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Ce que l’on désigne communément par la folie du roi Saül comporte en réalité le drame de l’émergence d’une certaine autonomie du politique et donc une forme de rationalisation. Cette étude pointe l’abîme entre la fonction nouvelle et la vie psychique ou spirituelle qui l’assume, en contrepoint avec le messianisme davidique. Après une approche de la jalousie singulière de Saül, nous examinons ici les quatre remèdes évoqués par les Écritures : la musique, les discours curatifs, le sevrage et le recours à la nécromancienne.

I L’émergence du politique

Aborder la folie du roi Saül, ce n’est pas envisager une affection royale parmi d’autres. C’est examiner une folie comme épreuve d’exclusion radicale, irrévocable. Sa configuration constitue l’effigie la plus ancienne dont l’histoire ait conservé une trace suffisamment documentée1. Elle ne peut être dessinée par la seule ressource de la psychopathologie, sous peine d’anachronisme masquant la singularité de l’événement, une souffrance attachée à la mutation profonde de la gouvernance d’un peuple exceptionnel pour conduire à l’émergence d’un espace politique “autonome”.

Le désir du changement de gouvernance en Israël est lié à l’impuissance de l’ancien régime. Le mode sacerdotal et théocratique représenté par l’hégémonie de Samuel et de ses fils est récusé. Non seulement parce que Samuel est devenu vieux et incapable d’assurer la stabilité et la paix dans les relations extérieures d’un peuple divisé (tribal), encore en voie de formation, mais parce que les fils de Samuel sont corrompus. Le peuple veut jouer le roi — pensé comme chez les peuples étrangers — contre le pouvoir sacerdotal, même si, le moment venu, il demeurera susceptible de renverser sa démarche pour se ménager la liberté de prendre parti du pouvoir sacral ancien contre le pouvoir royal nouveau. Il est vrai qu’en l’occurrence le peuple d’Israël s’est montré loyal à l’égard de Saül. Sa souffrance et sa chute, il faut y insister, ne sont donc pas liées à une félonie, un changement d’alliance ou une défaillance de l’assise populaire.

L’émergence du politique en Israël nous apparaît comme un remède à l’incurie de l’ancien régime sacerdotal et à la défaite de Dieu, suite à la prise de l’arche d’alliance. Cette prise précède la demande d’un roi comme les autres peuples. Elle a suscité une profonde tristesse. Ce drame n’est pas nié. La terreur sacrale n’entrave pas le travail de deuil de tout un peuple. La fêlure n’est pas masquée sous des propos pieux, en termes de victoire intérieure ou de défaite apparente. Non, la puissance de l’arche d’alliance n’est pas suffisante pour protéger les tribus de l’entourage dangereux. La demande d’un roi s’inscrit donc dans une prise de conscience de la fragilité de l’ordre sacral.

En effet, les héros (comme Samson) ne peuvent exercer leur pouvoir ou leur ascendant sur le peuple que dans le moment où l’esprit divin les visite de sa force et de sa fureur belliqueuse — comprenons : durant la période où leur charisme guerrier s’exerce —, et donc seulement dans les périodes de victoire. Dès que les défaites surgissent, le crédit accordé aux juges bat de l’aile et le peuple se détourne dans une forte insécurité. Le peuple aspire à une présence sans doute personnelle de la force, mais aussi plus constante, moins sujette aux avatars des combats et des alliances transitoires.

L’émergence du politique agit comme un triple remède à la faiblesse sacerdotale, à l’insuffisance d’un symbole de l’alliance du Dieu souverain et à l’instabilité de la gouvernance héroïque. Ce qui éclaire le choix d’un roi, de Saül en l’occurrence, et élucide aussi la difficulté spécifique de la royauté dont a charge Saül précisément. En effet, celui-ci doit prendre, d’une certaine manière, le relais de la fonction sacerdotale, de la puissance divine et de la force du Juge héroïque. La motivation “rationnelle” de son rejet sera liée au défi de cette triple charge, même si celle-ci n’élimine pas la souffrance tragique du premier roi d’Israël. Toute la vie du roi Saül sera marquée par le risque d’empiétement sur les fonctions sacerdotales — compte tenu de relectures ultérieures, car les fonctions ne sont pas encore nettement distinguées —, par l’emprise sur la fonction royale de Dieu (la théocratie) et, enfin, par la difficulté de se maintenir à la hauteur des capacités guerrières d’un héros exceptionnel.

Lorsque Samuel répond au désir du peuple et consacre, malgré lui, ce fameux Saül, il prend soin de choisir quelqu’un de haute taille (comme son nom l’indique en arabe dans le Coran), quelqu’un de fort et de valeureux. Les héros sont fragiles, mais aussi les géants ont mauvaise presse dans la Bible. Ils symbolisent volontiers la rébellion contre Dieu et des unions contre-nature. De surcroît, c’est un autre géant, Goliath, que le jeune David, guerrier rusé, renversera avant d’être chargé de succéder au grand Saül.

Celui qui est choisi ne semble pas préparé à sa mission. Il est surpris au terme d’une quête initiatique — celle des ânesses perdues de son père dans la montagne : il croyait ne chercher que des ânesses, mais il trouve le pouvoir. Il croyait n’aller que dans la montagne sauvage — l’opposé structurel de la cité ou du mode politique d’être — et il est oint, signé par l’huile sacrée, symbole de la vigueur qui l’investit, remède aux plaies du peuple. Par ailleurs, une fois choisi, il s’estime indigne de la charge royale. Il se cache. On le cherche. Il est retrouvé parmi les bagages — littéralement en hébreu : les choses. Saül ne s’éprouve pas d’abord dans sa dignité de sujet, mais sur le mode de l’autre, de l’extériorité. Toute sa vie de roi se déroulera sur le mode de l’effraction de l’autre, qu’il s’agisse de son passé tribal, de Samuel, du Dieu de Samuel, de David, ou encore de la nécromancienne qu’il consulte avant une mort violente.

Le roi Saül proclame son indignité, non pas par excès de modestie ou par inhibition psychologique, mais d’abord parce que cette indignité frappe sa tribu entière, sa mémoire blessée. La tribu de Benjamin porte en elle un lourd passé, et singulièrement une effroyable infamie, celle de l’inhospitalité et de ses conséquences cruelles. Le livre des Juges (Jg 19) qui précède le récit de la royauté de Saül rappelle l’infamie ou la folie (hb. nblt) de Guivéa. Un homme s’était mis en recherche de sa concubine après une dispute. Il la retrouve dans la famille de son père et parle de nouveau à son cœur. Il la reconduit ensuite chez lui. La nuit tombe et les surprend tous les deux sur le territoire de Benjamin. Ils y demandent l’hospitalité qui leur est refusée. Un homme d’âge s’offre tout de même à les héberger. Mais voici que des fils de Bélial (des salauds) entourent la demeure de l’hôte et demandent, comme dans l’épisode de Sodome, de connaître le nouvel arrivant. L’hôte ne peut se résoudre à l’infamie de l’inhospitalité et préfère proposer sa fille encore vierge, ce que l’homme hébergé ne peut accepter à son tour. Il propose alors aux sodomites de faire de sa concubine ce qu’ils veulent, livre son bien le plus précieux pour ne pas sombrer dans la gravissime folie de l’inhospitalité. Le lendemain, on découvre que la concubine a été mise à mort. C’est alors que la fureur se déclenche. Le corps de la concubine est découpé, un morceau envoyé à chaque tribu — signe d’un appel à la vengeance du sang, à la vendetta ou à la guerre sacrale. On ne verse pas la vie impunément, surtout lorsque cela signe la folie d’inhospitalité. Une expédition punitive est entreprise contre la tribu de Benjamin et la punition est si forte qu’elle met en cause la survie même de la tribu. C’est ainsi qu’une autre expédition s’oblige : le vol des femmes dans les tribus étrangères pour reconstituer le noyau vital de la tribu de Benjamin démantelée.

Cet épisode reste un récit qui blessait la mémoire des Benjaminites. Saül ne pouvait échapper à cette ancienne infamie. Or, malgré tout, c’est un Benjaminite que choisit Samuel en guise de premier messie (le titre hébreu apparaît dans le texte à propos de Saül), roi d’Israël. Celui qui est ainsi demandé — par le peuple et le Dieu de Samuel — apparaît comme le descendant d’une tribu rescapée. Le Demandé (c’est le nom même de Saül, shaûl en hébreu) n’a pas de qui tenir. Sa généalogie est peu glorieuse. Il doit exercer une souveraineté à laquelle ni lui ni sa tribu ne sont préparés, inaugurant un exercice sans précédent. Cet isolement sera source d’une profonde souffrance chez lui, même si l’on est autorisé à parler aussi de son tempérament foncier, d’allure mélancolique, tel un facteur aggravant qui facilite une évolution pathologique.

Saül est demandé par le peuple, par le Dieu de Samuel, mais peut-être aussi par sa mère stérile. On a remarqué que dans la demande formulée par la mère stérile de Samuel, la racine hébraïque du verbe demander apparaît plus d’une fois (1 S 9,17.20.27). La figure de Saül apparaît (dans la tradition textuelle dont nous disposons aujourd’hui) comme un Demandé finalement rejeté, impitoyablement révoqué, sans qu’aucune raison liturgique ou faute rituelle ne suffise à dissiper l’obscurité, le sentiment de tragédie et d’un renversement mystérieux de destinée. Il ne peut s’agir d’une tragédie au sens de l’absurde (d’un irrationnel) à la manière contemporaine. Non, la tragédie antique implique au contraire que le héros soit une instance de volonté qui affronte son destin, le retarde, mette en relief la disproportion qui le frappe entre ses fautes et sa peine. En outre, un sens global est conservé : le sens de la lutte pour un bien, même si c’est finalement en vain et même si le destin, un moment retardé, finit par fondre comme un aigle sur sa proie, colère divine insondable — jalousie énigmatique — sur l’humanité. La formule du héros tragique se résume ainsi : je sais bien (que tout est vain face au destin), mais tout de même (je ferai tout pour le bien, la justice, ma liberté). Le masochisme et même le fétichisme se greffent sur une telle formule, mais comme des dérivés lointains.

Nous pouvons aussi relever déjà le fait que l’émergence du politique est étroitement liée à une exigence de personnalisation du pouvoir, conjointe à une forme de permanence, de stabilité, mais sur un modèle du messie (oint) ou du fils de Dieu, différent de la stabilité politique égyptienne, laquelle reste pourtant en arrière-plan. Lorsque la demande se formule : donne-nous un roi comme les autres peuples, il s’agit sans doute d’abord du modèle égyptien, plus remarquable pour sa constance et sa personnalisation. Toutefois, Israël vient d’éviter le paradigme de la continuité exemplairement configurée par l’inceste, la reproduction interne ou immanente du Pouvoir. Le pouvoir vient à chaque fois de Dieu. Il vient à un homme sujet de la loi et qui doit l’écrire de sa propre main. Le roi est fils, mais au sens métaphorique, voire à titre de simple comparaison. Il est comme un fils unique de Dieu. Ni plus, ni moins. Et il doit par là se conformer aux lois communes. Néanmoins, c’est en un sens contre la royauté de Dieu que s’établit le pouvoir royal en Israël. Toutefois, c’est Dieu lui-même qui s’adresse à Samuel et lui enjoint de donner un roi à ce peuple. Un roi fait la guerre, réclame l’impôt, il lui faut des domaines pour lui et sa famille, des sujets pour aller au combat. Malgré tout, le choix populaire se porte sur un roi. Alors Dieu déplace la théocratie. Il se démet du pouvoir théocratique et laisse la place au roi humain d’Israël. On imagine, une fois de plus, la charge écrasante qui incombe à Saül : prendre la place de Dieu !

L’émergence du politique équivaut donc au passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Un tel transfert sera sans cesse interrompu ; initié, jamais abouti. Saül vivra sur le mode majeur de l’hétéronomie, dans une situation de dépendance multiple. Celle de la rumeur du peuple qui clame la supériorité guerrière de David. S’y ajoute la dépendance face à Samuel, jusqu’à celle face à la nécromancienne évoquant précisément un Samuel trépassé mais dont Saül ne peut toujours se passer. Nous trouvons chez Saül l’impossibilité de dégager un champ suffisant d’autonomie face à la mère, face à Samuel et à son Dieu, face aussi à David (une fois celui-ci disparu, la jalousie s’estompe mais la crise mélancolique s’aggrave). Comme le souligne Machiavel, le génie de David, c’est de refuser l’armure d’un autre, en l’occurrence celle de Saül (trop grande pour lui et entravante), en vue d’assurer l’assiette de sa force face au géant Goliath. Une fronde de berger lui suffit pour chasser les loups. L’armée ne doit pas dépendre d’une force étrangère. L’autonomie du politique doit assurer l’homogénéité de sa force de frappe.

L’émergence du politique, c’est aussi la tentative de passer du singulier à l’universel, celle aussi de passer d’un peuple qui s’éprouve élu, appelé, identifié par cette élection et sa mission, à l’universalité et à l’alliance durable avec les autres peuples. Vouloir un roi comme les autres peuples alors que l’on n’est pas comme les autres peuples cristallise toute la difficulté. Il s’agit d’être absolument singulier mais ouvert, inscrit dans un processus de paix (serait-ce d’abord comme pacification militaire). L’écueil consiste à rester simultanément ce sujet élu, hors norme, et peuple parmi les nations, capable d’une politique étrangère et d’une diplomatie. Ce passage nécessaire du singulier à l’universel avait déjà été assuré par la procédure des mariages ou des médiations féminines au temps des patriarches. Abraham avait livré son épouse au Pharaon. Mais cela ne pouvait plus suffire. Il fallait un facteur plus universalisant et plus rapide, ce à quoi la lenteur rituelle (les fameux retards de Samuel) ne pouvait plus suffire également. Il fallait assurer l’universalité et la promptitude du politique face aux situations soudaines et extrêmes, dont la menace, la force de haine, ne pouvait plus être endiguée par l’amour, ni jugulée par la liturgie sacerdotale, et par cela, unifier le peuple et l’instance de décision. Ce à quoi Saül s’est attaché courageusement, sans vraiment y parvenir.

II La jalousie

L’existence de Saül est dominée par la tristesse, par son impuissance native à passer de l’objet au sujet. L’entrave tient à son fond angoissé et obsessionnel. Si les récits actuels tendent à rationaliser l’échec du règne de Saül par des questions de rites inopportuns (sans attendre la présence du sacrificateur sacerdotal) ou défaillants (en refusant d’égorger un roi vaincu, contrairement à la logique rituelle de l’anathème), alors que le premier roi fait habituellement montre d’un souci minutieux des prescriptions (comme le jeûne rituel en contexte de guerre sacrale), cela témoigne, au moins, de ce que l’on ne peut distraire la figure du premier roi de son rapport à l’angoisse rituelle. Angoisse sans cesse attisée par la culpabilité latente mais abyssale, liée au sentiment constant de régner à la place de Dieu. La rationalisation rituelle de la chute de Saül implique une distinction anachronique entre les rôles mieux définis du sacerdotal et du royal, qui ne pouvait encore se déterminer nettement avec l’émergence fragile d’une autonomie aléatoire du politique.

Le plus remarquable peut-être, au vu des sources qui nous l’indiquent, c’est l’absence de vie intérieure de Saül. Si l’esprit mauvais peut si facilement se substituer à l’esprit divin, n’est-ce pas dû au peu de consistance de son intériorité ? Il ne connaît pas Dieu, il ne s’adresse jamais à lui en disant : mon Dieu ! Il n’a pas une attitude filiale par rapport à lui. En ce sens, il n’est donc pas un messie accompli. Il s’adresse à Dieu par l’intermédiaire des pratiques mantiques autorisées et par la médiation du prophète Samuel à qui il demande de consulter son Dieu. Saül n’a rapport qu’à un Dieu, non seulement différent, autre, mais de l’autre, d’autrui. C’est une transcendance noire, celle du persécuteur.

Saül n’est pas inspiré par le lyrisme davidique. Ce n’est pas un hasard si la tradition attribue les psaumes à David et non au premier roi. Les psaumes entretiennent la relation personnelle, liturgique et communautaire, entre Dieu et son roi et son peuple. Même la fille de Saül, donnée en mariage à David, est incapable de participer à l’enthousiasme joyeux de son époux. En effet, Mikal se moque de David dansant nu devant l’arche et aux yeux des servantes (2 S 6,20). Réaction aristocratique sans doute, mais aussi refus d’associer étroitement Dieu et la joie, Dieu et le vertige (héb. gîl) de la victoire, Dieu et la fécondité : d’où sa stérilité soulignée par la tradition qui lui est hostile.

En outre, jamais Saül n’aurait osé faire le geste d’autorité de David s’emparant des pains consacrés dans un sanctuaire parce qu’il avait faim, lui et ses hommes, lors de leur fuite. On ne connaît pas bien la vie conjugale de Saül. On sait qu’il était marié, qu’il avait un harem, mais qu’une de ses concubines au moins s’est soumise aux faveurs de son général en chef Abner — signe d’une prétention à la succession du roi défunt (2 S 3,7). Ainsi Saül n’est pas préoccupé au premier chef par sa vie conjugale ou affective. Alors que David, tout le monde l’aime, à commencer par une fille (qui le sauve) et un fils de Saül (le fameux Jonathan avec qui il fait alliance). Le politique ouvre ainsi un espace où l’affectivité se libère de la seule nécessité de reproduire, d’engendrer. Il ouvre aussi le champ d’une amitié qui déborde la logique familiale, l’amitié masculine célébrée par David dans un poème fameux, est l’expression d’un nouveau type d’alliance. Émerge peut-être simultanément l’éventualité d’une dualité entre vie publique et vie d’amitié.

Bref, David nous est montré par les rédacteurs comme un homme aimé de tous, à commencer par Saül, même si l’amour de celui-ci est finalement ambivalent. Saül accepte même de se faire « soigner » par David, dont la liberté de vie manifeste une souplesse aux antipodes des rigidités obsessionnelles de la sienne. David fait mettre à mort Urie, le mari de Bethsabée, parce que sa chasteté rituelle en contexte de guerre sacrale l’empêche de visiter sa femme, et donc de lui attribuer l’enfant qu’elle porte en elle. David tue le mari d’Abigaïl qui vient se mettre à son service lâchant son époux nommé précisément Nabal (le Fou) qui ne veut pas l’aider. David effectue, par là, comme un lien synthétique entre les mœurs des patriarches et la succession politique nouvelle, le principe dynastique. Opération synthétique dont est incapable Saül qui relaie simplement le guerrier charismatique de l’époque des Juges, incapable qu’il est de s’assurer une descendance royale, de fonder une maison, sinon d’une manière symbolique (en la figure d’Esther la Benjaminite et celle de l’apôtre Paul, Benjaminite lui aussi, dont le nom est précisément Saül). Quant à lui, Saül passe de sa mère stérile à une autre mère stérile : la nécromancienne. Il ne cherche pas le futur d’une descendance, mais le passé, l’assurance de l’à-venir dans la mort. David apparaît ainsi comme un double spéculaire de Saül, celui qui a réussi à surmonter les périls inhérents au changement de régime.

Ceci étant, la chute de Saül paraît sans véritable cause, comme l’énigme d’une souffrance attachée à l’inauguration d’une nouvelle gouvernance sans cesse surveillée par l’Autre, dans le chef d’une personnalité fragilisée par sa généalogie tribale et son caractère mélancolique. Les causes de son exclusion radicale paraissent moins déterminantes que celles qui auraient pu frapper David. Y aurait-il une impunité de l’élu face au réprouvé ? Non. Si David échappe lui-même à tous les dangers, son fils adultérin meurt. Mais après la peine et les rites de deuil, la vie prend vite le dessus. Il engendre Salomon. Toutefois, l’excès de la sagesse de Salomon, de sa politique étrangère ou de sa diplomatie pacifiste — symbolisée par un harem aux innombrables femmes, gages ou signes de paix avec les nations environnantes — sombrera finalement dans l’apostasie et l’égarement polythéiste. Désastre final de la royauté dont le résultat immédiat sera la division, la déchirure du Royaume entre le Sud (où règne Roboam, fils de Salomon) et le Nord, en fait la majorité du pays, tenu par le chef de corvée de Salomon : Jéroboam.

Voilà où aboutit le désir d’avoir un roi comme les autres nations. L’impunité messianique n’est donc pas totale. L’échec de la royauté se signera lors de la chute de Samarie au Nord et de la déportation des notables du Sud à Babylone, mais également jusque dans la scène, inspirée d’Esther (5,3-6), où le roi Hérode propose à une jeune fille qui vient de danser superbement à demi nue devant lui, de lui donner la moitié de son royaume (Marc 6,23) ! Scinder un royaume pour cela et… couper ensuite la tête de Jean-Baptiste, la voix prophétique que le roi Hérode aimait pourtant entendre malgré les critiques de son pouvoir incestueux, à la manière égyptienne, voilà bien la division cruelle et futile à laquelle aboutit le régime politique ! La critique prophétique s’était faite sans concession, dénonciation radicale du régime de la ville à partir du désert (la lisière bédouine), car il fallait bien aplanir les chemins au nouveau pouvoir messianique qui allait venir, et d’abord par Joseph, le père présumé de Jésus — figure opérant la synthèse entre le patriarche Joseph d’Égypte (victime de la jalousie de ses frères avant de les sauver de la famine par son interprétation des rêves comme par la sagesse de sa politique économique) et Joseph de la maison de David (fils de David). Bref, malgré la propagande sudiste, le pouvoir davidique reste finalement sujet à la critique et au renouvellement radical.

Toujours est-il que c’est sur ce fond contrasté, cette rigidité saülienne face à la souplesse nécessaire à la survie politique — son tempérament mélancolique et sa carence de vie intérieure — que va se produire un bouleversement radical d’esprit lié à une incapacité de se fixer à une forme d’inspiration : au lieu de la plénitude de l’esprit, l’inspiration divine est un vent mauvais qui s’installe et tourmente le roi. La jalousie provoquée par l’onction d’un concurrent, de David, ou le succès découlant de cette onction, est étroitement liée à ce bouleversement d’esprit sans que l’on puisse, de manière mythique ou purement littéraire, en déterminer la priorité étiologique. Cette jalousie va se manifester par des actes répétés d’agressions qui trahissent la structure projective ou paranoïaque de l’existence de Saül, jusqu’à ce que cette structure se confirme et se délite dans une mélancolie sévère aboutissant à la consultation de la nécromancienne et au suicide.

Revenons sur ce bouleversement de l’esprit. L’onction royale provoque d’une certaine manière la saisie par l’esprit de Dieu. Mais celui-ci n’est pas encore chez Saül un esprit vraiment royal dont la constance est une caractéristique de la nouvelle fonction “politique”, comme la formule “dorénavant” le suggère à propos de l’inspiration de David (1 S 16,13). Non seulement l’esprit saülien demeure sporadique, mais il reste du genre de celui qui anime le guerrier pour aller au combat. Ou encore qui entranse les prophètes extatiques (non-scripturaires) qui entourent Samuel. L’esprit qui anime Saül, bien qu’étroitement lié à l’onction royale, relève encore de cet esprit archaïque, à la fois guerrier et “prophétique”. Il demeure encore attaché à la ruse guerrière ; il est aussi un masque. La transe sert à masquer l’élection royale aux yeux des ennemis. Saül n’est plus alors qu’un prophète inoffensif de plus. Un tel esprit ne se détache pas encore complètement du modèle d’inspiration ancien, ni de la “théologie” unitaire qui l’articule. En effet, suivant cet esprit unitaire, l’esprit du Seigneur comme l’esprit mauvais vient de Dieu. Non que la figure divine soit comme telle ambivalente, mais tout ce qui arrive est considéré comme venant de la souveraineté de Dieu qui est au-delà du bien et du mal, ou plutôt, comme le dit le prophète Isaïe (45,7), qui fait le bien comme le mal, qui élève et qui abaisse, qui fait vivre et qui fait mourir. C’est précisément cette théologie, comme nous le relèverons, que le discours de David à Saül va s’efforcer de mettre en question dans son absolu mécanique.

Pour l’heure, l’affection du roi Saül est comprise, dans la tradition textuelle dont nous disposons, comme une suite immédiate du transfert de souveraineté (1 S 16). Lors de l’onction de David que l’esprit divin inspire à partir de ce jour-là, ce même esprit se retire de Saül, et le vide ainsi créé provoque le lieu structurel pour que survienne l’inspiration substitutive tel un vent mauvais (hb. rûah ra’a) venu de Dieu. Cet esprit mauvais provenant de Dieu tourmente le roi, ce qui inquiète aussitôt son entourage qui propose au roi souffrant ce fameux remède musical sur lequel nous reviendrons.

Une autre version relierait plutôt le changement d’esprit chez Saül à l’irruption de la jalousie déjà franchement déclenchée, ou comme un effet de la jalousie (18,10, avec le doublet de 19,9). Non pas une jalousie passagère, mais constante, une permanence du mauvais œil, de l’envie maligne, parallèle négatif à la constance de l’esprit qui inspire désormais le rival David ! « Saül regarda David de travers à partir de ce jour-là ». La mélancolie morbide, soupçonneuse et irascible, intraitable, serait alors comme le fruit durable de la rumeur intolérable du succès du rival.

Toutefois, une constante s’impose : la crise, le tourment propre au changement d’esprit, reste étroitement lié à la personne du rival, à son onction ou à l’effet de cette onction ; en l’occurrence, à son succès guerrier supérieur. C’est la rumeur d’une telle onction secrète ou d’un tel succès du rival qui, à chaque fois, déclenche la jalousie et la tourmente par l’esprit mauvais. Il est vrai que le facteur déclenchant — la rumeur — joue un rôle singulier dans l’économie paranoïaque. Même si le cri du peuple louant la supériorité guerrière de David sur Saül peut avoir effectivement été poussé, même s’il y a motivation empirique, celle-ci ne suffit pas pour déclencher la jalousie morbide de Saül, d’autant plus que le peuple s’est montré massivement loyal envers lui jusqu’à son dernier souffle. Néanmoins, il faut tenir compte aussi de la ruse ou de la tactique du peuple face à un pouvoir qu’il ressent à la fois comme inévitable pour assurer sa sécurité et exigeant pour le maintien de sa maison. Le peuple se sert notamment de la rumeur pour s’affranchir quelque peu d’un pouvoir qui va se centralisant et qui réclame du sang, des larmes et des impôts. Une telle rumeur paraît toujours menaçante et injuste aux yeux du pouvoir. Mais ici la fragilité de ce pouvoir natif est telle, pour les multiples raisons déjà examinées, qu’elle provoque une réaction démesurée et morbide de la part de Saül.

Désormais, il apparaît plus clairement que Saül vit l’exercice de sa royauté comme une violence, avec un sentiment permanent d’effraction, d’agression par l’extériorité — à commencer par l’hétérogénéité d’un pouvoir qu’il n’a pas recherché, ni lui ni sa tribu indigne. Au fond, lorsqu’il n’est pas inspiré par l’esprit hétérogène de Dieu, essentiellement un esprit guerrier, mais encore par celui qui anime Samuel (son Dieu) ou la caste des prophètes héréditaires qui l’entoure, il est inspiré alors par l’esprit mauvais, la rumeur du peuple, les conseils de son entourage — à la fois remède (suggérant le soin musical) et insidieux, éveilleur des rivalités — et les vaticinations de la nécromancienne. Saül vit sur le mode de l’extériorité : il n’a pas de psychologie ! Sa vie intérieure se situe dans le “réel”, que projette son regard envieux : sa vie lui apparaît sans cesse sous la forme de l’altérité, mais comme projection incurvée, sous l’aspect d’un “revenant” qui le persécute sans relâche et le taraude sans répit. Et s’il n’est pas paranoïaque au sens psychiatrique du terme, même si sa structure psychique est bien paranoïaque, c’est parce qu’il reste douloureusement sensible aux discours qu’on lui adresse, aux conseils qu’on lui donne. Non seulement ceux de Samuel, même après le décès de ce dernier — duquel il ne peut se passer, car il n’accède jamais à l’autonomie du pouvoir ou du délire —, mais également ceux de son rival, tant la force de l’esprit qui l’anime est invincible.

III Les remèdes

1 La musique

L’épisode fameux où l’entourage de Saül lui conseille de soulager ses tourments par le recours à un musicien relève sans doute du noyau dur de la tradition la plus ancienne. En effet, les témoins furent probablement frappés, non par la tentative de cure musicale elle-même — déjà connue auparavant et que ses conseillers lui proposent comme un remède bien éprouvé — mais plutôt par sa réussite, très aléatoire, et finalement par son échec retentissant. Au lieu de l’apaiser décisivement, la musique semble soudain stimuler sa colère royale ! Scandale thérapeutique dont on a gardé mémoire. Évidemment, ce n’est probablement pas la musique qui est ici en cause, mais le joueur lui-même, à savoir David, qu’il soit considéré comme joueur professionnel ou occasionnel, suivant les deux versions du texte. Il y avait également un risque aigu à faire appel au rival potentiel pour apaiser l’humeur sombre, l’angoisse d’un pouvoir privé d’assurance et, finalement, sa jalousie cruelle, durable, intraitable. Comme si la rigidité et l’évidence de la fonction menacée par le rival devaient compenser le sentiment général de fragilité et la labilité d’une assomption personnelle de la fonction politique nouvelle.

Toujours est-il que le jeune David est placé au service du roi pour lui jouer de la harpe ou de la lyre. Cet instrument de musique fait partie de la famille de l’arc musical. Il se distingue des instruments à vent, principalement de ceux qui s’apparentent aux cors, aux trompettes. Le son rauque du cor est celui de l’instrument guerrier et nomade, alors que le kinnôr de la lyre relève des instruments civilisés, par excellence, et politiques, si l’on ose dire, sans doute finement travaillés, du type de ceux que l’on a retrouvés en Syrie.

L’instrument choisi pour la cure fait intervenir les mains plus que la bouche. Il paraît donc, suivant Aristote déjà, comme un instrument plus rationnel. Les lèvres sont laissées libres pour la parole ou la psalmodie. La cure par l’instrument à cordes est ainsi une tentative d’inspiration de la vie royale, rongée par l’épreuve du vide, l’effondrement de la justification interne de la fonction. Si la tradition attribue de nombreux psaumes à David, c’est parce que le chant des psaumes est habité par l’épreuve d’un Dieu à qui l’on s’adresse directement et personnellement, même s’il s’agit souvent d’un chant liturgique et communautaire. C’est avec une inspiration parente que la lyre davidique est chargée d’apporter un soulagement à la suffocation royale.

Or cette tentative de cure échoue de manière lamentable. À l’arc musical s’oppose la lance royale qui tente d’imposer le silence. Le son des cordes et même le chant lyrique ne suffisent pas pour apaiser le tourment royal et en assouplir la vindicte. Le discours rempli d’intelligence et le renouvellement des axiomes religieux qui travaillent la colère intransigeante de Saül prennent alors le relais.

2 Les discours curatifs

Le texte insiste bien. Si David est bel homme, bon musicien, il est aussi un excellent parleur : « il parle avec intelligence » (1 S 16,18). Et cette intelligence va s’exercer ici en un double discours. L’un se montre plus attaché à défaire chez Saül l’image négative qu’il entretient de David lui-même en montrant, par la parole et le signe frappant, qu’il n’est pas le persécuteur supposé puisqu’il aurait pu tuer le roi et s’en est abstenu, refusant la position rigide du juge, même s’il est innocent. David s’efforce ainsi de briser la réciprocité spéculaire. L’autre discours porte plutôt sur un changement d’axiome théologique, cet axiome implicite — jamais formulé par Saül, mais actif en lui — qui accentue l’enfermement dans la rigidité d’une fatalité divine supposée et qui se donne insondable.

Ainsi, le persécuté s’efforce de modifier un axiome néfaste de la pensée politique : « pourquoi écoutes-tu les gens qui racontent que David cherche ton malheur ? » (1 S 24,19). David aurait pu porter la main sur le Roi comme on le lui conseillait. Il a refusé. Il montre à Saül un pan de son manteau, coupé lors de son sommeil, au moment où il était incontestablement vulnérable et en son pouvoir. Parole et signe sont alors convoqués pour modifier l’axiome de persécution. Et en le mettant devant ce signe irréfutable, David conclut : ce n’est pas moi qui te persécute, mais toi qui me poursuis ! « C’est toi qui me traques pour m’ôter la vie. »

David ajoute un autre élément important à l’argumentation. Littérairement, la structure judiciaire a ici été relevée : celui qui se considère dans son bon droit revendique son respect. La lance royale est aussi celle du juge, celle de Saül qui entend bien clouer David au mur en une sentence définitive. Saül se met entièrement à la place du Juge et du bon droit. Alors que les mœurs de David seront plus proches de celles des rois despotes que de celles de Saül, le rédacteur met dans la bouche de David un discours qui rappelle que la source du pouvoir et de la justice, c’est Dieu, une instance supérieure au politique. L’illusion majeure de Saül — mais aussi de son peuple (1 S 15,9) — est de prendre la position du Juge et d’en faire la Mesure suprême de son intérêt.

Là aussi, le discours davidique est un discours de cure. David s’efforce de ruiner l’image rigide d’une justice seulement identifiée à la fonction royale. Tel aussi le destin de celui dont la justification de son maintien au pouvoir n’est plus une puissance intérieure, mais une raison fonctionnelle. Saül, en effet, identifie son être à sa fonction et ainsi, vidé non seulement de vie ou de motivation intérieure mais de substance, il se réduit à sa fonction royale et à sa position structurale de Juge. Ce n’est pas un hasard si la relecture romantique voit en Saül un automate, une forme de marionnette rigide, néanmoins révélatrice de forces cachées, autrement ignorées ou ineffables. Saül n’exerce plus la justice au nom du Droit, mais se place en position de droit absolu et donc inévitablement de persécuteur. C’est pourquoi la cure discursive messianique consiste ici à rappeler : « Que le Seigneur juge entre toi et moi… mais je ne porterai pas la main sur toi » (24,15). Ce refus de la vengeance personnelle instaure une distance entre la fonction royale et la justice. Une distinction s’ébauche ainsi entre pouvoir exécutif et judiciaire, la séparation avec le pouvoir législatif ayant déjà été esquissée lors de la mise par écrit du « droit royal » dans un livre rangé devant le Seigneur (1 S 10,25).

Pour dépassionner le débat au maximum, David utilise un proverbe, trace de la sagesse permanente mais empirique des peuples : que la méchanceté vienne des méchants ! Proverbe qui affaiblit le déterminisme fataliste de Saül. Le mal ne peut pas venir du bien par la vertu d’une fatalité tragique. En l’occurrence, celui-ci relèverait d’une intention mauvaise.

Ensuite, David se compare lui-même à un chien crevé, une puce. L’objet du désir d’un roi, son amour comme sa haine ne peuvent pas se porter sur un tel objet dérisoire. L’objet choisi par le roi n’est pas le bon. Enfin, après les larmes de Saül qui paraît écouter et reconnaître qu’il est, lui, le persécuteur et que David sera son successeur (du moins dans l’amplification actuelle), ce dernier le rassure quant à la pérennité de son nom et de sa descendance, alors que par la suite lui-même fera disparaître tous les descendants de Saül, sauf un petit-fils, un estropié (fils de son ami Jonathan), respectant ainsi sa promesse, mais d’une manière très rusée ou très… politique.

La structure spéculaire semble bel et bien mise à mal. Or c’est une erreur d’optique. La persécution reprend de plus belle. Saül sait que son objet n’est pas le bon, mais tout de même, il se pourrait que ce soit bel et bien le bon. Tout est donc à refaire du côté davidique. Ce qui donne l’occasion d’un second discours, mais qui, cette fois, porte moins sur la relation duelle que sur la “théologie”. En effet, le problème de Saül vient également d’un axiome néfaste. Saül confond Dieu avec le destin. Or, suivant la théologie ancienne, Dieu est l’événement, bon ou mauvais. Tout vient de lui. C’est une pareille théologie que David va essayer de fêler. Il ne s’en prend pas directement à cette théologie — d’allure stoïcienne dirait-on en langage grec, ou de l’ordre de la grâce efficace, en langage chrétien : tout serait grâce ! Il ne dit pas qu’une telle théologie est de soi révocable, mais il instaure un doute, un si, une alternative. David veut introduire l’esprit du doute dans la certitude spéculaire de son adversaire qui ne veut rien entendre sur le fond : le miroir ne doute pas, il n’a pas de profondeur, et tout y est donné dans l’immédiat, révélation sans nuance ni surcroît. Fulgurant comme une colère.

Face à cette évidence spéculaire, David instaure donc une disjonction : « Si c’est le Seigneur qui t’a excité contre moi, qu’il respire le parfum d’une offrande ! Mais si ce sont les hommes, qu’ils soient maudits devant le Seigneur pour m’avoir chassé aujourd’hui et coupé de l’héritage du Seigneur, en me disant d’aller servir d’autres dieux (autrement dit : va au diable ! Réfugie-toi au “désert”, domaine des dieux et des païens) » (26,19). David annonce son éloignement de la civilisation du Seigneur pour la montagne sauvage, son refuge provisoire. Il sera obligé de se séparer de la terre d’Israël, en risquant de s’exposer aux dieux des ennemis en se mettant au service d’un roi étranger. Mais cette trahison ne sera pas reprochée à David par les rédacteurs ; il en ira autrement lorsque Saül voudra visiter la nécromancienne en terre étrangère.

Bref, on découvre ici une correction axiomatique ou théologique déjà explicitement présente lors de la “défaite de Dieu”. Ce drame majeur, lors de la prise de l’arche d’alliance par l’ennemi, a motivé le désir d’un roi comme les autres peuples. En effet, le texte porte une disjonction qui rompt avec l’évidence théologique de l’événement, et qui laisse place à une force accidentelle ou contingente : « Si l’arche prend la route de son pays… c’est Lui-même qui nous a fait ce grand mal. Sinon nous saurons que ce n’est pas sa Main qui nous a atteints, ce n’était qu’un accident » (1 Sm 6,9).

Cette disjonction brise l’oppression d’un destin opaque, radicalement inintelligible, absolument tragique, car comment Dieu peut-il être vaincu en laissant prendre son Arche sainte ? Comment un roi choisi, mis à part, oint, confirmé par Dieu, son peuple et son prophète, demandé jusque dans son nom propre, peut-il être ainsi révoqué, rejeté par Dieu lui-même ! La tristesse tragique, la fatalité de la culpabilité, l’atroce impression d’impasse, paraît sinon levée du moins allégée par la disjonction possible. Ce qui s’est passé pourrait n’être qu’une forme de contingence — même si cela ne le ramènerait pas au simple hasard.

Toujours est-il que le discours semble porter une nouvelle fois ses fruits : la reconnaissance d’une culpabilité personnelle : « j’ai péché. Reviens mon fils David. Je ne te ferai plus de mal » (26,21). La cure semble avoir réussi, trop bien réussi et elle échoue. Saül ne peut vivre sans son double spéculaire qui constitue en somme la prothèse de sa vie intérieure et de son identité. Une fois le double disparu, renforcé par la séparation de David, passé de fait en territoire étranger, le miroir brisé, il tombe dans la plus noire mélancolie, allégeance reconduite à la parole du père mort et à une transcendance plus noire que jamais.

3 Le sevrage

L’échec du son et de la voix, de la musique et des discours, laisse la place à une autre tentative de cure : la séparation. David s’efface, change de territoire et passe même au service de l’ennemi avec sa bande de marginaux. Toutefois, le rédacteur prend bien soin de le dédouaner : s’il passe à l’ennemi, ce n’est pas par trahison. Jamais il ne participe à des expéditions contre son propre peuple. Il en profite plutôt, sous couvert d’un autre chef, pour s’en prendre aux ennemis communs et apprend des Philistins l’art de la guerre.

Remarquons la souplesse de la politique davidique et ce qui rejoint la souplesse patriarcale lorsque, par exemple, Abraham livre sa femme au souverain qui la désire. David préfère se mettre au service de l’ennemi, plutôt que de succomber sous la haine saülienne. Songeons encore à la sagesse d’Abraham se séparant de son cousin Loth. Si celui-ci va à gauche, il ira à droite, et inversement le cas échéant. Cela suppose aussi que l’on accepte de renoncer à une part de ses droits. Il en va de même lorsque Jacob, bien que réconcilié avec son frère Esaü, préfère se séparer de lui, prétextant qu’il n’est pas un chasseur, qu’il ne marche pas au même pas, devant accompagner les troupeaux, les enfants et les femmes.

Toutefois, cette tentative de cure par la séparation échoue parce qu’elle réussit trop bien. La jalousie s’essouffle faute d’aliment, mais le mal qu’elle trahit s’oblige à prendre une autre tournure, pire encore. La structure jalouse donnant encore configuration au tourment. Une fois cette structure délitée, le tourment peut se donner libre cours. C’est alors qu’une mélancolie noire, privée de sa polarisation par le rival, se retourne sur elle-même et fait cercle comme le cerne profond des yeux. Le roi Saül, privé de la présence hostile de David, se trouve dans l’abandon extrême.

IV L’échec de la cure ou la nécromancienne

Aux abois, encerclé par les ennemis, Saül cherche une issue ultime : la mort. D’abord en consultant la nécromancienne, ensuite en puisant au suicide. Ni la musique, ni le chant, ni la voix, ni les discours de David, ni même leur mutuelle séparation, rien n’a pu guérir Saül de son tourment. Or il ne faut pas laisser un être enfermé dans sa souffrance, abandonné à lui-même. Le vide laissé par la séparation de Samuel puis de David n’arme pas intérieurement Saül pour surmonter l’angoisse qui l’étreint.

Rien ne parle. Ni Dieu ni les hommes. Tout se tait atrocement sauf le bruit des armes. Saül doit exercer un pouvoir dont il n’éprouve plus les fondements ni en soi ni en Dieu, à la manière d’une fonction vide qu’il doit assumer coûte que coûte jusqu’à la fin. L’angoisse le tenaille si fortement qu’il refuse la séparation jusqu’au bout. La figure paternelle de Samuel par qui l’onction royale lui est arrivée constitue simultanément une source d’apaisement et de tension. Mais le désir d’apaisement est plus fort que le risque de se remettre sous sa coupe ou celle de l’ennemi.

Il réclame de son entourage une nécromancienne à consulter que l’on trouve en territoire ennemi. Saül n’hésite pas à s’engager dans ce territoire hostile et dangereux à double titre, même si c’est de nuit. Car on ne consulte les morts que la nuit. En outre, le roi se déguise. Ce qui n’est pas sans une double signification. Mesure de protection légitime et signe de la déchéance. Le roi est obligé de paraître quelqu’un d’autre. Il se rend à En-Dor. En hébreu le terme Ein (En employé seul) signifie la source. Mais comme en arabe d’ailleurs, il désigne aussi l’ œil. Autrement dit, la source est perçue comme l’œil de la terre. Saül se rend donc à l’œil de la terre pour évoquer les morts et pour écarter définitivement le mauvais œil, l’envie obscure, le regard sombre qu’il sent peser sur lui, son règne, sa descendance et son peuple.

La nécromancienne — la traduction grecque de la Septante la nomme ventriloque (hengastrimythos ; LXX 1 S 28,3.7.8) — se récrie et rappelle l’interdiction de la consultation des morts en Israël. Interdiction anachronique, en fait, car on ne connaît aucune législation de cet ordre du temps de Saül. Le rédacteur suggère ainsi une dégradation de plus en plus radicale du roi. En effet, il est obligé, dans cette mise en scène, d’enfreindre sa propre loi d’interdiction de la nécromancie, sous peine de mort. Ainsi se disqualifie-t-il comme roi (soumis au droit commun) et se condamne-t-il lui-même à mort.

Il use non seulement de divination proscrite, mais il remet son sort entre les mains d’une femme qui n’est même pas une prophétesse, qui parle non pas au nom du Dieu des vivants, mais au nom de l’esprit des morts. Elle ne connaît que le passé et non l’avenir : ou seulement un futur comme passé projeté. Et quel passé ? Non un passé qui est criblé, filtré, relu, retravaillé, sélectionné, assimilé à la vie intérieure de l’esprit, à sa liberté. Passé seulement stéréotypique et non susceptible d’une reprise libératrice, de sa nécessité ou de sa fatalité. La nécromancienne ne peut transformer ce passé en serviteur de l’avenir : elle le consacre bien plutôt comme maître. Ainsi le magistère du passé sur le présent condamne-t-il le futur au tourment répétitif.

Elle évoque l’esprit de Samuel trépassé et reconnaît en même temps Saül, toujours déguisé pourtant. Il est de notoriété publique que le roi a été et est demeuré étroitement attaché à la figure de celui qui l’a oint comme premier messie d’Israël. Saül lui demande donc ce qu’elle a vu. Elle répond « Un elohim qui montait de la terre… Un vieillard qui monte, enveloppé d’un manteau ». Notons la mention de Samuel comme d’un dieu, un elohim — terme utilisé également pour le Dieu unique, même s’il est au pluriel. Unique mais insaisissable… L’ambiguïté est à son comble entre un dieu des morts et un Dieu des vivants. La mélancolie saülienne provoque cette ambiguïté entre la vie et la mort, le jour et la nuit, le passé et le présent, mais aussi le futur angoissant. Relevons le lien latent entre l’elohim reconnu par Saül (mais non point nommé par la nécromancienne, soulignons-le.) et le nom même de Samuel, shem-hou-El, « Celui-dont-le-nom-est–El ». Autrement dit, celui dont le nom est Dieu, mais non pas Dieu, est évoqué, reconnu et nommé intérieurement par le roi.

Quoi qu’il en soit, ce que Saül veut connaître, c’est bien son avenir. Mais aucune nécromancienne ne connaît l’avenir. Elle ne connaît que le passé. Elle se sert d’amorce pour rejoindre le passé de celui qui la consulte et celui de son ami dont le passé est au confluent du sien. Le consultant porte sa mémoire, sa souffrance et une douleur mutuelle. Car l’échec de Saül n’est pas une chute purement individuelle. C’est le désastre de sa famille, de son clan, du peuple et du prophète Samuel en personne. Saül est aussi lié à l’échec de la maison sacerdotale. En effet, Samuel n’a pu se prolonger en ses fils à la tête de tout le peuple. Il ne paraît pas dans un meilleur sort que celui réservé à Saül : c’est le monde obscur du shéol.

L’amorce de la nécromancienne, c’est le manteau du prophète. Il joue le rôle de l’objet personnel, appartenant à celui dont on évoque la mémoire, en l’occurrence, ce manteau que Saül a déchiré lors d’une tension entre le roi et le prophète sacerdotal, manteau déchiré qui trahit la violence latente du nouveau pouvoir contre la paternité du pouvoir ancien, mais également la déchirure future du royaume. La schize (cf. le verbe schizô utilisé en LXX Daniel 2,41) du manteau du vieillard signifie la fin ou la corruption d’un régime.

Au confluent de la mémoire douloureuse de l’impétrant et de la figure paternelle évoquée, la nécromancienne ne peut évoquer le futur qu’en répétant le passé. Sa mémoire sympathisante ne met en œuvre aucune donnée nouvelle, car la mémoire vive n’est pas une collection de données, mais une mémoire participative. Elle se souvient avec le consultant. Mon passé devient celui du voyant. Cela n’est possible que parce que la mémoire n’est pas d’abord ici une collection, mais un passé sujet, susceptible seul de devenir un passé mutuel. Toujours est-il que le futur, c’est le destin, la reprise du passé sujet et la confirmation de la révocation. Saül est rejeté. Aucune issue ne lui est offerte. La nécromancienne de la Source de génération n’est pas une diseuse de bonne aventure, elle confirme que le pouvoir est d’ores et déjà transmis à David.

La raison que donne le spectre de Samuel monté comme des entrailles, de la gorge du roc ou du ventre de la nécromancienne, est la défaillance rituelle. Ce qui est conforme à la logique sacerdotale. Le roi a failli à sa tâche lorsqu’il n’a pas voulu égorger le roi ennemi, Amalek, alors que l’anathème devait s’imposer à tout et à tous dans le contexte de la guerre sacrale. Il a laissé subsister le mal, cette figure du mal par excellence qu’étaient les Amalécites persécutant les plus faibles du peuple d’Israël lors de l’Exode. Se passe alors comme un incontournable retour du refoulé. Éliminé par maquillage, le mal revient d’autant plus crûment. Certains lecteurs de l’époque des Lumières diront que dans son refus de la mise à mort du roi ennemi, Saül crée un espace politique autonome par rapport au fanatisme religieux.

Quoi qu’il en soit, cette confirmation de l’exécution inéluctable du destin terrasse Saül. Il n’avait d’ailleurs rien mangé de toute la journée et de toute la nuit. Non seulement l’angoisse lui coupait l’appétit, mais son côté scrupuleux et obsessionnel lui faisait observer rigoureusement le jeûne prescrit en cas de guerre sacrale. Face à cette défaillance, la nécromancienne ose parler en son propre nom et non plus en celui d’un autre. Sa parole trouve une certaine consistance du seul fait d’avoir risqué sa vie pour obéir aux ordres du roi. Elle prépare un repas pour refaire les forces de Saül aux abois, à la fois comble de la déchéance (manger à la table d’une nécromancienne) et ultime forme de cure pour vaincre l’angoisse. Saül résiste. Mais son entourage parvient à le convaincre. Encore une fois, Saül ne peut prendre une bonne décision dans un acte d’autonomie. Il lui faut toujours se soumettre à l’avis des autres. Bref, la nécromancienne remet le roi sur pied de guerre. Mais c’est pour le conduire à son destin : la mort, et celle de ses fils.

Une mort double, problématique, rapportée suivant deux versions. Un suicide (1 S 31) ou une exécution par un Amalécite (2 S 1). Suicide qui aboutit à la souillure de ses armes, à sa décapitation et sa dépouille clouée aux remparts de Beth-Shéan. Ce corps dénudé, humilié, morcelé constitue en quelque sorte le destin ultime de la mélancolie royale. Cette double mort elle-même est une forme de déchéance. Un peu à la manière dont la mort de Judas est présentée suivant deux versions : l’une où il s’ouvre le ventre en tombant (Actes 1,18) et l’autre où il se pend (Mt 27,5). Cette double mort trahit la division, la dipsychie du roi : tantôt repris par l’ancien mode de gouvernement (mise à mort par la main d’un autre, figure de l’ennemi par excellence), tantôt autonome jusque dans le suicide.

Cette mise à mort de Saül fut suivie de celle de ses descendants. David fit mettre à mort les Saülides comme il était fréquent lors d’un changement de dynastie. Néanmoins, pour respecter la promesse faite à son ami Jonathan, il épargna son fils, le petit-fils de Saül. Mais celui-ci était un estropié. Comme il avait lui-même déjà un fils, il le fit mettre en résidence surveillée, à sa propre table (signe encore de la souplesse rusée de David, comme de sa sollicitude messianique pour les marginaux ou les infirmes). Petit-fils de Saül complètement soumis à son nouveau maître et dont le discours trahit une forme de masochisme. Ainsi donc paraît se terminer lamentablement la destinée du roi Saül et de sa descendance.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. notre ouvrage : La Folie du roi Saül, Paris, Seuil, 2002, 283 p. Voir aussi Id., La Jalousie, Bruxelles, Lessius, 2005, 815 p.

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