Le discernement en politique avec Ignace de Loyola
Dominique BertrandMorale et droit - Recenseur : Paul Lebeau s.j.
En confrontant ce que nous savons de la société de l'Ancien Régime, l'A. estime pouvoir dégager six grands milieux comme champs d'exercice social: 1) le monde ecclésiastique; 2) le personnel politique; 3) la noblesse; 4) les titulaires de diplômes universitaires; 5) les gens de finance et de négoces; 6) le peuple (p. 29). Étant de noble lignage, Ignace hérite de naissance une aptitude à tâter les forces vives de la société pour y faire carrière. Mais, à 30 ans, il constate «qu'il a passé à travers tout comme un somnambule, mené par ses rêves.» Et il réapprend à lire la société, comme «il réapprend à se connaître lui-même en ses mouvement intérieurs » (p. 32). Il s'agit, note lucidement l'A., «d'un véritable apprentissage social, accompli contre toute vanité dans le réalisme qui naît d'une spiritualité incarnée» (p. 33). C'est ce réalisme qui, au moment où le pape commence à disperser le groupe des Pères fondateurs parisiens, conduit à la décision de «recevoir des jeunes non lettrés et de pourvoir par soi-même à leur « institution » dans les Collèges. Et cela conduit aussi à «attendre et à gérer l'argent comme venant de Dieu à travers les mouvements financiers quels qu'ils soient» (p. 39). «Voilà, conclut l'A., pourquoi et comment la Compagnie d'Ignace a pris sa place dans les flux majeurs de l'argent au temps du précapitalisme» (p. 40). «La gloire plus grande de Dieu, la fin sociétaire plus grande eu égard à la société des hommes, cela serait resté un rêve sans la mise en oeuvre de moyens pertinents grâce à des relations conscientes et organisées dans des milieux nouveaux» (p. 46), grâce notamment au choix, en 1547, du Secrétaire Polanco, organisateur à la fois du Secrétariat et de l'Économat de la Compagnie (p. 47).
C'est ce que développe l'A. en mesurant «combien la pratique sociale ignacienne est anti-idéologique pour être réaliste». Il rappelle en effet qu'il existe un concept ignacien qui correspond exactement à l'anti-idéologie: l'indifférence, dont le lieu classique se trouve dans un texte célèbre, le «Principe et fondement» des Exercices spirituels (No 23, Écrits, p. 64). Dès le début de l'apostolat direct, Ignace et les premiers Compagnons avaient le souci de travailler «sur les deux tableaux»: visite des malades et des prisonniers, organisation de l'entraide aux plus démunis, fondation de la Maison Sainte-Marthe pour le reclassement social et religieux des courtisanes, mais, en même temps, prédication dans les cathédrales, reforme des abbayes célèbres, fréquentation des personnages les plus haut placés. C'est d'ailleurs «entre le bas et le haut que sont nés et se sont développés les collèges, en partant de la jeunesse délaissée» (p. 66). En ce sens, conclut l'A., une théologie politique digne de ce nom ne serait jamais antérieure à l'obscurité inhérente à l'action et à la peur qu'inspire la praxis» (p. 74-75). Or il est reconnu qu'Ignace de Loyola a donné une théologie spirituelle de ce type dans les Exercices spirituels (Cf. S. Robert, Une autre connaissance de Dieu, Paris 1998). «Dieu, précise l'A., s'y révèle utile à la proportion de la contrariété spécifique qui est à l'oeuvre et dans la praxis sociale et politique les Constitutions et dans la praxis sociale et politique - la Correspondance. »
Confessons humblement en concluant que nous n'avons pu ici que survoler, en y signalant les articulations les plus incisives, cette lecture de «la gestion ignacienne des affaires». Qu'il nous soit permis de conclure, comme l'A., en rappelant la manière dont le P. Gaston Fessard l'a restituée il y a cinquante ans, en citant en traduction du latin le Jésuite hongrois Gabriel Hevenesi: «Telle est la règle première de ce qui est à faire: crois ainsi en Dieu, comme si tout le succès des affaires dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant met tout en oeuvre en ces affaires comme ceci: « Tu ne feras rien, Dieu tout »». - P. Lebeau sj