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Les Juifs et la préparation du texte conciliaire Nostra Aetate

Thérèse-Martine Andrevon
En 1960, le pape Jean XXIII confia au cardinal Bea la tâche de rédiger un texte sur les Juifs, dans le cadre de la préparation de Vatican II. Le monde juif y vit une occasion unique pour que l’enseignement de l’Église catholique sur les Juifs soit révisé. De son côté, Augustin Bea désirait mieux connaitre les attentes et préoccupations des Juifs. L’article retrace l’histoire des rencontres du cardinal allemand et de ses collaborateurs avec les organisations juives, à une époque où le dialogue judéo-chrétien balbutiait. L’A. évalue l’influence de ces échanges dans la rédaction du paragraphe 4 de Nostra Aetate.

Le 28 octobre 1965, peu avant la clôture du Concile Vatican II, le pape Paul VI promulguait la Déclaration Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes, dont le paragraphe 4 portait sur la religion juive, parachevant ainsi cinq années de travaux. Or au point de départ, le texte envisagé ne devait concerner que les rapports entre christianisme et judaïsme. Ce projet s’était concrétisé de manière décisive lors de la rencontre entre le pape Jean XXIII et l’historien français, juif, Jules Isaac, le 13 juin 1960. Le monde juif suivit donc de près la rédaction de la Déclaration, y voyant l’occasion inespérée d’amener l’Église à modifier sa position sur la responsabilité collective des Juifs dans la mort du Christ.

Peu d’ouvrages d’histoire font état de la collaboration qui s’est instaurée entre Juifs et catholiques dans l’élaboration de la Déclaration conciliaire. La présente étude voudrait dénouer l’écheveau de cette page d’histoire complexe. Les rencontres entre le cardinal Bea, chargé du texte, et les instances juives étaient en général tenues secrètes au point que même certains membres de sa propre commission de travail n’en étaient pas informés. Mais, de fait, le monde juif fut consulté et des mémorandums de sa part furent transmis à Rome. Dans quelle mesure son apport, déterminant dans la rédaction de la Déclaration, aurait-il pu l’être davantage ? Telle est la question que nous avons à l’esprit en en retraçant l’histoire. Nos sources sont ici principalement l’ouvrage de Gerhardt Riegner, intitulé Ne jamais désespérer 1, celui de Edward K. Kaplan, Spiritual Radical, Abraham Jeshua Heschel, 1940-1972 2 ainsi que les archives de l’American Jewish Committee et le livre de Uri Bialer, Cross on the Star of David, réalisé à partir des archives de l’État d’Israël3. Du côté chrétien, nous disposons des archives secrètes du Vatican et de courts entrefilets parus dans la Documentation catholique.

I Le dialogue entre Augustin Bea et le monde juif

A Les contacts établis par le cardinal

Lorsque le cardinal Bea reçut la mission de rédiger un projet de texte sur les Juifs, il n’avait jamais eu de relations particulières avec eux. Il ne disposait que des documents que Jules Isaac avait remis au pape. Il se tourna donc vers sa famille religieuse, les jésuites, intéressés par certains problèmes juifs — notamment celui de l’avenir d’Israël — et qui entretenaient des contacts assez réguliers avec le Congrès juif mondial. C’est ainsi qu’à l’automne 1960, il fut mis en contact avec le Dr Nahum Goldman qui cumulait alors la présidence de la Confédération sioniste à la suite de Haïm Weizmann et la présidence du Congrès juif mondial dont il était le co-fondateur. Gerhardt Riegner, secrétaire général, homme très mesuré, établit par la suite le lien régulier entre lui et le Congrès juif mondial. En effet, il se rendait régulièrement à Rome durant le Concile pour s’informer de l’évolution des discussions ; il avait accès à la salle de presse ainsi que ses entrées au secrétariat pour l’Unité des chrétiens, via Aurelia, où habitait le cardinal.

Les grandes voix du Concile qui nous soutenaient, écrit-il, étaient celles de biblistes réputés comme les cardinaux Bea et Liénart, ou celles de prélats venant de villes qui avaient d’importantes communautés juives, dont ils admiraient la vivacité. À cette catégorie appartenaient des hommes comme le cardinal Cushing de Boston, l’évêque Elchinger de Strasbourg, le cardinal Seper de Zagreb, et bien d’autres. Ils avaient donc une grande connaissance de l’histoire juive, et entretenaient des relations suivies avec de grands centres juifs4.

L’American Jewish Committee fut le second organisme juif à être mis en relation avec Augustin Bea. Son président, Louis Caplan, avait déjà adressé, en décembre 1960, un courrier à Jean XXIII, qui allait dans le sens de Jules Isaac. En juillet 1961, l’université Pro Deo organisa une rencontre secrète à Rome entre le cardinal Bea et deux représentants de l’American Jewish Committee, Zachariah Shutser et Ralph Friedman. De New York, le rabbin Marc H. Tanenbaum, qui en présidait le département pour le dialogue avec les chrétiens, coordonna les liens qui s’établissaient, de même qu’Abraham Joshua Heschel, son conseiller, qui en a été le porte-parole privilégié jusqu’à la troisième session du Concile. Trois mémorandums émanèrent de l’American Jewish Committee et Bea s’entretint régulièrement avec Shutser, Tanenbaum et Heschel lors de ses voyages aux États-Unis. En 1963, c’est au cours d’une rencontre très confidentielle, organisée chez le cardinal Cushing à Boston, qu’Augustin Bea consulta Abraham Heschel et Marc Tanenbaum sur une question délicate que se posait Jean XXIII, celle de l’établissement de relations diplomatiques entre le Saint-Siège et Israël. Bea et Heschel entretiendront par la suite une correspondance régulière et deviendront amis, unis dans un amour commun de la Bible. Heschel suivit de près les travaux du secrétariat pour l’Unité des chrétiens, allant jusqu’à suggérer des corrections au texte latin discuté par les Pères conciliaires, bon connaisseur qu’il était de cette langue. À partir de la troisième session, suite à une série d’interventions déplacées, il fut mis à l’écart aussi bien de la part de l’American Jewish Committee que de celle des autorités vaticanes, ce dont Bea souffrit beaucoup. Un troisième organisme avec lequel le cardinal Bea fut mis en relation est l’Anti-Defamation League du B’nai B’rith. Outre ces instances officielles, il faut encore signaler une collaboration académique ponctuelle menée par des Israéliens. Alors qu’Uri Bialer s’y arrête dans son livre, Tom Stransky, membre du secrétariat pour l’Unité des chrétiens dès les premières heures, la juge insignifiante étant donné le manque de documentation à son propos5. Elle n’en a pas moins l’intérêt d’avoir été le fait d’un travail commun entre Juifs et catholiques. Le cardinal Bea en fait part dans le compte rendu de la session plénière du secrétariat pour l’unité des chrétiens6.

Beaucoup de noms figurent dans les archives du Concile ainsi que dans celles du cardinal Bea. À en parcourir la liste, il ressort que ce sont majoritairement les instances juives américaines qui menèrent le combat de Nostra Aetate, sans doute parce que leurs représentants étaient à la fois des universitaires et des personnalités religieuses. Si l’historien Jules Isaac eut un rôle déterminant pour la mise en route initiale, les Juifs d’Europe ne jouèrent par la suite qu’un rôle mineur. Le judaïsme européen était exsangue et se reconstruisait sur les décombres de la Shoah. Remarquons toutefois qu’une partie des intellectuels américains qui intervinrent dans le débat étaient des immigrés qui avaient fui l’Europe avant qu’il ne fût trop tard.

B Le débat sur le mode de participation des Juifs au Concile

Lorsque le cardinal Bea, orienté par ses confrères jésuites vers le Congrès juif mondial, rencontra Nahum Goldmann, il lui posa deux questions : les Juifs veulent-ils être invités comme observateurs au Concile ? En outre, les organismes juifs désirent-ils soumettre au Concile un mémorandum sur les problèmes touchant aux deux communautés ?

La réponse à la première question fit l’objet d’intenses discussions au sein du monde juif. Nahum Goldmann consulta à ce propos le rabbin Joseph Dov Soloveïtchik de Boston, considéré comme la plus grande autorité du monde orthodoxe juif moderne. La réponse de celui-ci fut que les Juifs ne devaient pas participer au Concile, celui-ci étant une affaire interne à l’Église et que, si mémorandum il devait y avoir, celui-ci devait être présenté par des organisations juives « séculières » pour bien marquer que l’on n’était pas au plan d’un dialogue religieux. Le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, bien qu’il ait été présent à la Conférence de Seelisberg7, fit pourtant savoir au nom de la Conférence des rabbins d’Europe (CER) que « puisque le but du Concile était l’unité des chrétiens et que les Juifs n’étaient pas chrétiens, ils ne pourraient pas participer au Concile »8. D’autres voix issues de milieux plus libéraux se montrèrent plus favorables. L’État d’Israël, de son côté, y était tout à fait opposé. En janvier 1962, Gerhardt Riegner rencontrait le cardinal Bea et lui transmettait la réponse de Goldmann : il était préférable selon lui de ne pas envoyer un observateur juif au Concile puisque la communauté juive était divisée sur la question et que passer outre à cette réticence ne servirait pas l’amélioration recherchée dans les relations avec l’Église.

Quand j’ai dit au cardinal Bea que nous ne voulions pas être invités au Concile, j’avais suggéré d’autres possibilités de rencontre, sur lesquelles nous avons discuté pendant un certain temps. En faisant ces propositions, je voulais tout simplement indiquer que nous n’étions pas hostiles à des rencontres, mais que le cadre du Concile ne nous semblait pas approprié9.

De fait il y aura tout au long du Concile de nombreuses rencontres de personnalités juives avec le cardinal Bea, voire même avec Paul VI. Les archives du Concile en font état. Quant à la proposition du mémorandum, Goldmann désira qu’il soit le fruit de la consultation la plus large possible. Aussi en confia-t-il la rédaction au World Conference of Jewish organizations, organisme créé par le Congrès juif mondial pour collaborer d’une façon permanente avec les institutions juives qui ne lui étaient pas encore affiliées, ou refusaient de l’être.

II Les travaux des Juifs à l’adresse du Secrétariat pour l’unité des chrétiens

A Le dialogue universitaire de novembre 1961

Une rencontre académique entre Juifs et chrétiens eut lieu la dernière semaine de novembre 1961 à Paris, organisée par Maurice Fisher, ancien responsable du bureau pour les Églises chrétiennes en Israël, récemment nommé ambassadeur d’Israël en Italie. Fischer avait connu Jean XXIII alors qu’il était Nonce à Paris ; il était familier des milieux romains. Le projet consistait à organiser une rencontre entre universitaires juifs et catholiques. Il avait contacté à cet effet cinq Juifs, professeurs ou rabbins. Du côté des catholiques, il y avait entre autres Mgr Ramselaar, à l’origine des rencontres d’Apeldoorn10, ainsi que le père Démann11. Deux universitaires juifs furent présents à la rencontre, aucun rabbin. Ce furent Ernst Ludwig Ehrlich12 et l’israélien Zwi Werblowsky, fondateur de la chaire de religions comparées à l’université hébraïque de Jérusalem. Une rencontre de ce type, selon Zwi Werblowsky, permettait d’objectiver et d’unifier les demandes des divers organismes juifs13. Au terme du travail commun, les conclusions produites par les chrétiens auraient servi de texte de base pour la sous-commission du secrétariat pour l’Unité des chrétiens14. Or celui-ci s’était déjà mis au travail et avait produit un premier projet « Quaestiones de Judaeis » ce qui diminua fortement l’impact des travaux de ce groupe qui se réduisirent à apporter des commentaires au schéma romain.

Uri Bialer ne fait pas moins écho à ce dialogue universitaire à partir des notes de Zwi Werblowsky. On y traitait du rapport de la tradition orale à la tradition écrite en établissant une analogie entre christianisme et judaïsme : « si la Bible est la Torah des chrétiens, alors les écrits des Pères de l’Église sont le Talmud des catholiques »15. On suggérait l’ajout d’une note à la Déclaration, qui invaliderait les écrits des Pères contre les Juifs, sans pour autant en nier l’apport théologique. Werblowsky était conscient de la tâche délicate que représentait cette correction du regard chrétien sur les Juifs. Il n’exprimait pas moins la nécessité de procéder à une révision fondamentale et systématique de la théologie, sans en rester tout simplement à une liste d’expressions, d’actes ou de coutumes que le christianisme devrait expurger de son enseignement. C’était une manière pour lui de rendre compte du fait que le nouveau regard de foi que l’Église était invitée à porter sur le peuple juif ne pouvait qu’affecter l’ensemble de sa théologie.

Le cardinal Bea fit bon accueil aux suggestions qui étaient faites, même s’il est assez évident qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’elles soient honorées telles quelles. Elles posaient des questions de fond sur une théologie du judaïsme dans son rapport à la tradition patristique, à la mission de l’Église et à l’ensemble de la théologie catholique, étant donné le lien ontologique entre christianisme et judaïsme.

B Le mémorandum du World Conference of Jewish organizations16

Le mémorandum promis par Nahum Goldman au cardinal Bea fut l’objet de tant de discussions au sein du monde juif qu’il ne parvint au cardinal Bea que le 27 février 1962. Rédigé en anglais, il couvre à peine trois pages dactylographiées, suivies de quatre pages de signatures. Bea avait donné en effet la consigne suivante : « N’entrez pas dans les détails, ce n’est pas très bon. Nous savons nous-mêmes mieux que vous où se trouvent les véritables problèmes chez nous »17.

Le langage du texte est plus anthropologique et socio-religieux que théologique. Quatre paragraphes en forment l’introduction. Il y est fait mention de la menace de destruction du monde — grand thème dans le climat de la guerre froide de ces années, après le traumatisme d’Hiroshima — ainsi que de celle du racisme et de l’intolérance religieuse. Nous sommes en effet en pleine période de la revendication des Noirs américains à l’égalité sociale. On en vient alors à l’histoire des Juifs : ils ont survécu à toutes sortes d’épreuves, lesquelles auraient pu être évitées. Et le texte de montrer qu’il y a aujourd’hui un mouvement mondial en faveur de la promotion des droits de l’homme et des principes de justice et de liberté, dans un désir de construire un monde meilleur.

Vient ensuite la question de l’antisémitisme, défi que l’Église doit relever. Une certaine tradition a engendré des accusations sans fondement, comme par exemple celle de meurtre rituel de la part des Juifs. On peut s’étonner que ce soit à ce fait, peu connu des chrétiens et qui semble d’une autre époque, que le mémorandum demande de porter une attention particulière. On l’est un peu moins si l’on sait qu’une telle accusation avait été formulée en 1946 à Kielce, en Pologne, entraînant la mort de plusieurs dizaines de Juifs rescapés de la Shoah. Il faut aussi rappeler la persécution des Juifs d’URSS à cette époque qui ressuscitait ce vieux mythe ; ainsi que les violences antisémites perpétrées en divers pays comme l’Argentine, dont le régime totalitaire avait donné asile à des nazis en fuite.

Les rédacteurs juifs apportent alors l’argument qui leur paraît le plus fondamental, l’origine commune de tous les hommes. Ce faisant, ils refusent de se situer à l’intérieur d’une relation religieuse privilégiée avec les chrétiens et ne réclament aucun statut particulier, sinon celui qui revient à tout homme. Enfin, après avoir rendu hommage aux initiatives de certains pionniers dans l’Église et aux corrections liturgiques introduites par le pape Jean XXIII, ils affirment leur confiance dans les travaux du Concile, tout en ne voulant pas entrer dans ce qui relève de la compétence de l’Église. Le texte ne s’aventure donc pas sur la question proprement théologique de la relation entre judaïsme et christianisme. On en reste aux principes des droits de l’homme. Nous avons affaire à un consensus entre différents courants au sein de la communauté juive dont une partie ne voulait pas entrer en relation avec Rome sur le terrain du dialogue religieux. Le mémorandum ne fait aucune mention de la Shoah. Aucune requête précise n’y est formulée. Si neutre soit le mémorandum par rapport à l’Église, il ne servit pas moins au cardinal Bea pour « démarcher » les évêques, afin de leur faire mieux comprendre l’importance du projet conciliaire.

C Les travaux de l’American Jewish Committee

L’American Jewish Committee fit parvenir deux mémorandums au secrétariat pour l’Unité des chrétiens. Le premier, en date du 22 juin 1961, a pour titre : The Image of the Jews in Catholic Teaching. Le second, du 17 novembre, s’arrête à la liturgie, particulièrement sur le triduum de la semaine sainte, citations en latin à l’appui, accompagné de références à des homélies des Pères de l’Église, en particulier d’Augustin, le tout suivi d’un commentaire des Impropères et de références à des théologiens catholiques contemporains.

The Image of the Jews in Catholic Teaching est un document de vingt-huit pages, suivi de quatre pages de notes, bien documenté avec des citations tirées de dictionnaires, de notes de Bibles chrétiennes, de missels ou de livres de catéchèse. Un long préambule introduit le sujet en montrant que chrétiens et Juifs doivent travailler ensemble pour la sauvegarde de la Bible et de ses valeurs dans un monde globalisé et menacé par le nucléaire et la sécularisation. « Deux facteurs dominent notre époque. Premièrement : il n’y a plus un endroit isolé au monde ; ce qui arrive quelque part sur la terre parvient jusqu’à notre porte. Deuxièmement : l’homme est rendu capable de se détruire lui-même, et c’est une affaire de quelques minutes. »

Le texte constate que si le nazisme a été une idéologie païenne et si beaucoup de chrétiens ont sauvé des Juifs pendant la guerre, « il n’empêche que six millions de Juifs n’ont pas été sauvés et que ce massacre a eu lieu dans une Europe chrétienne, indifférente »18. Or l’enseignement catholique à l’égard des Juifs continue à véhiculer une doctrine de la diffamation, même si l’antisémitisme est officiellement condamné par l’Église et malgré la phrase célèbre de Pie XI : « nous sommes tous spirituellement des sémites »19.

On arrive alors au cœur du message du mémorandum dans un chapitre intitulé « What Catholics Learn about Jews ». Les auteurs pointent d’abord les contradictions du discours chrétien lorsqu’il parle des Juifs. On souligne volontiers leur contribution positive à la culture américaine — le ton est alors bienveillant et fraternel —, mais dès qu’on entre dans le domaine de la doctrine et de l’interprétation des Écritures, le discours devient hostile. Le peuple juif est accusé collectivement du meurtre de Jésus et rejeté comme une entité coupée du reste de l’humanité. On en fait un bouc émissaire et on reste indifférent à ce qui lui advient. Il y a aussi la contradiction selon laquelle on décrit les Juifs à partir des récits de l’Ancien Testament ou de ceux du Nouveau Testament. La perception en lien avec l’Ancien Testament est volontiers positive, même si on évite alors d’avoir recours au terme « juif », préférant parler des « hébreux » ou des « israélites ». Lorsqu’on passe au Nouveau Testament, les mêmes personnes deviennent brutalement « les Juifs », avec une connotation négative. Les hébreux sont loués pour leur fidélité et leur amour pour Dieu, mais les Juifs sont mauvais. Il y a une rupture entre le peuple juif de la Bible, et les Juifs de l’époque du Nouveau Testament et des siècles suivants. Bien plus, dans la lecture des Évangiles, on se garde de dire que les hommes qui suivent Jésus sont juifs, alors qu’on le précise en cas de conflit. Ainsi l’expression « les Juifs » et l’adjectif « juif » deviennent des termes génériques négatifs, de même que le terme « pharisien ». Le judaïsme est vu comme religion de la loi et non de l’amour. On ignore les racines juives du christianisme, ce qui donne l’impression que la Bible est le produit de l’Église catholique. On dénie l’existence d’un judaïsme après le Christ, sous prétexte que le christianisme est l’accomplissement du judaïsme. Le texte regrette aussi l’absence de reconnaissance des sévices commis par les chrétiens sur les Juifs dans l’histoire, en en faisant reporter la responsabilité sur les autorités civiles. Ainsi, conclut-il, le judaïsme devient-il en quelque sorte l’antithèse du christianisme dans les mentalités.

Après avoir salué les changements accomplis dans la liturgie catholique20 et avoir fait un petit inventaire des publications qui présentent positivement le judaïsme, le mémorandum se conclut par un appel solennel au pape : « Puisse sa sainteté Jean XXIII susciter des directives précises au Vatican — au moyen de ses propres méthodes — en vue de promouvoir un enseignement et une liturgie chrétiens sur les juifs et le judaïsme qui les purifient des slogans inappropriés, des distorsions ou des préjugés à l’égard des juifs en tant que peuple ».

Ce mémorandum a des points communs avec celui du World Conference of Jewish organizations. Tout comme le premier, il ne se prononce pas sur la relation entre judaïsme et christianisme, sauf sur le fait que la Bible leur est commune. Cependant il se livre à une étude critique de certains aspects du christianisme, ce que le texte précédent se gardait de faire. L’antisémitisme reste son souci majeur. Les allusions à la théologie y sont infimes. La seule que nous ayons relevée a trait au thème de l’accomplissement qui prive le judaïsme post-biblique de toute légitimité.

D Le mémorandum de Rabbi Abraham Joshua Heschel

Le mémorandum d’Abraham Heschel21 se situe davantage au plan proprement théologique. Cette grande figure du judaïsme américain aura en effet joué un rôle significatif dans le processus d’élaboration du paragraphe sur les juifs de la déclaration nostra aetate. À quelqu’un qui lui demandait par la suite pourquoi il s’était tant impliqué dans cette déclaration, il répondait : « les enjeux étaient profondément théologiques. Refuser un contact avec les théologiens chrétiens est, à mon avis, barbare. Il y a une grande attente au sein du christianisme aujourd’hui vis-à-vis du judaïsme en tant qu’il a quelque chose d’unique à offrir »22.

Le mémorandum de Heschel est un document signé de sa main, en date du 22 mai 1962, intitulé « on improving Catholic-Jewish relations ». Il court sur treize pages sans références autres qu’à la Bible, et plus particulièrement aux prophètes car, pour lui, le patrimoine biblique est le seul garant de l’unité du genre humain. « Ceux qui doivent nous guider comme éléments critiques ne sont ni Aristote ni Marx, mais Amos et Isaïe »23. Ses propositions n’ont donc pas pour seul but d’en finir avec les préjugés chrétiens contre les Juifs, mais bien de faire cause commune, Juifs et catholiques, pour sauvegarder en vue du bien de l’homme le patrimoine spirituel issu de la Parole de Dieu.

Heschel part d’une théologie de la création. L’univers a été créé par Dieu, mais son plus grand chef-d’œuvre dans l’histoire est encore à accomplir. Pour l’accomplir, il a besoin de l’homme, créé à son image, appelé à modeler l’histoire dans le moule de la droiture et de la justice. Or, au lieu de façonner ainsi la création, l’homme fausse ce moule par son comportement. Il déforme la droiture et la justice par la parole qui sème la haine dans les esprits de manière durable et qui engendre ensuite les actes de violence : « La parole a un pouvoir, et peu d’hommes réalisent que les mots ne se fanent pas ». Face à cela, le prophète se lève pour clamer la Parole de Dieu et devenir ainsi la conscience du monde. Sa parole doit se faire entendre pour dénoncer le péché, la haine et le mépris. Tout particulièrement, suite à la Shoah, « à une suprême horreur on doit opposer des mots d’une suprême grandeur spirituelle et une action morale qui purifiera les vies des générations à venir ». Le rôle du prophète, et le pouvoir de la Parole, sont fondamentaux dans toute la pensée de Heschel. Il entreprend l’Église sur ce terrain commun entre Juifs et chrétiens et l’invite ainsi à correspondre à son propre appel prophétique pour le monde.

Abraham Heschel adresse quatre demandes à l’Église. La première concerne l’antisémitisme. La condamnation qu’en fait l’Église doit s’accompagner d’une authentique révision de son enseignement24. En effet, force est de constater que l’affirmation de la responsabilité collective des Juifs dans la mort du Christ et d’un destin de souffrance attaché à ce crime a servi d’alibi pour cet antisémitisme que Heschel désigne comme « le péché de la haine ». Heschel a recours ici au mot péché alors que les autres mémorandums en restaient au niveau du mal moral et du racisme social. Six millions de morts réclament qu’on agisse selon la justice, comme le clament les prophètes. Heschel émet ainsi le souhait qu’à la faveur de l’opportunité extraordinaire que lui offre le Concile, l’Église procède non seulement à la condamnation de l’antisémitisme, mais encore, ce faisant, à une réforme de son enseignement.

La seconde demande porte sur le fait que les Juifs soient acceptés en tant que Juifs. « Nous demandons que le Concile reconnaisse la valeur permanente et légitime des Juifs et du judaïsme. » Bref, le judaïsme n’est pas une préparation exclusive à l’Évangile, dans une logique de conversion du peuple juif. Parce que Jésus était juif et observait la Torah, le disciple de Jésus ne peut pas ignorer, mépriser ou vouloir supprimer le peuple qui observe la Torah, Parole de Dieu toujours actuelle. Ce faisant, Heschel ne plaide pas seulement pour un droit à la différence en matière de religions, ou encore pour le droit à l’existence du peuple d’Israël. Son argumentation est théologique. Il est persuadé de la vocation spécifique d’Israël dans le monde. Dans une conférence intitulée « No Religion is an Island », il s’exclame en réponse à Georges Weigel :

Est-ce que c’est vraiment la volonté de Dieu qu’il n’y ait plus de Juifs dans le monde ? Serait-ce vraiment le triomphe de Dieu si les rouleaux de la Torah n’étaient plus sortis de l’armoire et que la Torah n’était plus lue dans la synagogue, que nos textes hébreux anciens que Jésus lui-même vénérait ne soient plus récités, que le Seder pascal ne soit plus célébré dans nos vies, et que la loi de Moïse ne soit plus observée dans nos maisons ? Serait-ce vraiment la plus grande gloire de Dieu d’avoir un monde sans Juifs ?25

Durant toute la durée du Concile, Heschel insistera ainsi à temps et à contre temps sur la nécessité de donner au peuple juif, et plus précisément au judaïsme, une place dans la pensée de l’Église. Il ira jusqu’à la provocation lorsque, constatant que le troisième schéma du texte de la Déclaration inscrivait la conversion d’Israël dans la perspective de la foi de l’Église, il écrira au cardinal Bea pour lui signifier qu’il préférerait retourner à Auschwitz plutôt que d’être placé devant l’alternative conversion ou mort26. Pour lui, exercer la mission à l’égard des Juifs revient de fait à conduire le judaïsme à la destruction.

Sa troisième proposition porte sur la nécessité d’une connaissance mutuelle entre Juifs et chrétiens, connaissance indispensable à une authentique charité. Il faudrait à cet effet que soient organisés des séminaires de formation et promues des publications communes entre universitaires. Sa quatrième proposition revient sur le mal qu’est l’antisémitisme. Pour lui, le silence devant le mal est insidieux, car il lui permet de germer et de proliférer. Or je suis le gardien de mon frère. Il faut donc s’opposer à toute publication qui diffuse l’antisémitisme. Les Juifs sont reconnaissants aux catholiques qui ont porté assistance à des Juifs durant la période nazie, mais beaucoup d’entre eux pensent qu’une parole claire de la part des autorités religieuses de l’époque a fait défaut. À cet effet Heschel suggère la création d’une commission permanente au Vatican et en chaque diocèse en vue de la promotion de la justice et de l’amour.

III Une collaboration significative ?

Les échanges entre le secrétariat pour l’Unité des chrétiens et le monde juif furent-ils déterminants pour la rédaction du paragraphe sur les Juifs de la Déclaration Nostra Aetate ? Et si tel est le cas, auraient-ils pu l’être davantage ? Telle est la question que nous posions au départ de cette étude. Pour y répondre, il faut prendre la mesure des obstacles rencontrés aussi bien de la part des rédacteurs de la Déclaration que des autorités juives concernées. Nous mettons ici de côté la réticence dont firent montre à la fois la Curie et la secrétairerie d’État à une telle collaboration, sans parler de celle des nombreux évêques qui ne pouvaient envisager une réforme de l’enseignement chrétien à l’égard des Juifs. Nous ne nous attarderons pas non plus sur la pression exercée par les pays arabes pour empêcher la promulgation d’un texte en faveur des Juifs, ou sur les méthodes de dissuasion auxquelles on a eu recours pour faire avorter le projet, telle la distribution de tracts antisémites prouvant que les Juifs voulaient neutraliser et détruire l’Église. Nous nous situerons seulement au niveau des personnes engagées dans le dialogue qui devait conduire à la rédaction du texte final de la Déclaration.

Une première difficulté venait du fait que le projet était placé sous la houlette du secrétariat pour l’Unité des chrétiens, ce qui avait pour conséquence que le monde juif ne pouvait s’empêcher de penser que l’Église ne renonçait pas à sa volonté missionnaire à l’égard du peuple d’Israël27. En outre, Mgr Johannes Oesterreicher, membre actif de la commission de rédaction, était un Juif converti et le père Gregory Baum était considéré comme tel, puisqu’il était né d’une mère juive28. Si ouverts qu’ils pouvaient l’être, les interlocuteurs juifs ne pouvaient voir dans ces choix qu’un manque de tact et, après le Concile, ils émirent le souhait que les protagonistes de l’organe du Vatican en lien avec eux ne soient plus dorénavant des Juifs convertis. Un autre malaise vint de la demande de réciprocité émise à plusieurs reprises du côté catholique à l’égard des Juifs, à savoir que ceux-ci devaient aussi purifier leurs textes de ce qui offensait Jésus ou les chrétiens. Cet aspect « donnant-donnant » ôtait toute gratuité au geste de l’Église et reflétait la difficulté à reconnaître la responsabilité de l’enseignement chrétien dans les épreuves et les souffrances que les Juifs avaient endurées au long des siècles29.

Des obstacles vinrent aussi du monde juif lui-même. Sur le contenu du schéma, leur avis était unanime : on attendait de la part du Magistère qu’il revienne sur son accusation de déicide et de culpabilité collective du peuple juif, ainsi que sur son enseignement du mépris. Mais les avis étaient partagés sur la possibilité d’un dialogue judéo-chrétien au plan théologique. De plus, les associations juives agissaient en ordre dispersé et, jusqu’à la fin du Concile, donnaient l’impression de vouloir la primeur quant à leur influence sur l’aboutissement du projet. Gerhardt Riegner confie dans son livre le témoignage suivant :

J’ai ressenti avec une terrible humiliation la compétition de différentes organisations juives pendant le Concile. Certaines cherchaient des contacts avec les évêques ou même avec le pape sans coordonner leurs actions avec qui que ce soit. Nous nous sommes efforcés de constituer un front le plus large possible et avons réussi à certains égards30.

Le même Riegner passe néanmoins sous silence l’apport important d’Abraham Heschel aux travaux du Concile, tandis que Marc H. Tanenbaum, relayé par Edward Kaplan, critique fortement certaines actions de Nahum Goldmann. Un certain agacement ressort aussi du courrier de l’équipe du secrétariat pour l’Unité des chrétiens, gênée par la manière dont les organismes juifs américains faisaient du lobbying à Rome, ce qui n’entrait pas dans la culture vaticane et curiale. En outre la plupart des rencontres de Bea avec des autorités juives se faisaient sub secreto, et de manière informelle, ce qui ne faisait qu’aviver la course à qui pourrait exercer une influence sur le Concile, d’autant que le secret en question n’était jamais étanche et que ce qui en filtrait ajoutait à la confusion et l’agitation31.

Plusieurs incidents desservirent la cause de la collaboration entre les instances juives et romaines. Il y eut d’abord l’affaire Chaïm Vardi32 qui entraîna le retrait du texte sur les Juifs de l’ordre du jour du Concile quelques mois avant son ouverture, ce dont Edward Kaplan rend Goldmann responsable. En effet, en 1962, l’agence télégraphique italienne et le journal israélien Maariv annoncèrent que le Congrès juif mondial, en la personne de son président, avait nommé le Dr Vardi comme observateur auprès du Concile33. Le communiqué présentait faussement l’Israélien en question comme un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères d’Israël, ce qui laissait entendre que l’État juif voulait influencer la marche du Concile. Malgré un démenti formel immédiat, l’affaire fit scandale, les pays arabes réagirent vivement et le projet de texte sur les Juifs fut retiré de l’ordre du jour de la première session du Concile. Le fait est que Nahum Goldmann avait bien émis le souhait d’une présence permanente à Rome et que Vardi était bel et bien fonctionnaire du ministère israélien des Affaires religieuses. Cependant le projet était de faire venir celui-ci à Rome à titre d’expert et non pas à titre d’observateur, une fois qu’il aurait quitté son poste en Israël. L’État d’Israël fut aussi très contrarié par cette affaire à laquelle il n’était pas mêlé. Il y eut ensuite la réaction que souleva le recours à certains procédés de l’American Jewish Committee, et qui relèvent du roman policier, en vue de se procurer les documents secrets du secrétariat pour l’Unité des chrétiens. À ce propos, Edward Kaplan fait mention de la mise sur pied par Shuster d’un réseau d’information clandestin et de la présence d’« une taupe » au secrétariat pour l’Unité des chrétiens en la personne d’un personnage énigmatique mais non mythique, un jésuite ou ex-jésuite irlandais du nom de Malachi Martin34. Mais ce furent souvent les médias qui interférèrent le plus dans la marche des événements. À plusieurs reprises, on publia dans les journaux des documents tenus pour secrets en vue d’ameuter l’opinion publique. À l’évidence, la discrétion aurait servi ici davantage la cause. On peut en effet se demander, comme pour l’affaire Vardi, dans quelle mesure les fuites médiatiques précoces ne firent pas souvent obstruction à l’avancement des travaux. En dehors de ce climat polémique, le texte aurait peut-être eu le temps de mûrir sans devoir se munir de tant de prudence dès ses premières moutures. Évidemment on ne peut faire ici que des suppositions, puisqu’on ne refait pas l’histoire. De toute façon la question juive aurait tôt ou tard déclenché les passions, du fait du climat politique international et du poids de l’histoire.

D’autres scandales provoqués par les médias mirent plus précisément à mal la confiance du secrétariat pour l’Unité des chrétiens envers le monde juif. Le 4 octobre 1963, le New York Times publiait un article intitulé « Le Concile Vatican II dénonce le blâme des Juifs pour la mort de Jésus » et dévoilait à ce propos les contacts qu’avait établis Abraham Heschel avec le cardinal Bea. L’article eut un énorme retentissement et donna l’impression que le texte sur les Juifs était le fruit de leurs manigances. Le schéma put quand même être soumis aux Pères conciliaires.

Finalement, il faut faire état de la rencontre de Heschel avec Paul VI le 14 septembre 1964 et dont les suites furent désastreuses. Heschel, meurtri par la troisième version du schéma qui parlait explicitement de la conversion des Juifs, obtint une audience avec Paul VI. Il semble que la rencontre se passa mal. Tandis qu’Heschel perdit ses moyens, Paul VI y évoqua maladroitement son amitié avec le rabbin Zolli, grand rabbin de Rome converti au catholicisme pendant la guerre et qui avait pris le prénom de baptême de Pie XII. Cette audience était secrète, mais, voulant reprendre pied et laver son humiliation, Heschel y fit allusion publiquement à plusieurs reprises, acceptant même une interview de Geoula Cohen, journaliste israélienne de Maariv, sioniste de droite, anciennement membre de la faction la plus extrême du groupe armé Stern, très amère à l’égard de l’Église. L’article parut le 25 décembre 1964. Sans discernement, Heschel répondit aux questions de Madame Cohen, se laissant entraîner sur des sentiers où il semblait lui donner raison quant à un lien entre l’Église et le nazisme. Il se plut à penser ensuite que son entretien avec Paul VI avait été déterminant pour les modifications apportées par la suite au schéma conciliaire. L’affaire fit scandale. Le cardinal Bea fut convoqué et vivement réprimandé par le secrétaire d’État, Mgr Cicognani, qui alla jusqu’à lui reprocher d’être derrière l’article en question. Le pape fut, lui aussi, vivement contrarié. Heschel fut congédié par l’American Jewish Committee, son président adressant une lettre d’excuses au cardinal Bea, et il devint temporairement persona non grata au Vatican.

Ces manœuvres et ces pressions bloquèrent les possibilités de dialogue avec la frange orthodoxe du monde juif. En effet, les indiscrétions des médias, entre autres à propos de la rencontre entre Paul VI et Heschel, produisirent un très mauvais effet sur elle. Ainsi, le rabbin Joseph Dov Soloveïtchik fut scandalisé de ce que Heschel se soit rendu à Rome au moment si solennel des dix jours de repentance d’Israël, juste avant Kippour. Tout en ayant participé à l’une ou l’autre rencontre avec Bea aux États-Unis, distant par rapport au dialogue mais homme ouvert à la modernité, il se désolidarisa définitivement et, dans un article intitulé « Confrontation », il expliqua pourquoi un dialogue théologique avec une autre religion est impossible et doit se cantonner strictement au plan social et humanitaire. Il est encore suivi aujourd’hui par une grande partie des Juifs orthodoxes.

Du côté chrétien, un réflexe de prudence et de self-défense était de mise chez bon nombre. La problématique était en effet pesante du point de vue politique. Or les membres du secrétariat pour l’Unité des chrétiens et le pape entendaient bien mener les travaux du Concile en pleine responsabilité, sans qu’on puisse dire à aucun moment que la Déclaration était le résultat de l’influence juive exercée sur elle. Lors de l’audience avec Heschel et Shuster, Paul VI insista d’ailleurs sur le fait que trop de pression de la part des autorités juives ne pouvait que jouer en défaveur du schéma et que l’Église ne cherchait pas à plaire à l’opinion publique35. Une collaboration mieux ordonnée aurait-elle permis que le texte sur les Juifs soit plus développé ? Ce n’est pas certain. Ceci dit, aurait-on imaginé, quelques années auparavant, que des membres éminents de l’Église auraient eu le souci de consulter des Juifs pour rédiger un document magistériel destiné à l’Église universelle ?

Reste au terme la question : peut-on considérer comme une réussite la participation, même chaotique et houleuse, des instances juives à la maturation de Nostra Aetate ? Il nous semble qu’il faille répondre à la question sur deux niveaux, celui des mémorandums fournis par les organismes juifs et celui des relations personnelles qui se sont nouées entre Juifs et chrétiens à l’occasion du Concile.

La revue Sidic penche pour une influence indirecte des textes, du fait de leur caractère privé :

Il semble que ces documents aient plutôt servi à l’information du cardinal lui-même, parce qu’ils n’étaient pas toujours transmis à la commission susdite. En fait, l’étude détaillée de l’histoire du développement du texte de la Déclaration montrerait clairement que les documents soumis directement au cardinal par des organisations juives n’ont eu qu’une influence indirecte et difficile à préciser36.

Mgr Oesterreicher minimise également l’influence directe des documents reçus au secrétariat pour l’Unité des chrétiens, tout en en soulignant l’importance en ce qui concerne le dialogue en interne37. En effet les experts du secrétariat pour l’Unité des chrétiens avaient déjà une bonne connaissance de l’histoire des relations de l’Église avec le judaïsme et avaient déjà recensé les problèmes qu’elle posait à la théologie en ce qui concerne la permanence d’Israël. De ce point de vue, ils n’avaient pas vraiment besoin de l’apport des associations juives pour circonscrire les questions à traiter.

Au terme d’un travail très documenté à partir des archives de l’American Jewish Committee, Edward Kaplan en arrive à l’opinion suivante :

Je suis arrivé à la conclusion que l’impact des Juifs fut important mais non décisif. Les tractations dans les coulisses ne devraient pas nous aveugler sur les faits : le pape Jean XXIII, à dessein, avait chargé Augustin cardinal Bea, un érudit et un prêtre intègre et saint, de rectifier les injustices millénaires de l’Église envers le judaïsme et envers le peuple juif. Quand tout est dit et tout est fait, il faut reconnaître que les effets positifs de Vatican II sont dus à des chrétiens humbles, compatissants et intelligents — Merton, Cushing, Bea — et à des milliers d’autres, qui ont été inspirés par ce qui était fidèle à Dieu et droit38.

Notre opinion va volontiers dans le même sens : il y a eu davantage émulation que travail commun entre les instances juives et catholiques. Et pourtant, la lecture de nombreux courriers ou ouvrages en lien avec la Déclaration nous porte à affirmer que, malgré tout, les Juifs prirent une part non négligeable à la préparation et à la maturation du texte conciliaire. Ce que les instances juives ont produit comme écrits n’a sans doute pas été repris littéralement dans le texte conciliaire, mais les rencontres et les travaux menés conjointement ont forcément exercé une influence sur les sensibilités et les cœurs. Edward Kaplan raconte comment, par exemple, au cours d’une visite à Rome en novembre 1961, Abraham Heschel s’entretint durant plus d’une heure avec Willebrands, fraîchement élevé au rang de cardinal, sur le problème de la mission de l’Église à l’égard des Juifs39. Le cardinal Bea et le même Abraham Heschel échangèrent aussi sur l’interprétation à donner aux propos de Jean XXIII sur l’accusation de déicide : « Peut-on condamner l’accusation de déicide en tant qu’une hérésie ou un blasphème ? »40 Ce type de conversations théologiques éveillait des réflexions que, sans doute, le cardinal Bea n’avait pas eu l’occasion de se faire auparavant41. Le propre du dialogue est de faire naître des ressources nouvelles qui ne peuvent jaillir que si les partenaires se trouvent dans une authentique position d’altérité. En tout cas, il est certain que le cardinal Bea chercha à comprendre au mieux le monde juif et ses préoccupations. Et l’on constate, à la lecture de son journal personnel, une nette évolution de sa théologie qui, au point de départ, était encore celle de son époque, à savoir une théologie de la substitution.

L’impact sur le texte du Concile se fit aussi au niveau des évêques diocésains qui entretenaient des liens étroits avec les Juifs et plaidèrent dans l’aula en faveur de la Déclaration, de ses corrections ou d’améliorations, ce qui fut tout particulièrement le cas des évêques américains. Enfin les chrétiens engagés dans le dialogue judéo-chrétien ou interpellés par cette question, encouragés par le projet conciliaire, firent remonter au niveau du secrétariat pour l’Unité des chrétiens le résultat de leurs propres réflexions. Le moine cistercien Thomas Merton, par exemple, invita Abraham Heschel dans son abbaye. Tous deux se lièrent d’amitié et Merton écrivit à plusieurs reprises à Bea pour lui faire part de ses réflexions42.

Il est vrai que les organismes juifs ont exagéré l’importance de leur apport, allant jusqu’à faire croire que sans leurs travaux le texte conciliaire n’aurait pas vu le jour. Mais on peut aussi penser qu’il y eut une minimisation de leur rôle du côté de l’Église. En effet, les documents dont nous avons disposé demeurent laconiques sur le sujet. Il nous semble qu’il y a eu deux raisons à cette minimisation. La première a déjà été relevée, à savoir que l’Église entendait bien produire un texte qui soit le produit de sa propre réflexion et non pas le fait de pressions exercées sur elle. Nous pensons aussi que, malgré leur immense bonne volonté, les théologiens et pasteurs n’étaient pas encore dans une culture de dialogue, où l’échange de dons conduit au vrai partage et où il peut y avoir apport mutuel sans perte d’identité. En outre, on était tiraillé entre une affirmation de la non-révocation d’Israël d’une part et le souci de préserver l’identité de l’Église comme l’Israël véritable ou le nouveau peuple de Dieu. La notion de réintégration finale d’Israël était encore bien proche de celle de conversion43. Dans quelle mesure cette conscience d’une supériorité dans la vérité et une certaine théologie de l’accomplissement rendaient-elles possible l’acceptation des avis et des conseils, voire des leçons, qui venaient des Juifs appréhendés comme racine, et pas encore comme vis-à-vis ou partenaire rigoureux ? Nous sommes dans les années soixante, où la notion de dialogue est balbutiante. Si l’apport des Juifs au Concile a été limité, il est probable que le dialogue suscité, durant cinq années, par la préparation de Nostra Aetate, fournit un potentiel de questions ouvertes sur l’avenir.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. G. Riegner, Ne jamais désespérer, Paris, Cerf, 1998.

  • 2 Cf. E.K. Kaplan, Spiritual Radical, Abraham Joshua Heschel, 1940-1972, Londres, Yale University press, 2007, en particulier le chap. 4 « Apostle to the Gentiles », p. 235-277. Ce chapitre donne une histoire détaillée du texte et de ses coulisses dans les rapports entre Juifs et autorités du Concile.

  • 3 Cf. U. Bialer, Cross on the Star of David, Bloomington, Indiana University Press (IN), 2005, au chap. 4 : « Theology and Diplomacy », p. 84.

  • 4 G. Riegner, Ne jamais désespérer (cité supra n. 1), p. 363.

  • 5 Cf. U. Bialer, Cross on the Star… (cité supra n. 3), p.75-76.

  • 6 Archivio segreto vaticano, Conc. Vat. II, De Judaeis (ci-après ASV), boîte n. 1452, chemise 3, nov.-déc. 1961.

  • 7 Rencontre œcuménique et judéo-chrétienne qui eut lieu en suisse à seelisberg, du 30 juillet au 5 août 1947 et produisit dix points pour redresser l’enseignement chrétien sur les Juifs, connus sous le titre « dix points de seelisberg ».

  • 8 Cité par G. Riegner, dans Ne jamais désespérer (cité supra n. 1), p. 359.

  • 9 Ibid., p. 367.

  • 10 Symposium catholique international, dont le but était de réunir des spécialistes en vue d’opérer une percée dans la théologie catholique du judaïsme. La première session eut lieu en 1958 et fut suivie de deux autres, en 1960 et 1967. Un des documents produits par ce groupe de travail constitua une source pour la rédaction du texte conciliaire sur les Juifs.

  • 11 Père de Sion, Paul Démann, directeur des Cahiers Sioniens, publia entre autres une vaste enquête sur les catholiques et le peuple de la Bible qui sert souvent de référence.

  • 12 Ernst Ludwig Ehrlich, allemand, professeur de philosophie des religions, directeur en 1961 de la section du B’nai B’rith pour l’Europe de l’Ouest, très actif dans une association de dialogue judéo-chrétien.

  • 13 Il était très critique par rapport aux associations américaines en tout genre, qui se pressaient à la porte du secrétariat pour l’Unité des chrétiens.

  • 14 C’est la méthode analogue à celle qui avait été adoptée à Seelisberg : après les discussions, les Juifs s’étaient retirés pour laisser les chrétiens écrire les dix résolutions, car il s’agissait d’un texte qui s’adressait aux chrétiens.

  • 15 U. Bialer, Cross on the Star… (cité supra n. 3), p. 76.

  • 16 Mémorandum, ASV, boîte n. 1452, chemise 5, jan.-avr. 1962.

  • 17 Ibid., p. 360.

  • 18 Ibid., p. 2.

  • 19 Cette citation de Pie XI est un refrain que l’on trouve dans la majorité des documents qui traitent du sujet des relations entre Juifs et chrétiens ; sans doute lui fait-on dire bien plus que ce que le pape ne pensait en réalité.

  • 20 Par exemple, la suppression de la formule de rejet de la « superstition » juive d’un néophyte juif lors de son baptême ou la correction de la prière du Vendredi saint.

  • 21 Abraham Joshua Heschel (1907-1972) est une des plus grandes figures du judaïsme américain du xx e siècle. Philosophe, théologien, mystique et citoyen engagé, polyglotte et orateur puissant, il est issu d’une famille polonaise de grande tradition hassidique. Il avait pu quitter Varsovie en mars 1940. « Ma destination, dit-il, fut New York, elle aurait pu être Auschwitz ou Treblinka. Je suis un tison arraché au feu dans lequel mon peuple a péri. » Heschel sera un des premiers penseurs juifs à essayer de tirer des leçons de la Shoah, en substituant à la question « où était dieu ? » celle de « où était l’homme ? ». Il chercha à mobiliser les possibilités humaines pour continuer, après cette immense tragédie, à porter les valeurs fondamentales de la Torah. Il fallait sauver le potentiel de la civilisation juive détruite par le nazisme, en éveillant la spiritualité. Il s’engagea aux côtés du pasteur Martin Luther King dans son combat pour les droits des afro-américains et fut un militant actif contre la guerre du Vietnam.

  • 22 E. Fleischner, « Heschel’s significance for jewish-Christian relations » dans J.C. Merkle (dir.), Abraham Joshua Heschel, exploring His Life and thought, London, Collier Macmillan, 1985, p. 153.

  • 23 A.J. Heschel, « from Mission to Dialogue ? », Conservative Judaism 21 (1966), p. 7, n. 3.

  • 24 Il précise bien que l’antisémitisme est un mal ancien et complexe, aux multiples causes et qu’on ne peut imputer à une institution.

  • 25 « No Religion Is an Island », Union Seminary Quaterly Review 21/2 (jan. 1966), p. 117-134. Cité par E. K. Kaplan, Abraham Heschel, Un prophète pour notre temps, Paris, Albin Michel, coll. Présences du Judaïsme, 2008, p. 128.

  • 26 « As I said to Mons. Willebrands, I am ready to go to Auschwitz any time if faced with the alternative of conversion or death », courrier adressé au cardinal Bea le 19 jan. 1964, ASV, boîte n. 1454, chemise 1, jan. 1964.

  • 27 Il faudra attendre octobre 1974 pour que Paul VI érige la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, organe distinct de dialogue avec les Juifs au sein du secrétariat pour l’Unité des chrétiens.

  • 28 Beaucoup d’ouvrages décrivent Gregory Baum comme un Juif converti. De fait, il est né dans un foyer allemand non pratiquant, d’un père protestant et d’une mère juive. Baptisé enfant, il se convertit au catholicisme sans avoir eu auparavant de lien avec le judaïsme (propos recueillis par Gregory Baum dans un échange de courrier électronique en septembre 2011).

  • 29 Riegner raconte par exemple sa première rencontre avec Oesterreicher qui présentait dans une conférence de presse le projet du texte. « Il y a dit (je résume) : “Maintenant que l’Église a fait ce pas important envers les Juifs, c’est au tour des Juifs de faire un pas et de purger le Talmud de toutes les allusions inamicales et hostiles au christianisme”. J’ai trouvé cela extraordinaire ; je ne l’ai jamais oublié. Alors que le texte sortait juste de son stade préparatoire, à un moment où la discussion n’avait même pas commencé, où rien n’était décidé — et l’on sait quel sort le texte a connu pendant le Concile, quelle opposition il a rencontrée, et qu’à plusieurs reprises il a failli être éliminé —, donc à ce moment où rien n’était encore décidé, il demandait déjà une compensation » (G. Riegner, Ne jamais désespérer [cité supra n. 1], p. 366).

  • 30 Ibid., p. 372.

  • 31 Le p. Gregory Baum m’a écrit à plusieurs reprises qu’il a découvert les relations du cardinal Bea et des Juifs en lisant son autobiographie ou le livre de Riegner. Il affirme que Bea ne parlait pas de ses rencontres durant les séances de travail.

  • 32 Peut aussi s’écrire « Wardi ».

  • 33 Selon Kaplan, Nahum Goldmann avait fait les démarches sans consulter ni les experts de Vatican II, ni les organismes juifs. Riegner ne présente pas la même version. Il explique que le Congrès juif mondial manquait d’experts connaissant les relations judéo-chrétiennes : « Nahum Goldmann et moi sommes allés chez Bea qui nous a accordé un long entretien. Goldmann venait d’Israël, moi de Genève. Nous avons informé Bea que nous allions avoir à notre bureau à Rome un véritable spécialiste des relations judéo-chrétiennes, qui suivrait de près les développements du Concile (…) » (G. Riegner, Ne jamais désespérer [cité supra n.1], p. 368).

  • 34 E.K. Kaplan, Spiritual Radical… (cité supra n. 2), p. 243. Il semblerait que ce jésuite (ou ex-jésuite ?) procura effectivement des documents confidentiels ; les sources de Kaplan proviennent d’une interview avec Martin lui-même. Ce Martin prit plusieurs pseudonymes en diverses interventions écrites. Il publia entre autre une prière de repentance qu’il affirma avoir reçue de Jean XXIII avant sa mort, mais sans preuve réelle.

  • 35 Ibid., p. 262.

  • 36 SIDIC International, numéro spécial : Le cardinal Bea, 1969, p. 7.

  • 37 J. Oesteirreicher, The New encounter between Christians and Jews, New York, Philosophical Library, 1986, « Returning by another route », p. 128.

  • 38 E.K. Kaplan, Spiritual Radical… (cité supra n. 2), p. 276.

  • 39 Ibid., p. 242.

  • 40 Ibid., p. 247.

  • 41 Nonobstant les bavures de Heschel citées plus haut, il ne faudrait pas pour autant diminuer l’apport du rabbin dans le dialogue avec Rome durant le Concile et il reste une figure de ce dialogue.

  • 42 E. K. Kaplan, Spiritual Radical… (cité supra n. 2), p. 257, ou courrier de Merton à Bea, ASV, boîte n. 1454, chemise 8, juil. 1964.

  • 43 Voir par exemple un courrier du p. Gregory Baum daté de juil. 1964 : « Les prérogatives d’Israël sont accomplies aujourd’hui dans l’Église, le véritable Israël. Comme certaines prérogatives selon Paul ne sont pas retirées du vieux peuple d’Israël, ce n’est pas facile à formuler », dans ASV, boîte n. 1454, chemise 8, juil. 1964.

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