Le discernement en politique avec Ignace de Loyola

Dominique Bertrand
Morale et droit - Recenseur : Paul Lebeau s.j.
Ainsi que le précise l'A. dans son Avant-propos, «ce texte est à la fois une étude d'histoire et une réflexion de fond». En ce quoi concerne l'histoire, il s'inspire de sa thèse d'État passée en 1979 sous le titre L'analyse sociale d'après les Lettres et instructions d'Ignace de Loyola. Quant à la réflexion, elle constitue l'objet propre du présent ouvrage, dont la dernière main a bénéficié de la collaboration de l'Équipe du Centre de spiritualité Manrèse de Sainte-Foy au Québec, qui «a permis de mieux cerner la pertinence actuelle d'une expérience vieille de 450 ans». Cette réflexion sur le discernement spirituel en politique est développée en quatre chapitres. Le premier précise en quoi elle s'inscrit dans notre actualité, et pourquoi la référence à Ignace de Loyola peut être profitable à cet égard. L'A. entend démystifier par là le «clivage irréductible qui, au cours du XXe siècle, s'est établi entre mystique et politique, notamment sous l'influence de Max Weber ». Or, constate l'A., un tel clivage se trouve contredit par la volumineuse correspondance ignacienne dont l'édition critique est parue de 1903 à 1911, et qui couvre toute la vie d'Ignace depuis la 3e année de sa conversion (1524). Un tableau comparatif permet de constater que le total de cette correspondance dépasse largement celui des autres personnalités religieuses contemporaines - ce qui permet de classer Ignace de Loyola «parmi les très grands épistoliers de l'histoire universelle». Écrire des lettres est ainsi devenu «une pratique fondatrice de l'existence jésuite». Et de conclure: «Historiquement, une « porte étroite » s'est ouverte au XVIe siècle entre l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité, entre la mystique et la politique » (p. 26). À partir de ce «réalisme politique et de cette épaisseur sociale», l'A. se trouve à même d'évaluer ce que le corpus révèle dans les douze volumes de la Correspondance (chapitre II).
En confrontant ce que nous savons de la société de l'Ancien Régime, l'A. estime pouvoir dégager six grands milieux comme champs d'exercice social: 1) le monde ecclésiastique; 2) le personnel politique; 3) la noblesse; 4) les titulaires de diplômes universitaires; 5) les gens de finance et de négoces; 6) le peuple (p. 29). Étant de noble lignage, Ignace hérite de naissance une aptitude à tâter les forces vives de la société pour y faire carrière. Mais, à 30 ans, il constate «qu'il a passé à travers tout comme un somnambule, mené par ses rêves.» Et il réapprend à lire la société, comme «il réapprend à se connaître lui-même en ses mouvement intérieurs » (p. 32). Il s'agit, note lucidement l'A., «d'un véritable apprentissage social, accompli contre toute vanité dans le réalisme qui naît d'une spiritualité incarnée» (p. 33). C'est ce réalisme qui, au moment où le pape commence à disperser le groupe des Pères fondateurs parisiens, conduit à la décision de «recevoir des jeunes non lettrés et de pourvoir par soi-même à leur « institution » dans les Collèges. Et cela conduit aussi à «attendre et à gérer l'argent comme venant de Dieu à travers les mouvements financiers quels qu'ils soient» (p. 39). «Voilà, conclut l'A., pourquoi et comment la Compagnie d'Ignace a pris sa place dans les flux majeurs de l'argent au temps du précapitalisme» (p. 40). «La gloire plus grande de Dieu, la fin sociétaire plus grande eu égard à la société des hommes, cela serait resté un rêve sans la mise en oeuvre de moyens pertinents grâce à des relations conscientes et organisées dans des milieux nouveaux» (p. 46), grâce notamment au choix, en 1547, du Secrétaire Polanco, organisateur à la fois du Secrétariat et de l'Économat de la Compagnie (p. 47).
C'est ce que développe l'A. en mesurant «combien la pratique sociale ignacienne est anti-idéologique pour être réaliste». Il rappelle en effet qu'il existe un concept ignacien qui correspond exactement à l'anti-idéologie: l'indifférence, dont le lieu classique se trouve dans un texte célèbre, le «Principe et fondement» des Exercices spirituels (No 23, Écrits, p. 64). Dès le début de l'apostolat direct, Ignace et les premiers Compagnons avaient le souci de travailler «sur les deux tableaux»: visite des malades et des prisonniers, organisation de l'entraide aux plus démunis, fondation de la Maison Sainte-Marthe pour le reclassement social et religieux des courtisanes, mais, en même temps, prédication dans les cathédrales, reforme des abbayes célèbres, fréquentation des personnages les plus haut placés. C'est d'ailleurs «entre le bas et le haut que sont nés et se sont développés les collèges, en partant de la jeunesse délaissée» (p. 66). En ce sens, conclut l'A., une théologie politique digne de ce nom ne serait jamais antérieure à l'obscurité inhérente à l'action et à la peur qu'inspire la praxis» (p. 74-75). Or il est reconnu qu'Ignace de Loyola a donné une théologie spirituelle de ce type dans les Exercices spirituels (Cf. S. Robert, Une autre connaissance de Dieu, Paris 1998). «Dieu, précise l'A., s'y révèle utile à la proportion de la contrariété spécifique qui est à l'oeuvre et dans la praxis sociale et politique les Constitutions et dans la praxis sociale et politique - la Correspondance. »
Confessons humblement en concluant que nous n'avons pu ici que survoler, en y signalant les articulations les plus incisives, cette lecture de «la gestion ignacienne des affaires». Qu'il nous soit permis de conclure, comme l'A., en rappelant la manière dont le P. Gaston Fessard l'a restituée il y a cinquante ans, en citant en traduction du latin le Jésuite hongrois Gabriel Hevenesi: «Telle est la règle première de ce qui est à faire: crois ainsi en Dieu, comme si tout le succès des affaires dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant met tout en oeuvre en ces affaires comme ceci: « Tu ne feras rien, Dieu tout »». - P. Lebeau sj

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