions strictement déterminées pour étudier, à l’état brut, le fonctionnement ou le comportement de l’objet.

Appliquer à la prison cette dénomination de laboratoire est analogique. Ici, c’est la condition humaine qui se trouve vécue à l’état brut3, avec toutes les limites que cela suppose : condition de créature, limitée par l’espace et le temps ; condition humaine qui ne peut se soustraire aux règles de vie en société ; condition « pécheresse », marquée par cette inexorable tentation du mal, et par voie de conséquence privée de liberté.

1 En prison : besoin de libération

En tant que lieu de détention, la prison, par définition, prive de liberté. Les personnes détenues sont en attente de jugement (en Maison d’arrêt) ou s’acquittent d’une peine (en Centre de détention). Sous prétexte de mettre « hors d’état de nuire » les plus dangereux pour la société, les condamnations systématiques soulèvent bien des questions et on est en droit de se demander pourquoi les peines substitutives ne sont pas davantage appliquées. Quoi qu’il en soit, les personnes incarcérées sont privées de liberté : elles ne sont pas seulement enfermées, elles subissent aussi l’interdiction d’un minimum de vie privée, d’espace personnel.

Il importe de souligner que l’enfermement n’est pas seulement dû aux serrures et aux barreaux. Celui-ci est réel, certes. Mais, plus sournoisement, les personnes se découvrent enfermées et murées dans l’enfermement de la solitude, des regards qui pèsent sur elles (à commencer parfois par le regard de leurs compagnons de détention), des jugements implacables, d’une vie qui semble désormais sans issue. Le cas des « longues peines » est particulièrement douloureux à ce sujet. Être enfermé, c’est ne même plus pouvoir imaginer qu’on puisse s’en sortir un jour.

La « libération » signifie la sortie, la fin de la peine, avec toutes les questions à régler pour vivre une réinsertion dans la société. Beaucoup y travaillent auprès des détenus : les juges tiennent compte des conditions propres à chacun, des psychologues accompagnent les personnes et les aident à envisager ce retour à la vie, parfois la réinsertion professionnelle se prépare concrètement dès les derniers mois d’incarcération, etc. Mais le besoin de libération que nous voulons souligner ici, c’est celui qui habite profondément le cœur pendant la durée de détention, tout au long de ces mois ou de ces années où la condition carcérale est insupportable, et où une libération intérieure peut seule aider à traverser les jours. Cette libération consiste à ne plus demeurer enfermé dans la faute commise, à découvrir que malgré cette faute, si grave soit-elle, quelqu’Un continue de nous aimer passionnément.

2 Libération, l’autre nom du salut

La « condition humaine à l’état brut », qui est celle des personnes incarcérées, invite à relire l’histoire de l’humanité. Non pas tant pour se demander comment et pourquoi on en est arrivé là (question de l’origine du mal), mais pour y découvrir les effets du mal sur l’homme et l’intervention salvifique du Dieu Sauveur.

L’événement fondateur du peuple de Dieu n’est autre que la libération d’Égypte. Elle est, dit Bernard Sesboüé, la « grande parabole du salut »4. L’événement survient en effet au moment où « l’image de Dieu en l’homme est atteinte »5 et où, donc, « le salut devient urgent ». C’est en ces termes que B. Sesboüé parle du peuple d’Israël, qui va être libéré de sa servitude. Comment ne pas rapprocher sa description de la situation de celle que les personnes détenues font de leur propre situation ? De nombreux témoignages pourraient ici être cités.

Je ne pensais pas que l’internement était la destruction complète de l’être humain, j’étais loin de m’imaginer que la prison était si lamentable, si cruelle à vivre. … La prison est une machine à détruire l’être humain. Au bout de trois, quatre ans, je n’ai plus de sentiments. On est des numéros de matricule, c’est tout, on n’existe que sous forme de dossier. Comme si on voulait casser les gens pour les faire entrer dans le moule carcéral. Être réduit à son délit, c’est incroyable. Cette déshumanisation se fait par la distance du regard, de la poignée de main.

On est parqué ! On ne peut pas bouger sans un chien de garde.

La prison nous prive de notre dignité… On ne relève pas l’homme, on l’abaisse. La prison, c’est souvent la dignité détruite à perpétuité. Or, la dignité, c’est ton honneur ! …

La personne n’est pas respectée. On subit l’humiliation : il y a les fouilles des cellules très démoralisantes, les fouilles à corps qui sont ce qu’il y a de plus humiliant. La mécanique judiciaire nous broie…

Nous n’avons pas le droit à la parole…6.

Sans méconnaître leur délit, les personnes incarcérées souffrent surtout de s’y sentir réduites, enfermées : autant de besoins d’une libération, d’un salut, au cœur même de cette peine qu’il leur faut bien purger. « On a mérité notre peine mais on n’a pas mérité de perdre espoir dans le futur », tel est leur cri7.

Le Jubilé de l’an 2000 a permis de retrouver l’urgence et l’importance de « libérer les captifs ».

3 Les attentes exprimées

Ce dont les personnes détenues souffrent le plus, ce sont les conditions mêmes de leur détention, qui leur enlèvent toute liberté, toute dignité :

Le plus dur, c’est que la prison nous coupe de tout, surtout de la famille et des amis : la solitude qui naît de l’indifférence, du manque affectif, de se sentir exclu, perdu et contraint de tricher, de tout cacher, est continuelle : elle nous tue, c’est une semi-mort. Le courrier, au début abondant, se raréfie et traduit la condamnation implicite des « amis » qui l’abandonnent cordialement, progressivement mais sûrement.

De coupables nous devenons victimes. Si le mouvement c’est la vie, alors la prison c’est la mort8.

Même condamné à une petite peine, on est condamné à vie. La trop grande importance accordée aux antécédents donne le sentiment qu’on ne s’en sortira jamais, que les efforts ne servent à rien. Nous sommes marqués à vie pour une faute, fichés partout, jugés comme des irrécupérables.

… Le casier judiciaire nous empêche de retrouver du travail. Le passage en prison, et la condamnation purgée surtout n’entraînent pas la remise à zéro du compte justice ; ce passage demeure pour les autres une marque d’infamie à perpétuité.

Que veut donc faire de ses prisons la société : rendre responsables les détenus de leurs actes ou les rendre inaptes pour le reste de leur vie ?

On ne demande pas de comprendre ce qu’est un coupable, mais un homme souffrant9.

À longueur de témoignages, reviennent les mêmes sentiments, et pour ce qui concerne le temps d’emprisonnement et pour ce qui est de l’avenir : sentiment d’écrasement, d’accablement de qui se sent définitivement marqué par la faute ; sentiment de nuit, de désespoir quand tout avenir semble compromis par le passé ; sentiment d’oppression, d’injustice, de souffrance démesurée, sentiment du « sans issue »…

Cet état de l’homme, qui, à vue humaine, semble effectivement sans espoir possible, n’est-il pas une « pierre d’attente » du salut ? Les cris des détenus font souvent résonner les cris mêmes du psalmiste :

Seigneur, qu’ils sont nombreux mes adversaires,

nombreux à se lever contre moi,

nombreux à déclarer à mon sujet :

‘Pour lui, pas de salut auprès de Dieu !’.

(Ps 3,2-3)

Unis contre moi, mes ennemis murmurent,

à mon sujet, ils présagent le pire :

‘C’est un mal pernicieux qui le ronge ;

le voilà couché, il ne pourra plus se lever’.

Même l’ami, qui avait ma confiance

et partageait mon pain, m’a frappé du talon.

(Ps 40,8-10)

Mais, du fond de sa souffrance et de sa solitude, l’homme ne perd pas toute espérance et se souvient de l’amour du Seigneur :

Seigneur, entends ma prière ;

dans ta justice écoute mes appels,

dans ta fidélité réponds-moi.

N’entre pas en jugement avec ton serviteur :

aucun vivant n’est juste devant toi.

(Ps 142,1-2)

En toi, Seigneur, j’ai mon refuge :

garde-moi d’être humilié pour toujours.

Dans ta justice, défends-moi, libère-moi,

tends l’oreille vers moi, et sauve-moi.

(Ps 70,1-2)

Pitié, mon Dieu !

Des hommes s’acharnent contre moi ;

tout le jour, ils me combattent, ils me harcèlent.

Ils s’acharnent, ils me guettent tout le jour ;

mais là-haut, une armée combat pour moi.

Le jour où j’ai peur,

je prends appui sur toi.

(Ps 55,2-4)

En prison plus encore que « dehors », la Parole de Dieu est source d’espérance et de vie.

II La prison : lieu de véri-fication de la Parole

Un laboratoire est un lieu de recherche et d’expérimentation, de vérification des hypothèses. Dans le cas de la prison, cette définition est à prendre au sens fort : sens fort du mot « vérification » que l’on peut ici écrire « véri-fication »10, rendre vrai ; et sens fort parce qu’il n’est pas question d’hypothèse mais de la Parole de Dieu.

1 En Jésus : accomplissement des prophéties

La Bible, Parole de Dieu, révèle l’acquiescement progressif du Peuple d’Israël à l’idée d’un salut : la foi en la Promesse. Les prophètes, par exemple, en décrivent différents aspects, valorisant toujours ce que ce salut aura d’inouï ; Isaïe parle d’une réconciliation inimaginable, de nouveaux rapports entre les animaux et avec l’homme :

Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau.

Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira.

La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte.

Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage.

Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra.

Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main.

Il ne se fera aucun mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte,

car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur,

comme la mer que comblent les eaux.

(Is 11,6-9)

Plus loin (Is 25,6-9), il décrit le « festin » qui rassemblera tous les peuples ; il offre à chacun la présence aimante de Celui qui murmure au cœur de ses enfants : « Ne crains pas, car je suis avec toi » (Is 43,5). Et il annonce la mission du Messie :

L’esprit du Seigneur est sur moi

parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction.

Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres,

guérir ceux qui ont le cœur brisé,

annoncer aux prisonniers la délivrance

et aux captifs la liberté,

annoncer une année de bienfaits, accordée par le Seigneur,

et un jour de revanche pour notre Dieu.

Alors, tous ceux qui pleurent, je les consolerai.

Au lieu de la cendre de pénitence,

je mettrai sur leur tête le diadème ;

ils étaient en deuil,

je les parfumerai avec l’huile de joie ;

ils étaient dans le désespoir,

je leur donnerai des habits de fête.

(Is 61,1-3)

Le salut, c’est l’amour jusqu’au pardon des péchés (« Je pardonnerai leurs fautes, je ne me rappellerai plus leurs péchés », Jr 31,34), c’est la victoire de la vie (« Je mettrai en vous mon esprit, et vous vivrez », Ez 37,14).

En Jésus, reconnu comme le Messie (Mc 8,29), la Promesse est accomplie : Il est justement venu pour sauver ce qui était perdu (Lc 19,10) et offrir à tous l’Évangile du bonheur. Au seuil de son ministère public, alors qu’Il proclame à la synagogue de Nazareth le passage d’Is 61, Il ajoute : « Cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit » (Lc 4,21). Telle est donc sa mission, qui sera aussi celle de tout baptisé habité de son Esprit : porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération, annoncer les bienfaits du Seigneur. Mission de bonne nouvelle, de lumière, de libération. Jésus le dit à maintes reprises, c’est pour cela qu’Il est venu : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades… Je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs » (Mt 9,12-13).

À l’appui de ses paroles, Jésus authentifie aussi sa mission par des actes, des signes du Royaume : Il relève le paralysé de Capharnaüm (Mc 2,1-12), Il ouvre les yeux des aveugles (Mt 9,27-31 ; Jn 9), Il rend la vie au fils de la veuve (Lc 7,11-17), Il purifie les lépreux (Mc 1,40-45) mettant ainsi fin à leur exclusion de la société, Il « fait entendre les sourds et parler les muets » (Mc 7,37), Il délie son ami Lazare des liens de la mort (Jn 11,44) ; Il pardonne les péchés, Il fait bon accueil aux pécheurs (Mc 2,16) et ne condamne pas la femme prise en flagrant délit d’adultère (Jn 8,11). En Jésus, le salut est déjà là.

2 Force subversive de la célébration chrétienne

La célébration chrétienne revêt des caractéristiques propres, qui lui confèrent une force proprement subversive : dans la langue française, l’adjectif « subversif » signifie « qui renverse ou détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues ». Il semble donc bien que l’on puisse appliquer ce qualificatif à la célébration.

Ceci concerne en premier lieu les relations entre les personnes. En Jésus-Christ, en effet, les relations anciennes sont abolies pour faire place à des relations nouvelles : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Ga 3,28). Les personnes rassemblées pour célébrer le sont donc dans une profonde égalité, partageant toutes le même statut de « pécheurs pardonnés », de frères. Il y a là quelque chose d’éminemment subversif, qu’elles ne peuvent vivre que là : jouir de cette profonde égalité, y compris avec les aumôniers et les surveillants ; n’être plus considérées comme coupables et tenues en infériorité.

Le deuxième aspect subversif de la célébration chrétienne tient à la Parole de Dieu qui y est proclamée. Les paroles de saint Paul, citées plus haut, l’ont déjà laisser entendre. Mais la Bible contient des textes encore plus explicites sur ce renversement des valeurs. Le premier exemple, bien connu, est le Cantique d’Anne (1 S 2,1-10), qui a inspiré le Cantique de Marie (Lc 1,46-55) ou Magnificat :

L’arc des forts se brise,

mais les chétifs ont la vigueur pour ceinture ;

les repus s’embauchent pour du pain,

les affamés n’ont plus à travailler…

De la poussière, le Seigneur relève le faible,

et du fumier, il relève le pauvre

pour l’asseoir au rang des princes,

lui assigner un trône de gloire.

(1 S 2,4-5.8)

Déployant la force de son bras,

il disperse les superbes.

Il renverse les puissants de leurs trônes,

il élève les humbles.

Il comble de biens les affamés,

renvoie les riches les mains vides.

(Lc 1,51-53)

Dans son enseignement, Jésus « renverse » lui aussi les valeurs. L’Évangile des Béatitudes, par exemple, nous le rappelle avec force.

Heureux, vous les pauvres :

le royaume de Dieu est à vous !

Heureux, vous qui avez faim maintenant :

vous serez rassasiés !

Heureux, vous qui pleurez maintenant :

vous rirez !

Heureux quand les hommes vous haïssent et vous repoussent…

Malheureux, vous les riches…

Malheureux, vous qui êtes repus maintenant…

Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous…

(Lc 6,20…26)

Et nous connaissons d’autres paroles de Jésus tout aussi subversives : « Il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers » (Lc 13,30) ; « Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers » (Mt 20,16) ; « Tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé » (Lc 18,14) ; « Les prostituées vous précèdent dans le Royaume des cieux » (Mt 21,31). Plus encore : l’appel à aimer ses ennemi, l’appel au pardon !

Cette force subversive de la Parole de Dieu proclamée à chaque célébration apparaît de manière très claire, très abrupte, en prison : proclamer, en prison, que les prisonniers sont « libres », c’est très osé ! Et pourtant c’est vrai, c’est effectif en Jésus-Christ. Nous affirmons ainsi que, vis-à-vis du Christ, nous en sommes tous au même point, ou au moins que ce ne sont pas forcément les personnes incarcérées qui sont les plus prisonnières du « péché » sous toutes ses formes ou de tout ce qui empêche de vivre… Et que cette vraie liberté est offerte à tous, sans conditions, sans restrictions. En prison plus qu’ailleurs, on a besoin de ce subversif, on a littéralement besoin que soit renversé le régime de valeurs dans lequel on est enfermé.

La célébration est cet espace du possible, ce moment privilégié où chacun fait l’expérience de sa grandeur aux yeux de Dieu. Espace d’un possible exister, d’un possible être-libre, d’un possible bonheur (cf. les Béatitudes), d’un possible se reconnaître bienheureux (cf. le Magnificat). La célébration « fait vrai » ce bonheur-là.

3 Des détenus témoignent

Ce qui vient d’être dit de la force de la célébration, de sa capacité à faire vivre quelque chose d’autre, n’est pas une description théorique. Les personnes placées en détention aiment témoigner de tout ce que leur apporte cette heure hebdomadaire qui n’est pas comme les autres :

On est tous les jours en cellule, pendant une heure trente on n’est plus en prison.

Depuis que je viens, je me dis que nous sommes tous égaux.

Moment de calme, de recueillement dans une usine de bruit. Moment de sortie.

La célébration, je survis grâce à ça, c’est un besoin ; sans la prière, je suis foutu ; ça me donne force et courage, je m’y accroche, on s’y crée des liens, des relations où on n’est pas exclu, pas jugé…

Pendant le culte, il n’y a plus de prisonniers, seulement des hommes cherchant la communion avec Dieu. Cela nous permet de nous évader de notre condition…

Pendant cette heure, je réalise quelque chose, même si je n’arrive pas à savoir quoi, je sais que cela est important, pendant cette heure je suis un homme11.

Ainsi, aux dires mêmes des personnes concernées, la célébration a ce pouvoir de faire « redevenir homme » celui qui est par ailleurs avili et ignoré. Véritable lieu de « véri-fication » de la force de l’Amour, en Jésus-Christ qui nous délivre de tout mal : cette Parole s’accomplit aujourd’hui (Lc 4,21), par la médiation symbolique de la célébration en Église.

Quelles sont les conséquences d’une telle compréhension de la célébration ? Elles concernent bien sûr la liturgie, mais plus largement toute la vie chrétienne et ecclésiale.

III Conséquences

Si, selon notre hypothèse, la prison est un laboratoire d’Église, ce qui s’y vit sera utile au dehors et devra être mis au service de tous les chrétiens. En présentant la célébration en prison comme lieu privilégié de véri-fication de la Bonne Nouvelle, nous disons quelque chose de la liturgie, de la vie chrétienne, et de l’Église.

1 Redécouvrir la vraie nature de la liturgie

En tant que lieu-limite, lieu où la condition humaine est vécue aux limites, la prison suppose un grand respect de la nature de la liturgie, pour que celle-ci soit pleinement efficace pour l’homme. Pour que la célébration revête toute la force subversive dont il a été question plus haut, pour que la personne expérimente que cela est déjà vrai pour elle, la nature symbolique de la célébration doit être particulièrement soignée. Qu’est-ce à dire ?

En contexte carcéral plus que partout ailleurs, la célébration s’avère absolument nécessaire. Elle est en effet comme une brèche à travers murs et barreaux, une brèche dans un système relationnel qui ne laisse plus à la personne que son statut de « prisonnier » (incarcéré, enfermé, soumis, dominé), une brèche dans une existence qui semble sans issue. La célébration chrétienne est une brèche où s’engouffre l’espérance.

Pour atteindre une telle efficacité, il ne faut pas seulement la force de la Parole, il faut toute la force opératoire du rite et donc la mise en œuvre de symboles, dans la justesse et la beauté. La célébration doit être juste, simple dans ses mots et dans ses gestes ; évitons le verbiage ou les explications qui tuent le symbole, ne multiplions pas les gestes mais efforçons-nous plutôt de soigner celui qui est proposé. Toute célébration doit aussi être belle, et beauté rime encore avec simplicité, sobriété : la beauté sobre et dépouillée parle d’elle-même, touche le cœur. Et la Parole de Dieu peut résonner au cœur de chacun lorsque le silence la met en valeur, lui laisse le temps d’imprégner celui qui l’accueille. Dans le symbole, ce n’est pas la quantité qui compte ! Au contraire, un rien devient apte à signifier beaucoup. Ainsi, la qualité du silence et de la prière, la vérité des gestes et des attitudes sont au service de la Parole de Dieu qui peut alors devenir vraie : la liturgie est une expérience à vivre ! Ainsi respectée dans sa nature symbolique, la liturgie est initiatique, elle engendre à la foi, elle aide à croire en permettant d’expérimenter ce qui est dit.

Cela est vrai de toute célébration chrétienne, mais trouve une plus grande acuité encore en contexte carcéral. Là, en effet, les moyens sont limités (en temps, en personnes) et les personnes présentes sont majoritairement en situation quasi-catéchuménale. On doit donc veiller à ne pas vouloir trop en faire : mieux vaut une courte célébration bien vécue (autour de la règle : un texte, un geste, un chant) qu’une liturgie des plus sophistiquées, qui risque fort de se révéler indigeste pour les participants. L’important est, encore une fois, que les choses soient bien faites, dans la justesse et la beauté.

Par de telles exigences, la prison invite à redécouvrir la vraie nature de la liturgie.

2 Redécouvrir la vie chrétienne comme chemin de conversion

S’il est possible d’envisager la prison comme laboratoire d’Église à partir d’une réflexion autour du célébrer en prison, c’est en raison de cette force initiatique de la célébration. Celle-ci, en effet, par sa nature rituelle et symbolique, donne à vivre une expérience : elle permet réellement d’expérimenter la force subversive de la Parole de Dieu, rendue vraie et efficace par la richesse des symboles et la vérité des gestes. Le moment liturgique ramène ainsi les participants au cœur même de l’existence chrétienne qui se reçoit d’un Autre. Chacun s’y redécouvre aimé, pardonné, habité de la vie même du Christ.

Quelles que soient les motivations qui, au départ, peuvent conduire la personne détenue à la célébration, si celle-ci est bien vécue, elle a une force opératoire et contribue à la conversion de la personne. Ici encore, les témoignages ne manquent pas pour dire à quel point la participation aux célébrations transforme peu à peu le regard sur soi-même et sur les autres, et conduit au désir d’une vie plus conforme à l’Évangile.

Tout ceci n’est pas propre à la prison, mais elle le donne à voir de manière plus criante12 et rappelle la nécessité, pour tout chrétien, d’une permanente « métamorphose » (se laisser transformer par le Christ !), d’une incessante « conversion » (se tourner résolument vers le Christ : une décision de chaque jour).

3 Redécouvrir l’Église comme lieu d’accueil

L’Église n’est jamais le rassemblement des parfaits, elle n’est pas le Royaume : elle en est le sacrement. Toujours menacés par l’orgueil du pharisien (Lc 18,9-14), les chrétiens sont bien plutôt invités à retrouver l’humilité du publicain et à n’exclure personne du pardon de Dieu.

En rassemblant des personnes malheureusement connues pour leur situation de pécheurs, la célébration en prison atteste l’attitude même du Christ qui accueille et ne condamne pas. Elle devient expérience vive de l’Évangile, appel à changer de vie, inauguration de nouvelles relations aux autres. Ce faisant, elle interpelle tous les chrétiens qui sont toujours des pécheurs-pardonnés, qui ont toujours à progresser sur le chemin de l’amour des autres et de la suite exigeante du Christ. Faire Église en prison, c’est rappeler à tous l’infinie supériorité de l’amour du Christ et notre profonde égalité devant Lui.

Célébrer en prison, c’est poser un acte fort : c’est affirmer que l’Église, à la suite de son Seigneur, accueille sans exclusion tous les hommes.

Conclusion

Selon une belle expression du Pape Paul VI, l’Église est « experte en humanité ». La prison est sans conteste un lieu qui appelle ce surcroît d’humanité de la part des chrétiens. Parce qu’elle prive de liberté et de dignité, elle place l’homme en situation même de besoin d’être sauvé. Par suite, elle interpelle directement l’Église qu’elle provoque dans son ministère de médiation du salut.

C’est à ce titre que l’on peut parler de la prison comme d’un laboratoire d’Église. Ceci n’est pas exclusif d’autres situations auxquelles pourrait s’appliquer ce qualificatif : ce serait le cas de l’hôpital, mais aussi de toutes situations de détresse pour l’homme. Car c’est la pauvreté extrême de l’homme qui peut être reconnue comme « état brut » de la condition humaine devant Dieu, qui ouvre à l’expérience de la miséricorde. Par ailleurs, en raison des conditions particulières d’exercice des activités d’aumônerie ou de célébration en prison, on est conduit à rechercher la plus belle efficacité symbolique de la liturgie grâce à laquelle deviennent possibles l’espérance et la transformation des cœurs.

Parler de laboratoire n’est pourtant pas sans inconvénients. On risque en effet de créer là un espace autre, un lieu tout à fait à part : ce qui y serait vécu ne serait alors pas transposable en d’autres lieux d’Église. Si ce danger n’est pas maîtrisé, on se prend à créer en prison une liturgie différente, qui ne peut être vécue que là, et qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs. Ceci serait évidemment très préjudiciable, pour les détenus qui ne rejoindraient pas l’Église à leur sortie de prison, et pour l’Église elle-même qui ne se conçoit pas comme la juxtaposition de différentes réalités. L’Église est communion, communion par exemple entre la communauté locale et cette part d’elle-même qui se trouve en prison.

Penser les choses en termes d’isolement et de particularisme serait mal interpréter cette notion de laboratoire : un tel outil de recherche n’a-t-il pas, au contraire, à mettre ses résultats au service du bien commun, à faire connaître ses découvertes pour en enrichir toute la communauté humaine ?

Si la prison est un laboratoire d’Église, c’est parce qu’elle peut aider l’ensemble de nos communautés à mieux célébrer, dans la simplicité et la vérité, et donc amener chaque chrétien à mieux accueillir le don toujours neuf du salut.

Notes de bas de page

  • 1 Le terme « aumônier » est pris ici au sens large de toute personne engagée en aumônerie de prison, et n’est donc pas limité au ministre ordonné qui en est responsable.

  • 2 Session nationale de formation, Orsay, 13-15 février 2004. Voir le « Numéro spécial » de la Lettre aux aumôneries : Célébrer en prison.

  • 3 Par certains aspects, la même analogie pourrait être appliquée à l’hôpital et à la difficile situation des malades.

  • 4 Sesboüé B., Jésus-Christ l’unique Médiateur – Essai sur la rédemption et le salut, t. II. Les récits de salut : Proposition de sotériologie narrative, coll. Jésus et Jésus-Christ, 51, Paris, Desclée / éd. de la Coupole, 1991, p. 75-76.

  • 5 Ibid. : « Cet événement fondateur dans l’histoire d’Israël est en effet par excellence la parabole en acte du salut, c’est-à-dire à la fois sa réalité et son signe. Les deux grandes images bibliques du salut y sont présentes. D’une part, le peuple est en danger de mort, puisque Pharaon veut supprimer tous ses enfants mâles ; il craint pour sa vie et sa survie. D’autre part, il est aux mains d’un peuple oppresseur dont les exigences se durcissent de jour en jour ; il a perdu la liberté. Sous ces deux aspects l’image de Dieu en l’homme est atteinte. Le salut devient urgent ».

  • 6 Cachot J., Renaudin H., Vigneau J.-H., La peine et le pardon – Le cri des détenus, Paris, éd. de l’Atelier / éd. Ouvrières, 2001, p. 40-41.

  • 7 Ibid., p. IV de couv.

  • 8 Ibid., p. 43-44.

  • 9 Ibid., p. 48-49.

  • 10 Le Grand Robert de la langue française donne comme troisième sens du verbe « vérifier », conformément à son étymologie latine : reconnaître ou faire reconnaître une chose pour vraie par l’examen, l’expérience ou en vérifiant (les deux premiers sens étant bien sûr : examiner la valeur de quelque chose par une confrontation avec les faits ou par un contrôle de la cohérence interne ; examiner une chose de manière à pouvoir établir si elle est conforme à ce qu’elle doit être, si elle fonctionne correctement).

  • 11 Paroles de détenus recueillies par les équipes d’aumôneries en préparation à la Session de février 2004.

  • 12 Ainsi, le Père Yves Aubry n’a pas hésité à qualifier la prison de « Terre de métamorphose », dans un livre où « il montre comment la parole de Dieu, dite avec tendresse, chaleur, dynamisme et audace, comment l’accueil de celle-ci par les détenus et leur recours à la prière et aux sacrements recrée des hommes dévoyés et écrasés, pour faire de beaucoup des êtres nouveaux, méconnaissables, métamorphosés » : Aubry Y., Prison, terre de métamorphose, coll. Les Enfants du Fleuve, Fayard, 1999.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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